Plus les jours passent, plus
Israël avance dans sa campagne d’extermination, plus il s’isole du reste du
monde, plus je comprends que le pogrom du 7 octobre*,
bien qu’étant, comme un pogrom ne peut que l’être, une action atroce moralement
inacceptable, a été un acte politique capable de changer la direction du
processus historique. La conséquence immédiate de cet acte a été le
déclenchement d’un véritable génocide contre la population de Gaza, mais le
génocide se poursuivait de manière rampante depuis 75 ans, dans les territoires
occupés, au Liban, en Syrie.
Mais à moyen terme, je crois que
l’État colonialiste d’Israël, de plus en plus ouvertement nazi dans son
fonctionnement, ne survivra pas longtemps.
Lorsque le contexte est
profondément immoral, l’action ne peut être éthiquement acceptable pour être
efficace. C’est l’horreur de l’histoire, à laquelle nous ne pouvons échapper qu’en
désertant l’histoire.
L’occupation de la terre
palestinienne par un avant-poste de l’impérialisme occidental appelé Israël est
une condition d’immoralité absolue. Dans ce contexte, aucune action efficace n’est
possible si ce n’est immorale.
Je pense que nous nous rendrons
bientôt compte qu’Israël n’a rien à voir avec l’histoire du monde juif, qu’il
en est même la négation. C’est pourquoi le spectacle génocidaire provoqué par
le pogrom du 7 octobre a enclenché une dynamique destinée à faire s’écrouler l’État
colonialiste.
La majorité des citoyens de cet
État soutient le génocide, cent mille colons ont été armés par l’État colonial
pour continuer à étendre l’occupation et l’extermination dans les territoires,
et Israël jouit d’une supériorité techno-militaire incontestable.
Néanmoins, la dynamique qui se
développe actuellement crée une condition de guerre totale que l’État israélien
ne pourra pas soutenir longtemps.
Pour expliquer ce que je veux
dire, je cède la parole à celui qui est probablement l’un des plus grands
écrivains juifs du XXe siècle, Amos Oz, qui explique d’abord quelle
contribution la culture juive a apportée au monde.
« Mon oncle était un
Européen conscient à une époque où personne en Europe ne se sentait européen, à
part les membres de ma famille et d’autres Juifs comme eux. Tous les autres
étaient des patriotes panslaves, pangermaniques ou simplement lituaniens,
bulgares, irlandais ou slovaques. Dans les années 1920 et 1930, les seuls
Européens étaient les Juifs. Mon père avait l’habitude de dire : en
Tchécoslovaquie, il y a trois nationalités, les Tchèques, les Slovaques et les
Tchécoslovaques, c’est-à-dire les Juifs. En Yougoslavie, il y a les Serbes, les
Croates, les Slovènes et les Monténégrins, mais une poignée de Yougoslaves y
vivent aussi, et même avec Staline, il y a les Russes, les Ukrainiens, les
Ouzbeks, les Tchétchènes et les Cathares, mais parmi eux, vivent aussi nos
frères, membres du peuple soviétique... Aujourd’hui, l’Europe est complètement
différente, elle est pleine d’Européens, d’un mur à l’autre. D’ailleurs, l’écriture
sur les murs a également changé du tout au tout : lorsque mon père était enfant
à Vilna [Vilno/Vilnius], il était écrit sur tous les murs d’Europe : « Juifs,
rentrez chez vous, en Palestine ». Cinquante ans ont passé et mon père est
revenu pour un voyage en Europe où les murs lui criaient : « Juifs, sortez
de Palestine ». (Une histoire d’amour et de ténèbres, version
italienne, Feltrinelli, 2004, 86-87).
La culture juive est le fondement
de l’universalisme rationaliste, du droit et même de l’internationalisme
ouvrier. Lorsque le nationalisme européen, surtout allemand et polonais, mais
aussi français et italien, s’est déchaîné contre le corps étranger qu’était la
culture universaliste et internationaliste des Juifs, de nombreux Juifs
européens ont dû fuir l’Europe pour se réfugier en Palestine, dans les années
où le rêve sioniste semblait pouvoir se réaliser dans des conditions
pacifiques. Parmi eux, les parents de l’écrivain.
« Bien sûr, nous savions à
quel point la vie était dure en Israël : nous savions qu’il faisait très chaud,
qu’il y avait des déserts et des marécages, du chômage et des Arabes pauvres
dans les villages, mais nous voyions sur la grande carte accrochée dans la
salle de classe qu’il n’y avait pas beaucoup d’Arabes sur la terre d’Israël,
peut-être en tout un demi-million à l’époque, certainement moins d’un million,
et nous étions certains qu’il y avait assez de place pour quelques millions de
Juifs, que les Arabes seraient probablement excités contre nous comme les
petites gens en Pologne, mais on pouvait leur expliquer qu’ils ne pourraient
que bénéficier de nous, économiquement, sanitairement, culturellement et pour
tout le reste. Nous pensions qu’en peu de temps - quelques années seulement -
les Juifs seraient majoritaires en Israël - et que nous montrerions alors au
monde entier comment se comporter de manière exemplaire avec une minorité. C’est
ce que nous aurions fait avec les Arabes : nous, qui avions toujours été une
minorité opprimée, aurions traité notre minorité arabe avec honnêteté et
justice, avec générosité, et nous aurions construit la patrie ensemble, nous
aurions tout partagé avec eux, et nous n’en aurions absolument jamais fait des
chats. Quel beau rêve ! » (page 240)
C’était le rêve d’une époque où
existait une conscience solidaire, égalitaire et internationaliste. Mais la
construction de l’État d’Israël contredit complètement cette aspiration, comme
Hanna Arendt s’en est rendue compte dès la fin des années 1940 lorsqu’elle a
déclaré que le projet de création d’un État sioniste était « un coup
mortel porté aux groupes juifs de Palestine qui ont inlassablement plaidé pour
la nécessité d’une compréhension entre Arabes et Juifs ».
Après l’Holocauste, après avoir
assassiné six millions de Juifs, les peuples européens ont semblé satisfaits
lorsque les Juifs ont décidé de partir vers un territoire contrôlé par les
Britanniques.
« On peut peut-être se
consoler en se disant que si les Arabes ne veulent pas de nous ici, les peuples
d’Europe, eux, n’ont pas la moindre envie de nous voir revenir pour repeupler l’Europe.
Et le pouvoir des Européens est de toute façon plus fort que celui des Arabes,
si bien qu’il y a une certaine probabilité qu’ils nous laissent ici de toute
façon, qu’ils forcent les Arabes à digérer ce que ‘l’Europe essaie de vomir’ »
(402).
Les Européens ont vomi la communauté
juive, dit Amos Oz, ils ont d’abord exterminé puis expulsé ce qui était
pourtant la communauté la plus profondément européenne, parce qu’elle incarnait
de la manière la plus accomplie les valeurs des Lumières, du rationalisme et du
droit, alors que le nationalisme prévalait en Europe. C’est précisément parce
que les Juifs n’avaient aucune relation ancestrale avec la terre européenne que
leur européanisme était fondé sur la raison et le droit, et non sur l’identité
ethnique.
Le sionisme est donc une trahison
de la vocation universaliste de la culture juive moderne. Mais pas seulement :
le sionisme était aussi l’identification des victimes avec le bourreau nazi, la
tentative d’affirmer la nation juive (horrible oxymore) par les mêmes moyens
que ceux par lesquels la nation germanique (et européenne) avait exterminé la
communauté non nationale des Juifs.
Cet enchevêtrement a maintenant -
je crois - atteint son point de crise final. Il se peut que la conjoncture à
venir soit encore plus tragique que ce que nous avons vu jusqu’à présent. Mais
l’État d’Israël, instrument de la domination euro-usaméricaine sur le
Moyen-Orient (et sur le pétrole), ne manquera pas d’exploser bientôt.
NdT
*Qualifier l’opération Toufan Al
Aqsa de « pogrom » me semble relever du non-sens et même du contresens,
concession de l’auteur à la doxa occidentale dominante, qui ne fait qu’amplifier
la hasbara israélienne. Rappelons que pogrom (« dévastation »
en russe) a désigné les émeutes contre des quartiers et des établissements
juifs dans l’ancien Empire russe et en Roumanie, entre 1880 et 1920, au cours
desquelles une populace, tolérée, encouragée et même encadrée par des milices
paramilitaires (les « Cent-Noirs ») et/ou par la police secrète (l’Okhrana),
se déchaînait contre les minorités juives désarmées. Le 7 octobre 2023 a, en
revanche, vu une force militaire régulière (dotée d’un commandement, d’uniformes
et de règles d’engagement) venue d’un territoire soumis à un siège militaire
depuis 17 ans attaquer des bases militaires et des kibboutz paramilitaires
hébergeant des hommes et des femmes armé·es chargé·es de surveille ce
territoire. Il appartiendra à la justice internationale de déterminer si les
dommages collatéraux de cette opération relèvent de crimes de guerre, à défaut
d’être des « pogroms », une catégorie qui n’a aucune définition
juridique. On peut en revanche parler de pogroms pour qualifier certaines
attaques de colons juifs armés contre des habitants palestiniens désarmés en
Cisjordanie, par exemple à Huwara en février 2023. [FG]
Les représentants du gouvernement suédois
qualifient les protestataires d’antidémocratiques, d’incivilisés et de
destructeurs. C’est un geste que de nombreux historiens et politologues
reconnaissent comme une étape dans l’évolution vers le fascisme, écrivent
cinquante enseignant·es et chercheur·ses de l’université de Lund.
Lorsque le Premier ministre Ulf Kristersson a
récemment visité le Studentafton [Soirée étudiante, un forum de débat géré par
des étudiants et universitaires, NdT] à Lund, les étudiants se sont levés en
signe de protestation, écrivent les auteurs. Photo : Johan Nilsson/TT
« Quand Kristersson veut soutenir le génocide
de Netanyahou, nous descendons dans la rue - ce ne sont pas nos mots ».
Cette phrase a résonné entre les maisons lors des manifestations organisées en
Scanie et dans le reste de la Suède au cours des derniers mois. Elle exprime la
nécessité de protester contre le soutien du gouvernement suédois à la vision
politique d’un premier ministre d’extrême droite qui, selon nous, consiste à
expulser un peuple.
