Featured articles en vedette Artículos Artigos destacados Ausgewählte Artikel Articoli in evidenza

Affichage des articles dont le libellé est Victor Serge. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Victor Serge. Afficher tous les articles

06/01/2023

BEN LERNER
Les multiples visages de Victor Serge

Ben Lerner, The New York Review of Books, 19/1/2023
Traduit par
  Fausto Giudice, Tlaxcala

Ben Lerner (Topeka, Kansas, 1979) est un écrivain et poète usaméricain, enseignant de littérature au Brooklyn College, à New York.

Les romans de l'écrivain radical sont des explorations troublantes de la tension entre la vie individuelle et la vie collective.

Victor Serge sur la photo d'identité judiciaire prise après son arrestation à Paris, en 1912

 

Livres de Victor Serge évoqués dans cet essai :

Last Times (Les derniers temps)

traduit du français par Ralph Manheim, édité et introduit  par Richard Greeman

New York Review Books, 390 pages, 19,95 $ (papier)

The Case of Comrade Tulayev  (L’affaire Toulaev)

traduit du français par Willard R. Trask, avec une introduction de Susan Sontag

New York Review Books, 362 pages, 19,95 $ (papier)

Unforgiving Years (Les années sans pardon)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

New York Review Books, 341 pages, 18,95 $ (papier)

Birth of Our Power (Naissance de notre force)

traduit du français et avec une introduction de Richard Greeman

Spectre/PM Press, 234 p., 18,95 $ (papier)

Memoirs of a Revolutionary (Mémoires d'un révolutionnaire)

traduit du français par Peter Sedgwick avec George Paizis, avec un glossaire et des notes de Richard Greeman, et un avant-propos d’Adam Hochschild

New York Review Books, 521 p., 22,95 $ (papier)

Notebooks, 1936–1947 (Carnets (1936-1947))

traduit du français par Mitchell Abidor et Richard Greeman, et édité par Claudio Albertani et Claude Rioux

New York Review Books, 651 p., 24,95 $ (papier)

 

"Hier, les gigantesques rochers de Montserrat rougeoyants au loin..." ; "il y a quatre jours, je regardais la grande lueur qui s'étendait dans le ciel nocturne de Berlin..." ; "la vaste place déserte, baignée d'une étrange lueur d'aube d'un bleu extrêmement pâle..." ; " une grande lueur rouge provenant des places tumultueuses... " ; " le Popo me fait penser au Kazbek ; la lueur rougeâtre sur les plaines au pied des montagnes des vallées de Géorgie... " ; " le soir du verdict, le ciel au-dessus de la ville était violet. Je me suis dirigé vers la lueur : toute l'usine San-Galli était en flammes..." ; "le ciel a brillé d'un blanc éclatant jusqu'au lever du soleil, captivant chaque regard..." ; "une lueur d'aquarelle rose scintille entre les lourds nuages et se répand sur la petite ville..." ; "une lueur terne leur parvenait du ciel brumeux..." ; "il enfonça ses mains dans ses poches et sortit seul, sous le ciel nocturne, noir d'une vague lueur violette."

Même lorsque la lumière est inséparable de la violence - bombes, tumulte, verdicts -, tout ce qui brille est précieux pour Victor Serge, est source d'émerveillement, une lueur de possibilité au-delà de la catastrophe du présent. Fuyant sur les toits de Petrograd en 1919, échangeant des coups de feu avec les Blancs anticommunistes, Serge "gardait précieusement une vision inoubliable de la ville, vue à trois heures du matin dans toute sa pâleur magique". Tant de choses brillent chez Serge, tant de choses vibrent. "Pas un grain de matière, écrit-il dans ses Carnets, pas un fragment d'espace qui ne vibre et ne vive."

La lumière du matin est laiteuse mais transparente. Un enchantement que l'on respire, qui vous pénètre par les yeux et chaque pore de votre peau - et qui touche votre âme. Le cerveau vibre d'une joie d'être pour laquelle il n'y a pas de mots.

Le matérialisme de Serge comporte un élément spirituel ; physique et métaphysique, fréquences et foi, s'interpénètrent : "Les étoiles vibrent, chant de l'éternité." Ou encore "la salle, faite du velours bleu-or du théâtre impérial, vibre soudain de cette claire joie humaine, parce qu'un artiste souverain a chanté." Ou encore dans le poème qu'il a écrit la veille de sa mort, sans le sou, au Mexique, en s'adressant au modèle anonyme d'un artiste anonyme qui lui a façonné une paire de mains en terre cuite :

Comme sont vains les siècles de mort devant vos mains...

L'artiste, sans nom comme vous, les a surpris dans l'acte de saisir - qui sait si le geste vibre encore ou s'il vient de se terminer ?

Le dernier roman de Serge, Les Derniers Temps (1946), récemment réédité, se termine par cette parenthèse : "(...mais rien n'est terminé.)".

