La perle du jour

 « Le public n'est plus dupe des mensonges propagandistes qui résonnent dans les médias. Ces lettres ont été écrites par un petit groupe de radicaux, manipulés par des organisations financées par des fonds étrangers dans le seul but de renverser le gouvernement de droite. Ce n'est pas une vague. Ce n'est pas un mouvement. C'est un petit groupe de retraités bruyant, anarchiste et déconnecté, dont la plupart n'ont pas servi [dans l’armée] depuis des années ». C’est ainsi que Netanyahou a réagi aux pétitions qui se succèdent en rafales, émanant de centaines et de milliers de réservistes de l’armée de l’air, du corps médical militaire, de la marine, demandant au gouvernement d’arrêter de bombarder Gaza pour épargner les Israéliens encore captifs [les fameux « otages », qui sont encore une trentaine en vie plus une trentaine à l'état de cadavres]]. Bibi, qui a 75 ans, n’a pas l’intention, quant à lui de devenir un paisible retraité, ni bruyant ni silencieux. Les pilotes signataires de la première pétition seront rayés des cadres de l’armée génocidaire, ce qui est une bonne chose.

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12/04/2025

PETER NEUMANN
“Regardez Buchenwald” : entretien avec Omri Boehm

Le philosophe Omri Boehm s’exprime ici pour la première fois sur le scandale de l’annulation de son discours sur Buchenwald à Weimar 

Entretien : Dr. Peter Neumann , ZEIT N° 15/2025, 9.4. 2025 

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le philosophe germano-israélien Omri Boehm enseigne à la New School for Social Research à New York. Il a reçu le Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne pour son livre Radical Universalism (2022).

Peter Neumann (Neubrandenburg, 1987) est un poète, philosophe et écrivain allemand, membre de la rédaction de l'hebdomadaire Die Zeit.






Omri Boehm, 46 ans, est lui-même un descendant de survivants de l’Holocauste.Photo LenaGiovanazzi/laif

DIE ZEIT : Monsieur Boehm, vous deviez parler au mémorial de Buchenwald. et vous avez été désinvité sous pression politique. Vous saviez que ce serait délicat ? 

Omri Boehm : J’étais conscient du risque que les acteurs politiques puissent déchaîner un scandale artificiel. En ces temps que l’on doit qualifier - au sens de Hannah Arendt - de “sombres”, il n’est guère possible de parler. Et parler de la mémoire, encore moins. 

ZEIT : Et pourtant, vous avez accepté l’invitation. 

Boehm : Oui. Les périodes sombres ne sont pas simplement mauvaises. Ce sont des temps où le discours public ne renforce plus la pensée et les lumières, mais les sape. Dans le climat qui s’est installé après le 7 octobre et  l’intervention militaire d’Israël à Gaza, cette obscurité menace d’ébranler l'engagement à se souvenir de l’Holocauste. 

ZEIT : Dans quelle mesure ? 

Boehm : La signification de la culture de la mémoire d’après-guerre est depuis longtemps remise en question au niveau international - et pas seulement par les radicaux ou les antisémites. Au vu des actions israéliennes à Gaza et de l’attitude ambivalente de l’Allemagne, beaucoup commencent à se demander rétrospectivement si cette culture du souvenir, telle qu’elle a été pensée dès le départ, n’est pas au fond un projet idéologique occidental. Et cela se produit à un moment de profond changement tectonique. L’Europe chancelle : les nationalistes gagnent en influence et se mettent en scène avec de plus en plus de succès comme les véritables gardiens de la mémoire. Aucun juif qui a les yeux ouverts ne peut être assez naïf pour ne pas s’en rendre compte. 

ZEIT : L’ambassadeur israélien en Allemagne voit les choses différemment. Il vous reproche de relativiser l’Holocauste “sous couvert de science”. 

Boehm : Certaines des autres accusations qu’il a formulées dans ce contexte prouvent suffisamment le sérieux de ses propos. 

ZEIT : Et pourtant, vous utilisez des termes qui en irritent plus d’un : vous qualifiez le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem de “machine à laver” pour la politique d’extrême droite. N’est-il pas compréhensible que les représentants israéliens soient indignés ? 

Boehm : Honnêtement, je ne pense pas que mes termes irritent vraiment. Même mes critiques les plus manipulateurs n’ont pas réussi jusqu’à présent à déformer mes propos et à s’en sortir. Cette fois encore, ils n’y parviendront pas. Tous ceux qui se sont penchés sur mon travail le savent : en tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, j’écris pour défendre la mémoire. 

