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16/04/2023

ROSA LLORENS
L’Établi : un intellectuel chez les ouvriers

 Rosa Llorens, 16/4 /2023
Édité par Fausto Giudice, Tlaxcala 

L’Etabli raconte l’expérience de Robert, normalien de 24 ans et militant maoïste, qui se fait embaucher*, en septembre 1968, chez Citroën pour connaître la condition ouvrière et organiser des actions de lutte ; le film adapte le livre du même titre de Robert Linhart, qui date de 1978.


C’est un film réussi, dans un genre malaisé : les ouvriers au cinéma sont souvent peu vraisemblables, et la rencontre entre ouvriers (ou paysans) et intellectuel est souvent décrite avec arrogance à l’égard des premiers (Le Christ s’est arrêté à Eboli, pourtant d’un grand cinéaste, Francesco Rosi, en fait foi). L’Etabli échappe à ces deux dangers et produit un récit de grève convaincant et émouvant. L’actualité du film est évidente dans le contexte de lutte actuel ; mais que peut-on penser aujourd’hui du mouvement des « établis » ?

L’usine Citroën** de Paris 13ème, cadre de l’action, a été reconstituée à Clermont-Ferrand, dans des locaux désaffectés de Michelin. Robert découvre les difficultés du travail sur une chaîne de montage, et a d’abord du mal à s’y habituer (maladroit, il commence par se blesser, et travaillera pendant une partie du film avec des bandages autour des doigts). Mais la pénibilité de ce travail vient surtout de son caractère répétitif, et de la vigilance permanente qu’il exige : le soir venu, l’ouvrier est abruti (là-dessus, plutôt que Les Temps modernes de Chaplin, il faut citer La classe ouvrière va au Paradis, d’Elio Petri, avec Gian Maria Volonté, de 1971 ). La tension psychique est encore accrue par la surveillance des agents de maîtrise, qui se traduit par d’incessantes humiliations, notamment à l’égard des ouvriers racisés ; c’est ce qui amènera l’un des climax du film, lorsqu’un Sénégalais, insulté, pète les plombs et agresse un agent de maîtrise raciste.

Cette présentation des conditions de travail et l’adaptation de Robert au travail manuel constitue le premier centre d’intérêt du film. Le deuxième est l’action militante de Robert, déclenchée, en janvier 1969, par la décision de la direction de « récupérer » les heures de travail « perdues » du fait des grèves de mai-juin 68 : les ouvriers devront, pendant plusieurs mois, travailler, gratuitement, 3/4 d’heure de plus par jour (ainsi les augmentations de salaire accordées lors des accords de Grenelle n’auront été qu’un miroir aux alouettes). Mais cette mesure humiliante va déclencher la révolte : ce sera le moment jubilatoire du film, lorsque les ouvriers, pour défendre leur dignité, s’organisent, autour de Robert, et que la grève rallie de plus en plus de travailleurs.

Mais la fierté retrouvée et l’action solidaire ne dureront que quelques jours : la direction passe à la contre-attaque, et organise un vote sur la grève, qu’elle ne se privera pas de truquer (les élections marquent souvent la fin des mouvements sociaux !). Commence alors la répression, avec le renvoi des meneurs. C’est le troisième temps, l’échec.

Le quatrième temps, c’est celui du bilan, de la réflexion, des questions. Jusque-là, Robert s’est efforcé de se fondre dans la masse des ouvriers, faisant de l’agit-prop (secondé, de l’extérieur, par un étudiant mao qui distribue des tracts à la sortie de l’usine), organisant, mais poussant certains des ouvriers au premier plan. Maintenant, la barrière de classe réapparaît : les conséquences ne seront pas les mêmes pour l’intellectuel établi, et pour les ouvriers qui perdent leur logement (attribué, en foyer, par l’usine) et leur gagne-pain. Robert s’interroge alors sur ses responsabilités : il a poussé les ouvriers à la grève, mais lui retrouve tous les soirs un confortable appartement bourgeois*** et même, une fois renvoyé, un poste de professeur à l’Université (de Vincennes (plus tard transférée à Saint-Denis, devenant Paris-8). Que doit-on penser de cette expérience des établis et de la façon dont le film en rend compte ?