Je commence par le Serge de l'infini, de la lumière, de la vibration, des âmes et des étoiles ("Les étoiles brillent d'un éclat surnaturel qui vous donne le goût de vivre") parce qu'il est si souvent décrit (à juste titre) comme le chroniqueur persécuté des temps les plus sombres, ou supposé (à tort) être un simple idéologue, que de nombreuses personnes de ma génération grognent lorsque vous évoquez ses romans - à supposer qu'elles en aient entendu parler - comme si vous leur suggériez de faire pénitence pour avoir jamais lu pour le plaisir. Mais Serge est aussi le lauréat de la lumière dans l'obscurité, un écrivain sensible aux éclairs de beauté (même lorsqu'il fuit sur les toits) - non pas parce que ces moments de fuite sont au-delà de la politique (bien qu'ils soient au-delà de tout parti), mais parce qu'ils en sont le fondement, la base de son infatigable sens du possible collectif : tout vit, tout vibre. Comme sont vains les siècles de la mort.

Pourtant, il est aussi l'écrivain de la possibilité trahie. L'un de ses grands thèmes est de savoir comment la révolution devient totalitaire - et comment on peut rompre avec le totalitaire sans devenir simplement réactionnaire, sans abandonner les énergies émancipatrices qui ont donné lieu à l'effort de refaire le monde en premier lieu. Il va sans dire que l'expérience de Serge dans cette lutte est extrême et historiquement spécifique, mais que se passe-t-il si une certaine version de ce problème se répète à intervalles réguliers : Comment et quand doit-on refuser une dérive vers la pensée de groupe ou la malhonnêteté, vers une quelconque ligne de parti ? Comment nommer le moment autoritaire dans un mouvement libérateur, tout en refusant de renier la nécessité de la cause initiale ? Je ne prétends pas avoir de réponse à ces questions, mais c'est un signe de la pertinence de Serge que de sentir leur force.

La biographie de Serge est si remarquable - "J'ai subi un peu plus de dix ans de captivité sous diverses formes, j'ai fait de l’agitation dans sept pays, j'ai écrit vingt livres" - qu'il faut commencer par une esquisse de sa vie, même si je suggère finalement de mettre un peu de distance entre l'auteur et sa fiction.

Il est né Victor Lvovich Kibalchich dans une famille d'exilés anti-tsaristes à Bruxelles en 1890. (Il était apparenté au chimiste Kibalchich qui a construit la bombe qui a tué Alexandre II). Sa famille était suffisamment pauvre pour que le jeune frère de Serge meure de malnutrition à l'âge de neuf ans. ("J'ai mis de la glace sur son front, je lui ai raconté des histoires... ses yeux brillaient et s'assombrissaient en même temps"). Survivant en partie grâce à du pain trempé dans du café, Serge lisait Kropotkine au début de son adolescence ; en 1909, le jeune anarchiste avait quitté la Belgique et s'était installé à Paris, où il était vaguement impliqué dans la bande à Bonnot (des voleurs de banque anarchistes, végétariens et abstinents à qui l'on attribue l'invention du braquage en voiture). Serge a été arrêté, on lui a dit que s'il dénonçait la bande, il serait libéré, mais il a refusé ; il a été condamné à cinq ans de prison, la première de ses nombreuses expériences d'incarcération douloureuses, et finalement la base de son premier roman, Les Hommes dans la prison (1930, rééd. 2004, 2011)).

Expulsé en Espagne à sa libération, il participe activement aux soulèvements anarcho-syndicalistes de 1917 à Barcelone (et commence à écrire sous le nom de Victor Serge ; les principaux écrits de Serge sont en français). Et "alors, attendue avec une telle impatience qu'on finit par se demander s'il fallait encore y croire, la Révolution apparut." Serge tente de rejoindre la Russie via la France, mais il est arrêté pour avoir enfreint son ordre d'expulsion et passe plus d'un an dans un camp de concentration français ; pendant qu'il étudie Marx, un quart des détenus qui l'entourent meurent de la grippe espagnole. Il est finalement envoyé, dans le cadre d'un échange de prisonniers, à Petrograd en 1919, lieu de l'espoir révolutionnaire mais aussi "métropole du froid, de la faim, de la haine et de l'endurance." (Voir, outre ses Mémoires d'un révolutionnaire de 1951 - que je vais essayer de ne plus citer -, la chronique de Serge intitulée L’An I de la Révolution russee, publiée en 1930).

 Il a épousé Liuba Russakova, ancienne sténographe de Lénine, qui a donné naissance à leur fils, Vlady, en 1920 et à leur fille, Jeannine, en 1935.

