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19/06/2023

LEONARDO MARTINELLI
“Hassan”, passeur tunisien de migrants : “J’ai 30 barcasses prêtes à partir de Sfax vers l'Italie. C’est mon bezness”

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L'un des passeurs les plus puissants de Sfax explique comment fonctionne l'industrie du trafic de migrants. “Les départs ont été réduits à cause du vent, mais nous avons déjà des clients pour le mois d'août”. La traversée peut coûter jusqu'à cinq mille euros par personne, un business dans lequel même les cols blancs investissent. Reportage


SFAX (Tunisie) - Dans ce bar bondé de Sfax, ouvert sur une rue poussiéreuse, plein de vie et d'incertitudes, la chanson de Balti, le rappeur tunisien, résonne en fond sonore.


Ici, tout le monde connaît “Allo”, la chanson triste d'un garçon qui a émigré en Italie, suspendue entre nostalgie et remords. « Où est passée ma vie ? Ma jeunesse ? », demande-t-il au téléphone à sa petite amie restée à la maison. Apparemment indifférents, tous les clients du bar boivent un café et s'enfuient dans la ville, si agitée : un carrefour de migrants, Tunisiens et Subsahariens, qui tentent le voyage de l'espoir vers Lampedusa.

Une camionnette s'arrête devant. Au volant, Hassan. Nous l'appellerons comme ça, mais son vrai nom est autre. C'est l'un des passeurs les plus importants de Sfax, à la tête de l'une des organisations (essentiellement mafieuses) qui organisent les traversées illégales de la Méditerranée.

Un peu nerveux, il s'élance dans la circulation dense et anarchique, à la recherche d'un endroit sûr pour parler. Ce une friche, où des sacs en plastique volent dans les airs. En face, une autoroute en construction depuis on ne sait combien d'années : ces projets avortés, comme il y en a tant en Tunisie. Illusions perdues.

Hassan a 29 ans. Il porte une barbe noire bien entretenue et des lunettes de vue légères en métal, un beau visage. On est dimanche. T-shirt et short juste ce qu'il faut, il a l'air d'un directeur financier d'une entreprise milanaise en week-end. Il vient de voir sa petite amie.

Son activité ? Une “agence de voyage illégale”. Il parle souvent de “clients”, d'“offre et de demande”, précis et poli. Nous sommes à des années-lumière de l'image typique et rustique du scafista [conrtebandier, passeur], celui qui conduit les bateaux de migrants. Non, lui, c’est le big boss. « Je suis originaire des îles Kerkennah », explique-t-il. On les aperçoit à l'horizon, au fond d'une mer plate : traditionnellement, c'est la terre des pêcheurs et des passeurs.

« J'ai commencé au bas de l'échelle, il y a cinq ans. Je participais à l'organisation de voyages, mais je n'ai jamais été un passeur. Les clients étaient contents, je me suis fait un nom, puis un pécule. J'ai commencé à investir dans les voyages ». Il s'exprime bien, même en français. Il a fait un peu d’ études universitaires.

 

Migrants à Sfax, 8 juin 2023 

Sociétés de façade

Comme ses collègues, il a une couverture.  « Une entreprise en règle, dans un autre secteur ». Il ne dira pas lequel : il s'agit souvent de sociétés informatiques ou d'agences immobilières. « ça sert à laver l'argent sale et à justifier mon niveau de vie ». Il est au sommet d'une pyramide. En dessous, il y a les “coordinateurs” à différents niveaux : ceux qui collectent les “clients” à travers le pays ou ceux qui se procurent le bateau et les moteurs. Jusqu'au passeur.

« Ils ne se connaissent pas entre eux. Je suis le seul à connaître tout le monde ». Il les dirige comme des marionnettes depuis son téléphone portable. On ne voit jamais Hassan, il ne met pas son visage en avant. Il dit ne pas travailler avec les nouveaux bateaux en métal, trop dangereux, mais seulement avec ceux en bois. Et surtout avec le public tunisien, qui paie plus cher.

« Des femmes avec des bébés ou des familles entières voyagent. Je ne veux pas me salir les mains avec leur sang. De plus, un naufrage est un grand risque pour moi aussi ». Récemment, ils ont attrapé un passeur de Sfax, qui avait déjà été condamné à 79 ans de prison au total, précisément parce qu'un de ses bateaux avait coulé, faisant vingt morts.

« Dieu merci, je n'ai jamais eu de naufrage», dit Hassan. Et il n'est pas clair si c'est plutôt par peur de l'emprisonnement ou parce qu'il doit faire face à sa conscience. Il rappelle que « même ceux qui voyagent doivent prendre leurs risques et leurs responsabilité ». Quoi qu'il en soit, si aucun des clients ne meurt, mais qu'ils l'attrapent quand même, « avec tout l'argent que j'ai gagné, je paierai quelqu'un et je sortirai rapidement de prison ».

Hassan est sûr de lui, calme. « Mais j'ai peur. Même maintenant, parce que je vous parle ». Il n'a aucun intérêt à donner une interview, il la vit probablement comme un défi à lui-même. C'est un caprice, il n'a pas de message à faire passer. Pas même au président Kais Saied. « Qu’il nous laisse travailler en paix, c’est tout ».