Mathias Gokalp, le réalisateur, montre tout le monde (sauf bien sûr la direction et ses chiens de garde, agents de maîtrise et milice patronale) sous un jour très sympathique : les ouvriers, avec chacun son histoire, privilégiant un groupe de trois ouvrières yougoslaves chargées de monter une pièce délicate, le compteur de vitesse (dans la réalité, c’étaient des hommes qui faisaient ce travail), comme les militants. Parmi ceux-ci, il faut mettre à part le prêtre ouvrier, délégué CGT (Olivier Gourmet) : il est appréciable que Gokalp ne le diabolise pas, alors qu’à l’époque les groupuscules gauchistes étaient en guerre contre les communistes « révisionnistes » ; mais il n’a rejoint les ouvriers grévistes qu’à titre personnel, la direction de la CGT refusant de les soutenir. Quant aux militants gauchistes, ils sont tous solidaires des ouvriers, sans aucun intérêt personnel ou sectaire : Robert renonce même à un poste à l’Université (pas celle de Vincennes, peut-être la Sorbonne) pour partager les luttes et les problèmes des ouvriers : n’y a-t-il pas là un certain angélisme ? Elio Petri, lui, se montre plus caustique et désabusé : il montre un ouvrier manipulé par les gauchistes qui, lorsqu’il est licencié, lui expriment leur sympathie mais l’abandonnent à son sort.

Que penser finalement de cette expérience « transclasses » ?

Certes, le film nous laisse sur des notes d’espoir : l’ouvrier qui avait toute la confiance de Robert, mais avait joué les agents provocateurs pour le compte de la direction, sort transformé de son compagnonnage avec l’établi, et organise des luttes dans son nouveau poste, et Robert, redevenu professeur, transforme son enseignement, passant des abstractions de la philosophie pure à des problèmes sociaux concrets. Mais l’« établissement » garde-t-il une actualité ?

Lire un extrait

Le mouvement des Gilets Jaunes a vu une nouvelle classe populaire tenir en échec un Etat autoritaire et violent en s’organisant d’elle-même ; selon Emmanuel Todd, le peuple, dont les meilleurs éléments ne vont plus offrir du sang neuf aux élites, faute d’ascenseur social, va devenir de plus en plus intelligent, face à des élites crétinisées par un enseignement supérieur à l’américaine. En 2016, déjà, Christophe Guilluy, dans Le Crépuscule de la France d’en haut, parlait du « marronnage » des classes populaires : comme des esclaves marrons, elles ont échappé à la tutelle des élites et ne veulent plus les entendre ; elles forgent leur propre réflexion et définissent leurs propres revendications. Certes, le marronnage pourrait tourner en marginalisation, c’était ce qu’estimait Emmanuel Todd, dans Les luttes de classes en France au XXIe siècle (Seuil, 2020). Mais, dans une interview plus récente, sa position semble avoir évolué : la crise du Covid a montré que les ouvriers et la production, et plus largement les employés dans les  services à la personne, étaient indispensables au pays ; il est donc possible qu’ils retrouvent une place centrale et que leurs revendications acquièrent plus de poids. Cela peut sembler paradoxal alors que la loi sur les retraites vient d’être nuitamment promulguée ; mais il se pourrait que ce soit une victoire à la Pyrrhus, tant on sent monter le malaise et l’exaspération.

 

➤France-Culture a consacré une émission au film et au livre L’Établi, avec la participation de Robert et Virginie Linhart :

Écouter le podcast de la série en 5 épisodes sur le livre L’Établi

 

NdE

*En juin 1967, l’UJCml (Union des jeunesses Communistes (marxiste-léniniste) lance la “longue marche”, “l’établissement” : plusieurs centaines de jeunes militants étudiants et lycéeens se font embaucher dans des usines ou vont travailler en milieu agricole, suivant ainsi l’exemple des Gardes rouges chinois, qui, pendant la Révolution culturelle, avaient appliqué la devise de Mao Zedong, “Le mandarin doit descendre de son cheval” [rappelons qu’à cette époque, ls enfants d’ouvriers ne représentaient que 8% des étudiants universitaires]. Interdite par Raymond Marcellin comme une douzaine de groupes gauchistes le 12 juin 1968, l’UJCml devient en septembre 1968 la Gauche prolétarienne (GP, alias les “mao-spontex », pour “spontanéistes”), dont les militants créeront des Comités de lutte dans diverses usines. Certains reviendront assez rapidement à leurs études, comme Linhart, qui quitta Citroën après un an, d’autres resteront ouvriers et deviendront souvent des militants des syndicats qu’ils avaient combattus. La GP s’autodissout en 1973