Il rejoint les bolcheviks, travaille pour le Comintern, combat pendant le siège de Petrograd et est envoyé à Berlin pour soutenir la révolution allemande de 1923 (un séjour qui a donné lieu à Notes d'Allemagne, publié pour la première fois en français en 1990). Après un séjour à Vienne, et après la mort de Lénine, Serge retourne en Union soviétique pour soutenir l'Opposition de gauche de Trotsky. En raison de ses critiques ouvertes à l'égard de Staline, il est arrêté et exclu du parti en 1928. Libéré, il vit en "semi-captivité" à Leningrad, où il achève trois romans – Les Hommes dans la prison, Naissance de notre force (1931) et Ville conquise (1932) - "une trilogie informelle", comme le dit Richard Greeman (infatigable spécialiste, traducteur et défenseur de Serge), "qui relate les douleurs de la naissance de la révolution".

Peu après la parution en France de Ville conquise, Serge est à nouveau arrêté et soumis cette fois à des mois d'interrogatoires brutaux. Il refuse d'avouer quoi que ce soit et, en 1933, il est déporté avec Vlady à Orenbourg, dans l'Oural, où ils meurent presque de faim ; Liuba, dont la santé mentale s'effrite, reste en grande partie à Leningrad (mais - c'est encore les Mémoires – « Nous trouvâmes la lumière du ciel
d’une richesse et d’une transparence inouïes : elle l’était
 »).

À la suite de protestations internationales - ses écrits étaient connus en France ; Romain Rolland et André Gide en étaient des partisans notables - Serge a été autorisé à quitter l'Union soviétique en 1936, quatre mois seulement avant les premiers procès de Moscou. Il passe les quatre années suivantes principalement à Paris, documentant - malgré la grande pauvreté, malgré ce que Greeman appelle la "campagne communiste de calomnie qui lui a effectivement fermé les principaux médias" - la terreur soviétique croissante (et le double jeu des staliniens en Espagne et ailleurs). Il écrivait sans relâche : De Lénine à Staline (1937) ; Destinée d'une révolution (1937) ; Portrait de Staline (1940). Puis, revenant à la fiction, Serge compose Minuit dans le Siècle, un roman inspiré de ses expériences à Orenbourg, qui dépeint un groupe de bolcheviks aux prises avec la corruption stalinienne de la révolution ; publié par Grasset en 1939, il est en lice pour le prix Goncourt, et Serge n'a jamais été aussi proche du succès littéraire.

Mais la Wehrmacht s'approchait de Paris. Les livres de Serge sont supprimés, et il s'enfuit à Marseille en 1940, où il passe une année désespérée à essayer d'obtenir des passeports tout en étant menacé par la Gestapo et le NKVD. (Il finit par s'enfuir avec Vlady au Mexique sur un bateau à vapeur dont les autres passagers étaient André Breton, Anna Seghers et Claude Lévi-Strauss. (Liuba était alors dans un asile d'aliénés dans le sud de la France ; Serge était maintenant marié à Laurette Séjourne, qui a amené Jeannine au Mexique en 1942). Au Mexique, Serge compose - tout en "visitant des monuments précolombiens, en fréquentant des réfugiés surréalistes, en évitant les tueurs à gages staliniens", comme l'a récemment écrit J. Hoberman dans le New York Times - ses inoubliables Mémoires et trois romans : Les années sans pardon (1971), L’affaire Toulaev (1948) et Les derniers temps. Seul le troisième (la tentative de Serge d'écrire un roman populaire) a été publié de son vivant ; les trois autres - à mon sens ses trois grands livres - ont été "écrits pour le tiroir".

"Un jour de novembre 1947," raconte Vlady Serge,

mon père a apporté un poème à ma maison à Mexico. Ne me trouvant pas à la maison, il est parti se promener en ville. Depuis le bureau de poste central, il m'a envoyé le poème par la poste. Peu de temps après, il est mort dans un taxi..... Quelques jours plus tard, j'ai reçu son poème : "Les mains".

L'artiste sans nom comme toi les a surprises dans un mouvement de prise
dont on ne sait s'il vibre encore...

Serge est l'un de ces écrivains célèbres pour ne pas être lus, mais largement connus pour être négligés. L'essai de Susan Sontag intitulé "Unextinguished (The Case for Victor Serge)", publié en 2004, est une tentative particulièrement approfondie d'expliquer "l'obscurité de l'un des héros éthiques et littéraires les plus fascinants du XXe siècle", mais une partie de la réponse se trouve juste là (comme Sontag le sait), dans la proximité de l'éthique et de la littérature, dans tous les discours sur l'héroïsme : Si l'on vous présente l'image de Saint-Serge et que vous vous attendez à ce que les livres soient principalement de longs enregistrements de la mortification révolutionnaire, des catalogues implacables de la terreur, le lire pourrait rester quelque chose que vous avez toujours voulu faire. Et la réputation de Serge en tant que diseur de vérité désintéressé, injuste et incorruptible peut amener les gens à penser que l'art est hors sujet : Pourquoi lire la fiction d'un diseur de vérité, surtout s'il a écrit autant de livres de non-fiction ? (Et le simple nombre de livres est intimidant, potentiellement rebutant ; faut-il lire les vingt livres ?) Je connais au moins une historienne professionnelle de la gauche internationale qui dit avoir "sauté" la fiction.