Jordan Bardella écoute un officier israélien lors d’une visite à un mémorial pour les victimes et les otages des attaques du Hamas de 2023, près du kibboutz Re'im dans le sud d’Israël, le mercredi 26 mars 2025.   PHOTO JACK GUEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS   

         


ZEIT : Vous n’avez pas seulement cité le terme “machine à laver”, vous l’avez utilisé. 

Boehm : C’est exact. Je faisais référence à un article qui argumentait que Yad Vashem pourrait devenir une machine à laver pour la politique historique de l’extrême droite - et je soulignais que ce processus était en cours depuis longtemps. Déjà à l’époque, des nationalistes populistes comme Viktor Orbán, Matteo Salvini et Sebastian Kurz - pour n’en citer que quelques-uns – avaient été officiellement invités au Mémorial. Celui-ci est dirigé par un homme qui était auparavant à la tête du mouvement des colons israéliens [Dani Dayan]. Depuis, d’autres choses se sont passées : le ministre israélien officiellement chargé de la lutte contre l’antisémitisme [Amichai Chikli] coopère désormais ouvertement avec des alliés européens comme Marine Le Pen et le parti d’extrême droite espagnol Vox. Il y a une certaine ironie dans le fait que ceux-là même qui représentent un gouvernement qui veut lutter contre l’antisémitisme avec Le Pen tentent de construire un scandale à partir du mot machine à laver. Mais au lieu de nous en indigner, nous devrions nous demander : que pouvons-nous faire pour lutter pour la mémoire ? Pour Yad Vashem ? 

ZEIT : Et quelle est votre réponse ? 

Boehm : J’ai accepté l’invitation à Buchenwald parce que la mémoire doit être protégée - pour formuler un contre-projet responsable au milieu de ce contexte politique difficilement supportable. Un projet issu de la tradition juive et de l’esprit des Lumières. Et j’ai amené mon fils de dix ans de New York pour lui parler de l’extermination de sa famille pendant l’Holocauste. Et mon père d’Israël, qui a perdu ses grands-parents à Theresienstadt et Auschwitz - et qui a grandi avec une mère qui a pu s’échapper in extremis en 1939. 

ZEIT : Le mémorial et son directeur Jens-Christian Wagner n’auraient-ils pas dû alors insister pour maintenir votre discours, même contre la pression d’Israël ? 

Boehm : Il y a pressions et pressions. Jens-Christian Wagner a fait ce qui était en son pouvoir. Je le respecte pour son travail et son intégrité et je me réjouis de poursuivre notre collaboration. 

ZEIT : Dans votre discours, publié en allemand par la Süddeutsche Zeitung [et en anglais par Haaretz, NdT], vous appelez à un changement dans la culture de la mémoire. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ? 

Boehm : En fait, j’appelle à s’en tenir à ce qui était autrefois sa promesse centrale. La difficulté réside dans une tension fondamentale. Le droit international né après la guerre repose sur une promesse universaliste : que tous les êtres humains méritent la même protection - née de la reconnaissance historique que l’homme est capable de destruction radicale. Mais en même temps, il est aussi l’expression de la mémoire : l’Holocauste a joué un rôle central dans la prise de conscience par la communauté internationale de cette capacité de destruction. En ce sens, le droit international exprime, même si ce n’est qu’implicitement, un attachement particulier à l’histoire juive et donc à la souveraineté juive. Cette tension a conduit à ce que les institutions fondées sur l’universalisme échouent précisément à protéger les Palestiniens. C’est une mauvaise chose pour les Palestiniens, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais au vu des destructions que nous observons aujourd’hui, cela fait aussi croire à beaucoup que le droit lui-même - en tant qu’expression de cette mémoire occidentale - n’est plus un droit, mais une idéologie. 

« Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit »

ZEIT : Vous parlez de la critique postcoloniale, c’est-à-dire de l’affirmation selon laquelle le souvenir de l’Holocauste est utilisé pour supprimer d’autres souvenirs. Par exemple celle de la Nakba, l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël ? 

Boehm : Oui. Mais soyons clairs, puisqu’il y a tant de manipulations en jeu : personne de sain d’esprit ne peut sérieusement croire que l’on puisse en déduire l’équivalence de la Nakba et de l’Holocauste. La tâche consiste à montrer que ce droit peut être pris au sérieux en tant que droit, malgré son contexte historique. Et si nous ne le faisons pas, nous ne rendrons pas justice à la mémoire de la Shoah. En d’autres termes, pour rendre justice à la mémoire des contextes historiques insupportables, nous devons respecter le fait que le droit s’applique indépendamment de ceux-ci. Pour les partisans d’un nouveau réalisme, il est commode de présenter cette tentative comme un “radicalisme moral”. 