**Citroën rachète 1965 l’usine Panhard Levassor, créée en 1891 avenue d’Ivry à Paris 13ème et qui fut la première usine d’automobiles du monde, pour y assembler les légendaires 2CV fabriquées dans l’usine Citroën du Quai de Javel (15ème). Les deux usines fermeront en 1975.

***Virginie Linhart, la fille du protagoniste, a raconté que le décor bourgeois du film ne correspondait à aucune réalité vécue : « On campait, on n’avait même pas de table et j’ai dormi pendant des années sous une énorme affiche chinoise ».

01/02/2023

FRANCO “BIFO” BERARDI
On a perdu ?

Franco “Bifo” Berardi, Nero, 26/1/2023

Original: Abbiamo perso?

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

En ces temps de Lützerath, alors que quelques milliers de filles et de garçons, capuchons de laine rabattus sur les oreilles, jouaient à cache-cache avec la police d’État allemande pour empêcher l’ouverture d’une mine de charbon, je regardais le documentaire Lotta Continua de Tony Saccucci sur la RAI. Il regorge d’images extraordinaires sur les luttes à la Fiat, et offre des perspectives différentes, voire contradictoires, sur l’histoire de cette organisation et le paysage social des années post-68. Je tiens à préciser que je n’ai pas participé à l’expérience de Lotta Continua, parce qu’à partir de 1967 je me suis reconnu dans les positions de Potere Operaio, mais je tiens aussi à préciser qu’à partir de ces années-là je me suis souvent senti plus proche du spontanéisme de Lotta Continua que du sévère léninisme tardif qui, après l’automne 69, a pris le dessus à Potere Operaio.


Parmi les nombreuses choses intéressantes, j’ai été frappé par une phrase de Vicky Franzinetti : « Nous avons perdu, et ceux qui ont perdu ont une dette immense envers les générations suivantes ». Ça m’a fait réfléchir, ça me fait réfléchir encore.

« Nous avons perdu ». Phrase problématique. Aurions-nous pu gagner ? Et comment aurions-nous pu gagner ? En nous transformant en une force politique parlementaire (une tentative qui a été faite et qui a échoué) ou en prenant les armes par centaines de milliers jusqu’au bain de sang ? Ou peut-être en initiant un processus de sécession pacifique d’une génération entière ? Nous les avons plus ou moins tous essayés, ces chemins, et aucun n’a été à la hauteur du problème.

Mais lorsque nous parlons de processus historiques, l’alternative de gagner ou de perdre n’explique pas grand-chose, car dans le devenir réel, il n’y a pas de symétrie entre les objectifs que l’on se fixe et ce qui se passe pour les atteindre : c’est ce qu’on appelle l’hétérogenèse des fins. Dans la sphère humaine, il existe des jeux finis, dans lesquels il est possible d’établir qui gagne sur la base de règles communes. Et il existe des jeux infinis, dans lesquels les règles elles-mêmes sont sujettes à des conflits et à des marchandages, de sorte qu’il n’est jamais possible d’établir un gagnant. Il en est ainsi dans le jeu de l’amour, il en est ainsi dans le jeu de l’histoire des luttes de classes, il en est ainsi dans le jeu de la guerre.

Mais ça, c’est du bavardage philosophique. La vérité factuelle est que nous nous sommes battus pour l’égalité et qu’aujourd’hui un pour cent de la population mondiale détient 70 pour cent des richesses, nous nous sommes battus pour la liberté du travail et l’esclavage est de retour partout, et la semaine de 40 heures est un souvenir. Nous voulions la paix et partout aujourd’’hui il y a la guerre. Nous voulions une démocratie radicale et partout le nazi-libéralisme domine.

