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08/11/2025

Influence, sécurité, neutralité : comment mettre fin à la Guerre Froide 2.0. ?

 Ci-dessous quatre contributions à un débat fondamental : comment établir une véritable coexistence pacifique sur la planète ? Jeffrey Sachs a une proposition, discutée par John Mearsheimer et Biljana Vankovska. François Vadrot commente ces contributions. Toute autre contribution bienvenue[email].





Les sphères de sécurité : refermer le cercle de la sécurité du siècle multipolaire

Jeffrey Sachs, Neutrality Studies, 27/8/2025, suivi d’un échange avec John J. Mearsheimer

1. Sphères de sécurité contre sphères d’influence : repenser les frontières des grandes puissances

Peu de notions en relations internationales sont aussi débattues que celle de « sphère d’influence ». Des partages coloniaux du XIX siècle à la division de l’Europe pendant la guerre froide, les grandes puissances ont revendiqué le droit d’intervenir dans les affaires politiques, économiques et militaires de leurs voisins. Mais ce langage familier confond deux idées très différentes :

– la nécessité légitime pour une grande puissance d’éviter un encerclement hostile ;
– et la prétention illégitime à intervenir dans les affaires intérieures d’États plus faibles.

La première relève d’une sphère de sécurité, la seconde d’une sphère d’influence.

Reconnaître cette distinction n’est pas une question de vocabulaire : elle détermine ce qui doit être jugé légitime dans la politique mondiale et ce qui doit être rejeté. Elle éclaire aussi des doctrines historiques telles que la Doctrine Monroe et son corollaire rooseveltien, et permet d’aborder les débats contemporains entre la Russie, la Chine et les USA sous l’angle de la sécurité nationale. Enfin, elle ouvre une voie pratique pour les petits États pris entre grandes puissances : la neutralité, qui respecte les préoccupations sécuritaires des puissants sans se soumettre à leur domination.

Définir la distinction

Une sphère d’influence est l’affirmation d’un droit de contrôle d’une grande puissance sur les affaires intérieures d’un autre pays. Elle suppose que l’État puissant puisse dicter ou orienter fortement les politiques internes et extérieures d’États plus faibles, au moyen de la force militaire, de la pression économique, de l’ingérence politique ou de la domination culturelle.

Une sphère de sécurité, au contraire, reconnaît la vulnérabilité d’une grande puissance face à la possible intrusion d’une autre grande puissance. Elle ne relève pas de la domination, mais d’un intérêt défensif légitime : empêcher qu’un rival établisse des bases, opérations secrètes ou systèmes d’armes à ses frontières. Ainsi, les USA n’ont pas besoin de contrôler le gouvernement mexicain pour affirmer légitimement qu’aucun missile russe ou chinois ne doit être déployé au Mexique ; de même, la Russie n’a pas à diriger la politique intérieure de l’Ukraine pour être légitimement préoccupée par la présence d’infrastructures de l’OTAN ou d’opérations de la CIA à ses portes.

La Doctrine Monroe comme sphère de sécurité

Le texte de 1823, souvent cité comme la première affirmation de domination hémisphérique des USA, était en réalité plus modeste : James Monroe déclarait que les puissances européennes ne devaient plus coloniser ni s’ingérer dans les affaires du Nouveau Monde, tandis que les USA s’engageaient à ne pas interférer dans les affaires européennes. C’était une doctrine de sécurité réciproque : l’Amérique cherchait à se protéger des rivalités européennes, non à contrôler ses voisins.

Le corollaire Roosevelt comme sphère d’influence

Huit décennies plus tard, Theodore Roosevelt réinterpréta la Doctrine Monroe en affirmant non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir dans les pays latino-américains jugés « faillibles ». Sous couvert de « police internationale », les USA envoyèrent les Marines, occupèrent les douanes et prirent le contrôle des finances de plusieurs nations. Le corollaire rooseveltien transforma une posture défensive en projet impérial : les USA se firent gendarmes de leur hémisphère.

Les concepts russes et chinois de « sécurité indivisible »

Les notions modernes de sécurité indivisible et de sécurité collective, souvent invoquées par Moscou et Pékin, s’accordent avec celle de sphère de sécurité. La sécurité indivisible stipule qu’aucun État ne peut renforcer sa sécurité au détriment d’un autre. Pour la Russie, l’expansion de l’OTAN en Ukraine ou en Géorgie constitue une menace directe ; pour la Chine, les alliances militaires américaines autour de ses côtes sont perçues comme des intrusions.

Les critiques américaines accusent ces deux pays d’utiliser ce concept pour masquer leurs ambitions régionales, sans reconnaître leurs inquiétudes légitimes quant aux bases et missiles américains, ni le fait que Washington refuserait toute présence comparable dans l’hémisphère occidental.

La neutralité comme voie vers la sécurité sans influence

Comment, dès lors, les petits États peuvent-ils préserver à la fois leur indépendance et la sécurité de leurs grands voisins ? Par la neutralité, solution crédible et éprouvée. Une Ukraine neutre, souveraine et démocratique, mais sans bases de l’OTAN ni de la Russie, respecterait la sphère de sécurité de Moscou tout en échappant à sa sphère d’influence. L’exemple autrichien de 1955 ou finlandais de la guerre froide montre que cette voie peut garantir la stabilité mutuelle. La neutralité n’est pas la soumission : c’est une position diplomatique active, visant à maximiser la souveraineté tout en reconnaissant la géographie et la puissance des voisins.

Pourquoi la distinction importe

1.      Clarifier la légitimité : les préoccupations de sécurité aux frontières sont légitimes ; les ingérences politiques ne le sont pas.

2.     Guider la diplomatie : les négociations sur l’Ukraine ou Taïwan doivent se concentrer sur des garanties réciproques de sécurité, non sur la domination.

3.     Renforcer le droit international : la reconnaissance de sphères de sécurité peut s’intégrer dans des traités de neutralité et de contrôle des armements.

4.    Favoriser la stabilité : respecter les sphères de sécurité réduit les risques de guerre entre grandes puissances, tout en affirmant la souveraineté égale des nations.

2. La critique de John J. Mearsheimer

Dans un échange d’e-mails daté du 26-27 août 2025, Jeffrey Sachs propose à John Mearsheimer de distinguer clairement sphère de sécurité et sphère d’influence. Mearsheimer lui répond qu’aucun précédent historique n’existe et qu’une telle distinction ne peut fonctionner que dans un monde hautement coopératif, où les États s’engagent de manière crédible à ne pas interférer. Autrement dit, il faudrait suspendre la logique réaliste elle-même.

