Gideon Levy et Alex Levac (photos), Haaretz, 8/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Les habitants de Hura, la ville bédouine où vivait Mohammed Alasibi, sont
convaincus que la police l’a tué à tort. Mohammed Alasibi était sur le point d’obtenir
son diplôme de médecine lorsqu’il a été abattu après les prières du Ramadan à
Jérusalem.
Affiches sur la clôture du terrain de sport de Hura. Parmi les slogans :
“Meurtre de sang-froidö
Cette semaine,
des dizaines d’hommes se sont assis sur un terrain de sport carrelé au cœur de
la ville de Hura, dans le désert du Naqab/Néguev, au sud, et ont pleuré la
personne qui leur était chère. À la différence de la Cisjordanie et de Jérusalem-est,
ici, ils ne sont pas habitués aux shahids - martyrs de la cause - et aucune
photo du défunt n’a donc été accrochée dans la tente des pleureuses ou dans les
rues. Il n’y avait que des rangées et des rangées d’hommes, pour la plupart
instruits et cultivés, parlant couramment l’hébreu, qui ont ravalé leur douleur
et, dans une égale mesure, leur sentiment d’affront et de colère.
Ils sont
certains que Mohammed Alasibi, qui a été abattu vendredi soir
dernier à la Porte de la Chaîne dans la vieille ville de Jérusalem, alors qu’il
sortait de la prière dans la mosquée Al Aqsa, est une nouvelle victime injustifiée d’une fusillade policière.
Yakub Abu al-Kiyan, l’enseignant
du village voisin d’Umm Al Hiran, a été abattu sans raison il y a sept ans par
la police, qui a prétendu qu’il s’agissait d’un terroriste. Le frère de Yakub
était assis avec les personnes en deuil à Hura cette semaine.
Sur la clôture
du terrain de sport, des affiches bien conçues ont été accrochées, presque
toutes en hébreu, à l’intention des juifs israéliens : « Je ne suis pas un
terroriste, je suis venu prier » ; « Des dizaines de balles - zéro
documentation » ; « J’ai choisi une profession humaine - ils ont
choisi de m’assassiner » ; « Justice pour Mohammed Alasibi ». Au
fond, quelqu’un a murmuré : « Nous avons perdu un leader ».
Mohammed Alasibi, photo fournie par sa famille
Mohammed
Alasibi était un étudiant en médecine de 26 ans dont les photographies montrent
un visage juvénile. Avec deux autres habitants de Hura, dont l’un porte
exactement le même nom que lui, il suivait des cours de médecine dans la ville
roumaine de Constanța. Il ne lui
manquait plus qu’un examen pour terminer ses études. La cérémonie de remise des
diplômes était prévue pour septembre et la famille s’organisait déjà pour faire
le voyage.
Il est revenu
en Israël il y a deux semaines, après l’expiration de son visa d’étudiant. Il
avait perdu deux ans au cours de ses études, ayant dû rentrer en Israël pour s’occuper
de son père malade. Il y a quelques années, Khaled, âgé de 60 ans, est tombé malade,
atteint d’une maladie héréditaire rare, l’atrophie musculaire. Depuis deux ans,
il est cloué au lit et relié à un respirateur. Pendant des mois, il a été
hospitalisé dans l’unité de soins intensifs du centre médical Soroka à Be’er
Sheva, et Mohammed n’a pas bougé de son chevet. Mohammed devait retourner en
Roumanie sous peu.
La famille
Alasibi est connue localement sous le nom de “Ashkénazes de Hura”. L’aînée des
frères et sœurs de Mohammed, Sama, est titulaire d’un doctorat en chimie et
travaille au Technion ; une autre sœur, Safa, est institutrice de maternelle ;
une troisième, Nurhan, est infirmière à Soroka et son mari est physiothérapeute
à Be’er Sheva. Leur cousin est médecin. “Ashkénazes”. Le plus jeune de la
fratrie, Ahmed, 16 ans, consacre son adolescence à s’occuper de son père, qui
est à la maison avec tout l’équipement nécessaire. En raison de son état de
santé, Khaled n’a pas assisté aux funérailles de son fils, ni vu le corps à la
mosquée, et il ne peut pas se rendre à la tente des pleureuses.
Des personnes en deuil à Hura en début de semaine.
« Depuis
deux ans, tout le monde attendait que Mohammed termine ses études pour qu’il
devienne le pilier de la famille », explique Ibrahim, 39 ans, cousin et
diplômé avec mention de la faculté de droit de l’Ono Academic College, aujourd’hui
moniteur d’auto-école à Be’er Sheva. Hura n’est pas ce que vous pensiez.
Mohammed est
né ici, premier fils de la famille après deux filles, et était un enfant choyé
et spécial. « Dès son plus jeune âge, nous savions qu’il était destiné à
devenir médecin », explique Ibrahim, le porte-parole de la famille en
cette période de deuil. « « Dans cette famille, ajoute-t-il, « en
raison de la maladie génétique du père, qui a également tué une tante, la seule
profession qui ait un sens est la médecine ».