Il n’y a donc aucun doute : nous avons perdu. Mais qui est ce “nous” qui parle ? Ce ne sont pas les militants de telle ou telle organisation, ni le mouvement, mais la société dans son ensemble qui a perdu. Et peut-être que, dans la perspective qui se dessine maintenant que la civilisation sociale se désintègre, nous pourrions dire que c’est l’humanité civilisée qui a perdu. Nous disions de fait : socialisme ou barbarie.

Mais y avait-il une chance d’éviter cette défaite ? Et le socialisme aurait-il pu éviter l’abîme dans lequel nous sommes maintenant en train de plonger ?

Peut-être avons-nous attribué à la volonté un pouvoir qu’elle ne possède pas : la volonté peut très peu. L’imagination peut un peu plus : mais peut-être avons-nous imaginé un possible qui n’était pas possible.

La solution finale qui se dessine aujourd’hui aurait-elle pu être évitée ? Le mouvement de 68 aurait-il pu effacer l’héritage de cinq siècles de violence contre la terre ? J’apprécie l’honnêteté omplacable de Vicky Franzinetti, mais je pense que ses propos sont symptomatiques d’une foi disproportionnée dans le pouvoir de la volonté.

Le mouvement auquel nous avons participé affirmait que l’égalité et la fraternité sont les seules méthodes qui peuvent permettre au monde d’échapper à l’horreur. C’est tout. Nous n’avions pas tort de dire cela. C’était vrai, et c’est encore vrai aujourd’hui. Mais c’est une vérité inopérante, car les conditions culturelles, psychiques et environnementales rendent l’égalité utopique et la fraternité impossible.

Après le 68 mondial, l’égalité et la fraternité ont été attaquées et détruites par les troupes idéologiques mais surtout militaires et techno-financières du nazi-libéralisme. Nous avons perdu et Pinochet a gagné, et avec lui le système financier occidental qui a ouvert la voie à la Réaction mondiale, à l’extractivisme du capitalisme mondial.

Les innombrables expériences de lutte dans l’ère qui a suivi la défaite du communisme sont des expériences désespérées parce qu’elles manquent d’un horizon réaliste : il n’y a plus d’issue politique à la spirale destructive sans limites du nazi-libéralisme. Nous avons la dernière preuve de cette impossibilité, encore une fois, au Chili entre 2019 et 2022.

Devons-nous donc penser que sur nos épaules pèse, comme le dit Vicky, une dette immense ? Je me pose vraiment la question, sans avoir de réponse, maintenant que je vois les scènes à Lutzerath, maintenant que je vois les filles et les garçons de la dernière génération se battre sur cette lande gelée comme des moineaux légèrement déplumés attaqués par l’énorme monstre de l’économie fossile et l’appareil policier de l’État allemand. Comme leurs pairs de Téhéran, ils sont confrontés à une tempête que nous n’avons pas pu éviter.

J’ai également vu The Swimmers [Les Nageuses] le film de Sally El Hosaini, une cinéaste britannique d’origine égyptienne : il raconte l’histoire de deux sœurs nageuses qui, fuyant la guerre en Syrie, risquent le naufrage et finissent par traîner leur canot déglingué dans les eaux de la mer séparant la Turquie de l’île de Lesbos. Sur le canot pneumatique tiré par les sœurs Yasra et Sara, assis de façon précaire, se trouvent des Bengalis et des Syriens aux côtés de Nigérians et d’Afghans. À mon avis, ce film mérite lui aussi d’être vu : il évoque la tragédie qui se poursuit aux frontières de l’Europe, et qui est amplifiée par les guerres et le changement climatique. Le communisme aurait-il pu empêcher cette tragédie, comme on le pensait dans les années 68 ?