Sachs rétorque qu’une « Doctrine Monroe réciproque » pourrait stabiliser le monde : les USA reconnaîtraient la sphère de sécurité de la Russie (Ukraine) ; la Russie, celle des USA (Caraïbes, Mexique, Amérique centrale). L’Ukraine, neutre, cesserait d’être champ de bataille entre empires.

Mearsheimer reconnaît l’intérêt du concept, mais souligne que la politique internationale reste marquée par la compétition : les engagements sont réversibles, les États doivent rester vigilants et, souvent, s’ingérer dans les affaires de leurs voisins pour prévenir d’éventuelles menaces — ce qui ruine l’idée même de sphère de sécurité.

Conclusion

La confusion entre sécurité et influence a longtemps nourri les interventions, les guerres et les hégémonies. Mais distinguer les deux notions, les reconnaître et les articuler à la neutralité, offrirait un cadre stable pour la coexistence des puissances. Les sphères de sécurité, si elles étaient admises réciproquement, pourraient refermer le cercle de la sécurité mondiale : non par la domination, mais par la reconnaissance mutuelle des vulnérabilités.


Ce que le débat Sachs–Mearsheimer omet
Le monde est une sphère, mais il a besoin de zones de paix
Biljana Vankovska, Substack, 6/11/2025

En tant que membres d’un public intellectuel mondial, soucieux non seulement de savoir mais aussi de la survie de l’humanité, nous aspirons à des débats aussi rigoureux que transformateurs — c’est-à-dire capables d’imaginer un ordre mondial fondamentalement différent. Le récent échange entre deux des plus éminents professeurs américains, Jeffrey Sachs et John Mearsheimer, s’est révélé à la fois fascinant et nécessaire. Pourtant, à mon sens, il ne transcende pas les paradigmes existants (malgré l’introduction du concept de « sphères de sécurité ») et n’apporte aucune solution aux problèmes structurels et enracinés. Comme promis, quoiqu’avec un certain retard, j’entre dans l’arène de ces géants intellectuels des relations internationales et de l’économie politique. Mon intention n’est pas de contester leur intelligence ni leur intégrité, mais de plaider pour une pluralisation des voix et des perspectives. Les petits États et les périphéries postcoloniales continuent de payer le prix de la « politique des grandes puissances » ; peut-être alors que les penseurs venus des marges ont, eux aussi, le droit — et même le devoir — de penser à voix haute, de déranger, et d’apporter leur propre éclairage à ce débat.

Nous devons d’urgence introduire la perspective des petits États dans cette vaste conversation théorique. Le cadre binaire des « sphères d’influence ou de sécurité » efface en réalité l’agentivité des petits États, les réduisant à de simples zones tampons de sécurité plutôt qu’à des acteurs moraux et politiques à part entière. De plus, le débat reste remarquablement silencieux sur la question de la moralité, tandis que les perspectives de gauche et la théorie critique sont trop souvent exclues du discours dominant en relations internationales.

Rappelons la maxime toujours actuelle de Robert Cox : « Toute théorie est faite pour quelqu’un et pour un but. » Aucune théorie, aussi bienveillante soit-elle, n’est jamais neutre. Chacune naît d’un contexte historique particulier et sert certains intérêts — explicitement ou implicitement.

C’est dans cet esprit que je propose les réflexions critiques suivantes :

1. Le piège du réalisme stato-centrique

Malgré sa rigueur analytique, le débat demeure enfermé dans la grammaire du réalisme stato-centrique. Les deux penseurs, malgré leurs divergences, acceptent la hiérarchie des États comme un fait fixe et inévitable. La distribution inégale du pouvoir — qu’il soit dur ou doux — est traitée comme une donnée. Autrement dit, le pouvoir (militaire, économique ou culturel) est considéré comme un fait exogène, et non comme une construction sociale. Le principe d’égalité souveraine, inscrit dans la Charte des Nations unies, est discrètement écarté au profit d’une hiérarchie des préoccupations et des intérêts des puissances « légitimes ». L’inégalité systémique entre « ceux qui décident » et « ceux qui doivent s’adapter » demeure intacte. Ainsi, le débat reproduit le même déterminisme géopolitique qu’il prétend expliquer. Toute critique qui ne va pas jusqu'à la couche la plus profonde — la base systémique — est vaine. Le véritable débat ne devrait donc pas opposer « influence » et « sécurité », mais « pouvoir » et « justice » — ou, selon les termes de Johan Galtung, « paix négative » et « paix positive ».

2. Le complexe militaro-industriel-médiatique-académique

Leur regard stato-centrique néglige aussi les véritables racines et moteurs du pouvoir mondial. L’orthodoxie réaliste nous aveugle face aux véritables centres du pouvoir au XXI siècle. Les États ne sont plus des acteurs autonomes ; ils opèrent au sein de ce que l’on peut appeler le Complexe militaro-industriel-médiatique-académique (MIMAC), une vaste machinerie qui fusionne inégalités, coercition, idéologie, production et spectacle. Le MIMAC ne se contente pas de fabriquer le consentement et de contrôler les récits ; il prédétermine aussi les frontières de l’imagination et de l’action politiques. Il façonne l’opinion publique, militarise le savoir et marchandise aussi bien la guerre que la paix. Même si les grandes puissances adoptaient des « sphères de sécurité » prétendument bienveillantes, le MIMAC garantirait que l’exploitation, le changement de régime et la marchandisation de la souffrance humaine demeurent le moteur vital du système. L’économie politique du génocide de Gaza en est l’accusation la plus flagrante. Le monde actuel ne peut plus être compris simplement comme une interaction entre États souverains ; il doit être conçu comme une totalité de structures capitalistes imbriquées et d’un appareil d’État privatisé qui perpétue l’inégalité, la dépendance et la violence systémique sous des bannières idéologiques sans cesse renouvelées. Ce que Galtung appelait la violence structurelle n’est pas seulement vivant : il a été affiné, globalisé et esthétisé par les mécanismes du pouvoir moderne.

3. Le danger moral des « sphères »

L’idée même de tracer des sphères est à la fois conceptuellement obsolète et moralement dangereuse. Elle suppose que le globe puisse être découpé selon le pouvoir, comme si les peuples, les cultures et les écosystèmes étaient des actifs négociables. Comment, par exemple, ces « sphères de sécurité » intégreraient-elles les relations entre la Russie et la Chine, ou entre l’Inde et ses voisins ? Qu’en est-il des États voyous comme Israël, ou des peuples sans État comme les Palestiniens ? Dans tous les cas, les « intérêts légitimes » des forts sont privilégiés au détriment des droits existentiels des faibles. La multipolarité, ainsi cadrée, risque de devenir une version modernisée de l’ancien paradigme « l’Occident et le reste », simplement remplacé par « les grandes puissances et le reste ». Les hiérarchies demeurent ; seuls les noms changent.