La réception littéraire de Serge a également souffert de son propre cosmopolitisme : parlant couramment cinq langues, il est, comme le dit Sontag, "un écrivain russe qui écrit en français", ce qui "signifie que Serge reste absent, même en tant que note de bas de page, de l'histoire de la littérature française et russe moderne". Il était un Dostoïevski de la révolution et de la réaction écrivant dans la mauvaise langue. L'internationalisme de Serge l'a, selon Greeman, empêché "d'être domestiqué à l'université, où les départements sont divisés en littératures nationales comme la russe et la française, qui ignorent toutes deux apparemment son œuvre" ; comme Serge lui-même, ses livres sont apatrides.

Il y a ensuite le fait que les écrits de Serge ont été ignorés ou supprimés de son vivant, et dans les décennies qui ont suivi sa mort, parce que personne dans la gauche internationale ne voulait entendre de critiques de l'URSS ou de Staline ; Serge était traité avec indifférence ou mépris par ceux qui étaient "convaincus que critiquer l'Union soviétique, c'était aider et réconforter les fascistes et les bellicistes", pour citer Sontag. En même temps, en tant que révolutionnaire professionnel impénitent qui avait "fait de l’agitation dans sept pays", il était bien trop radical pour être adopté par quiconque n'était pas de gauche. (Ce que je ne comprends pas dans le brillant essai de Sontag, c'est la confiance qu'elle met à qualifier Serge d'"anticommuniste", ce qui semble faire l'amalgame entre communisme et stalinisme, ce que Serge, au péril de sa vie, a refusé de faire. Si le bolchevisme contenait les graines du stalinisme, Serge pensait qu'il "contenait aussi d'autres graines, d'autres possibilités d'évolution").

En effet, les personnages des romans de Serge prennent très au sérieux l'idée que critiquer l'Union soviétique revient à réconforter l'ennemi. Une partie du problème avec le discours d'héroïsme qui entoure Serge est qu'il peut nous rendre aveugles à l'ambivalence de sa fiction, en particulier ses deux grands romans, L’affaire Toulaev et Les années sans pardon. L’affaire Toulaev décrit les ramifications d'un meurtre plus ou moins aléatoire : un jeune homme qui s'est retrouvé en possession d'un pistolet presque par hasard tire impulsivement sur un haut fonctionnaire communiste dans une rue sombre. Cela déclenche une enquête tentaculaire qui met en place un réseau de suspects qui n'ont bien sûr rien à voir avec le crime en question, permettant à Serge de dépeindre les appareils de la terreur soviétique dans toute leur absurdité meurtrière, répressive et inquisitoriale.

Mais l'un des aspects les plus troublants et les plus fascinants du livre est la façon dont nombre des vieux personnages bolcheviques sincères - accusés d'un crime qu'ils n'ont pas commis - se demandent néanmoins s'ils doivent avouer ou accepter leur sort. N'est-ce pas un sacrifice de plus exigé par la révolution ? Ne vaut-il pas mieux mourir pour la bonne cause pour de mauvaises raisons que de donner des munitions à ses ennemis internationaux ? "Ils s'assurent qu'il vaut mieux mourir déshonoré, assassiné par le chef, que de le dénoncer à la bourgeoisie internationale", se lamente Dora, l'épouse de Kiril Roublev, l'un de ces bolcheviks originels qui sait qu'il sera bientôt purgé. "Il a presque crié, comme un homme écrasé par un accident : 'Et en cela, ils ont raison'."

Dans la première partie des Années sans pardon, un vétéran révolutionnaire nommé D, dégoûté par les vagues de répression, démissionne du parti et doit courir pour sauver sa vie dans le Paris d'avant-guerre. (Je dois dire en passant, parce que cela n'apparaîtra pas dans ce que je cite, que les livres de Serge offrent beaucoup de frissons noirs ; cela peut sembler mesquin de le dire, étant donné son sujet, mais cela fait partie de la raison pour laquelle l'écriture semble vivante). Une fois de plus, ce n'est pas seulement le courage de D qui est remarquable, mais son incertitude, son chagrin face à ce qu'il perdra s'il s'échappe :

La conviction que nous restons - si misérables soyons-nous - les plus clairvoyants, les plus humains sous notre armure d'inhumanité scientifique, et pour cette raison les plus menacés, les plus confiants dans l'avenir du monde - et désarçonnés par le soupçon ! Ah ! avec tout cela qui me tombe dessus, que me restera-t-il, que restera-t-il de moi ? Ce presque vieil homme, si sagement rationnel, se faisant tirer par un taxi poussif à travers un paysage sans intérêt... Ne ferait-il pas mieux de rentrer chez lui ? "Tirez sur moi, camarades, comme vous avez tiré sur les autres !" Au moins, une telle fin suivrait la logique de l'Histoire (puisque nous avons offert nos vies à l'Histoire...).