ZEIT : Dans le débat sur le nettoyage ethnique et un éventuel génocide dans la guerre de Gaza, vous avez récemment mis en garde contre l’utilisation de catégories comme “génocide” ou “crimes contre l’humanité” comme armes idéologiques. 

Boehm : Je constate avec inquiétude que les deux camps placent souvent l’idéologique au-dessus du juridique. D’un côté, il y a des voix qui utilisent le terme de génocide pour diaboliser le sionisme en lui-même et délégitimer ainsi toute idée d’autodétermination juive. Ce sont précisément ceux qui, comme moi, aspirent à la paix dans une confédération, qui doivent s’opposer fermement à cela. 

ZEIT : Et l’autre partie ? 

Boehm : L’autre partie considère qu’un État de survivants de l’Holocauste est par définition immunisé contre de telles accusations. Ces deux attitudes ne sont pas seulement fausses, elles sont dangereuses. Car elles déshumanisent - chacune à sa manière. Présenter le sionisme en bloc comme génocidaire, c’est déshumaniser les Israéliens. Si l’on exonère d’emblée Israël de toute culpabilité, on prive les Palestiniens de la réalité juridique dans laquelle leur souffrance devient visible et justiciable. 

ZEIT : Vous insistez sur l’intégrité du droit, mais c’est justement ce droit qui s’érode de plus en plus. La Hongrie vient de se retirer de la Cour pénale internationale. Orbán reçoit Netanyahou alors qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre ce dernier. 

Boehm : Le fait que les autocrates ignorent le droit n’est pas un argument contre le droit. C’est un argument pour le renforcer. 

ZEIT : Le chef de la CDU Friedrich Merz prévoit apparemment lui aussi d’inviter Netanyahou en Allemagne. 

Boehm : J’espère qu’il s’agit d’un dérapage. Et non pas l’influence des doctrines néoréalistes que nous observons désormais. 

ZEIT : Mais si Netanyahou venait effectivement, celle-ci devrait-elle l’arrêter ? 

Boehm : Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit. 

ZEIT : Et pourtant, ce droit ressemble aujourd’hui à un tigre édenté. 

Boehm : Je partage cette inquiétude, mais pas entièrement. Les dernières années n’ont pas seulement montré l’échec du droit, mais aussi sa force. C’est précisément pour cela que je dis : regardez Buchenwald. Le droit n’a pas de force propre. Il ne vit que grâce à ceux qui le défendent. Les poiliticien·nes, les États, les personnes - tous doivent comprendre qu’il est dans leur propre intérêt de renforcer le droit. Et c’est aussi la réponse au néoréalisme : l’ordre mondial libéral n’était pas un projet moral de naïfs. Il était le résultat d’un processus d’apprentissage pratique et douloureux, que beaucoup semblent maintenant oublier. 

ZEIT : De nombreux scientifiques usaméricains envisagent actuellement d’émigrer en Europe. 

Boehm : Et ce pour une raison simple : parce que l’Europe offre encore une alternative aux développements aux USA. Pour l’instant. Mais si l’Europe devient un simple reflet, elle perdra précisément ce rôle. 

ZEIT : Vous enseignez à New York. Pensez-vous vous-même à partir ? 

Boehm : Bien sûr. Nous ressentons la pression d’un gouvernement qui méprise de plus en plus l’État de droit. Cela est désormais directement visible dans les universités usaméricaines. Et nous voyons à quelle vitesse la situation peut se dégrader. Mais c’est justement pour cela qu’il est important de rester. Le point où il est trop tard n’est pas encore atteint. Ça vaut encore la peine de se battre pour ces valeurs. 