4. Socialisme ou barbarie : un choix civilisateur

D’un point de vue de gauche, la véritable question n’est pas de savoir quelles puissances dominent le monde, mais pourquoi la domination persiste. Le choix fondamental devant l’humanité est celui qu’avait identifié Rosa Luxemburg il y a plus d’un siècle : socialisme ou barbarie. Soit nous démocratisons le pouvoir mondial et réorganisons la production, la gouvernance et la connaissance autour de la justice et de l’égalité ; soit nous sombrons davantage dans la barbarie de la guerre perpétuelle, de l’effondrement écologique et de la déshumanisation. Ce que Sachs et Mearsheimer présentent comme un « dilemme stratégique » est en réalité un dilemme de civilisation. Le concept de paix positive de Galtung — fondé sur l’égalité, la justice sociale et l’absence de violence structurelle — offre un cadre pour dépasser la logique déterministe du réalisme ou du libéralisme des grandes puissances. La vision de Galtung ne cherche pas à restaurer les anciens équilibres de puissance, mais à inventer de nouvelles formes de coopération tournées vers l’avenir, qui autonomisent les sociétés au lieu de les subjuguer. Pour sortir de cette impasse, nous devons retrouver et élargir la tradition de la pensée créatrice de la paix. La paix positive possède à la fois des dimensions internes et internationales ; plus encore, elle fournit la base d’une politique et d’un ordre international émancipateurs. Une telle paix exige de démanteler la machine du capitalisme militarisé et d’y substituer des systèmes coopératifs fondés sur la solidarité sociale, la responsabilité écologique et une gouvernance participative à la fois locale et mondiale. Il ne s’agit pas d’« équilibrer » les pouvoirs, mais de transformer la logique même du pouvoir.

5. Des précédents existent

Le modèle de l’ASEAN, malgré toutes ses imperfections, démontre que le consensus et le dialogue peuvent garantir la stabilité sans coercition. Les zones exemptes d’armes nucléaires et les cadres régionaux de désarmement prouvent que des États peuvent volontairement limiter leur propre capacité de destruction au nom de la sécurité collective. Même des nations petites et vulnérables ont innové par des politiques de neutralité et de coopération régionale défiant les diktats des grandes puissances. Ces exemples éclairent la voie à suivre : concevoir la paix et la sécurité comme des projets humains partagés, non comme des marchandages stratégiques ou des découpages territoriaux. Les géants intellectuels, du haut de leur empire, ne voient peut-être pas que, pour les sociétés petites et fragiles, « sphères d’influence » et « sphères de sécurité » se ressemblent : deux formes de domination extérieure justifiées par un nouveau vocabulaire. Dans ma région du monde, nous parlons depuis une épistémologie des marges. Et c’est une position légitime dans le monde actuel — peut-être même dominante si l’on prend en compte les préoccupations du Sud global. Nous devons déconstruire le privilège épistémique occidental et réaffirmer l’universalité morale.

La critique d’extrême gauche met également à nu la faillite morale du discours géopolitique contemporain. La souffrance de millions de personnes — sous l’occupation, les sanctions ou la dévastation écologique — reste invisible, tandis que le cadre du grand débat demeure obsédé par la protection des intérêts « légitimes » des puissants. Le Sud global, les dépossédés, les précaires  ne sont pas les notes de bas de page de l’histoire : ils en sont la conscience. Un débat véritablement transformateur sur la multipolarité doit placer la sécurité humaine au centre, démanteler la privatisation du pouvoir et contester les inégalités structurelles.

6. Pour une refondation radicale de la gouvernance mondiale

Pour atteindre cet objectif, il nous faut une refondation radicale de la gouvernance mondiale. Renforcer l’ONU doit signifier non seulement une réforme procédurale, mais un renouveau moral et structurel : restaurer son rôle de gardienne de la paix collective plutôt que d’instrument des puissants. La neutralité et le non-alignement doivent redevenir des expressions d’autonomie démocratique, non des dépendances imposées. Les puissances émergentes ne doivent pas reproduire les schémas impériaux occidentaux, mais forger une multipolarité post-impériale fondée sur la justice, non sur la domination.

Conclusion : pour des zones de paix

Le débat Sachs–Mearsheimer nous rappelle moins combien nous savons que combien nous osons peu imaginer. Le réalisme peut expliquer le monde, mais il est incapable de le transformer. Comme le souligne la tradition socialiste, l’explication sans transformation revient à la complicité avec la décadence hyper-impériale. La véritable question n’est pas de savoir comment gérer des sphères d’influence, d’intérêt ou de sécurité, mais comment construire des zones de paix et de coopération authentiques.

Nous vivons bien sur une sphère commune. Le défi n’est pas d’y tracer des lignes, mais de veiller à ce qu’elle demeure habitable, juste et libre. Pour parvenir à cette sphère harmonieuse de vie partagée, nous avons besoin de débats sur l’avenir — non de retours nostalgiques à des modèles antérieurs à l’ONU. Mon ami Jan Øberg a parfaitement raison d’insister sur la nécessité de dialogues sur des futurs possibles (au pluriel), seule voie pour en créer un meilleur ensemble. Les débats géopolitiques, en revanche, sont profondément déficients : ils se concentrent sur les événements présents (et le statu quo), sans vision d’un avenir différent, sans voie vers des solutions structurelles. Ils se bornent à négocier des compromis minimaux pour éviter la catastrophe nucléaire — fût-ce au prix d’un monde aliéné, appauvri et sans âme.

Les géants et les marges : repenser le monde après Sachs et Mearsheimer

François Vadrot, 7/11/2025

Le débat entre Jeffrey Sachs et John Mearsheimer a suscité un intérêt planétaire, à la mesure du poids intellectuel de ces deux figures. L’un parle au nom de la morale internationale, l’autre au nom du réalisme stratégique. Ensemble, ils dessinent les contours d’un monde multipolaire qu’ils pensent régénérer, sans voir qu’ils en reconduisent la structure. Leur affrontement, présenté comme une opposition entre humanisme et pragmatisme, repose sur une même prémisse : il y aurait des grandes puissances, dont la sécurité constitue la clé de l’équilibre mondial, et des nations périphériques, condamnées à vivre sous leur ombre. C’est cette évidence tacite que Biljana Vankovska a choisie de briser, en appelant à sortir du face-à-face des empires pour ouvrir des zones de paix.