D abandonne effectivement le parti qui a été " désarçonné par le soupçon". Mais être coupé de l'expérience soviétique - même dans sa forme faillie et de plus en plus meurtrière - c'est pour D, et pour beaucoup de personnages de Serge, être coupé de cette force vitale, de cette lueur, de cet éros collectif. (Le fait que cette perte soit en partie érotique est indiqué par la formulation qui revient à D quelques lignes plus loin : "Ne vivre que pour soi, c'est de la masturbation à l'état brut"). Nous voyons ici comment cette lumière et cette vibration chez Serge ne sont pas toutes chaudes et floues, ne sont pas un simple sentimentalisme lyrique ; elles peuvent parrainer l'altruisme ou justifier l'autodestruction ou la destruction des autres. La fiction de Serge ne se contente pas de célébrer des individus héroïques qui disent la vérité au pouvoir, mais dépeint des gens pour qui l'individu héroïque est un concept méprisable, aride et bourgeois. Cela signifie que ses révolutionnaires désabusés doivent choisir entre deux modes de trahison : trahir la révolution en se rendant complice des purges, ou trahir la révolution en rompant avec le parti, en s'alignant sur ses ennemis, et en perdant ainsi le sens de leur vie.

Je ne dis pas que nous devrions célébrer ces personnages parce qu'ils sont déchirés par la question de savoir s'il vaut mieux être abattu par le parti ou le désavouer, mais je pense que ce conflit est au cœur de l'intensité spécifique de ces livres et que le fait de se concentrer sur l'héroïsme de Serge l'occulte. Il est vrai que les écrits de Serge documentent puissamment la manière dont, à partir de la création de la Tchéka, la suspicion, les règlements de compte et la terreur bureaucratique ont de plus en plus éclipsé tous les autres aspects de la révolution, et il est vrai que Serge lui-même a courageusement (et c'est un euphémisme) refusé de capituler devant cette logique inquisitoriale, ne signerait pas de faux aveux, mais ces vérités - qui sont les vérités qui dominent la conversation autour de Serge - peuvent nous empêcher de voir à quel point la fiction est troublée, déstabilisante, surtout autour des questions de responsabilité individuelle et collective, d'agence et de valeur. Ses grands romans sont des drames de la dissidence, de la conscience, mais sans libéralisme. C'est un genre de fiction politique avec peu d'entrées.

Il est inhabituel de voir un romancier envisager sérieusement - même s'il la rejette en fin de compte - une vision du monde qui justifierait sa propre destruction (et celle de millions de personnes) : l'idée que les questions de culpabilité ou d'innocence individuelle sont sans rapport avec la "logique de l'Histoire". ("Et c'était une vieille erreur de l'individualisme bourgeois de chercher la vérité au nom de la conscience, d'une conscience, de ma conscience. Nous disons : Au diable mon et moi, au diable le moi, au diable la vérité, si le Parti peut être fort !"). Et tout comme les romans de Serge se débattent avec la valeur de l'innocence individuelle, ils refusent toute répartition facile de la culpabilité individuelle. La troisième partie des Années sans pardon se déroule dans le paysage infernal de Berlin, dans les derniers jours de la guerre. Fait remarquable pour un romancier de l'époque, et a fortiori pour quelqu'un qui avait son expérience, Serge dépeint, selon Greeman, "la défaite de l'Allemagne du point de vue des Allemands ordinaires de la classe moyenne, considérés principalement comme des victimes". (Le fait que Serge ait représenté les bombardements alliés et leurs coûts était certainement exceptionnel à l'époque).

Dans une scène mémorable, un convoi d'Américains arrive dans la ville en ruines. Un journaliste voyage avec les troupes. Il cherche à interviewer un habitant et choisit, parmi les résidents stupéfaits et désespérés rassemblés autour de la jeep, Herr Schiff, que le journaliste prend pour un "vieil Allemand moyen, ancien officier et fonctionnaire à ce qu'il paraît". Schiff est un maître d'école semi-sénile qui s'occupe de ses buissons de lilas alors que le monde brûle autour de lui ; nous l'avons entendu cracher des ordures sur la race aryenne dans sa salle de classe, où il est également connu pour pontifier sur les sujets suivants

sur le feu souterrain, sur les tremblements de terre, sur la submersion de continents entiers sous les mers : par exemple l'Atlantide, mentionnée par le divin Platon, la Laurentie du nord, le Gondwana au sud-est... La terre regorgeait de continents perdus.

Il soupçonne un étudiant d'être un juif hébergé par des catholiques, mais ne fait rien pour y remédier. Le méli-mélo de mythologies qui constitue sa prétendue érudition fait de lui un personnage largement pathétique ; il y a une déconnexion totale entre sa weltanschauung et le monde.

Le journaliste commence par demander à Schiff ce qu'il pense des Américains, et obtient une réponse typique de Schiff :

Une question didactique ne pouvait jamais prendre le professeur au dépourvu, car il se les posait constamment et fournissait des réponses interminables sous forme de monologues sur l'eugénisme, le monde conçu comme une représentation, le génie de la race, ou les erreurs politiques de Jules César et de Guillaume II.

