Par Andrea Brazzoduro,
Zapruder,
7/5/2021
Traduit par Fausto
Giudice
Vu le caractère
obscène des réactions qui ont accompagné l'indigne rafle de réfugiés italiens à
Paris, le 28 avril 2021, nous avons demandé à Enzo Traverso – l'un des
principaux historiens du monde contemporain -de raisonner ensemble sur la « saison
conflictuelle » entre histoire, mémoire, politique et justice. Parmi ces termes,
la statue du commandeur est en fait l'histoire, c'est-à-dire le travail de
compréhension des événements du passé. Comment l'arrestation d'une poignée
d'hommes et de femmes aux cheveux blancs devrait-elle permettre à l'Italie de « faire
les comptes avec l'Histoire » – quand ce n’est pas carrément avec le XXème
siècle – comme ils l'ont écrit certains ? D'une part, ces ex-militants politiques
sont traités comme des criminels de droit commun, selon les diktats d'une
idéologie présentiste des plus frustes et incultes. D’autre part on convoque
(abusivement) toute la panoplie des memory studies pour imposer un récit du
traumatisme, fondé sur le paradigme victimaire. Sur quoi se base l’affirmation
que, dans la société italienne, il y aurait une plaie ouverte à l'égard des
années 70 ? Comme en France pour l'occupation de l'Algérie, il semble plutôt
que l’on ait à faire à une utilisation politique explicite de l'histoire, qui
n'a rien à voir avec les processus sociaux réels d’élaboration mémorielle.
Autour de ces
thèmes, à partir de la « rafle
parisienne », nous avons interviewé Enzo Traverso pour essayer d'aller au-delà
du monologue collectif qui fait rage dans le débat public.
Des femmes et des
hommes aux cheveux gris, entre 60 et 78 ans, transférés en menottes, à l'aube,
dans les chambres de sécurité de l'anti-terrorisme. « Ombres rouges »
est le nom choisi pour la rafle où, le 28 avril, 2021, ont été arrêtés 7 anciens
militants de la gauche révolutionnaire réfugiés en France depuis des années, et
accusés par la justice italienne d'une série de crimes qui vont de
l'association subversive au meurtre commis, selon l’accusation, entre 1972 et
1982. S’agit-il d’« en finir avec la XXème Siècle », comme
l’écrit le quotidien Repubblica ?
Le XXème
Siècle a fini dans le lointain 1989, lorsque le mur de Berlin est tombé et que
la Guerre froide s'est achevée. Depuis, le monde a changé, et avec lui de
l'Italie, qui n'est pas plus celle d’il y a 32 ans. À bien des égards, c'est
encore pire : ce que les médias définissent généralement comme la “deuxième” et
la “troisième” république nous fait regretter la première, créée par des hommes
et des femmes qui ont combattu le fascisme et ont créé un nouveau pays.
L'héritage du XXème siècle, toutefois, reste écrasant, et beaucoup
de maux structurels continuent de peser sur notre pays. Il suffit de penser de
la mafia, à la question du Midi, au racisme, et à la corruption. Certains se
sont aggravés, comme le chômage des jeunes et le racisme post-colonial,
beaucoup plus fort depuis que le pays est devenu une terre d'immigration. Au
cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l'Italie est entrée
dans la part la plus riche du monde occidental; depuis une trentaine d’années
trente ans, elle s’en éloigne : elle connaît un constant déclin démographique,
mais ne veut pas intégrer les immigrés, en leur refusant la citoyenneté, même à
ceux de la deuxième génération; son élite vieillit, mais les jeunes restent
exclus, et la péninsule connaît une diaspora intellectuelle impressionnante,
similaire à celle des pays du Sud; les élites économiques se sont
considérablement enrichies, sans produire de développement. Repubblica est
l'un des miroirs les plus fidèles, car c’est désormais le PDG de Fiat qui
annonce publiquement la nomination des directeurs de ce quotidien. « En
finir avec le XXème Siècle », ce serait affronter ce nœud de problèmes.
Pour Repubblica, il semble plutôt que ce soit le sens de l'extradition
de Marina Petrella, Giorgio Pietrostefani et quelques autres réfugiés.