Sa critique est d’autant plus précieuse qu’elle vient d’une voix marginale, universitaire d’un petit pays des Balkans, et donc hors du cercle de reconnaissance où se distribue la légitimité intellectuelle occidentale. Elle rappelle que le débat entre sphères d’influence et sphères de sécurité n’est qu’une variation rhétorique d’un même langage de domination. La question n’est pas de savoir comment les puissants se protégeront sans s’affronter, mais pourquoi le monde continue d’accepter la hiérarchie qui les place au-dessus des autres. Tant que cette hiérarchie n’est pas remise en cause, la paix reste un sous-produit de la puissance, un moment d’équilibre entre deux menaces, jamais un ordre autonome.

Biljana Vankovska relève aussi que ce débat, comme la quasi-totalité des discussions géopolitiques contemporaines, reste enfermé dans le cadre du réalisme d’État. La souveraineté est envisagée comme propriété exclusive des grandes puissances, la sécurité comme une fonction de leur capacité à dissuader. Le reste du monde, qu’il s’agisse des nations du Sud ou des petits États européens, est réduit à un rôle de tampon. Ce cadrage théorique ne tient que parce qu’il est soutenu par une machine beaucoup plus vaste : le complexe militaro-industriel-médiatique-universitaire (MIMAC), qui façonne la perception de la réalité politique et fixe les limites du pensable. Même la dissidence intellectuelle, comme celle de Sachs, circule à l’intérieur de ce système, alimentée par les mêmes circuits économiques et médiatiques. Le MIMAC tolère la critique à condition qu’elle reste dans le cadre du spectacle : une opposition intégrée, qui soulage la conscience du public sans menacer la structure. C’est le même mécanisme que celui d’Hollywood : un monde de catastrophes évitées, de héros solitaires et de rédemptions morales qui neutralisent toute réflexion sur les causes structurelles de la domination.

Ce verrouillage narratif est visible dans un épisode passé presque inaperçu : la déclaration de Tulsi Gabbard, le 31 octobre 2025, lors du Dialogue de Manama. Nous l’avions qualifiée d’armistice militaire, faisant suite à l’armistice économique de Séoul la veille. Cette double détente aurait pu marquer un tournant symbolique, une sortie du cycle d’escalade entre Washington et Pékin. Pourtant, elle n’a été reprise par personne, ni dans la presse dite mainstream, ni dans la presse dite alternative. Les premières y ont vu une anomalie, les secondes un piège. Dans les deux cas, le principe est le même : la paix n’est pas une information valide. Elle rompt le tempo du désastre, menace la dynamique de peur qui nourrit à la fois le pouvoir politique et la critique permanente. Ce silence partagé illustre parfaitement la remarque de Biljana Vankovska : dans un monde saturé de sécurité, il est devenu impossible de nommer la paix sans la discréditer.

C’est dans ce contexte que la référence de Biljana à l’ASEAN prend tout son sens. L’Asie du Sud-Est expérimente une forme de coexistence qui n’entre dans aucun des modèles dominants. Ni bloc, ni alliance, ni neutralité passive : une architecture souple, où le temps devient instrument de souveraineté. Chaque État avance à son rythme, ajuste ses dépendances, ajourne les décisions irréversibles. C’est une forme de paix active, sans vainqueur ni garant, où l’ambiguïté elle-même devient ressource politique. Ce modèle, largement ignoré en Occident, offre une démonstration empirique de ce que pourraient être les « zones de paix » évoquées par Biljana : des espaces de régulation mutuelle, fondés non sur la peur, mais sur la gestion concrète de l’interdépendance.

L’autre transformation majeure, que le débat entre les deux géants ignore tout autant, est celle du passage d’une domination par la tête à une domination par la colonne vertébrale. L’Occident a gouverné le monde par le récit : idéologies, valeurs, soft power, gestion de la croyance. La Chine, elle, gouverne par la matière : production, logistique, métaux rares, infrastructures. Là où l’empire américain cherchait à convaincre, la puissance chinoise relie. Ce transfert de l’hégémonie intellectuelle vers l’hégémonie structurelle modifie la nature même du pouvoir mondial : la dépendance n’est plus seulement idéologique, elle devient organique. Paradoxalement, ce déplacement ouvre peut-être la voie à l’équilibre souhaité par Biljana Vankovska : une interdépendance contrainte, mais stabilisatrice, où le conflit d’idées cède la place à la symbiose des flux.

Ce que Biljana appelle « zones de paix » pourrait alors se lire comme la traduction politique de cette interdépendance matérielle : des espaces où la sécurité n’est plus gérée par des traités, mais par des chaînes logistiques partagées ; où la souveraineté ne s’oppose plus à la coopération, mais s’y inscrit. Dans cette configuration, la paix n’est plus un idéal abstrait, mais une condition d’équilibre systémique. Elle ne dépend ni des moralistes ni des stratèges ; elle se construit dans les marges, entre les flux, par ceux qui refusent de penser le monde uniquement depuis les hauteurs du pouvoir.

L’erreur de Sachs et Mearsheimer n’est pas d’avoir tort, mais d’avoir cru que l’histoire se joue encore entre géants. Elle se joue désormais ailleurs : dans les marges, dans les interstices, dans ces zones de paix que personne ne regarde parce qu’elles ne font pas de bruit. C’est là, peut-être, que se prépare la véritable transformation du monde : non pas la fin d’un empire, mais la décentralisation du réel.

 

 

 

 

05/11/2025

Petróleo venezolano, cambio de régimen made in USA y política gangsteril de Washington

El endeble pretexto moral hoy es la lucha contra las drogas, sin embargo el objetivo real es derrocar a un gobierno soberano, y el daño colateral es el sufrimiento del pueblo venezolano. Si esto suena familiar, es porque lo es.

Jeffrey D. Sachs & Sybil Fares, Common Dreams, 4-11-2025

Traducido par Tlaxcala

USA está desempolvando su viejo manual de cambio de régimen en Venezuela. Aunque el eslogan ha pasado de «restaurar la democracia» a «combatir a los narco-terroristas», el objetivo sigue siendo el mismo: el control del petróleo venezolano. Los métodos seguidos por USA son familiares: sanciones que estrangulan la economía, amenazas de fuerza y una recompensa de 50 millones de dólares por la cabeza del presidente venezolano Nicolás Maduro, como si esto fuera el Lejano Oeste.