Jour après jour depuis six mois, les images de
corps mutilés, de cadavres, de corps humiliés, de villes bombardées, d’hommes,
de femmes et d’enfants terrifiés et affamés sont diffusées dans les médias. Que
faut-il faire ? Quelle est l’attitude à adopter lorsque le gouvernement
soutient ce que nous considérons comme un génocide en cours ?
Lors de la récente visite de M. Kristersson au
Studentafton de Lund, les étudiants se sont levés en signe de protestation. Le présentateur
a crié : « 33 000 personnes ont été assassinées à Gaza. 13 000 enfants ont
été tués dans le génocide israélien, que toi, Ulf Kristersson, et ton
gouvernement avez soutenu jusqu’au bout. Vous avez aidé Israël à affamer la
population de Gaza. Vous êtes complices d’un génocide. 33 000 vies sur vos
consciences ».
En réponse, M. Kristersson a exprimé son point de
vue sur la manière de mener un dialogue démocratique. Nous ne devrions pas nous
interrompre les uns les autres, a-t-il expliqué. Nous ne devrions pas avoir un « parlement
de la rue ». Rasmus Törnblom, chef de file local du parti modéré à Lund, a
déclaré que « l’on devrait s’interroger sur les opinions démocratiques de
ceux qui choisissent de saboter la liberté d’expression et le dialogue
démocratique de cette manière ».
Ebba Busch en tenue de combat (un T-shirt de l’armée israélienne)
Lorsqu’Ebba Busch [présidente des Chrétiens-démocrates,
vice-Première ministre et ministre de l’Industrie, des Entreprises et de
l’Énergie, NdT] a pris la parole à
Göteborg le 10 avril, le public a crié « Du sang, du sang, du sang sur tes
mains » pour protester contre le soutien du gouvernement à Israël. La
réponse d’Ebba Busch était également axée sur la destruction : « Nous
constatons qu’il y a encore quelques personnes qui ne veulent pas parler, qui
ne veulent pas exiger des responsabilités, mais qui veulent simplement détruire ».
Les représentants du gouvernement qualifient les
manifestants d’antidémocratiques, d’incivilisés et de destructeurs. C’est une
démarche que de nombreux historiens et politologues reconnaissent comme un pas
vers le fascisme. Ce n’est que récemment que le mouvement suédois de soutien à la Palestine
a commencéà utiliser la tactique consistant à interrompre les discours
publics des politicien·nes Auparavant, il avait lancé des pétitions, rédigé des articles et organisé des manifestations, des
discussions et des débats. Le gouvernement a persisté dans sa position. Il faut
donc trouver d’autres moyens de protester.
Lorsque les politicien·nes prétendent avoir des « conversations »
avec les citoyen·nes, il est important d’analyser le rapport de forces. Il
n’est pas possible de comparer la tribune dont disposent les politicien·nes
pour s’exprimer avec les possibilités qu’ont les étudiant·es de se faire entendre.
Les politicien·nes qui décrivent la relation comme égale font preuve soit d’une
naïveté effrayante soit d’une tromperie délibérée. Les écoliers suédois
apprennent que la désobéissance civile renforce la démocratie. C’est un écran
de fumée que de qualifier d’antidémocratique le type d’engagement dont font
preuve les étudiants.
L’ordre social que le gouvernement veut créer
menace la démocratie au lieu de la nourrir. Les philosophes politiques, dans
différents contextes historiques, ont depuis longtemps mis en garde contre ce
phénomène. La démocratie suédoise, tant appréciée, est devenue une tradition
stagnante plutôt que le processus dynamique qu’elle devrait être, un processus
qui exige un engagement constant et une adaptation au présent.
L’attitude dominante consiste à considérer la
démocratie comme un système automatique et éternel où la participation des
citoyens se limite aux droits et devoirs politiques fondamentaux, tels que le
vote et l’obéissance aux lois. Dans le même temps, les décisions
gouvernementales sont influencées par les entreprises, l’inégalité des revenus
s’accroît, les systèmes de protection sociale se détériorent et la classe
moyenne semble indifférente.
L’un des principaux enjeux de l’éducation, et en
particulier de l’enseignement universitaire, est de préparer les étudiant·es à
devenir des citoyen·nes actif·ves dans une démocratie. Cela
signifie que les universités du pays doivent enseigner des perspectives et des
valeurs différentes et encourager les étudiants à imaginer et lutter pour un
avenir plus équitable et plus juste. Pour les étudiants impliqués dans des
mouvements sociaux, l’engagement politique peut servir de forme d’éducation
informelle, importante pour contrer les politiques sociales néolibérales axées sur
le marché.
Une éducation centrée sur la participation
démocratique est nécessaire pour préparer les étudiant·es à faire face aux
défis contemporains. Dans les universités suédoises, des étudiant·es ont été
empêché·es de manifester – à diverses occasions - et de montrer leur solidarité
avec la Palestine de diverses manières. Cette situation est préoccupante alors
que c’est précisément l’action politique qui brille par son absence, à tous les
niveaux de la société.
L’activisme, la mobilisation et la résistance des
étudiants témoignent d’une aspiration pleine d’espoir à une forme plus profonde
de démocratie. Les gens peuvent apprendre des pratiques démocratiques
importantes, telles que la communication, la coopération, le dialogue, la
recherche, l’empathie, la solidarité, la transparence et l’action collective.
En luttant collectivement contre l’injustice et en créant les conditions de la
prospérité, les habitudes nécessaires à la survie d’une démocratie peuvent se
former.
Nous tenons à remercier tou·tes les étudiant·e qui
s’engagent dans des questions complexes et controversées et qui défendent les
conclusions qu’ils en tirent. Leur travail, leurs paroles et leur courage ont
un impact dans le monde, dans les rues comme dans les salons. On ne saurait
trop insister sur l’importance de cet aspect.
Signataires
1. Emma Eleonorasdotter, docteure en ethnologie 2. Dalia Abdelhady, professeure associée et maître de conférences en sociologie 3. David Bowling, doctorant en histoire des idées et des doctrines 4. Karin Zackari, doctorante en études des droits humains 5. Victor Pressfeldt, doctorant en histoire 6. Shirley Chan, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information 7. Camila Borges, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information 8. Nina Gren, maîtresse de conférences en anthropologie sociale 9. Norma Montessino, professeure associée et maîtresse de conférences en travail social 10. Oliver Scharbrodt, professeur d’islamologie 11. Lina Eklund, docteure en géographie physique 12. Bruno Hamnell, docteur en histoire des idées et des sciences 13. Rola El-Husseini, maîtresse de conférences en sciences politiques 14. Anton Öhman, doctorant en histoire 15. Falastin Salami, docteur en médecine 16. Vasna Ramasar, maîtresse de conférences en géographie humaine 17. Billy Jones, doctorant en ethnologie 18. Diana Mulinari, professeure émérite d’études de genre 19. Hanna Chahin, médecin et doctorante en oncologie pédiatrique moléculaire 20. Phil Dodds, chercheur en musicologie 21. Muriel Côte, maîtresse de conférences en géographie humaine 22. Maria Andrea Nardi, maîtresse de conférences en géographie humaine et en géographie économique 23. Carin Graminius, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information 24. Jennifer Hinton, doctorante en économie durable 25. Simon Halberg, doctorant en ethnologie 26. Signe Leth Gammelgaard, doctorante en études littéraires 27. Daisy Charlesworth, doctorante en géographie humaine 28. Karin Jedeberg, doctorante en histoire 29. Emma Shachat, doctorante en histoire de l’art 30. Melissa García-Lamarca, maîtresse de conférences en sciences du développement durable 31. Cecilia Andersson, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information 32. Barbara Magahães Teixeira, doctorante en sciences politiques 33. Aaron James Goldman, chercheur en philosophie de la religion 34. Thomas Olsson, professeur assistant en musicologie 35. Juan Samper, doctorant en sciences du développement durable 36. Anna Pardo, psychologue et professeure adjointe de psychologie 37. Josefine Löndorf Sarkez-Knudsen, doctorante en ethnologie 38. Cansu Bostan, chercheuse en sociologie du droit 39. Alexandra Nikoleris, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques 40. Caroline Karlsson, doctorante en sciences politiques 41. Alma Aspeborg, doctorante en ethnologie 42. Andreas Malm, maître de conférences en écologie humaine 43. Kristin Linderoth, chercheuse en histoire 44. Mikael Mery Karlsson, doctorant en études de genre 45. Maja Sager, maîtresse de conférences en études de genre 46. Anna Lundberg, professeure de sociologie du droit 47. Hebatalla Taha, maîtresse de conférences en sciences politiques 48. Cristina Gratorp, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques 49. Pinar Dinç, maîtresse de conférences en sciences politiques 50. Neserin Ali, docteure en médecine
Ci-dessous la transcription d’un
discours prononcé lors du Séder d’urgence
dans les rues de New York, organisé par les Voix juives pour la paix le 23
avril 2024, qui a vu l'arrestation de centaines de personnes
En cette Pâque, nous n’avons ni
besoin ni envie de la fausse idole qu’est le sionisme. Nous voulons être
libérés du projet qui commet un génocide en notre nom
J’ai pensé à Moïse et à sa colère
lorsqu’il est descendu de la montagne pour trouver les Israélites en train d’adorer
un veau d’or.
L’écoféministe en moi a toujours
été mal à l’aise avec cette histoire : quel genre de Dieu est jaloux des
animaux ? Quel genre de Dieu veut s’approprier tout le caractère sacré de la
Terre ?
Mais il y a une façon moins
littérale de comprendre cette histoire. Il s’agit de fausses idoles. De la
tendance humaine à adorer ce qui est profane et brillant, à se tourner vers ce
qui est petit et matériel plutôt que vers ce qui est grand et transcendant.
Ce que je veux vous dire ce soir, à
l’occasion de ce Séder révolutionnaire et historique dans les rues, c’est que
trop des nôtres adorent à nouveau une fausse idole. Ils sont enchantés par
cette idole. Ils en sont ivres. Profanés par elle.
Cette fausse idole s’appelle le
sionisme.
C’est une fausse idole qui prend
nos histoires bibliques les plus profondes de justice et d’émancipation de l’esclavage
- l’histoire de la Pâque elle-même - et les transforme en armes brutales de vol
colonial de terres, en feuilles de route pour le nettoyage ethnique et le
génocide.