Puis le journaliste demande : "Est-ce que vous vous sentez coupables ?"

S'il y a une émotion que Herr Schiff n'a jamais éprouvée (du moins pas depuis ses crises religieuses d'adolescent) au cours de son demi-siècle de service diligent, c'est bien la culpabilité. Il est sain de vivre sa vie dans l'accomplissement méticuleux du devoir. Le maître d'école inclina obligeamment la tête. "Pardonnez-moi. Je n'ai pas bien compris... ?"

"Coupable pour la guerre ?"

Le regard de Schiff balayait l'horizon de la ville brisée, jonchée des colombes mortes de l'humiliation. Les grandes généralisations existaient pour lui sur un autre plan que la réalité quotidienne. La Seconde Guerre mondiale était déjà considérée comme une grande tragédie historique - quasi-mythologique - que ni Mommsen, ni Hans Delbrück, ni Gobineau, ni Houston Stewart Chamberlain, ni Oswald Spengler, ni Mein Kampf ne pouvaient élucider entièrement... Les fils se sont immolés sur l'autel des dieux aveugles. Une nouvelle guerre, impie, indigne de la noblesse humaine, avait commencé avec la destruction d'Altstadt ; et cette guerre seule existait en réalité.

"Coupable ?" dit Herr Schiff d'un ton sournois, avec l'air d'un dindon livide. "Coupable de ça ?" (Et il hocha la tête en regardant la dévastation environnante).

"Non", dit patiemment le journaliste, ne saisissant pas bien la réponse, "coupable pour la guerre".

"Et vous", a rétorqué Herr Schiff, "vous sentez-vous coupable de cela ?"...

"Mon cher professeur", commença le journaliste en s'efforçant d'adopter une politesse offensive, "vous avez commencé cette guerre... Vous avez bombardé Coventry".

"Moi ?" dit Schiff, franchement étonné. "Moi ?"

Je ne vois pas Schiff principalement comme une victime ; il n'est pas innocent dans son "service diligent" à la patrie, et je ne partage pas la confiance de Greeman qui lit cette scène comme si Serge avait simplement "fait la satire du cliché de la responsabilité collective allemande". Cela dit, le désir de l'Américain de décomposer la guerre totale en questions de culpabilité individuelle est mis en accusation ici ; Serge nous fait sentir avec acuité combien ce "je" - n'importe quel "je", mais certainement celui de cet instituteur - est incommensurable par rapport aux forces historiques en jeu.

L'ambivalence simultanée de Serge à l'égard du statut de l'individu et son investissement compatissant dans les individus (ainsi que son regard acécé pour les détails) fournissent la tension constitutive de ses meilleures fictions. "Il n'a jamais vu personne comme un agent anonyme des forces historiques", écrivait John Berger en 1968. "Il était méthodologiquement impossible qu'un stéréotype apparaisse dans l'écriture de Serge". et pourtant, comme l'a dit Serge lui-même : "Les existences individuelles n'avaient aucun intérêt pour moi - en particulier la mienne - si ce n'est en vertu du grand ensemble de la vie dont les particules, plus ou moins dotées de conscience, sont tout ce que nous sommes." (Ces particules, ces grains de matière, vibrent.) Dans une certaine mesure, bien sûr, la tension entre le stéréotype et la spécificité est intégrée dans le roman en tant que forme : nous louons un romancier pour sa description vivante de la contingence, pour son pouvoir d'individuation, mais tout personnage individuel sera toujours pris dans des questions d'exemplarité - ce qui est dit sur le genre, la race, la classe ou le moment historique par cette description vivante d'une figure particulière. Mais étant donné le sujet et les circonstances de Serge, ce va-et-vient entre individuation et abstraction a une charge spécifique.

La signature formelle la plus évidente de cette tension est l'expérimentation par Serge de protagonistes choraux ou collectifs. Il n'y a jamais un seul "héros" dans ses livres. Dans le début de Naissance de notre force, par exemple, Serge déploie largement un "nous" narratif. Le livre commence en Espagne, décrivant la lutte infructueuse des gauchistes pour prendre le pouvoir à Barcelone en 1917 ; il se déplace ensuite à Petrograd, où les Rouges réussissent à prendre le pouvoir contre les Blancs. Serge - qui écrivait en "semi-captivité" à Leningrad, après avoir été exclu du parti - ne se contente pas de décrire la défaite en Espagne et la victoire en Russie. Il dépeint plutôt, selon Greeman, la "victoire dans la défaite" et la "défaite dans la victoire" : comment les possibilités collectives vivantes dans la première lutte ratée sont trahies par la dérive des Rouges vers la terreur.