Carlos Latuff

USA es adicto a la guerra. Con el cambio de nombre del Department of War [ministerio de la Guerra], un presupuesto propuesto para el Pentágono de 1,01 billones de dólares, y más de 750 bases militares en alrededor de 80 países, esta no es una nación que busque la paz. Durante las últimas dos décadas, Venezuela ha sido un objetivo persistente de los intentos usamericanos de cambio de régimen. El motivo, que el presidente Donald Trump dejó claramente expuesto, son los aproximadamente 300 mil millones de barriles de reservas de petróleo bajo la franja del Orinoco, las mayores reservas petroleras del planeta.

En 2023, Trump declaró abiertamente: «Cuando me fui, Venezuela estaba lista para colapsar. La habríamos tomado, habríamos conseguido todo ese petróleo… pero ahora estamos comprando petróleo de Venezuela, así que estamos haciendo a un dictador muy rico.» Sus palabras revelan la lógica subyacente de la política exterior yanqui, que muestra un completo desprecio por la soberanía y favorece en cambio la apropiación de los recursos de otros países.

Lo que está en marcha hoy es una operación típica de cambio de régimen dirigida por USA, revestida con el lenguaje de la interdicción antidrogas. USA ha concentrado miles de tropas, buques de guerra y aeronaves en el mar Caribe y el océano Pacífico. El presidente ha autorizado con orgullo a la CIA a llevar a cabo operaciones encubiertas dentro de Venezuela.

Las llamadas del gobierno usamericano a la escalada reflejan un desprecio temerario por la soberanía de Venezuela, el derecho internacional y la vida humana.

El 26 de octubre de 2025, el senador Lindsey Graham (Republicano, Carolina del Sur) apareció en televisión nacional para defender recientes ataques militares usamericanos contra buques venezolanos y para decir que ataques terrestres dentro de Venezuela y Colombia son una «posibilidad real». El senador por Florida Rick Scott, en el mismo ciclo informativo, reflexionó que si él fuera Nicolás Maduro «se iría a Rusia o China ahora mismo». Estos senadores pretenden normalizar la idea de que Washington decide quién gobierna Venezuela y qué sucede con su petróleo. Recuerde que Graham de modo similar defiende que USA luche contra Rusia en Ucrania para asegurar los 10 billones de dólares en riquezas minerales que Graham afirma, de manera fatua, que están disponibles para que USA las tome.

Tampoco son los movimientos de Trump una historia nueva respecto a Venezuela. Durante más de 20 años, administraciones usamericanas sucesivas han intentado someter la política interna de Venezuela a la voluntad de Washington. En abril de 2002, un golpe de Estado militar de corta duración depuso brevemente al entonces presidente Hugo Chávez. La CIA conocía los detalles del golpe por adelantado, y USA reconoció inmediatamente al nuevo gobierno. Al final, Chávez retomó el poder. Sin embargo, USA no puso fin a su apoyo al cambio de régimen.

En marzo de 2015, Barack Obama codificó una notable ficción legal. Firmó la Orden Ejecutiva 13692, declarando la situación política interna de Venezuela como una «amenaza inusual y extraordinaria» para la seguridad nacional de USA para activar sanciones económicas gringas. Ese movimiento preparó el terreno para una coerción creciente por parte de USA. La Casa Blanca ha sostenido esa afirmación de una «emergencia nacional» usamericana desde entonces. Trump añadió sanciones económicas cada vez más draconianas durante su primer mandato. Asombrosamente, en enero de 2019, Trump declaró a Juan Guaidó, entonces una figura de la oposición, «presidente interino» de Venezuela, como si Trump pudiera simplemente nombrar a un nuevo presidente venezolano. Esta tragicomedia grencha acabó desmoronándose en 2023, cuando USA abandonó esta maniobra fracasada y ridícula.

USA ahora está iniciando un nuevo capítulo de apropiación de recursos. Trump ha sido durante mucho tiempo vocal acerca de «quedarse con el petróleo». En 2019, al hablar de Siria, el presidente Trump dijo: «Nos estamos quedando con el petróleo, tenemos el petróleo, el petróleo está asegurado, dejamos tropas únicamente por el petróleo.» Para los que lo dudan, las tropas usamericanas aún permanecen hoy en el noreste de Siria, ocupando los campos petroleros. Antes, en 2016, sobre el petróleo de Irak, Trump dijo: «Yo decía esto constantemente y de forma consistente a quien quisiera escuchar, decía quédense con el petróleo, quédense con el petróleo, quédense con el petróleo, no dejen que alguien más lo consiga.»

Ahora, con nuevos ataques militares a buques venezolanos y conversaciones abiertas sobre ataques terrestres, la administración invoca los narcóticos para justificar el cambio de régimen. Sin embargo, el artículo 2(4) de la Carta de las Naciones Unidas prohíbe expresamente «la amenaza o el uso de la fuerza contra la integridad territorial o la independencia política de cualquier Estado». Ninguna teoría gringa de «guerras de cárteles» justifica remotamente un cambio de régimen coercitivo.

Incluso antes de las incursiones militares, las sanciones coercitivas usamericanas han funcionado como un ariete de asedio. Obama construyó el marco de sanciones en 2015, y Trump lo convirtió en un arma aún más potente para derrocar a Maduro. La afirmación era que la «presión máxima» empoderaría a los venezolanos. En la práctica, las sanciones han causado un sufrimiento generalizado. Como encontró el economista y renombrado experto en sanciones Francisco Rodríguez en su estudio sobre las «Consecuencias humanas de las sanciones económicas», el resultado de las medidas coercitivas usamericanas ha sido una caída catastrófica del nivel de vida en Venezuela, un empeoramiento marcado de la salud y la nutrición, y un daño grave a las poblaciones vulnerables.

El endeble pretexto moral hoy es la lucha contra las drogas, sin embargo el objetivo real es derrocar a un gobierno soberano, y el daño colateral es el sufrimiento del pueblo venezolano. Si esto suena familiar, es porque USA ha emprendido repetidamente operaciones de cambio de régimen en busca de petróleo, uranio, plantaciones de banano, rutas de oleoductos y otros recursos: Irán (1953), Guatemala (1954), Congo (1960), Chile (1973), Irak (2003), Haití (2004), Siria (2011), Libia (2011) y Ucrania (2014), por nombrar solo algunos casos. Ahora Venezuela está en el escaparate.