Le commerce de la harka*

Lorsqu'on lui rappelle que depuis plus d'un mois, les arrivées à Lampedusa, qui avaient été multipliées par dix l'année précédente, ont diminué et que la raison en est peut-être que les contrôles tunisiens, coordonnés avec les Italiens, fonctionnent, il se montre un peu dédaigneux. « Si les voyages ont diminué, c'est uniquement parce que le temps est bizarre cette année. Un vent fort souffle. C'est le changement climatique. Il ne faut pas se faire d'illusions ».

Pas même sur les accords que Giorgia Meloni et l'UE négocient avec la Tunisie : de l'argent en échange d'un blocage des migrants en Méditerranée. « Même le prophète lui-même ne pourrait pas arrêter la harka* ». C'est ainsi qu'on appelle l'émigration clandestine. Et lui, Hassan, le passeur, est le harak*.

 « Cela ne s'arrêtera pas, car en Tunisie, les gens sont comme étranglés : les empêcher de partir reviendrait à les tuer tout de suite. Ici, on est maintenant à un point de non-retour ici ». Il a consulté des experts en météorologie : même en juillet, le temps sera rude. « Mais pour le mois d’ août, j'ai déjà trente voyages bouclés et prêts à partir. Meloni doit se résigner ».

À propos, faisons quelques calculs. Le prix facturé aux clients, ajoute Hassan, dépend toujours du service fourni. Il est de 2500-3000 dinars (740-880 euros) sur un bateau en bois avec plus de cinquante personnes à bord. Ceux qui, en revanche, paieront 7000-8000 DT iront dans le même genre de bateau, mais avec une trentaine de migrants et deux moteurs au lieu d'un, au cas où le premier tomberait en panne ».

Il y a même ceux qui ne paient pas. « Si quelqu'un n'a pas d'argent, il peut partir gratuitement mais il doit nous amener au moins cinq clients. Et puis, s'il y a des problèmes en mer, il doit être le premier à sauter par-dessus bord ». Il ne peut pas prétendre que “ le client est roi"”

Hassan organise souvent un bateau avec une centaine de personnes. Dans ce cas, dit-il, l'organisation doit investir 240 000 dinars [= 71 000€], y compris l'achat du bateau. Il en percevra 450 000. [= 133 000€] La différence est de 210 000. « Je garde 20 % de cette somme (plus de 12 000€, Ndlr). Le reste, je le répartis entre les coordinateurs, qui sont en général cinq ».

20 % pour les cols blancs

Vu le rythme des départs, si Hassan n'a pas tout l'argent pour investir, il fait appel à des “hommes d'affaires et des membres de professions libérales” locaux : ce sont les cols blancs qui investissent dans le trafic. « Par exemple, ils me prêtent 100 000 DT. Et j’en rends 120 000 au bout d'un mois, une fois que la traversée a été effectuée. Ça me paraît un bon investissement ».

Aujourd'hui, l'un des principaux problèmes est de se procurer une embarcation. « Nous avions l'habitude de convaincre les pêcheurs de nous céder leurs bateaux en payant le double. Ensuite, ils signalaient leur disparition, comme s'ils les avaient volés. Mais il y a de plus en plus de contrôles de police et les pêcheurs ont peur d'être inculpés. Nous faisons donc construire des bateaux en bois ici, dans la région de Sfax, en cinq ou six jours seulement. Les composants sont déjà prêts, il suffit de les assembler. Mais c'est cher ».

Hassan ne veut pas faire cela toute sa vie. « Je me suis donné un but, un chiffre précis, pour réaliser un projet personnel et licite ». Il est, en attendant, en contact avec d'autres passeurs. « Il n'y a pas de concurrence entre nous », explique-t-il. « Dans notre domaine, la demande est très forte : nous avons tous trop de travail. Je dois refuser beaucoup de demandes ».

En fait, entre passeurs, ils s'entraident. Ils sont comme des bandes différentes, séparées mais amies. « Nous échangeons des informations, surtout sur la police. Et nous nous les payons mutuellement à chaque fois. C'est précisément à cette époque de l'année qu’une partie des fonctionnaires de la police et de la Garde nationale, dont dépendant les garde-côtes, sont transférés dans de nouveaux locaux.

« Nous devons identifier, parmi les nouveaux, ceux que nous pouvons corrompre et ceux que nous ne pouvons pas corrompre. Il y a les incorruptibles, mais aussi ceux qui acceptent d'être payés pour fermer les yeux sur les contrôles en mer et à terre. Nous essayons d'obtenir des informations sur ces personnages. Je contacte souvent les passeurs des lieux où ils étaient en service ».

Le temps est écoulé. Les affaires l'appellent. Hassan repasse entre les coups de klaxon de Sfax : cette fois avec moins de fougue, comme s'il s'était confessé et un peu rassuré. Au bar, quelqu'un a encore en tête le refrain de Balti. « Nous sommes partis par désespoir » dit le migrant de la chanson, au téléphone depuis l'Italie, « Ici, ils ne veulent pas de ma gentillesse, il y a ceux qui ne voient que la méchanceté. Nous ne savons plus qui sont nos amis, ni la différence entre l'honnêteté et la trahison ». Parmi les clients, certains pensent déjà à partir. Fuir.

NdT
*L'auteur, ignorant l'arabe, confond harka et harga, harak et harag. On lui pardonnera, d'autant plus qu'en fin de compte, la harga est aussi un hirak (mouvement social)...