OMRI BOEHM
L’ambassade d’Israël a annulé mon discours à Buchenwald. En tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, voici ce que je voulais dire

“Plus jamais ça” peut se décliner de deux manières : « Plus jamais ça » tout court ou « Plus jamais ça pour nous, les Juifs », que ce soit pendant l’Holocauste ou le 7 octobre. Il est temps de laisser tomber cette distinction

Omri Boehm, Haaretz, 10/4/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le texte qui suit fait partie d’un discours que le philosophe israélien Omri Boehm était censé prononcer à Weimar, en Allemagne, à l’occasion de la commémoration officielle des 80 ans de la libération de Buchenwald.
Sous pression de l’ambassade d’Israël à Berlin, le Mémorial de Buchenwald a retiré son invitation de Boehm, invoquant la volonté d’éviter que les survivants de l’Holocauste ne soient entraînés par l’ambassade dans un débat politique.
L’intervention de Boehm, lui-même petit-fils de survivants de l’Holocauste, sera « reportée à une date ultérieure »*. Boehm lui-même a déclaré qu’il était important « de laisser la cérémonie se dérouler en accordant l’attention qu’elle mérite aux survivants et à l’importance du lieu ».-Haaretz

*C’est désormais une tradition allemande : les annulations sous pression israélienne sont qualifiées de « reports » (aux calendes grecques), comme ce fut le cas pour l’annulation de la remise du prix de littérature à l’écrivaine Adania Shibli à Francfort le 20 octobre 2023 [NdT]