En su brillante libro Covert Regime Change (2017), la profesora Lindsey O’Rourke detalla las maquinaciones, los reveses y los desastres de no menos de 64 operaciones encubiertas usamericanas de cambio de régimen durante los años 1947-1989. ¡Ella se centró en ese período anterior porque muchos documentos clave de esa época ya han sido desclasificados! Trágicamente, el patrón de una política exterior usamericana basada en operaciones de cambio de régimen encubiertas (y no tan encubiertas) continúa hasta el día de hoy.

Las llamadas del gobierno de Washington a la escalada reflejan un desprecio temerario por la soberanía de Venezuela, el derecho internacional y la vida humana. Una guerra contra Venezuela sería una guerra que los ciudadanos de USA no quieren, contra un país que no ha amenazado ni atacado a USA, y sobre fundamentos legales que fracasarían ante un estudiante de primer año de Derecho. Bombardear buques, puertos, refinerías o soldados no es una demostración de fuerza. Es puro y simple hampa.

NdT: El discurso pronunciado por Tulsi Gabbard en Manama el 31 de octubre, en el que anunciaba el fin de la política de «cambio de régimen» de Washington, pasó claramente desapercibido para los autores. Léase Después del armisticio económico de Seúl, el armisticio militar de Manama 

Pétrole vénézuélien, changement de régime made in USA et politique de gangster de Washington

 

Le prétexte moral vaseux aujourd’hui est la lutte contre les stupéfiants, pourtant l’objectif réel est de renverser un gouvernement souverain, et les dommages collatéraux sont la souffrance du peuple vénézuélien. Si cela vous paraît familier, c’est parce que ça l’est.

Jeffrey D. Sachs & Sybil Fares, Common Dreams, 4/11/2025

Traduit par Tlaxcala

Les USA ressortent leur ancien manuel de changement de régime au Venezuela. Bien que le slogan ait glissé de « rétablir la démocratie » à « combattre les narco-terroristes », l’objectif reste le même : le contrôle du pétrole vénézuélien. Les méthodes employées par les USA sont bien connues : des sanctions qui étranglent l’économie, des menaces de recours à la force, et la tête du président vénézuélien Nicolás Maduro mise à prix pour 50 millions de dollars comme si l’on était au Far West.


Carlos Latuff

Les USA sont accros à la guerre. Avec le renommage du Department of War [ministère de la Guerre], un budget proposé pour le Pentagone de 1,01 billion de dollars, et plus de 750 bases militaires réparties dans quelque 80 pays, ce n’est pas une nation qui poursuit la paix. Depuis deux décennies, le Venezuela est une cible persistante des tentatives usaméricaines de changement de régime. Le motif, clairement exposé par le président Donald Trump, ce sont les quelque 300 milliards de barils de réserves pétrolières sous la ceinture de l’Orénoque, les plus grandes réserves de pétrole de la planète.

En 2023, Trump déclara ouvertement : « Quand je suis parti, le Venezuela était prêt à s’effondrer. Nous l’aurions pris, nous aurions obtenu tout ce pétrole… mais maintenant nous achetons du pétrole au Venezuela, donc nous rendons un dictateur très riche. » Ses mots révèlent la logique sous-jacente de la politique étrangère usaméricaine qui ignore complètement la souveraineté et favorise plutôt l’appropriation des ressources d’autres pays.

Ce qui se déroule aujourd’hui est une opération typique de changement de régime dirigée par les USA, déguisée sous le langage de l’interdiction des drogues. Les USA ont massé des milliers de soldats, des navires de guerre et des avions dans la mer des Caraïbes et l’océan Pacifique. Le président a fièrement autorisé la CIA à mener des opérations clandestines à l’intérieur du Venezuela.

Les appels du gouvernement usaméricain à l’escalade reflètent un mépris irresponsable pour la souveraineté du Venezuela, le droit international et la vie humaine.

Le 26 octobre 2025, le sénateur Lindsey Graham (Républicain, Caroline du Sud) est allé à la télévision nationale pour défendre les récentes frappes militaires usaméricaines contre des navires vénézuéliens et pour dire que des frappes terrestres à l’intérieur du Venezuela et de la Colombie sont une « vraie possibilité ». Le sénateur de Floride Rick Scott, dans le même cycle d’informations, a fait la réflexion que s’il était Nicolás Maduro, il « irait en Russie ou en Chine immédiatement ». Ces sénateurs visent à normaliser l’idée que Washington décide qui gouverne le Venezuela et ce qu’il advient de son pétrole. Rappelons que Graham défend de la même manière que les USA combattent la Russie en Ukraine pour sécuriser les 10 000 milliards de dollars de richesses minérales que Graham affirme connement être disponibles pour que les USA se les approprient.

Les mouvements de Trump ne constituent pas non plus une nouveauté en ce qui concerne le Venezuela. Depuis plus de 20 ans, des administrations usaméricaines successives ont tenté de soumettre la politique intérieure du Venezuela à la volonté de Washington. En avril 2002, un coup d’État militaire de courte durée défit brièvement le président de l’époque, Hugo Chávez. La CIA connaissait les détails du coup d’avance, et les USA ont immédiatement reconnu le nouveau gouvernement. Finalement, Chávez reprit le pouvoir. Pourtant, les USA n’ont pas mis fin à leur soutien à un changement de régime.

En mars 2015, Barack Obama a codifié une remarquable fiction juridique. Il a signé l’Ordre Exécutif 13692, déclarant que la situation politique interne du Venezuela constituait une « menace inhabituelle et extraordinaire » pour la sécurité nationale des USA afin de déclencher des sanctions économiques usaméricaines. Cette décision a préparé le terrain à une coercition usaméricaine croissante. La Maison-Blanche a maintenu cette affirmation d’« urgence nationale » usaméricaine depuis lors. Trump a ajouté des sanctions économiques de plus en plus draconiennes pendant son premier mandat. De façon stupéfiante, en janvier 2019, Trump déclara Juan Guaidó, alors figure de l’opposition, « président par intérim » du Venezuela, comme si Trump pouvait simplement nommer un nouveau président vénézuélien. Cette tragicomédie yankee s’est finalement effondrée en 2023, lorsque les USA ont abandonné ce stratagème foireux et grotesque.