The Curse of the Nutmeg [La malédiction de la noix de muscade, inédit en fr.,NdT], le dernier livre d’Amitav Gosh (roman et essai philosophique, anthropologique et historique) me fait penser que non, nous n’aurions pas pu éviter l’épreuve de force avec la Terre. Selon Gosh, le capitalisme mondial trouve son origine dans une guerre biopolitique prolongée que les puissances colonialistes ont déclenchée contre l’écosystème de la planète. Les peuples indigènes qui faisaient partie intégrante de l’écosystème planétaire ont été exterminés par les guerres biopolitiques. De cette dévastation, le capitalisme industriel a tiré son énergie, provoquant une mutation climatique et biologique que la volonté politique ne peut plus gouverner. Le processus de terraformation qui a rendu possible la création de l’industrie moderne a déclenché des processus irréversibles qui ont des effets dévastateurs sur la continuité de la vie associée.

Gosh écrit :

« Les similitudes entre la crise planétaire actuelle et les bouleversements environnementaux qui ont détruit le mode de vie d’innombrables peuples amérindiens et australiens ont quelque chose de petrurbant ».

Nous avons longtemps entretenu l’illusion que la civilisation pouvait survivre aux ravages causés par l’extractivisme, la surexploitation du système nerveux et la pollution de l’environnement physique et mental. Mais au cours de ce nouveau siècle, nous commençons à nous rendre compte que ce n’est pas le cas : si des groupes d’humains survivront peut-être, l’humanité ne le pourra pas. En fait, en observant le paysage psycho-politique contemporain, on peut penser que l’humanité n’existe déjà plus. Mes anciens camarades de Lotta Continua, ou du moins leurs anciens dirigeants, croient peut-être en l’existence de guerres nationales justes : presque tous ont pris position en faveur de la guerre nationale ukrainienne, et soutiennent l’envoi d’armes à ces combattants. Ils disent que c’est comme l’époque du Vietnam, mais rien de cela n’est vrai : pour nous tous (et pour mes camarades de LC), celle-là était une guerre internationaliste contre l’impérialisme d’un pays lointain. Aujourd’hui, c’est un carnage nationaliste armé et exploité par le nazi-libéralisme atlantique, qui utilise cyniquement la vie de millions d’Ukrainiens pour les intérêts des grands fabricants d’armes et le partage du marché des combustibles fossiles. Mes anciens camarades ont perdu le bien de l’intellect, mais ce n’est pas pour cela que j’ai cessé de les aimer, car tout cela (même l’extermination du peuple ukrainien ou l’extermination du peuple palestinien) ne sont que des détails de l’Holocauste mondial en cours. C’est le sujet du livre de Gosh, dans lequel apparaît un nouvel acteur, que les historiens modernes n’ont pas su voir comme une subjectivité : la Terre, à laquelle l’écrivain attribue une agence, une intentionnalité que nous ne sommes ni capables de comprendre ni de gouverner :

« Qui sait si les entités et les forces artificielles et naturelles non humaines ne poursuivent pas des buts qui leur sont propres, dont les humains ne savent rien ».

L’héritage de la colonisation semble irréversible non seulement sur le plan physique et biologique, mais aussi sur le plan social et anthropologique. Sur le plan social, le mode de production capitaliste n’aurait jamais pu s’établir sans l’extermination, la déportation et l’esclavage. 

Gosh écrit :

« L’ère des conquêtes militaires a précédé de plusieurs siècles l’émergence du capitalisme. Ce sont précisément ces conquêtes et les systèmes impériaux qui en sont découlés qui ont favorisé la montée imparable du capitalisme ».

Et selon Cedric Robinson, « la relation entre le travail des esclaves, la traite des esclaves et l’émergence des premières économies capitalistes est évidente ».

En outre, sur le plan  niveau anthropologique

« c’est la transformation des êtres humains en ressources muettes qui a permis le saut conceptuel à la suite duquel il est devenu possible de réduire la Terre et tout ce qu’elle contient à l’inertie... Ce n’est qu’après l’avoir imaginée comme morte que nous avons pu nous consacrer à la rendre telle » (Gosh encore).