Le "nous" de Naissance de notre force est central mais instable : il y a des passages de narration à la première personne ; il y a beaucoup de personnages nommés décrits à la troisième personne. C'est la façon dont les perspectives se combinent pour former le "nous", puis se séparent à nouveau, qui est la plus intéressante (et impossible à démontrer avec un court extrait). Bien que Naissance de notre force soit plus subtil que je ne le laisse entendre (et plus subtil que le titre ne le laisse entendre), je trouve toujours les versions moins programmatiques de cette expérience plus fascinantes, comme lorsque D prend brièvement le contrôle d'une première sous-section de Années sans pardon, racontant à la première personne une expérience hallucinatoire d'être blessé en Chine, avant que le livre ne revienne à la troisième personne. (Serge est particulièrement doué pour utiliser la première personne afin de dramatiser sa dissolution - D est en grande partie délirant dans ce passage, proche de la mort, se souvenant de fragments de sa vie et de ses amours : "Valentine était présente chaque fois que je la souhaitais, nous étions fusionnés de manière impossible en une seule vibration joyeuse").

Le "nous" du début ressemble à une déclaration de Serge, qui plie l'œuvre d'art à une idée qui la précède, l'aspiration d'un sujet collectif prolétarien ; les expériences ultérieures avec la voix et le point de vue semblent moins assurées, plus recherchées, comme si Serge les découvrait dans l'acte de composition. (Ces expériences sont largement absentes de Derniers temps, le roman de Paris à la veille de sa chute aux mains des nazis, le seul livre que Serge ait écrit dans l'espoir explicite d'obtenir un large lectorat et de soulager sa pauvreté, et le seul roman publié en anglais de son vivant. Les Derniers Temps abjure toujours un héros unique, mais la narration omnisciente est stable, balzacienne ; il y a beaucoup de choses à admirer ou à contester dans ce livre, mais une grande partie de mon expérience de lecture a consisté à enregistrer la perte de la tension qui caractérise son œuvre plus agitée sur le plan formel).

La tension entre l'individuel et le collectif apparaît inévitablement dans les décisions concernant le point de vue grammatical (et le refus d'un "héros" unique), mais chez Serge, elle opère à de multiples niveaux. Considérez, par exemple, la façon dont le problème scintille sur ses visages, en particulier dans Années sans pardon. (Le fait que cela puisse sembler une caractéristique triviale à laquelle il faut s'intéresser - surtout dans les œuvres de grande envergure sur les bouleversements d'époque - fait partie du propos ; je veux suggérer comment le problème est si profond chez Serge qu'on peut le trouver à toutes les échelles). Le roman comporte quatre parties : la première, comme nous l'avons mentionné, se déroule à Paris, la deuxième à Leningrad (assiégée par les nazis), la troisième à Berlin et la quatrième au Mexique, où D. a fui. Le seul personnage présent dans les quatre parties du livre est Daria, une autre agente du Comintern, une femme qui connaît D depuis les premières années de l'agitation révolutionnaire et qui, dans un premier temps, refuse de s'enfuir avec lui, retournant plutôt en Russie, où elle se bat pour Leningrad (elle est derrière les lignes allemandes dans la troisième partie ; dans la quatrième partie, elle cherche D au Mexique). "Tous les visages sont illuminés en un seul", pense Daria à un moment donné à propos du visage d'un soldat devenu son amant, "pourtant le sien semblait incomparable, son rayonnement illuminait des âmes sans nombre". "Le visage remuait la totalité de la vie, intérieure et extérieure simultanément." Ou, plus tard :

Son nez formait une ligne droite au milieu de son visage et sa bouche fendue dessinait une ligne horizontale en dessous, comme si la nature expérimentait un diagramme ; mais le plan de la nature avait été contrecarré par de grands yeux aux orbites profondes, ressemblant aux yeux des saints visionnaires dessinés par les anciens peintres d'icônes... L'âme l'emporte sur le diagramme.

C'est comme si le suprématisme et la peinture d'icônes antiques se faisaient face, tout comme Serge teste souvent de nouvelles combinaisons de tendances modernistes et réalistes dans sa fiction - mélangeant le flux de conscience et la fragmentation avec des passages qui ressemblent davantage à Tolstoï ou Balzac. L’Affaire Toulaev  et Années sans pardon me semblent être les meilleurs livres de Serge, précisément parce que ces combinaisons sont si instables, parce que les problèmes formels sont chargés des questions plus larges de conscience et d'engagement avec lesquelles Serge se débat. Je "vois" moins l'amant de Daria à travers ces descriptions que je ne l'observe - c'est-à-dire que j'observe Serge - en train d'expérimenter comment rendre le "grand ensemble" visible, le faire briller, dans les "existences individuelles" sans céder à une abstraction sans âme.

Serge, bien sûr, ne résout pas le problème de savoir comment l'art peut à la fois honorer et transcender l'individu, comment s'occuper du visage spécifique et des masses dites sans visage, comment aller au-delà du simple visible sans embrasser ce qu'il considérait comme la fongibilité sans âme de l'abstraction. Il ne résout pas le problème, mais il l'active puissamment dans ses meilleures fictions, à la fois dans les histoires qu'il raconte et dans ses stratégies pour les raconter. Dans l'étrange fragment poétique qui sert d'épigraphe à la quatrième section de Années sans pardon, la capacité de l'art à préserver les visages humains du passé offre quelque chose comme un espoir parmi les ruines :

Tant de masques funéraires
sont conservés dans la terre
que rien n'est encore perdu.