Les USA entament désormais un nouveau chapitre d’appropriation des ressources. Trump a longtemps été clair sur le fait de « garder le pétrole ». En 2019, en parlant de la Syrie, le président Trump déclara : « Nous gardons le pétrole, nous avons le pétrole, le pétrole est sécurisé, nous avons laissé des troupes uniquement pour le pétrole. » Pour ceux qui en doutent, des troupes usaméricaines sont encore aujourd’hui dans le nord-est de la Syrie, occupant les champs pétrolifères. Plus tôt, en 2016, au sujet du pétrole irakien, Trump a dit : « Je disais cela constamment et de façon cohérente à quiconque voulait bien écouter, je disais : gardez le pétrole, gardez le pétrole, gardez le pétrole, ne laissez pas quelqu’un d’autre l’avoir. »

Aujourd’hui, avec de nouvelles frappes militaires contre des navires vénézuéliens et des propos ouverts sur des attaques terrestres, l’administration invoque les stups pour justifier un changement de régime. Pourtant l’article 2(4) de la Charte des Nations unies interdit expressément « la menace ou l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État ». Aucune théorie usaméricaine de « guerres de cartels » ne justifie à distance un changement de régime coercitif.

Même avant les frappes militaires, les sanctions coercitives usaméricaines ont fonctionné comme un engin de siège. Obama a construit le cadre des sanctions en 2015, et Trump l’a encore plus instrumentalisé pour renverser Maduro. La prétention était que la « pression maximale » habiliterait les Vénézuéliens. En pratique, les sanctions ont provoqué des souffrances généralisées. Comme l’a constaté l’économiste et spécialiste renommé des sanctions Francisco Rodríguez dans son étude sur les « Conséquences humaines des sanctions économiques », le résultat des mesures coercitives usaméricaines a été un déclin catastrophique du niveau de vie au Venezuela, une détérioration nette de la santé et de la nutrition, et des dommages graves pour les populations vulnérables.

Le prétexte moral vaseux aujourd’hui est la lutte contre les stupéfiants, pourtant l’objectif réel est de renverser un gouvernement souverain, et les dommages collatéraux sont la souffrance du peuple vénézuélien. Si cela vous paraît familier, c’est parce que ça l’est. Les USA ont à plusieurs reprises entrepris des opérations de changement de régime à la recherche de pétrole, d’uranium, de plantations de bananes, de tracés de pipelines et d’autres ressources : Iran (1953), Guatemala (1954), Congo (1960), Chili (1973), Irak (2003), Haïti (2004), Syrie (2011), Libye (2011) et Ukraine (2014), pour ne citer que quelques-unes de ces affaires. Maintenant, c’est le Venezuela qui est sur la sellette.

Dans son excellent livre Covert Regime Change (2017), la professeure Lindsey O’Rourke détaille les manigances, les retombées et les catastrophes d’au moins 64 opérations usaméricaines clandestines de changement de régime durant les années 1947-1989 ! Elle s’est concentrée sur cette période antérieure parce que de nombreux documents clés de cette époque ont aujourd’hui été déclassifiés. Tragiquement, le schéma d’une politique étrangère usaméricaine fondée sur des opérations de changement de régime secrètes (et pas si secrètes) perdure jusqu’à aujourd’hui.

Les appels du gouvernement usaméricain à l’escalade reflètent un mépris irresponsable pour la souveraineté du Venezuela, le droit international et la vie humaine. Une guerre contre le Venezuela serait une guerre que les citoyens usaméricains ne veulent pas, contre un pays qui n’a ni menacé ni attaqué les USA, et sur des bases juridiques qui échoueraient à convaincre un étudiant en première année de droit. Bombarder des navires, des ports, des raffineries ou des soldats n’est pas une démonstration de force. C’est du gangstérisme pur et simple.

NdT
Le discours de Manama de Tulsi Gabbard du 31 octobre, annonçant la fin de la politique de “changement de régime” de Washington (lire ici), a manifestement échappé à l’attention des auteurs.

23/01/2025

JEFFREY SACHS
L’idéologie génocidaire d’Israël doit être affrontée et stoppée

Les extrémistes violents qui contrôlent aujourd’hui le gouvernement israélien sont convaincus qu’Israël a le droit biblique, voire le mandat religieux, de détruire le peuple palestinien.

Jeffrey D. Sachs, CommonDreams, 30/9/2024
 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Lorsque le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou est monté à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies la semaine dernière, des dizaines de gouvernements ont quitté l’hémicycle. L’opprobre mondial jeté sur Netanyahou et son gouvernement est dû à la violence dépravée d’Israël à l’encontre de ses voisins arabes. Netanyahou prône une idéologie fondamentaliste qui a fait d’Israël la nation la plus violente du monde.


Netanyahou s’adresse à l’Assemblée générale des Nations unies le 27 septembre 2024 et brandit deux cartes du Moyen-Orient : The Curse, « la malédiction » incluant l’Iran, la Syrie, l’Irak et le Liban ; The Blessing, « la bénédiction » ,  montrant une nouvelle route commerciale traversant l’Arabie Saoudite, protégée par les É.A.U, l’Égypte et le Soudan, sans le Qatar.