Yosef Hayim Yerushalmi, le grand historien de la mémoire juive, a terminé son ouvrage, “Zakhor” (Souviens-toi), par une question : « Et si l’antonyme de l’oubli n’était pas le souvenir, mais la justice ? » Yerushalmi lui-même n’a jamais répondu à cette question, mais elle nous incite à réfléchir à l’importance et à l’autorité de la mémoire dans un contexte où il est difficile de la conserver intacte.
Selon Yerushalmi, la tradition juive fait une distinction entre l’histoire et la mémoire. Alors que l’histoire est écrite à la troisième personne et prétend être factuelle, la mémoire ne peut être racontée qu’à la première personne, au singulier ou au pluriel, nous appelant ainsi à l’action.
C’est là que réside la différence la plus profonde entre l’histoire et la mémoire : alors que l’histoire concerne véritablement le passé, la mémoire est axée sur l’avenir. Il est possible de se souvenir tout en oubliant, et le contraire de l’oubli n’est pas de connaître le passé, mais de rester engagé dans le devoir qu’il exige de nous.
Cela permet de résoudre une contradiction apparente au cœur de la vie culturelle juive. D’une part, le judaïsme est occupé par la mémoire. D’autre part, il s’agit d’une tradition prophétique, intéressée par l’avenir, axée sur un idéal utopique. La tension est artificielle : lorsque les prophètes nous enjoignent zakhor !, ils rappellent que rendre justice à l’avenir, c’est en fait rendre justice au passé.
Mais cette position ne peut être qu’un premier pas. Car l’idéal que les prophètes nous ont enseigné n’est pas tout à fait la justice. Hermann Cohen l’a exprimé avec force en expliquant que la paix, et non la justice, est pour les Juifs ce que l’harmonie était pour les Grecs : le parfait, ou l’ensemble. Shalem, le mot hébreu qui signifie entier, est à l’origine de shalom, la paix. Se pourrait-il que le contraire de l’oubli ne soit ni le souvenir ni la justice, mais la paix ? 
Cohen associe les prophètes bibliques à Kant, en particulier à l’idéal des Lumières qu’il a envisagé dans “La paix perpétuelle”. Contre la doctrine “réaliste” d’Héraclite, selon laquelle “Polemos [la guerre] est le père de toutes choses”, Kant et les prophètes bibliques proposent une alternative : non pas la prétendue réalité et nécessité de la guerre, mais l’idéal de la paix en tant qu’origine de la vie et du droit humains. Kant savait bien que notre réalité violente est loin d’être utopique. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : il observe qu’au milieu de réalités “barbares”, nous devons nous soumettre à des lois qui préservent la possibilité de la paix. Sinon, nous glisserions vers la destruction totale par des “guerres d’extermination”.
Lorsque nous nous souvenons aujourd’hui de l’horrible histoire de Buchenwald, que nous regardons les images insoutenables prises lors de la libération du camp, que nous fixons les yeux des survivants de l’Holocauste qui sont encore parmi nous, je ne peux m’empêcher de penser à cette mise en garde kantienne. Peut-on lutter contre l’oubli tout en restant fidèle à l’idéal de paix ?
Car il est clair qu’il existe d’autres traditions de mémoire ; l’une d’entre elles est devenue trop familière ces derniers temps : « Souvenez-vous [zakhor] de ce qui vous a été fait par Amalek », en référence à l’ennemi biblique des Hébreux, et « éradiquez sa semence ».
Ces deux traditions, celle de la recherche de la paix et celle de l’éradication d’Amalek, nous sont ouvertes. Laquelle choisirons-nous ? Et quelles en seront les conséquences ?
À l’époque de Kant, la “paix perpétuelle” semblait totalement utopique. Pourtant, ses principes sous-jacents ont été intégrés dans le droit international, en grande partie en réponse aux images et aux récits provenant des camps de concentration, comme Buchenwald. En effet, dans les photographies qui provenaient de Buchenwald, mais aussi d'Auschwitz, de Treblinka, de Bergen-Belsen et de tant d'autres lieux, l'humanité se regardait dans le miroir et découvrait qu'elle n'avait pas seulement été impliquée dans une guerre déchaînée et un génocide. L'antisémitisme fanatique qui avait conduit l'Allemagne nazie à tenter d'exterminer systématiquement les Juifs était aussi une attaque contre l'idée même de dignité humaine.
Pour la première fois, le devoir de protéger la dignité humaine a été inscrit dans les constitutions des États et les conventions internationales. À partir des horreurs vécues dans des lieux comme Buchenwald, ce qui avait été considéré comme une utopie s’est transformé en un processus réel : la tentative de protéger tous les êtres humains, non seulement en tant que citoyens, par leurs États, mais aussi contre leurs États, et surtout s’ils ne sont pas citoyens du tout. Par cette transformation, l’humanité a refusé que la guerre reste “le père de toutes choses” et qu’elle ne soit plus jamais inscrite dans l’existence humaine. C’était l’engagement le plus profond pour l’avenir à travers le devoir envers le passé, en dérivant les lois des idéaux de dignité et de paix.
On dit que le " plus jamais ça" a deux formulations : la première est “plus jamais ça” et la seconde, compte tenu de l’antisémitisme génocidaire qui a culminé dans la Solution finale, “plus jamais ça pour nous”. Le moment est venu de mettre de côté cette distinction. 
“Plus jamais ça” n’est valable que dans sa formulation universelle, entre autres parce que ce n’est que sous cette forme qu’il peut rendre justice à sa formulation particulière. Un monde dans lequel une répétition de Buchenwald est possible n’importe où est un monde dans lequel elle est possible partout, y compris contre les Juifs. Seule une communauté internationale qui s’engage à éradiquer la possibilité d’une violence illimitée par le biais de la loi est une communauté qui lutte pour garantir que les mêmes crimes ne se reproduiront pas.
Ces jours-ci, certains évoquent le massacre brutal du 7 octobre et disent : “Plus jamais ça !”, tandis que d’autres regardent la destruction systématique de Gaza, la famine, en disant la même chose. Si l’une ou l’autre de ces affirmations se veut une comparaison avec l’Holocauste, elles sont toutes deux trompeuses. Pourtant, les deux déclarations contiennent un noyau de vérité, exposant l’incapacité à empêcher la déshumanisation complète des sociétés. Pire : toutes deux révèlent une communauté internationale divisée par ses alliances, mais unie dans sa volonté de tolérer, et souvent de justifier, des crimes déshumanisants et de compromettre la possibilité de la paix.
Alors que nous célébrons la libération de Buchenwald, le monde entre dans une nouvelle ère. Les USA tournent le dos à leurs alliés libéraux européens, à l’État de droit et aux institutions internationales démocratiques.. Poutine mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et l’Union européenne devra apprendre à se protéger de manière indépendante. Pendant ce temps, les nationalpopulistes ethniques se développent, bénéficiant d’un réseau d’alliances aux USA et ailleurs.
Ces nationalistes ne sont pas les plus dangereux lorsqu’ils prétendent renier leurs origines fascistes et antisémites, mais lorsqu’ils prétendent être ceux qui combattent l’antisémitisme et rendent justice au passé.
Mettons en garde contre eux avec force, mais entretemps n’oublions pas de nous remettre en question nous-mêmes, de nous assurer que nous restons une véritable alternative. Une alternative qui s’appuie sur l’engagement en faveur de l’État de droit et du droit international. Celle qui comprend encore que, si nous ne restions pas fidèles à un idéal de dignité et de paix, leur remplacement par la doctrine de la guerre comme “père” de tout nous ferait rapidement passer du “plus jamais ça” au “ à nouveau ça”. Pour s’opposer à ce glissement, il faut connaître l’histoire de Buchenwald et s’en souvenir. Mais cela ne suffit pas. Nous devons également veiller à ne jamais oublier.

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