Mais lorsque
les infirmières et un médecin du groupe WhatsApp de Soroka Internal Medicine D
ont envoyé un message de sympathie à Nurhan à l’occasion du décès de son frère,
cela a déclenché un tollé. Pendant la saison de la chasse aux sorcières, quelqu’un
s’est plaint à “The Shadow”, un rappeur et militant d’extrême droite, au sujet
de l’infirmière en chef Nazala, qui a écrit : « Je partage le profond
chagrin de Nurhan. ... Je vais rendre une visite de condoléances après la garde
du matin. Tous ceux qui veulent se joindre à nous sont invités à se mettre à
jour ». La famille endeuillée a été encore plus blessée par l’idée
malveillante selon laquelle il ne faut pas présenter ses condoléances à la sœur
d’un “terroriste”.
Sheikho, de la
ville bédouine voisine de Kseifa, présente ses condoléances. « Les
nombreuses questions que se pose la famille demandent de la clarté »,
explique Ibrahim. Nous nous installons dans un coin tranquille au fond de la
tente. Vendredi dernier, Mohammed a dit à sa mère qu’il voulait prier à Al Aqsa
et lui a demandé s’il pouvait utiliser sa voiture. La voiture du père est en
effet inutilisée. « Quiconque prend sa voiture reçoit beaucoup d’appels
téléphoniques inquiets en cours de route », explique Ibrahim. Khaled ne
conduit plus, bien sûr, mais il protège la voiture avec zèle.
Les funérailles de Mohammed Alasibi à Hura la semaine dernière. Photo :
Eliyahu Hershkovitz
Mohammed a dit
à sa mère qu’il romprait le jeûne du Ramadan à Al Aqsa et resterait pour la
longue prière de Tarawih, qui est récitée après la prière du soir pendant le
mois sacré musulman. Il a dit qu’il passerait la nuit à Jérusalem, mais sa
mère, Leila, 55 ans, lui a demandé de rentrer. « Je ne me lasse pas de
Mohammed, je ne l’ai pas assez vu », a-t-elle dit. Mohammed serait-il
devenu plus religieux ces derniers temps ? Ibrahim est scandalisé par cette
idée. « Vous [les Israéliens] avez dit qu’Abu al-Kiyan était un membre de
l’ISIS, vous avez dit qu’Eyad al-Hallaq était un membre de l’ISIS. Eyad al-al-Hallaq (un
Palestinien autiste que la police a abattu dans la vieille ville en mai 2020)
était recherché, et maintenant vous dites que Mohammed est devenu plus fort
dans sa foi religieuse. Mohammed est comme nous tous ici : un gars qui prie,
surtout pendant le Ramadan, le mois où la foi s’intensifie, de même que la
proximité avec Dieu et les familles pauvres ».
Mohammed est
parti seul à Jérusalem vers 10 heures du matin. La plupart de ses amis se
trouvent à Constanța. Un parent,
Bashir, l’a rencontré ce soir-là à Al Aqsa, et ils ont pris un café ensemble.
Il a déclaré cette semaine que Mohammed était de bonne humeur. Les prières se
sont terminées vers 23 heures, « et c’est là que commencent les grands
points d’interrogation », dit Ibrahim.
Ahmed Safadi,
journaliste à Jérusalem-Est, a mené sa propre enquête sur les événements. La
première question que tout le monde se pose ici concerne bien sûr le fait
étrange que rien n’a été filmé dans le quartier le plus intensivement surveillé
au monde, et où tous les policiers sont équipés de caméras corporelles. « Tous
les policiers sont équipés de caméras corporelles. Disons que l’une d’entre
elles ne fonctionne pas, mais toutes ? » demande Safadi.
Ibrahim , cousin de Mohammed Alasibi
Outre les
policiers, Abdel Karim al-Karash est l’un des rares témoins oculaires. Gardien
à Al Aqsa, il était présent sur les lieux de l’assassinat. Karash a raconté qu’immédiatement
après l’incident, la police a pris son téléphone portable et qu’il a lui-même
été interrogé par le Shin Bet. Safadi pense que cet interrogatoire avait pour
but de l’effrayer pour qu’il garde le silence. Il a déclaré aux responsables du
Waqf - dont les membres, nommés par la Jordanie, gèrent les structures
islamiques sur l’Esplanade des Mosquées/ Mont du Temple - qu’après les prières,
Mohammed voulait quitter l’enceinte mais craignait que la police ne le laisse
pas revenir.
L’enceinte de
l’Esplanade est fermée la nuit jusqu’à la prière de l’aube à 4 heures du matin.
Ceux-ci lui ont demandé d’où il venait et s’il était arrivé en voiture, afin de
s’assurer qu’il n’était pas originaire des territoires. Selon le gardien, à un
moment donné, la discussion s’est envenimée, un policier a levé la main sur
Mohammed et Mohammed a saisi la main du policier pour se défendre. Lorsque le
policier a pointé son pistolet sur lui, Mohammed a essayé de le pointer vers le
haut pour éviter de se faire tirer dessus, puis il a été abattu. Un autre
témoin oculaire, de la famille Hiat, propriétaire d’un magasin de jus de
fruits, serait effrayé et ne souhaiterait pas témoigner auprès d’un
journaliste.