Le credo fondamentaliste d’Israël soutient que les Palestiniens n’ont aucun droit à leur propre nation. La Knesset israélienne a récemment adopté une déclaration rejetant la création d’un État palestinien sur ce que la Knesset appelle la Terre d’Israël, c’est-à-dire le territoire situé à l’ouest du Jourdain.
« La Knesset d’Israël s’oppose fermement à la création d’un État palestinien à l’ouest du Jourdain. La création d’un État palestinien au cœur de la Terre d’Israël constituera un danger existentiel pour l’État d’Israël et ses citoyens, perpétuera le conflit israélo-palestinien et déstabilisera la région ».
Qualifier le territoire situé à l’ouest du Jourdain de « cœur de la Terre d’Israël » est stupéfiant. Israël est une partie de la terre à l’ouest du Jourdain, pas la terre entière. La Cour internationale de justice a récemment statué que l’occupation par Israël des terres palestiniennes (celles situées à l’extérieur des frontières d’Israël au 4 juin 1967, avant la guerre de juin 1967) était manifestement illégale. L’Assemblée générale des Nations unies a récemment voté à une écrasante majorité en faveur de la décision de la CIJ et a appelé Israël à se retirer des territoires palestiniens dans un délai d’un an.
Il convient de rappeler que lorsque l’empire britannique a promis une patrie juive en Palestine ottomane en 1917, les Arabes palestiniens constituaient environ 90 % de la population. Au moment du plan de partage des Nations unies de 1947, la population arabe palestinienne représentait environ 67 % de la population, bien que le plan de partage ne proposât de donner aux Arabes que 44 % des terres. Aujourd’hui, Israël revendique 100 % des terres.
Les sources de cette chutzpah israélienne sont nombreuses, la plus importante étant le soutien apporté à Israël par la puissance militaire usaméricaine. Sans le soutien militaire des USA, Israël ne pourrait pas régner sur un régime d’apartheid dans lequel les Arabes palestiniens représentent près de la moitié de la population, mais ne détiennent aucun pouvoir politique. Les générations futures s’étonneront que le lobby israélien ait réussi à manipuler l’armée usaméricaine au détriment de la sécurité nationale des USA et de la paix dans le monde.
Outre l’armée usaméricaine, il existe une autre source d’injustice profonde d’Israël à l’égard du peuple palestinien : le fondamentalisme religieux véhiculé par des fanatiques tels que le fasciste autoproclamé Bezalel Smotrich, ministre israélien des finances et le ministre de la défense nationale Itamar Ben-Gvir. Ces fanatiques s’accrochent au livre biblique de Josué, selon lequel Dieu a promis aux Israélites la terre « du désert du Néguev au sud jusqu’aux montagnes du Liban au nord, de l’Euphrate à l’est jusqu’à la mer Méditerranée à l’ouest » (Josué 1:4).
La semaine dernière, à l’ONU, Netanyahou a une nouvelle fois revendiqué la terre d’Israël sur des bases bibliques : « Lorsque j’ai pris la parole ici l’année dernière, j’ai dit que nous étions confrontés au même choix intemporel que Moïse a présenté au peuple d’Israël il y a des milliers d’années, alors que nous étions sur le point d’entrer dans la Terre promise. Moïse nous a dit que nos actions détermineraient si nous léguerions aux générations futures une bénédiction ou une malédiction ».


Mohammad Sabaaneh

Ce que Netanyahou n’a pas dit à ses collègues dirigeants (dont la plupart avaient de toute façon quitté la salle), c’est que Moïse a tracé un chemin génocidaire vers la Terre promise (Deutéronome 31) :

« [L’Éternel détruira ces nations devant toi, et tu les déposséderas. C’est Josué qui passera devant vous, comme l’Éternel l’a dit. L’Éternel leur fera ce qu’il a fait à Sihon et à Og, rois des Amoréens, et à leur pays, lorsqu’il les a détruits. L’Éternel les livrera devant toi, et tu les traiteras selon tous les commandements que je t’ai prescrits ».
Les extrémistes violents israéliens pensent qu’Israël a l’autorisation biblique, voire un mandat religieux, de détruire le peuple palestinien. Leur héros biblique est Josué, le commandant israélite qui a succédé à Moïse et qui a mené les conquêtes génocidaires des Israélites. (Netanyahou a également fait référence aux Amalécites, un autre cas de génocide d’ennemis des Israélites ordonné par Dieu, dans un « coup de sifflet » clair à l’intention de ses partisans fondamentalistes). Voici le récit biblique de la conquête d’Hébron par Josué (Josué 10) :
« Josué et tout Israël avec lui montèrent d’Églon à Hébron, et ils l’attaquèrent. Ils s’en emparèrent et la frappèrent du tranchant de l’épée, elle, son roi, toutes ses villes et tous ceux qui s’y trouvaient. Il ne laissa aucun survivant, selon tout ce qu’il avait fait à Églon. Il la dévoua par interdit, avec tous ceux qui s’y trouvaient ».
Il y a une profonde ironie dans ce récit génocidaire. Il est presque certain qu’il n’est pas historiquement exact. Rien ne prouve que les royaumes juifs soient nés de génocides. Il est plus probable qu’ils soient nés de communautés cananéennes locales ayant adopté les premières formes de judaïsme. Les fondamentalistes juifs adhèrent à un texte du VIe siècle avant l’ère chrétienne qui est très probablement une reconstruction mythique d’événements supposés survenus plusieurs siècles auparavant, et une forme de bravade politique qui était courante dans la politique de l’ancien Proche-Orient. Le problème, ce sont les politiciens israéliens du XXIe siècle, les colons illégaux et les autres fondamentalistes qui proposent de vivre et de tuer selon la propagande politique du VIe siècle avant notre ère.
Les fondamentalistes violents d’Israël sont en décalage d’environ 2 600 ans avec les formes acceptables d’administration publique et de droit international d’aujourd’hui. Israël est tenu de respecter la charte des Nations unies et les conventions de Genève, et non le livre de Josué. Selon la récente décision de la CIJ et la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies qui l’appuie, Israël doit se retirer dans les douze mois à venir des territoires palestiniens occupés. Selon le droit international, les frontières d’Israël sont celles du 4 juin 1967, et non celles qui vont de l’Euphrate à la mer Méditerranée.
La décision de la CIJ et le vote de l’Assemblée générale des Nations unies ne constituent pas une décision contre l’État d’Israël en tant que tel. Il s’agit uniquement d’une décision contre l’extrémisme, en fait contre l’extrémisme et la malveillance de part et d’autre de la ligne de démarcation. Il y a deux peuples, chacun ayant environ la moitié de la population totale (et les divisions sociales, politiques et idéologiques internes ne manquent pas au sein des deux communautés). Le droit international exige que deux États vivent côte à côte, en paix.
La meilleure solution, que nous devrions rechercher et espérer le plus tôt possible, est que les deux États et les deux peuples s’entendent et se renforcent l’un l’autre. D’ici là, cependant, la solution pratique consistera à envoyer des forces de maintien de la paix et à fortifier les frontières pour protéger chaque partie de l’animosité de l’autre, tout en donnant à chacune la possibilité de prospérer. La situation totalement intolérable et illégale est le statu quo, dans lequel Israël règne brutalement sur le peuple palestinien.
Il faut espérer qu’il y aura bientôt un État de Palestine, souverain et indépendant, que la Knesset le veuille ou non. Ce n’est pas le choix d’Israël, mais le mandat de la communauté mondiale et du droit international. Plus vite l’État de Palestine sera accueilli en tant qu’État membre de l’ONU, avec la sécurité d’Israël et de la Palestine soutenue par les forces de maintien de la paix de l’ONU, plus vite la paix s’installera dans la région.


31/05/2024

TUCKER CARLSON
Jeffrey Sachs: The Untold History of the Cold War, CIA Coups Around the World, and COVID’s Origin

Professor Jeffrey Sachs is the President of the UN Sustainable Development Solutions Network and Director of the Center for Sustainable Development at Columbia University. He is the author of many best selling books, including The End of Poverty and The Ages of Globalization.