C’est une fausse idole qui a pris l’idée
transcendante de la terre promise - une métaphore de la libération humaine qui
a voyagé à travers de multiples croyances jusqu’aux quatre coins du monde - et
qui a osé la transformer en un acte de vente pour un ethno-État militariste.
La version sioniste de la
libération est elle-même profane. Dès le départ, elle a exigé l’expulsion
massive des Palestiniens de leurs maisons et de leurs terres ancestrales lors
de la Nakba.
Depuis le début, elle est en guerre
contre les rêves de libération. Lors d’un Séder, il est bon de se rappeler que
cela inclut les rêves de libération et d’autodétermination du peuple égyptien.
Cette fausse idole du sionisme assimile la sécurité israélienne à la dictature
égyptienne et à ses États clients.
Dès le départ, le sionisme a
engendré une liberté hideuse qui considérait les enfants palestiniens non pas
comme des êtres humains, mais comme des menaces démographiques, tout comme le
pharaon du livre de l’Exode craignait la population croissante des Israélites
et ordonnait donc la mort de leurs fils.
Le sionisme nous a amenés à ce
moment de cataclysme et il est temps que nous disions clairement qu’il nous a
toujours menés là.
C’est une fausse idole qui a
conduit beaucoup trop des nôtres sur une voie profondément immorale qui les
amène aujourd’hui à justifier le déchiquetage des commandements fondamentaux :
tu ne tueras pas. Tu ne voleras pas. Tu ne dois pas convoiter.
C’est une fausse idole qui assimile
la liberté juive aux bombes à fragmentation qui tuent et mutilent les enfants
palestiniens.
Le sionisme est une fausse idole
qui a trahi toutes les valeurs juives, y compris la valeur que nous accordons
au questionnement - une pratique ancrée dans le Séder avec ses quatre questions
posées par le plus jeune enfant.
Y compris l’amour que nous avons en
tant que peuple pour les textes et pour l’éducation.
Aujourd’hui, cette fausse idole
justifie le bombardement de toutes les universités de Gaza, la destruction d’innombrables
écoles, d’archives, de presses à imprimer, le meurtre de centaines d’universitaires,
de journalistes, de poètes - c’est ce que les Palestiniens appellent le
scholasticide*, la destruction meurtrière des moyens d’éducation.
Pendant ce temps, dans cette ville,
les universités font appel à la police de New York et se barricadent contre la
grave menace que représentent leurs propres étudiants qui osent leur poser des
questions fondamentales, telles que : comment pouvez-vous prétendre croire en
quoi que ce soit, et surtout pas en nous, alors que vous permettez ce génocide,
que vous y investissez et que vous y collaborez ?
La fausse idole qu’est le sionisme
a été autorisée à se développer sans contrôle pendant bien trop longtemps.
Alors ce soir, nous disons : ça s’arrête
ici.
Notre judaïsme ne peut être contenu
par un État ethnique, car notre judaïsme est internationaliste par nature.
Notre judaïsme ne peut être protégé
par l’armée déchaînée de cet État, car cette armée ne fait que semer le chagrin
et récolter la haine - y compris contre nous en tant que juifs.
Notre judaïsme n’est pas menacé par
les personnes qui élèvent leur voix en solidarité avec la Palestine au-delà des
frontières raciales, ethniques, physiques, de l’identité de genre et des
générations.
Notre judaïsme est l’une de ces
voix et sait que c’est dans ce chœur que résident à la fois notre sécurité et
notre libération collective.
Notre judaïsme est le judaïsme du Séder
de Pessah : le rassemblement en cérémonie pour partager la nourriture et le vin
avec des êtres chers et des étrangers, le rituel qui est intrinsèquement
portable, suffisamment léger pour être porté sur le dos, qui n’a besoin de rien
d’autre que de l’autre : pas de murs, pas de temple, pas de rabbin, un rôle
pour chacun, même - et surtout - pour le plus petit des enfants. Le Séder est
une technologie de la diaspora s’il en est, faite pour le deuil collectif, la
contemplation, le questionnement, le souvenir et la revitalisation de l’esprit
révolutionnaire.
Regardez donc autour de vous. Ceci,
ici, est notre judaïsme. Alors que les eaux montent, que les forêts brûlent et
que rien n’est certain, nous prions à l’autel de la solidarité et de l’entraide,
quel qu’en soit le prix.
Nous n’avons pas besoin de la
fausse idole qu’est le sionisme et nous n’en voulons pas. Nous voulons être
libérés du projet qui commet des génocides en notre nom. Nous voulons être
libérés d’une idéologie qui n’a aucun plan de paix, si ce n’est des accords
avec les pétro-monarchies théocratiques meurtrières voisins, tout en vendant au
monde entier les technologies d’assassinats robotisés.
Nous cherchons à libérer le
judaïsme d’un ethno-État qui veut que les juifs aient toujours peur, que nos
enfants aient peur, que nous croyions que le monde est contre nous pour que
nous courions nous réfugier dans sa forteresse et sous son dôme de fer, ou au
moins pour que les armes et les dons continuent d’affluer.
Telle est la fausse idole.
Et ce n’est pas seulement
Netanyahou, c’est le monde qu’il a créé et qui l’a créé - c’est le sionisme.
Qu’est-ce que nous sommes ? Nous,
dans ces rues depuis des mois et des mois, nous sommes l’exode. L’exode du
sionisme.
Et aux Chuck Schumers** de ce
monde, nous ne disons pas : « Laisse partir notre peuple ».
Nous disons : « Nous sommes
déjà partis. Et vos enfants ? Ils sont avec nous maintenant ».
NdT
*Selon le groupe d'action Scholars
against the War in Palestine (SAWP), le terme de scholasticide, conceptualisé
par la professeure Karma Nabulsi de l'université d'Oxford, met en lumière la
destruction systématique de l'éducation en Palestine par Israël. Initialement
utilisé pour décrire les agressions israéliennes sur Gaza en 2009, le
scholasticide remonte à la Nakba de 1948 et s'est intensifié après la guerre de
1967 sur la Palestine et l'invasion du Liban en 1982. Ce concept souligne
l'importance cruciale de l'éducation dans la tradition et la révolution
palestiniennes, face aux politiques coloniales israéliennes visant sa
destruction.
** Chef de
la majorité démocrate au Sénat usaméricain, principal artisan du vote qui a
approuvé cette semaine une aide usaméricaine supplémentaire de 26 milliards de
dollars à Israël et partisan de longue date de la politique de cet État à l’égard
des Palestiniens. Le séder avait lieu devant sa résidence.
Ci-dessous, deux articles de la critique de cinéma du quotidien
Haaretz, Nirit Anderman, sur deux films récents mettant en scène une de
composantes essentielles du millefeuiles israélien, les haredim, les « craignant-Dieu »
[de harada, peur], ces ultraorthodoxes religieux, qui, au nom du respect des 613 mitzvot [pluriel
de mitzvah, commandement], pilier de la Halakha [Loi juive], font
régner la terreur dans les quartiers et les villes qu’ils contrôlent. Nées au
XIXème siècle en Allemagne, en réaction aux tendances modernistes
dites réformées, les sectes haredim se subdivisent en une multitude de
chapelles et sous-chapelles se concurrençant entre elles. Certaines, comme les
Neturei Karta (les gardiens de la forteresse] rejettent catégoriquement le
sionisme et son État au nom même de la Torah, d’autres s’en accommodent ou en
promeuvent les formes les plus agressives, au nom de la même Torah. Les uns
vont même jusqu’à rejeter l’utilisation de l’hébreu moderne israélien [un
bricolage de la fin du XIXème siècle, dont le pionnier fut Éliézer
Ben-Yéhouda, né Éliézer Isaac Perelman Elianov en Biélorussie], ne
communiquant qu’en yiddish, les autres ont conquis le pouvoir politique en s’associant
aux sionistes historiques laïcs issus des deux branches du sionisme – les révisionnistes
fascisants, de Jabotinsky
à Netanyahou père et fils, et les travaillistes du Mapai et du Mapam, et leurs
avatars successifs, de Ben Gourion à Benny Gantz et Yair Lapid. Dans l’Israël
de 2024, la majorité de ces courants apparemment divergents ont en commun de prôner
le suprémacisme juif en se considérant comme appartenant au peuple élu, ce qui
ne manque pas de créer des troubles graves d’ordre psychiatrique chez leurs
chefs de file et affidés, souvent tentés de se prendre pour le Messie, dont ils
attendent toujours la venue. Bref, Dieu y reconnaîtra les siens.-FG
Comme dans “Les Soprano” : après avoir survécu à
une horde haredi, cet Israélien en a fait un film
L’ouverture d’un magasin d’électronique dans l’un des
quartiers ultra-orthodoxes de Jérusalem a failli coûter la vie à Benny Fredman.
Après avoir renoncé à ses racines haredi, il a suivi son amour du cinéma et
retourne sur les lieux du crime avec son nouveau film puissant, “Beit”
Le cinéaste Benny
Fredman. Photo Michal Fattal
« Une pandémie terrible et horrible fait rage parmi notre
peuple », prévient un avis public typiquement grandiloquent dans le
quartier ultra-orthodoxe de Geula, à Jérusalem.
« Chaque jour, des martyrs tombent à cause d’instruments
impurs qui ont été interdits par tous les grands du peuple juif.
Malheureusement, ils inondent encore le monde haredi de nombreux [appareils]
indécents et corrupteurs, qui incitent [...] à s’adonner au diable et au feu
des films et autres impuretés, qui brûlent et détruisent toutes les bonnes
choses. Et personne ne dit à cet ange noir destructeur : “Assez !” ».
Nous sommes en 2008 et un groupe de justiciers
ultra-orthodoxes (mishmeret tzniyut – tontons-la- pudeur autoproclamés)
n’approuve pas la vente d’ordinateurs, de lecteurs de musique et d’autres
appareils dans le magasin d’électronique Space situé près de la place Hashabbat
de Jérusalem, le considérant comme la source de tous les maux.
Benny Fredman, le jeune propriétaire haredi du magasin, s’est
retrouvé à contrecœur dans le rôle de l’ange noir destructeur. Il voulait
simplement gagner sa vie en répondant aux besoins de sa communauté en matière d’appareils
technologiques et s’assurait de ne vendre que des articles dits casher, sans radio
ni accès à l’internet, exactement comme le lui avait demandé le comité de
quartier haredi de Geula.