La police
affirme que Mohammed a arraché le pistolet de la hanche du policier et a tiré
deux balles avant d’être tué. Dans un enregistrement audio de la scène, on
entend 12 coups de feu tirés en succession rapide en l’espace d’environ trois
secondes. Le policier a affirmé qu’une lutte avait eu lieu entre les coups de
feu tirés par Mohammed et les coups de feu qui l’ont tué, mais l’enregistrement
n’indique aucune pause entre les balles. Le fait que 12 balles aient atteint
Mohammed, la plupart tirées par un deuxième policier, sans qu’aucune d’entre
elles n’atteigne le policier qui s’est battu avec Mohammed, laisse également
perplexe.
Affrontements entre la police et les fidèles à la mosquée Al-Aqsa cette
semaine. Photo de la mosquée d’Al-Aqsa : Mahmoud Illean/AP
Ce qui est
tout aussi étonnant, c’est que Mohammed, qui pesait 50 kilos, était censé être
suffisamment entraîné pour retirer le pistolet de l’étui du policier, l’armer
et tirer deux balles sans que le policier puisse l’arrêter, alors que Mohammed
n’avait aucune connaissance en matière d’armes à feu. Le policier a déclaré aux
médias cette semaine qu’il avait accompagné Mohammed jusqu’à la porte de
sortie, lorsque ce dernier l’a soudainement attaqué par surprise.
« Il me
faut 500 pages pour démonter le témoignage du policier », dit Ibrahim.
Comment se fait-il que le policier ait fermé la porte et qu’il soit resté pour
le surveiller de l’intérieur ? « Y a-t-il une plus grande conspiration que
celle-là ? Essayez-vous de briser les manifestations et les protestations au
détriment d’un enfant comme celui-ci ? Comment est-il passé d’une situation de
traitement normal à une situation de liquidation ? C’est peut-être l’esprit de
l’époque ? Peut-être que ce sont les directives ? »
En réponse à
la version de la police selon laquelle l’ADN de Mohammed a été trouvé sur le
pistolet du policier, l’avocat Shahadeh Eben Bari a déclaré dans la tente des
pleureuses que, contrairement aux empreintes digitales - qui n’ont pas été
trouvées sur le pistolet - l’ADN peut provenir de toutes sortes de sources,
telles que le sang de Mohammed, qui a giclé lorsqu’il a été abattu, ou de la
main du policier qui s’est colleté avec Mohammed. Mohammed Barakeh, président
du Haut comité de suivi pour les citoyens arabes d'Israël, qui est arrivé dans
la tente des pleureuses, demande d’une voix forte : « Depuis quand l’Institut
médico-légal d’Abu Kabir [à Tel-Aviv] examine-t-il l’ADN des pistolets ? Et pas
le département des enquêtes criminelles ? » La police a indiqué que le
pistolet avait été examiné à Abu Kabir.
Entre-temps,
Hussein Abu Khdeir, le père endeuillé de Mohammed Abu Khdeir, le garçon enlevé
et assassiné par des terroristes juifs à Jérusalem, est également arrivé pour
présenter ses condoléances.
Mohammed
Alasibi a été tué vendredi vers minuit. Samedi, à 3h30 du matin, des officiers
de police et des agents du Shin Bet se sont rendus à la maison de Hura pour
annoncer sa mort à la famille. Selon Ibrahim, le personnel du Shin Bet s’est
montré poli. La famille souhaite maintenant qu’une campagne soit organisée pour
disculper Mohammed, « le médecin qui n’a pas réussi à devenir médecin ».
Le Dr. Abd al-Wadud, qui a participé à l’autopsie de Mohammed Alasibi au
nom de la famille
Ici aussi, on
s’indigne que les médias israéliens soient toujours prompts à adopter la
version policière. « Je m’identifie à Benjamin Netanyahou », dit
Ibrahim. « Les médias sont contre nous et la police nous piège. Le fait
même que cinq policiers et un civil non armé se trouvent dans une zone couverte
par un réseau de caméras qui, au moment du meurtre du civil, ont filmé une zone
morte, devrait inquiéter toute personne dans ce pays qui se considère comme
ayant des principes et des valeurs morales ». Un autre cousin, Amin,
déclare : « Je ne peux rien prouver sur le plan juridique, mais
connaissant Mohammed en tant que personne, c’est impossible ».
Le Dr Abd
al-Wadud, originaire de Hura et ayant étudié la médecine en Italie, a
participé, au nom de la famille, à l’autopsie pratiquée dimanche dernier.
Al-Wadud s’est engagé à respecter le secret médical et ne peut donc fournir
aucune information sur les résultats de l’autopsie. En tout état de cause,
toutes les balles ont atteint Mohammed dans la partie supérieure du corps, qui
a été perforée comme une passoire.
« J’ai le
cœur brisé », dit le médecin. « Nous avons tant investi pour qu’il
devienne un médecin comme moi et qu’il aide la famille ».