L’ensemble du mouvement historique de la modernité a atteint son point de désintégration : tel est le sens du XXIe siècle. Nous n’aurions pas pu éviter cette désintégration si nous avions gagné. Que Vicky Franzinetti soit rassurée

La guerre mondiale asymptotique dans laquelle nous sommes embarqués depuis le 24 février 2022, ne fait qu’accélérer la catastrophe écologique ultime : c’est une guerre nationale contre l’impérialisme fasciste russe, qui a été instiguée et armée par l’impérialisme nazi-libéral atlantique. Cette guerre, qui multiplie de manière effrayante la catastrophe climatique et les migrations qui en découlent, est un signe indéniable de l’effondrement mental et de la démence sénile dont souffre l’espèce humaine.

Au-delà de la rhétorique obscène du nationalisme (tant russe qu’ukrainien), à l’origine de cette guerre se trouve la question énergétique (North Stream 2 et la volonté usaméricaine de rompre ce lien entre l’Allemagne et la Russie). Le résultat de cette guerre est une relance de l’économie des combustibles fossiles, au moment même où la fonte des glaciers, la montée des océans et mille autres signes nous avertissent que le temps est compté et que la poursuite de l’économie des combustibles fossiles signifie le suicide de la civilisation humaine. Lützerath nous le rappelle, et entre-temps le charbon est de retour.

Gosh observe :

« Les combustibles fossiles sont la base sur laquelle repose l’hégémonie stratégique de l’Anglosphère » et « la militarisation est l’activité qui contribue le plus à la dévastation de l’environnement ».

Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : les efforts productifs de l’avenir proche seront plus que jamais consacrés à la construction d’armes toujours plus puissantes. Pas le financement du système de santé que le nazi-libéralisme a détruit partout, pas le financement des systèmes éducatifs, qui ont été mis en pièces par l’offensive privée et le chaos info-nerveux : la guerre sera le principal engagement des Etats et des systèmes productifs.

« Il y a un risque très sérieux que notre civilisation touche à sa fin. D’une manière ou d’une autre, l’espèce humaine survivra, mais nous détruirons tout ce que nous avons construit au cours des deux mille dernières années », déclare Hans Joachim Schellnhuber (cité par Amitav Gosh).

Et voici que des groupes de déserteurs quittent la scène de l’histoire pour vivre dans les ruines de la modernité, comme des champignons qui poussent là où tout se décompose, comme le dit Anna Lowenhaupt Tsing dans Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme.  C’est vers là que notre réflexion doit se déplacer : au-delà de l’individu, au-delà de l’espèce, parmi les ruines en décomposition.

Références

Anna Lowenhaupt Tsing Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte 2017 

Amitav Gosh : The Nutmeg's Curse: Parables for a Planet in Crisis,John Murray 2022

Cedric Robinson : Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Zed Books 1983, North Carolina Press, 2021.

Sally El Hosaini, The Swimmers, 2022

 

29/07/2022

ANNAMARIA RIVERA
Mémoires rebelles : les racines et les ailes*

Annamaria Rivera, 27/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il est difficile d'écrire sur les « axes culturels de 68 », un mouvement au caractère plutôt magmatique et diversifié, même s’il a été transnational et caractérisé par des contenus et des revendications, des styles et des tendances similaires, d'un bout à l'autre du monde. Il suffit de mentionner l'antifascisme et l'internationalisme, l'esprit cosmopolite et libertaire, ainsi que le goût pour la subversion ironique, un héritage, implicite ou peut-être inconscient, du situationnisme.

Pour cette raison, plutôt que de m'aventurer à discuter de ses axes culturels, je préfère partir de ma propre expérience, celle d'un 68 en navette, vécu à l'Université de Bari, où j'étais inscrite, et en même temps à Tarente (ma ville natale, où je vivais à l'époque). Ici, comme il n'y avait pas d'université à l'époque, le mouvement s'est développé dans les écoles secondaires : la partie la plus active était constituée, pas par hasard, d'étudiants d'un lycée professionnel, pour la plupart enfants de prolétaires.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu soutenir un activisme aussi frénétique, dans deux villes différentes ; et avec pour corollaire des dénonciations, des agressions policières, des nuits au commissariat, des grèves de la faim pour protester contre la répression... Une réponse possible est que 1968 a dépassé de loin la politique comme sphère séparée, pour se caractériser comme un activisme collectif permanent, qui incluait la sphère quotidienne et existentielle, ainsi que la solidarité mutuelle et la convivialité. C'est également grâce à ces deux pratiques que je pouvais, en tant que navetteuse aux ressources économiques limitées, me procurer mon pain quotidien lorsque j'étais à Bari.