Lorsque les amis de Serge l'ont enterré au Mexique en 1947, ils ont dû lui donner une nationalité. Ils ont inscrit qu'il était citoyen de la "République espagnole", un pays qui n'existait pas. Il est tentant de considérer Serge comme l'émissaire d'un pays contrefactuel, un pays qui aurait pu fleurir à partir d'une de ces "autres graines" de la révolution de 1917 : aurait-il pu exister une littérature soviétique qui se serait attaquée ouvertement et expérimentalement aux questions de l'un et du multiple dans une perspective humaine mais radicalement de gauche ? Cette question soulève un million de questions, mais les livres que Serge a écrits pour le tiroir continuent de la poser.

Pour certains lecteurs de Serge, la fiction sera toujours secondaire - le passe-temps vers lequel il s'est tourné lorsqu'il a été mis à l'écart de l'activité politique. Certains traiteront ses romans avant tout comme des témoignages (mais il existe de nombreux livres de non-fiction pour cela), ou les parcourront à la recherche de matériel pour étayer un argument sur ce que Serge croyait exactement en politique et à quel moment. Et certains laisseront la réputation d'"héroïsme éthique" de Serge (aussi méritée soit-elle) les aveugler sur les complexités de sa fiction, qui implique, comme toute littérature ambitieuse, ambiguïté, ambivalence et contradiction. Quel que soit le mérite de ces perspectives sur Serge, elles laissent peu de place aux plaisirs et aux provocations des romans lus selon leurs propres termes - des romans dans lesquels la lumière et la légèreté apparaissent à des moments improbables, comme lorsque de vieux bolcheviks qui se sont réunis secrètement dans les bois pour discuter de la dégénérescence du parti et de leur propre destruction imminente concluent leur conversation par une bataille de boules de neige :

Kiril, laissant soudain tomber le fardeau de ses années, sauta en arrière, leva le bras - et la boule de neige dure qu'il venait de finir de faire frappa Philippov, stupéfait, en plein sur la poitrine. "Défends-toi, j'attaque", cria gaiement Kiril et, les yeux rieurs, la barbe de travers, il saisit des poignées de neige. "Fils de marin", a crié Philippov, transfiguré. Et ils ont commencé à se battre comme deux écoliers. Ils sautaient, riaient, s'enfonçaient dans la neige jusqu'à la taille, se cachaient derrière des arbres pour préparer leurs munitions et viser avant de s'élancer. Quelque chose de l'agilité de leur enfance leur est revenu, ils ont crié de joyeux "ughs", se sont protégés le visage avec leurs coudes, ont haleté. Wladek est resté debout, fermement planté, faisant méthodiquement des boules de neige pour attraper Rublev par le flanc, riant jusqu'à en avoir les larmes aux yeux, le couvrant d'injures : "Prends ça, théoricien, moraliste, va te faire voir", sans jamais le frapper...

Adam Hochschild note ce passage de L'affaire Toulaev comme un exemple de la façon dont Serge "ne laisse jamais son engagement politique intense l'aveugler sur l'humour et le paradoxe de la vie, sa sensualité et sa beauté." C'est exact, mais ce que j'ai essayé de suggérer, c'est comment, dans les romans, les questions d'engagement politique et les questions de sensualité ne peuvent pas être séparées. Ce n'est pas que Serge était engagé dans une vision de l'Histoire mais qu'il s'est arrêté pour sentir les fleurs - c'est que la question de savoir comment les particularités sensuelles vibrent avec le "grand ensemble de la vie", comment on fait l'expérience de la seconde "en vertu" de la première, est une question politique centrale dans la fiction. Lorsque les personnages de Serge s'interrogent sur la façon dont la vie après la fête, même si elle est "déstabilisée par le soupçon", pourrait être "une masturbation stérile", quelle est la relation entre la sensualité, l'engagement politique et l'aveuglement ?

Et lorsque Serge décrit la tentative à la fois de voir les individus dans leur particularité et de voir à travers eux l'"âme" transpersonnelle, la question de la relation entre le sensuel et le politique est posée mais sans réponse. (Qui va chercher des réponses dans l'art ?) Même la bataille de boules de neige ci-dessus me semble être plus - et plus troublante - qu'un éclair de joie de vivre parmi ceux qui sont destinés à la destruction, bien que ce soit certainement cela. Ces vieillards profitent-ils d'un moment en dehors de leur destin, en dehors de la politique, enraciné dans la nature, ou s'amusent-ils à renouveler un esprit guerrier qui leur donnera le courage d'accepter leur mort en tant que sacrifice du parti ? La morale n'est pas claire pour moi (prends ça, moraliste), ce qui explique en partie pourquoi la scène reste si vivante.