Manifestation de Haredim contre un magasin de
téléphones portables dans la ville à majorité ultra-orthodoxe de Bnei Brak.
Photo Nir Keidar
À la demande du comité, Fredman raconte qu’il a employé un mashgiah
- une sorte de superviseur kasher - qui vérifiait régulièrement les
marchandises du magasin pour s’assurer qu’elles répondaient aux exigences des
rabbins, le payant même plusieurs milliers de shekels par mois.
Mais cela n’était pas suffisant pour le comité haredi.
Quelques semaines après qu’il eut rencontré leurs représentants et accédé à
toutes leurs demandes, quelqu’un lui a dit que leurs dirigeants étaient en
colère et affirmaient qu’il ne respectait pas les termes de l’accord. Fredman
ne comprenait pas de quoi il parlait.
Dans une interview accordée à Haaretz le mois dernier,
Fredman a rappelé comment il avait décidé de se rendre dans les bureaux du
comité pour résoudre le problème. « Ils m’ont dit que le superviseur
religieux qu’ils avaient nommé prétendait qu’il y avait tellement de stock dans
le magasin qu’il ne pouvait pas tout superviser ». Selon Fredman, le
comité lui a également dit que la situation était problématique parce que le
magasin attirait de nombreux « bons enfants qui y passaient des heures et
des heures ».
Le fait que le magasin respirait également « la modernité
et le progrès » les a amenés à recommander : « la meilleure
chose à faire, c’est de le fermer ».
Fredman, qui était lui-même un habitant ultra-orthodoxe de
Jérusalem, affirme qu’il a refusé d’obéir à la dernière instruction du comité
et qu’il n’avait pas l’intention de fermer son magasin.
Un avis public dénonçant un magasin de téléphones
portables non cacher dans le quartier ultra-orthodoxe de Geula à Jérusalem.
Photo Ohad Zwigenberg
Il n’a pas tardé à payer le prix fort pour cette prise de position.
En effet, le harcèlement a commencé presque immédiatement. Une fois, il est
arrivé au magasin pour trouver un tas d’ordures à hauteur de genou qui bloquait
l’entrée. Une autre fois, quelqu’un avait versé de la colle dans la serrure de
la porte d’entrée. Les groupes de surveillance haredi ont alors intensifié
leurs attaques et mis le feu aux ordures qui avaient été entassées devant le
magasin. L’entrée a été complètement carbonisée.
Le harcèlement s’est poursuivi, la violence s’est intensifiée,
jusqu’à ce que Fredman se retrouve à protéger le magasin d’une foule haredi en
colère. La manifestation a rapidement dégénéré en émeute, et le propriétaire du
magasin a été battu jusqu’à l’inconscience par les manifestants et a subi
plusieurs fractures. Il a eu besoin de longs mois de soins médicaux pour se
rétablir physiquement.
Mais sur le plan psychologique, il n’y avait pas de retour
possible.
Cette violente agression a provoqué une rupture irrémédiable
entre lui et la communauté dans laquelle il avait vécu et fonctionné toute sa
vie. C’est ce conflit, reconnaît-il aujourd’hui, qui l’a poussé à tourner le
dos à la religion et à commencer à mener une vie laïque.
« Pour moi, ça a créé une sorte d’aliénation par rapport
à mon lieu de vie et à mon environnement », se souvient-il. « Cet
environnement, qui avait toujours été sûr, est tout à coup devenu hostile et j’ai
eu une forte réaction contre lui. Et comme la religion est une croyance qui
vous accompagne dès le lever et tout au long de la journée, elle a soudain
disparu. Je n’étais plus en mesure [d’être pratiquant]. Je me réveillais le
matin et je ne ressentais rien - alors j’ai arrêté ».
Il a troqué sa passion pour la religion contre son amour du
cinéma, a abandonné l’entrepreneuriat au profit de l’écriture et de la
réalisation, et vient de voir son long métrage autobiographique “Home” (“Beit”
en hébreu) sortir dans les salles de cinéma israéliennes. Son deuxième film s’inspire
de ses propres démêlés avec les tontons-la-pudeur haredi à Jérusalem.
Roy Nik dans le rôle de Yair Kaplan et Yarden Toussia-Cohen
dans le rôle de sa femme Nava dans le film “Beit”. Photo Ofer Aldobi
Naturellement, Fredman a dû modifier quelque peu son récit
pour l’adapter aux contraintes d’un long métrage. Malgré cela, l’intrigue se
déroule d’une manière remarquablement similaire à sa propre histoire et donne
un aperçu des méthodes criminelles utilisées par certaines organisations haredi
qui prétendent représenter des valeurs de pudeur, de judaïsme et de moralité.
“Beit” raconte l’histoire de Yair Kaplan (interprété par Roy
Nik), un jeune étudiant de yeshiva qui épouse Nava (Yarden Toussia-Cohen), la
fille d’un éminent rabbin de la communauté ultra-orthodoxe de Jérusalem. Peu
après leur mariage, il décide d’abandonner ses études de Torah pour ouvrir un
commerce. Sa femme n’est pas vraiment ravie de ce changement imprévu, mais Yair
est non seulement déterminé, mais il possède aussi un véritable sens des
affaires. Très vite, le magasin d’informatique qu’il crée au cœur d’un quartier
haredi devient une entreprise florissante et prospère.
Fredman, qui a écrit le scénario avec l’acteur Dror Keren,
crée un film qui est une combinaison de polar et de drame relationnel. Il
présente le comité haredi local qui commence à traquer le protagoniste comme un
syndicat du crime impitoyable et sans pitié (Keren joue le chef du comité).
En revanche, il présente son protagoniste comme un innocent
qui, à sa grande horreur, doit affronter seul une foule qui n’hésite pas à
recourir à la violence. L’histoire fait également un détour occasionnel pour
explorer la relation inhabituelle entre Yair et Nava. Il s’agit d’une relation
qui ne suit pas les normes de la société haredi, mais qui est façonnée par le
jeune couple en fonction de ses sentiments différents et changeants à l’égard
de la religion et de l’observance. Non seulement leur relation survit contre
toute attente, mais elle confère également au protagoniste des pouvoirs sans
lesquels il ne pourrait pas survivre.
« Je te le dis : barre-toi ! »
Fredman, 43 ans, est né dans une famille ultra-orthodoxe de
Bnei Brak (une ville à prédominance haredi proche de Tel Aviv), il a étudié
dans des yeshivas “lituaniennes” (non hassidiques) et admet que, dès son plus
jeune âge, il y avait en lui quelque chose qui refusait de se conformer aux
diktats rabbiniques.
En grandissant, il ressent de plus en plus le besoin de s’échapper.
Il a trouvé un refuge partiel auprès de sa grand-mère, une USAméricaine qui
passait ses vacances en Israël. Elle avait un appartement à Kiryat Ono (juste à
l’est de Bnei Brak), se souvient-il, et était plus ouverte sur le monde que n’importe
qui d’autre dans son entourage. Lorsqu’elle venait en visite, il allait chez
elle avec son frère et ils regardaient ensemble des films de Disney.
Le réalisateur Benny Fredman. Photo Michal Fattal
Il s’est senti étouffé lorsqu’il a commencé à fréquenter la
yeshiva. « Vous n’avez aucune intimité. Ils peuvent fouiller votre chambre »,
raconte-t-il, précisant que c’est ce qui l’a poussé à déménager à Jérusalem et
à fréquenter une yeshiva plus grande avec plus d’étudiants - dans l’espoir que
la surveillance serait moins stricte et qu’il pourrait jouir d’une plus grande
intimité.
De temps en temps, il réussissait à sécher les cours le soir
et à se rendre à la cinémathèque de Jérusalem pour regarder des films. Cet
arrangement fonctionnait parfaitement jusqu’au jour où il a été pris et
expulsé. Ça a été la même histoire à la yeshiva suivante.
Lorsqu’il s’est rendu à la yeshiva Mir, l’une des plus grandes
yeshivas du monde, il a cessé de se faire prendre. « Il y a environ 2 500
étudiants, personne ne suit vos moindres pas et vous pouvez faire ce que vous
voulez », révèle-t-il. « Mais en dehors de cette envie de cinéma, je
n’avais rien d’exceptionnel. Cela m’a juste apporté un peu de paix et m’a aussi
beaucoup fasciné. Je pouvais étudier la Torah 10 heures par jour, puis aller
regarder “Wild At Heart” de David Lynch le soir ».
Le fait d’être « un peu plus moderne » que la
moyenne des étudiants de yeshiva non hassidiques s’est avéré être un
désavantage lorsque Fredman a dû rencontrer les marieuses. Comme il avait été
renvoyé de deux yeshivas, il lui a fallu plus de deux ans pour trouver sa
future épouse.
« D’un côté, elles savaient que j’étais un excellent
élève », dit-il. « D’autre part, elles ont commencé à se demander
pourquoi j’avais été mis à la porte. Mais je n’ai jamais dit à ma femme [Tzipi]
ce qui s’était passé ; je ne lui ai pas dit que j’aimais regarder des films. C’est
quelque chose dont on ne parle jamais. C’est comme si vous disiez : “Je
veux une télévision à la maison”. Mais elle savait que j’étais plus moderne.
Une fois, après nos fiançailles, par exemple, je suis arrivé en jean et elle a
fait des gros yeux. Mais il y avait une différence d’âge entre nous : J’avais
22 ans et elle n’en avait pas encore 19. Nous avions une bonne connexion et
elle l’a accepté ».
Tzipi a cependant moins bien accepté une autre décision : quelques
mois après leur mariage, lorsque Fredman décida d’abandonner l’étude de la
Torah et d’ouvrir sa propre entreprise, elle ne fut pas enthousiaste. « Je
voulais avancer. Comme je m’étais marié, je n’avais plus de films - je n’en ai
pas vu pendant deux ans - et ça me démangeait de faire autre chose que d’étudier »,
explique-t-il.
Dans la communauté haredi non hassidique à laquelle Fredman
appartenait, cette décision était inhabituelle. L’abandon d’une yeshiva au
profit d’une entreprise est quelque chose qui n’arrive généralement qu’après
plusieurs années de mariage, dit-il, et très rarement immédiatement. « Tzipi
ne l’a pas bien pris, pas plus que ses parents », se souvient-il. « Elle
rêvait d’un mari qui rentre le soir de la yeshiva et dont elle prépare le dîner
- et voilà que tout à coup, j’ouvre une entreprise ». Pourtant, elle est
restée à ses côtés et l’a soutenu lorsqu’il a décidé d’ouvrir le magasin.