 Piazza Statuto, Turin, juillet 1962

Comme on le sait, 68 a été le fruit d'une longue gestation, tant du côté de la jeunesse, de la culture et de la contre-culture, que des luttes de la classe ouvrière. Dans la variante italienne, il représente le point culminant d'un processus de radicalisation politique qui a commencé au moins en 1960, avec la vaste manifestation antifasciste des « garçons en t-shirts rayés », suivie deux ans plus tard par la révolte des travailleurs de la Piazza Statuto, à Turin. Ne serait-ce que pour ces antécédents, il n'est pas réductible à une révolution des coutumes, des mentalités, du style et de la langue uniquement.

Moins que jamais, la thèse des soixante-huitards « fils à papa », formulée par Pasolini dans des vers écrits après la bataille de Valle Giulia et devenue un lieu commun toujours en vogue.  En réalité, en Italie (comme en France et ailleurs), une grande partie des étudiants et étudiantes qui ont "fait" 1968 appartenaient à des familles ouvrières ou petites-bourgeoises : ils·elles étaient la première génération à aller à l'université ou même au lycée.

Valle Giulia, 1er mars 1968

Ce cliché s'est répandu un peu partout, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vaste et dure révolte aux USA contre la guerre au Viêt Nam, le journaliste et écrivain Marc Kurlansky a dû souligner dans son livre sur les soixante-huitard·es qu'il ne s'agissait certainement pas « d'enfants gâtés et privilégiés qui essayaient d'éviter le service militaire, comme ceux qui participaient au mouvement étaient étiquetés » (1968. L'anno che ha fatto saltare il mondo, Mondadori, Milan 2004 : 24 ; éd. orig. 1968).  

J'ai mentionné la contre-culture parce que, même dans le cas italien, elle a contribué dans une certaine mesure à la gestation du mouvement ou du moins à la formation intellectuelle de pas mal de militant·es. Je le dis aussi par expérience personnelle. Bien avant 1968 - lorsque je faisais partie de l'un des nombreux comités contre la guerre au Viêt Nam - mes lectures incluaient Allen Ginsberg et d'autres poètes de la beat generation, dont certains allaient disparaître ou quitter la scène avant ou au début de cette année fatidique.

Lorsque, en 1965, Mondadori a publié le recueil de poèmes de Ginsberg, Hydrogen Jukebox, je me suis précipitée pour l'acheter. Je n'étais certainement pas la seule admiratrice du poète : opposant résolu à la guerre au Viêt Nam et défenseur des droits des homosexuels, il était une idole d'un bout à l'autre du monde, où il était acclamé par les jeunes libertaires, mais aussi arrêté puis refoulé par la police de pas mal de pays.

Il part pour Cuba au début de 1965 avec beaucoup d'enthousiasme et d'attente, mais il est expulsé vers la Tchécoslovaquie pour avoir dénoncé publiquement la persécution des homosexuels. De là, il s'est rendu à Moscou et à Varsovie, avant de retourner à Prague. Dans cette ville, le 1er mai de la même année, il a été accueilli avec tous les honneurs par les étudiant·es de l'université et a participé au Festival de mai, qui se voulait une alternative à la liturgie officielle du régime et consistant en un défilé ainsi qu'en une combinaison de musique, de spectacles et de lectures. C'est là que Ginsberg a été couronné roi de mai et, lors de son discours d'acceptation, a dédié sa couronne à Franz Kafka. Peu après, il a été arrêté par la police, placé en isolement et finalement expulsé du pays. Les choses ne se sont pas arrangées pour lui lorsqu'il est rentré aux USA : comme Kurlansky (2004 : 52) le rappelle, il a immédiatement été inscrit sur une liste de personnes « dangereuses pour la sécurité » par le FBI.

Je me suis attardée sur Allen Ginsberg pour souligner combien sa notoriété et son admiration par la "génération rebelle" étaient méritées : son engagement politique était clair, constant, cohérent, plus que dans le cas de Jack Kerouac et d'autres membres de la beat generation.