Fredman explique qu’il avait un talent tombé du ciel pour
démonter et remonter les ordinateurs. Il a également reconnu un besoin
croissant parmi les Haredim - une base de données contenant des milliers de
livres juifs, Otzar Hahochma, était en cours de numérisation, gagnant en
popularité parmi les étudiants en Torah à l’époque - et l’idée d’ouvrir une
entreprise l’enthousiasmait. Il ne lui était jamais venu à l’esprit que ça
pouvait être dangereux.
« En fait, ça n’aurait pas dû être dangereux, car il
existe des règles très claires sur ce qui peut être vendu aux Haredim et sur ce
qui ne peut pas l’être. L’internet est interdit, les films sont interdits, la
radio est interdite - et tant que vous ne le faites pas, tout va bien »,
explique-t-il.
Le film montre comment Fredman se lance dans l’aventure à
partir d’un petit magasin dans le quartier de Geula, où il vend des ordinateurs
casher à tous ceux qui en ont besoin. Il montre également comment l’inspiration
l’a saisi et comment il a commencé à vendre des lecteurs de musique - une idée
qui s’est répandue comme une traînée de poudre, rendant fous les enfants du
quartier et faisant du magasin un énorme succès du jour au lendemain.
Le personnage de Fredman décide de déménager dans un magasin
plus grand, dans un endroit plus central : la place Hashabbat (alias Kikar
Hashabbos). Mais plus le magasin prospère, plus les exigences du comité de
quartier haredi sont dures pour le jeune propriétaire.
Manifestation sur la place Hashabbat de Geula
suite à l’arrestation d’un membre du groupe de surveillance haredi impliqué
dans l’attaque du magasin d’électronique Space (les manifestants sont déguisés en détenus de camp de concentration nazi). Photo Olivier Fitoussi
« On avait conclu un accord avec le fabricant des
baladeurs et il nous a retiré l’interface Internet et radio. Nous vendions des
milliers de lecteurs chaque semaine - la marge bénéficiaire était ridicule »,
explique Fredman. « Rétrospectivement, c’était une sorte d’hubris [orgueil
démesuré], mais à l’époque, j’ai pensé en homme d’affaires : ça marche
bien, alors tirons-en parti, construisons une marque ».
Il a commencé à faire de la publicité pour son magasin sur des
panneaux d’affichage, a distribué des sacs en plastique portant le logo du
magasin et a signé un contrat avec une station de radio haredi pour faire des
promotions créatives. Le magasin prospérait, les clients étaient enthousiastes,
mais le comité de quartier n’était pas du tout impressionné.
Telle qu’elle est dépeinte dans le film, la conduite du comité
haredi rappelle la mafia. Mais, selon Fredman, « ce n’est pas comme s’il y
avait un Don Corleone assis dans une cave de la Geula, dirigeant le quartier. ça
ne fonctionne pas comme ça. Ils ont toutes sortes de noms : sicaires, zélotes, extrémistes
- toutes sortes d’affiliations. Ils ne sont pas unis non plus. Il y a une
quinzaine de ces factions, et chacune fait ce qu’elle veut. Lorsqu’elles
décident de s’en prendre à un endroit, cela ne se termine pas bien. Et à chaque
fois, ils s’en prennent à vous pour une raison différente : une fois, ils s’en
prennent à un magasin de vêtements parce qu’ils sont trop serrés ; une autre
fois, ils ne veulent pas qu’une zone résidentielle soit transformée en zone
commerciale, de sorte que les magasins de la rue subissent soudain toutes
sortes de désastres ».
De nombreux personnages suspects ont commencé à visiter le
magasin de Fredman après qu’il fut devenu populaire, affirmant qu’il vendait
des films et des lecteurs de musique non casher. « Je leur ai dit que ce n’était
pas vrai, mais que j’irais leur parler », se souvient-il. « Je suis
allé au comité de quartier, j’ai expliqué ce que je vendais et ce que je ne
vendais pas, et ils m’ont dit : « Viens payer à untel environ 5 000 ou 7
000 shekels [1 300 ou 1 800 €], et il viendra vérifier le magasin. S’il
dit que c’est bon, il n’y a pas de problème ».
« Sauf que là, on sait que la mafia existe. A Geula,
personne ne connaît ce concept ».
Scène du film “Beit”. Photo Ofer Aldobi
Et pourtant, bien que vous ayez employé un
mashgiah comme l’exigeait le comité, et bien que vous ne vendiez que des
produits “casher”, ça n’a toujours pas aidé.
« Ils ont commencé à manifester devant mon magasin et se
sont assurés de le faire lorsque tout le monde sortait des yeshivas pour faire
ses courses. Ils se tenaient à l’entrée, la bloquaient et criaient : “Vous ne
devez pas aider les malfaiteurs !” Ils prenaient des photos de tous ceux qui
entraient dans le magasin et leur disaient : « Nous allons vous rendre la
vie infernale, à vous et à vos enfants ». En un mot , ils ont ôté à chacun
la volonté de vivre. Ils ont aussi cassé les caméras de sécurité à l’extérieur
du magasin. Parfois, ils venaient chez moi, bloquaient l’entrée de la rue,
injuriaient les voisins en yiddish, organisaient des prières publiques devant
notre maison. Un jour, ils ont même envoyé une travailleuse du sexe chez moi ».
Combien de temps ça a duré ?
« Dans le film, c’est très intense ; en réalité, ça a
duré quelques années. Ma femme a commencé à recevoir des “salutations” par l’intermédiaire
de sa famille, qui a une bonne réputation. Ils ont demandé à son père de me
parler ».
Je suppose qu’à un moment donné, tout devient
effrayant. Quand est-ce que ça s’est produit ?
« À l’époque, j’avais des comptoirs dans plusieurs
magasins appartenant à un grand détaillant alimentaire haredi, dont le
propriétaire était un membre éminent du parti parlementaire haredi Degel
Hatorah. Lorsque les troubles ont commencé, j’ai demandé son aide. Il m’a dit :
“Écoute, quelqu’un de ma famille a eu des problèmes avec eux une fois, alors je
suis allé leur parler et j’étais sûr que j’allais régler le problème en une
minute. Je parle d’expérience quand je te dis : barre-toi. Il n’y a personne à
qui parler, ils sont complètement fous ». C’était un signal d’alerte.
« Un autre signal plus grave, qui n’a pas non plus été
intégré au film, s’est produit lorsque j’étais chez mon beau-père la veille du
shabbat et que, trois minutes avant l’allumage des bougies du shabbat, nous
avons reçu un appel téléphonique : ils sont en train de brûler votre magasin.
Je me suis précipité à Geula comme un
fou, pour constater que tous les voisins avaient été évacués de l’immeuble
parce que quelqu’un avait allumé un feu de joie près des réservoirs d’essence,
et que tout l’arrière de l’immeuble était carbonisé. À partir de ce moment-là,
les choses ont commencé à s’envenimer ».
Fredman raconte qu’il a commencé à recevoir des menaces de
mettre le feu au magasin, mais cette fois-ci en le réduisant en cendres. Il a
commencé à dormir dans sa voiture devant le magasin, afin de le surveiller. Un
jour, en sortant du magasin, il a trouvé sa voiture défoncée et les pneus
crevés. À d’autres occasions, des inconnus ont jeté des pierres sur le magasin,
brisé ses vitres et blessé l’un des employés. Des manifestations ont eu lieu
devant Space presque tous les soirs.
Le comité de quartier haredi dans “Beit”. Photo
Ofer Aldobi
« L’atmosphère est devenue très violente et j’avais l’impression
qu’ils attendaient la première occasion pour brûler le magasin », raconte
Fredman. « Puis, un jour, 50 à 60 personnes se sont présentées à la
manifestation nocturne de 19 heures au lieu de 10. Ils jetaient toujours de la
marchandise des rayons lorsqu’ils manifestaient, ils étaient un peu sauvages,
mais cette fois-ci, ils ont vraiment dépassé les bornes. Nous avons essayé de
les repousser, mais l’un d’eux a éteint la lumière et j’ai senti qu’ils me
traînaient hors du magasin - et j’ai perdu connaissance sur ce qui s’est passé
ensuite. Je me suis réveillé dans une mare de sang sur le trottoir, à l’entrée sur
la rue ».
Et la police ? Avez-vous essayé de l’impliquer ?
« J’ai continué à aller à la police, mais ils n’en ont
pas tenu compte. Ils n’avaient plus le choix quand j’ai été attaqué. Ils ont vu
une vidéo [de l’agression, prise par quelqu’un sur place], j’ai identifié les
gens, ils les ont localisés et les ont sortis de chez eux au milieu de la nuit.
L’arrestation de l’un d’entre eux a déclenché une série de manifestations
délirantes à Geula, appelant à « la libération de l’étudiant bien-aimé qui
a été diffamé par le malfaiteur du magasin Space ». Ils ont manifesté
devant le poste de police du Complexe Russe jusqu’à ce qu’il soit libéré. Après
cela, ils sont venus me proposer beaucoup d’argent pour que j’abandonne les
poursuites contre lui. J’ai refusé. Finalement, le mashgiah qui était présent
lors de l’agression est allé en prison, et l’autre a fui le pays ».
Dans son verdict concernant l’agresseur condamné, le tribunal
de district de Jérusalem a déclaré que « le contexte de ces événements est
l’objection du comité de quartier de Geula à l’existence du magasin » et
que l’accusé a été reconnu comme appartenant à cette organisation.
Le comité de quartier a répondu à Haaretz : « Notre
sphère d’activités est totalement différente de la sphère d’activités dont on l’accuse,
et il est donc évident qu’il n’y a pas lieu de faire des commentaires. Nous
sommes constitués légalement et nous utiliserons les procédures légales à notre
disposition afin d’agir contre quiconque ternit notre réputation ».
Folie, dibbouk, guerre
L’interview de Fredman a lieu dans un café de Jérusalem. Il
vit toujours dans la ville avec sa femme et leurs quatre enfants, mais son
apparence ne laisse rien deviner de son passé haredi.
Il affirme que la décision d’abandonner sa religion a été
prise alors qu’il suivait un traitement médical à la suite de l’agression.
« Après ça, j’ai décidé d’arrêter d’être religieux. Après
l’opération de mon doigt, j’étais couché dans la douleur et j’avais aussi des
problèmes financiers parce que je n’avais pas de liquidités pour mes
fournisseurs. J’étais déprimé. Nous avons également vécu une catastrophe
personnelle insensée au même moment », raconte-t-il, refusant de s’étendre
sur le sujet, « mais ma femme n’arrêtait pas de me dire : “Qu’est-ce que
ça peut faire si tout le monde est contre toi ? Je suis avec toi, tout va bien”,
et elle m’a tenu la main à l’hôpital. Au bout de quelques semaines, quand je
lui ai dit que j’allais cesser d’être religieux, elle a été choquée. S’il n’y
avait pas eu toutes ces choses folles que nous avions vécues, ce lien spécial
entre nous, je ne sais pas si elle serait restée avec moi. Mais nous avons vécu
un tel cauchemar que nous sommes restés ensemble et que nous avons continué
comme ça ».
Au lieu de rompre, elle a continué à être pratiquante tandis
qu’il est retourné à ses anciennes amours : il s’est inscrit à l’école d’art
Camera Obscura à Tel Aviv pour y étudier la réalisation de films. Ils ont
envoyé leurs enfants dans des écoles religieuses, étant entendu qu’en temps
voulu, chacun choisirait sa propre voie. Les deux aînés (dont le plus jeune est
sur le point d’être incorporé dans l’armée) ont décidé de quitter la religion.
Les deux plus jeunes filles, note-t-il, sont toujours religieuses.
C’est ainsi que, sans kippa, l’ancien informaticien haredi s’est
engagé dans une nouvelle voie à l’aube de la trentaine. Il pouvait désormais
exprimer son amour du cinéma sans avoir à le cacher. En 2014, il a réalisé son
premier long métrage, “Suicide”, un film policier sur une jeune avocate
à succès (interprétée par Mali Levi) qui doit un jour commettre le crime
parfait pour sauver sa famille. Le film a été vendu à Netflix ainsi qu’à la
télévision israélienne, qui l’a diffusé sous la forme d’une mini-série en cinq
parties (rebaptisée “Suspect”). Fredman vit actuellement de la
réalisation et de la production.
Un jour, pendant le tournage de “Suicide”, Dror Keren,
l’un des acteurs du film, a découvert avec stupéfaction que son réalisateur
laïc était en fait marié à une femme religieuse. Fredman lui a alors raconté sa
vie, et lorsque Keren a entendu parler des persécutions de la horde haredi, il
a déclaré que cette histoire devait être transformée en film, et rapidement.
Fredman a rédigé lui-même le premier projet et Keren l’a aidé à rédiger le
scénario final.
Tzipi Fredman, l’épouse du réalisateur Benny
Fredman. Photo Michal Fattal
L’écriture du film a aidé Fredman à surmonter certains de ses
traumatismes. « Je terminais souvent mon travail les larmes aux yeux,
parce que c’était vraiment difficile de faire face à tout cela. C’était comme
une folie, une sorte de dibbouk, toute cette guerre, et ce n’est qu’après l’avoir
traversée que l’on comprend vraiment ce qui s’est passé. Parce que quand vous
êtes dedans, c’est un peu comme la parabole de la grenouille qui nage dans la
marmite, et chaque fois qu’on augmente la température d’un degré, elle ne se
rend pas compte qu’elle est en train d’être bouillie vivante. Je ne me suis pas
rendu compte que j’étais en train d’être ébouillanté pendant que j’étais là-bas ».
“Beit” était l’un des cinq films en lice pour le prix
Ophir (les Oscars israéliens) de cette année, et Keren et Nik ont tous deux été
récompensés pour leur travail d’acteurs. Mais le lancement du film a été loin d’être
simple, selon Fredman.
« Il était difficile de convaincre les gens que cette
réalité existait, que je ne l’inventais pas », explique-t-il. « Par
exemple, les organismes de financement ne me croyaient pas. Non seulement ils
étaient persuadés que j’exagérais, mais ils étaient également certains que les
répliques du chef du comité haredi - je peux les réciter en dormant parce que
je m’en souviens dans mes cauchemars - lorsque je les ai utilisées dans le
scénario, toutes sortes d’“experts” de Tel-Aviv sont venus me dire : “Écoute,
les Haredim ne parlent pas comme ça” », s’amuse-t-il. « Il m’a fallu
beaucoup de temps pour les convaincre que je savais de quoi je parlais ».
Il souligne également qu’il ne s’agit pas d’un passé lointain,
oublié depuis longtemps. Diverses organisations terrorisent encore les
propriétaires de commerces dans les quartiers ultra-orthodoxes : « Ils
brûlent constamment des magasins. Mon histoire s’est déroulée à une époque où
tout était encore à l’état embryonnaire, mais elle s’est développée depuis. C’est
devenu un phénomène national qui s’est étendu à des villes comme Beit Shemesh
et Bnei Brak ».
S’agit-il plutôt de “bandes de tontons-la-pudeur”,
"à vos yeux, ou de ‘Tony Soprano’ ?
« Ce qui est beau, c’est qu’ils ne connaissent même pas
Tony Soprano. Ils écrivent d’ailleurs leur propre bible. Aujourd’hui, il existe
déjà des organisations qui obligent quiconque ouvre, par exemple, un magasin de
téléphones portables, non seulement à employer leur mashgiah, mais aussi à
verser une caution à l’avance. Beaucoup de choses qui étaient inavouables à mon
époque ».
L’une des scènes du film montre une manifestation
contre l’enrôlement des étudiants des écoles de yeshiva dans les forces de
défense israéliennes - une question qui fait de nouveau la une des journaux. En
tant que personne occupant une position unique entre ces deux mondes, que
pouvez-vous voir que nous ne voyons pas ?
« Premièrement, le fait d’être ultra-orthodoxe est un
mode de vie plus qu’une religion. Outre le fait de s’asseoir pour étudier, le
monde de la yeshiva est réellement conçu pour que les adolescents haredi
passent leur temps dans une serre, isolés du monde. Pour [les rabbins], cet
objectif est encore plus important que l’étude. Leur gros problème avec l’armée
israélienne est qu’elle déconnecte les adolescents de cette serre. C’est la
raison pour laquelle il y a aujourd’hui du mécontentement dans les rues ».
Deux ultra-orthodoxes observent une manifestation
à Jérusalem pour demander que les Haredim ne soient pas exemptés de l’armée.
Photo Olivier Fitoussi
« Certains haredim plus ouverts, plus modernes, veulent s’enrôler,
mais les rabbins s’y opposent farouchement. Ils savent qu’une fois que ces
jeunes sortiront de leur incubateur spirituel, ils perdront le contact avec
celui-ci et que la direction rabbinique ne contrôlera plus rien.
« Je pense que l’optimisme ne sera de mise que s’ils
parviennent à trouver une formule qui le leur garantisse. Et je dois admettre
qu’il y a une certaine équité, car un type qui n’a jamais parlé à une fille,
qui ne sait rien et n’a rien vu, si vous le prenez soudainement et le mettez
dans l’armée - oubliez l’aspect combat, il ne saura pas comment s’en sortir. C’est
donc aussi un défi.
Le 7 octobre a-t-il changé quelque chose parmi les
Haredim que vous connaissez ?
« C’est certain. Je constate une plus grande volonté, en
particulier chez les 25-40 ans, de contribuer à l’État, tant sur le plan
militaire que par le biais du bénévolat, d’aider les soldats, ainsi qu’un plus
grand sens du destin commun, une compréhension du fait que nous vivons tous ici
ensemble. S’il ne tenait qu’à cette tranche d’âge, je pense que le nombre de
conscrits serait bien plus important que ce qu’il est, et que la contribution à
la société civile serait bien plus importante. Mais les dirigeants spirituels
haredi s’y opposent. Cependant, là où il y a des concentrations de Haredim plus
modernes, on peut sentir la percolation, on peut sentir que les gens veulent
contribuer.
« Je vais vous donner un exemple. J’ai un ami qui vit à
Givat Shaul, un quartier ultra-orthodoxe [de Jérusalem]. Je suis passé un jour
lui rendre visite et j’ai rencontré l’un de ses voisins qui m’a dit : ‘Il n’est
pratiquement pas rentré chez lui depuis le 7 octobre parce qu’il a un 4x4 et qu’il
est devenu chauffeur pour l’un des généraux.’ Et c’est un juif ultra-orthodoxe
classique, avec sa barbe et tout le toutim. Il y a beaucoup d’histoires comme
celle-là. Beaucoup de gens comprennent donc qu’il s’est passé quelque chose ici
et que tout le monde doit apporter sa pierre à l’édifice. Il est difficile de s’en
rendre compte à cause des messages que les dirigeants haredi veulent faire
passer.
Le film “Beit” est actuellement à l’affiche dans
les cinémas israéliens.
Si les otages étaient des sionistes religieux ou
des Haredim, ils seraient tous rentrés chez eux à l’heure qu’il est
Le nouveau film du cinéaste David Volach est un
réquisitoire cinglant contre la société ultra-orthodoxe dans laquelle il a
grandi. Le protagoniste de “Daniel Auerbach”, dont la réalisation a duré 16
ans, se décrit comme “un Juif, un Israélien et un antisémite”.
David Volach. Le personnage qu’il incarne lui-même est quelqu’un
qui, dit-il, “hait ceux qui méritent l’hostilité et est hostile à ceux
qui méritent la haine”. Photo Ella Barak
Le deuxième big bang de David Volach a eu lieu il y a plus de
16 ans. Le premier film du réalisateur israélien, “Mon père, mon
seigneur”. (titre hébreu : “Vacances d’été”), a suscité de
rares éloges, même de la part des critiques locaux les plus sévères, lors de sa
sortie en 2007. « Ma réaction immédiate à “Mon père, mon seigneur”
est la surprise et l’excitation, voire le choc », a écrit Uri Klein dans Haaretz.
« Il s’agit d’une œuvre mûre et complète réalisée par un véritable
artiste, qui semble être arrivé de nulle part dans le cinéma israélien ».
Son homologue du Maariv, Meir Schnitzer, a qualifié le
film de « grande œuvre cinématographique... de miracle artistique ».
Ce à quoi Shmulik Duvdevani a ajouté sur Ynet : « Il est rare qu’un
film vous tombe dessus soudainement, sans avertissement préalable, et vous
laisse ébahi et stupéfait ».
Outre la qualité artistique du film, les critiques ont été
séduits par la biographie du réalisateur. Il s’agissait non seulement du
premier film de Volach, alors âgé de 37 ans, mais aussi d’un autodidacte qui n’avait
jamais étudié le cinéma dans un cadre organisé et qui avait en fait passé la
majeure partie de sa vie dans la société haredi (ultra-orthodoxe).
Le premier big bang de Volach a eu lieu à l’âge de 25 ans,
lorsqu’il a définitivement enlevé la kippa de sa tête et a déménagé de
Jérusalem à Tel-Aviv. Avec ce bagage totalement étranger au cinéma, il a
réalisé un film qui jette un regard critique sur la religion et dépeint une
rupture de la foi qui dévaste les protagonistes. La réalisation intelligente et
lucide a valu à Volach une série de prix, dont celui du meilleur film narratif
au festival de Tribeca à New York et celui du meilleur réalisateur au festival
du film de Haïfa.
Naturellement, le deuxième film de Volach était très attendu.
Mais l’attente s’est prolongée, bien au-delà du temps normal de production d’un
film israélien. Finalement, l’été dernier, son nouveau film, “Daniel Auerbach”,
a été présenté au Festival international du film de Jérusalem. La guerre de
Gaza n’était pas encore sur les radars, les événements culturels se déroulaient
encore dans une tranquillité décontractée, et une fois de plus, 16 ans après
ses débuts en tant que réalisateur, Volach a reçu des éloges et des prix. À
Jérusalem, “Daniel Auerbach” a reçu le prix du meilleur film, ainsi que celui
de la photographie (Boaz Yehonatan Yaacov), du montage (Lev Goltser et Haim
Tabakman) et de la musique originale (Yonatan Albalak).
Une fois de plus, Volach mène un dialogue complexe avec la
religion juive, un dialogue qui repose sur de longues années de familiarité
intime, d’une part, et sur une crise de foi brutale, d’autre part. Mais cette
fois, il s’y prend différemment.
Le film “Mon père, mon seigneur” a examiné cette
rupture à travers le prisme d’un récit dépouillé, sobre et poétique, inspiré de
l’histoire du sacrifice d’Isaac. Le film se concentre sur une petite famille
haredi - des parents et un fils - qui partent en vacances à la mer Morte et
vivent une tragédie qui bouleverse leur monde. “Daniel Auerbach”,
en revanche, situe ce thème dans des domaines différents, plus politiques, mais
aussi dans un cadre plus personnel et plus intime.
Assi Dayan dans “Mon père, mon seigneur”,
inspiré du sacrifice d’Isaac. Photo Gil Sassover
Car cette fois-ci, Volach se place lui-même au centre. Il
incarne lui-même le personnage-titre du film et tisse autour de lui une
histoire qui ressemble tellement à sa biographie personnelle qu’il est
difficile de faire la part des choses entre la réalité et la fiction.
“Daniel Auerbach”, qui est
actuellement à l’affiche dans les cinémas locaux, raconte l’histoire d’un
réalisateur de cinéma, un ancien Haredi, dont le premier film a été unanimement
salué et qui, depuis lors, s’efforce de créer sa prochaine œuvre et se retrouve
complètement prisonnier de lui-même au cours du processus. Des idées et des
réflexions inondent sa conscience ; il se promène avec un enregistreur audio
pour pouvoir y inscrire ses pensées, mais il se trouve incapable de les
convertir en un scénario cohérent.
Au début du film, le protagoniste, Daniel, déclare qu’il est « un
Juif, un Israélien et un antisémite ». Volach n’hésite manifestement pas à
se montrer provocateur. Cette déclaration a été prononcée avec une pointe d’humour,
a-t-il expliqué à Haaretz lors d’une récente interview réalisée dans sa
maison de Tel-Aviv, mais dans un certain sens, il le pense aussi. Sans aucun
doute. Le personnage qu’il incarne prononce cette phrase, explique le
réalisateur, parce qu’il « déteste ceux qui méritent l’hostilité et est
hostile à ceux qui méritent la haine. L’hyperjuif est une personne très laide,
parce qu’il est juif », explique Volach.
Daniel Auerbach est un philosophe qui ne cesse de se poser des
questions et de peaufiner ses idées, mais lorsqu’il s’agit de fonctionner dans
le monde pratique, c’est un échec cuisant. Il ne travaille pas pour gagner sa
vie, son propriétaire est sur le point de l’expulser, son producteur (joué par
Eyal Shiray, le vrai producteur de Volach) perd patience face à un scénario qui
devient de plus en plus abstrait, et il est tellement égocentrique que même
lorsqu’il parvient enfin à nouer une relation, l’échec est couru d’avance. Il
traite sa partenaire comme un objet, un corps qui est là pour servir de
réceptacle à ses pensées et à ses désirs, mais pas beaucoup plus.
Ce qui empêche le film de devenir un bourbier de pur
narcissisme, c’est son glissement du privé vers le politique. Les idées que
Daniel formule et s’articule à lui-même au fur et à mesure qu’il construit son
identité privée dessinent progressivement une image de l’identité juive et
israélienne, laïque et telavivienne, complexe et pleine de complexes. Elle est
parsemée d’obstacles et d’obstructions, elle est fragile et partielle, et elle
est également contradictoire et provocante dans son approche de l’élément
religieux de l’équation israélienne.
Volach n’hésite pas à s’attaquer à la religion juive, ou du
moins à certaines de ses caractéristiques, à souligner ses défauts et ses
dangers inhérents et à dénoncer la dépendance déformée d’Israël à son égard.
Lorsqu’il rejette la vie religieuse, Daniel Auerbach - et comme lui Volach - se
permet de dire des choses que peu de personnes laïques oseraient affirmer.
Au début du film, le protagoniste explique qu’il est en
conflit avec son identité juive et qu’il déclare la guerre à tout ce qui est “hyperjuif”,
c’est-à-dire tout ce qui est “exagéré” dans le judaïsme, ce qui est illogique
et dangereux, par exemple la circoncision. L’éducation haredi, qui soutient que
nous sommes un “peuple élu”, est une mauvaise éducation, dit-il, ajoutant que
la population laïque et les hyperjuifs sont deux peuples distincts.
Compte tenu de la situation politique et sociale actuelle d’Israël,
Volach joue avec le feu. Il se glisse dans la peau d’un réalisateur pyromane et
se met au travail. En effet, le producteur du film veut étrangler Daniel lorsqu’il
ose faire part de ses cogitations à un investisseur potentiel, qui écoute sa
diatribe, médusé.
Tout le monde n’a pas compris la nécessité pour Volach de
passer à l’offensive contre les “hyperjuifs” qui poussent le judaïsme à l’extrême
; tout le monde n’a pas compris pourquoi il trouvait cela si urgent.
« J’ai été un peu triste lorsque le film est sorti »,
raconte-t-il, « parce que j’ai commencé à l’écrire de cette manière, avec
ce contenu, il y a plus de dix ans. Les gens m’ont alors dit : « De quoi
parlez-vous – “hyperjuif”, qui s’intéresse à ça ? Mais je me suis senti
prophète, parce que j’ai compris que le problème de l’hyperjuif allait
exploser. J’ai dit que ses racines existaient déjà et qu’il ne ferait qu’empirer.
C’était mon impulsion. Les gens ne comprenaient pas ce que je voulais, mais je
me disais : “Un jour viendra où ils comprendront”.
« Et soudain, maintenant qu’il est diffusé, c’est déjà si
clair. Que signifie être prophète ? Travailler pour quelque chose dont vous
vous interrogez sur la pertinence, mais que vous sentez dans vos os, comme un
cancer que vous pouvez sentir dans les os et dont vous savez qu’il va se
propager », dit-il, renonçant à tout effort pour se draper dans une fausse
modestie.
Volach attribue la tension accrue entre les sociétés haredi et
laïque - qui a récemment atteint un point d’ébullition sur la question du
service militaire des ultra-orthodoxes - à une seule personne. « Même
avant la sortie du film, et bien avant le 7 octobre, il y avait déjà eu les
protestations contre Bibi [Netanyahou], les gens avaient déjà compris qu’il y
avait une tension entre le public religieux hyperjuif [et les Israéliens
laïques]. Il s’agissait déjà d’une élévation significative de la barre - c’était
beaucoup plus sérieux que les Haredim jetant des pierres [sur les contrevenants
au] shabbat dans les années 1990. Les gens avaient le sentiment que le
caractère juif de l’État devenait de plus en plus désagréable, de moins en
moins quelque chose de bon.
« Les gens ont vu que le problème devenait plus aigu. Et
j’attribue tout cela à Bibi. C’est son esprit, l’esprit du juif qui joue à être
américain - quelqu’un qui connaît le monde et sait comment en faire partie,
mais qui, d’un autre côté, le pollue avec une sorte d’arrogance amère, avec un
suprémacisme juif de base qui n’est même pas lié à l’expérience religieuse,
mais à quelque chose d’autre, quelque chose de très moche. Quelque chose qui
peut également susciter une judéophobie intense, et à juste titre ».
« Visiteur d’une nouvelle culture »
Volach, 53 ans, est né et a grandi dans le quartier haredi de
Tel Arza à Jérusalem - il est le huitième d’une famille de 20 enfants. En fait,
il a de bons souvenirs de la situation domestique plutôt encombrée. « Je
le recommande : les plus âgés m’aimaient, les plus jeunes étaient sous mon
autorité. Qu’est-ce qu’il y aurait pu avoir de mal à ça ? », dit-il « Je
pense que les enfants du heder (école primaire juive) m’enviaient parce que c’était
le chaos chez nous : on rentrait à la maison et on faisait ce qu’on voulait. Et
disons qu’il n’y avait pas de pauvreté, ce qui est également important ».
Il utilise un mot hébreu archaïque pour “pauvreté” - aniyut
- et son langage trahit son passé. Il parle vite, les mots s’enchaînent, le
rythme est si rapide que certaines lettres sont avalées, disparaissent, et
parfois une mélodie ashkénaze-yiddish entoure certains mots, ou bien il cite
des sources juives pour étayer son propos. Tout comme son personnage dans le
film, Volach est un homme de mots, qu’il utilise sans relâche tout au long de
notre conversation, alors qu’ils coulent de lui comme un torrent. Il pense à
voix haute, il glisse d’un argument à l’autre, il philosophe et tourne et
retourne avec ses pensées dans une spirale sans fin.
L’une des raisons pour lesquelles l’enfance dans une famille
de 20 enfants s’est déroulée confortablement est que la famille était aisée et
vivait dans une maison à trois étages, avec seulement deux enfants par chambre.
Sa mère était enseignante et, même si elle devait gérer une famille aussi
nombreuse, elle se frayait un chemin dans le monde avec une agréable
tranquillité, se souvient-il. Avec un sourire, il imite la façon dont elle
parlait aux enfants via un interphone qui reliait toutes les pièces de la maison,
sans jamais crier. Son père achetait et vendait des judaica [objets
judaïques] et était un expert internationalement reconnu en matière de
manuscrits hébraïques, un type que son fils percevait comme rigide et
dominateur.
David Volach. « « J’éprouve moi-même une
certaine pitié pour les “hyperjuifs”. Photo Ella Barak
Une partie de cette dynamique s’est retrouvée dans “Mon
père, mon seigneur” (« Quand maman a vu le film chez moi, elle m’a
dit : “Au lieu de t’en prendre au Seigneur, tu t’en prends à ton père”.
Je me suis dit : “Ouaou, elle a vraiment compris” ",
note-t-il). Ses parents sont maintenant assez âgés, il est en bons termes avec
la famille. Il a des amis « dans tous les établissements [d’enseignement]
que j’ai fréquentés, dans toutes les tranches d’âge, mais seulement ceux qui
sont ouverts d’esprit. Cela inclut des personnes haut placées dans la politique
et dans l’establishment religieux, et aussi des personnes laïques".
Volach a fréquenté la yeshiva “lituanienne” (non hassidique)
Ponevezh, à Bnei Brak. Interrogé sur le moment où il a compris qu’il était sur
le point d’abandonner ce mode de vie, il répond qu’il ne peut pas pointer un
moment précis.
« J’ai l’impression que c’était à un âge toujours plus
précoce. Parfois, je pense que c’était déjà à l’âge de 3 ans, à partir du jour
où j’ai commencé à élever des animaux de compagnie. En tant que Haredi, on n’est
pas censé faire cela, mais j’avais des poules, je m’occupais des chats du
quartier, j’élevais un chiot. J’aimais vraiment les animaux. J’ai travaillé
dans une animalerie quand j’avais 10 ans », raconte-t-il. « Je
voulais un âne. Ma mère était d’accord, j’ai commencé à économiser de l’argent,
mais j’ai décidé que ce que je voulais vraiment, c’était un chameau. J’avais
déjà commencé à parler aux Arabes pour savoir où l’on pouvait acheter un
chameau. Ma mère n’y voyait pas d’inconvénient, mais mon père est devenu fou ».
Il considère le processus de sortie de la religion comme une
subversion progressive de l’autorité légale de l’ultra-orthodoxie rabbinique et
de l’autorité des grands rabbins. « C’est une combinaison de confiance en
soi sur le plan religieux, d’un père casse-couilles, extrêmement autoritaire,
contre lequel on veut se rebeller, d’une curiosité générale et d’une assez
bonne capacité de réflexion. Tout cela à la fois. Et aussi du courage, une
confiance en soi innée et une haute perception de soi sur le plan intellectuel »,
affirme-t-il.
Sa rébellion s’est poursuivie, devenant de plus en plus
extrême, jusqu’à ce qu’à l’âge de 22 ans, Volach profane le sabbat pour la
première fois. « C’est déjà un acte de trahison, pas seulement une
rébellion », note-t-il. « C’est un moment très important, car on
comprend qu’un jour, on pourrait aussi enlever la kippa. C’est difficile, parce
qu’on ne veut pas être un visiteur dans une nouvelle culture. C’est difficile d’être
un invité culturel dans son propre pays ».
Trois ans plus tard, il s’installe à Tel Aviv et commence à se
déplacer tête nue. C’était en 1995, juste après l’assassinat d’Yitzhak Rabin. « Il
y a cette contradiction : savoir que vous êtes arrivé dans un endroit qui est
complètement en deuil du premier ministre, et vous savez que vous étiez heureux
dans un certain sens, parce que vous appartenez à cette [autre] société. Et ne
laissez personne vous tromper en disant : « On nous accuse sans raison ».
Tout le monde était heureux [de l’assassinat de Rabin], à l’exception peut-être
de quelques religieux dont le patriotisme est plus fort que la religiosité,
mais c’est un groupe qu’il faut vraiment chercher pour le trouver. Dans notre
milieu, c’était : "Ils l’ont assassiné et il est l’un d’entre eux" ».
Volach a commencé à arpenter les rues de Tel Aviv en tant que
laïc à part entière. Mais il a été surpris de constater qu’il était en fait
plus laïque que la plupart des Telaviviens. « C’est l’une des crises que j’ai
traversées et qui apparaît dans le film. De mon point de vue, j’étais vraiment
laïc - la religion avait cessé d’être une autorité pour moi - et soudain, je
vois qu’ici, à Tel Aviv, il y a Yom Kippour, il y a des questions de casher et
de non casher, la religion exerce une énorme autorité. Certaines personnes m’étaient
donc vraiment hostiles en raison de ma laïcité. À un moment donné, j’ai eu l’impression
que ce que je devais faire maintenant, c’était rompre avec le public laïc ».
En tant qu’homme de mots, il s’est d’abord orienté vers la
littérature et a commencé à écrire des poèmes, mais il a ensuite vu un certain
nombre de films, dont le film d’Ingmar Bergman "De la vie des
marionnettes" (1980), et a compris que la poésie pouvait également
naître de ce medium. Malgré tout le respect qu’il porte à la poésie, il avoue
avoir décidé de donner une chance au cinéma parce qu’il avait le sentiment qu’il
avait quelque chose de "plus sexy". Pour lui, le cinéma était
"la nouveauté". Il a senti que la "racine de son âme" était
attirée par ce medium, dit-il. Il s’est inscrit à l’école Hasifa de l’Open
University pour étudier les médias numériques et la communication visuelle. « J’aime
dire que je n’ai jamais étudié le cinéma, mais en réalité j’y suis resté
quelques mois, disons un an », avoue-t-il.
Il a gagné sa vie en tant que photographe de mariage et en
réalisant des films promotionnels, apprenant ainsi l’art du cinéma par l’observation
et l’analyse. Il achève “Mon père, mon seigneur” en 2006 ; celui-ci
sort l’année suivante et il devient du jour au lendemain l’un des noms les plus
en vue de la scène locale. « Ce n’est pas beau à dire, mais il m’a semblé
que c’était comme ça, qu’ils avaient raison », dit-il, sans prétention de
modestie. « Parce que je sais ce que j’ai apporté dans ce [travail],
combien d’honnêteté, combien de discipline, combien de belles choses j’ai
laissé passer."
Quant à savoir pourquoi il lui a fallu 16 ans pour réaliser
son deuxième film, il explique qu’il a commencé à travailler dessus avant “Mon
père, mon seigneur”, mais qu’il s’est retrouvé bloqué à plusieurs reprises,
parce que, dit-il, “Daniel Auerbach“ est né dans le péché. « On dit que
lorsqu’on se repent à un haut niveau, les péchés deviennent des vertus »,
note-t-il. « J’ai eu cette impulsion de parler des choses de l’intérieur,
de me mettre au centre. La partie justifiée de cette impulsion est la compréhension
du fait que l’on ne peut pas parler des choses si l’on ne parle pas de soi.
Mais c’est aussi la raison pour laquelle tout est resté bloqué, parce qu’on ne
peut pas faire un film à partir de cette impulsion. Ce n’est que lorsque je me
suis déconnecté, lorsque l’impulsion n’était pas la mienne, que j’ai réussi à
me libérer ».
Il refuse d’imputer au "syndrome de la deuxième année"
le temps qu’il a fallu pour réaliser ce deuxième film et rejette l’hypothèse
selon laquelle le succès du premier film et les attentes élevées qui en
découlaient l’ont conduit à une paralysie créative. « Bien sûr, mes
chevilles ont enflé, mais ça n’a rien à voir », affirme-t-il. « Beaucoup
de gens m’ont dit cela et, à un certain moment, j’ai commencé à être d’accord
avec eux, parce que je ne voulais pas être perçu comme arrogant, mais à aucun
moment je n’ai ressenti ça ».
Eyal Shiray, le producteur de Volach, pense en effet que le
syndrome du deuxième film a joué un rôle dans cette affaire. Le scénario
original de Volach était prêt - il traitait d’une personne ayant quitté la
communauté religieuse et arrivant à Tel-Aviv - mais après le succès de “Mon
père, mon seigneur”, il a voulu tout changer.
“Daniel Auerbach”. La percée s’est produite
lorsque Volach a décidé d’utiliser l’aspect personnel comme une plate-forme
pour la politique. Photo Boaz Yehonatan Yaacov
« Il était déjà ailleurs. Ses raisons étaient bonnes,
mais ce n’était pas facile », explique Shiray. Il admet avoir eu plusieurs
moments en cours de route où il était prêt à abandonner. Il s’est dépêché, il a
poussé, il a râlé, il a perdu patience. Néanmoins, à la fin, il a toujours
décidé d’attendre et de donner son temps à Volach.
« D’un côté, ça fait beaucoup d’années et ça dépasse les
bornes ; d’un autre côté, il va au fond des choses et sonde pour faire ce qu’il
faut, il avait donc de bonnes excuses. Et je respectais son art »,
explique Shiray. « La vérité, c’est qu’il est resté coincé dans cette
affaire bien plus longtemps que moi, parce qu’il n’a fait que ça. Pendant la
même période, j’ai déménagé dans l’Arava [le désert], j’ai eu trois autres
enfants, j’ai produit d’autres films, j’ai lancé un festival du film et j’ai
fondé une école - et [Volach] n’a fait que ça. Je ne connais pas de personnes
qui consacrent toute leur vie à l’art comme ça. Il n’y a plus de gens comme ça,
ils n’existent que dans les films et les livres. Mais c’est un véritable
artiste, et c’est quelque chose que je respecte ».
Comme le montre le film, Shiray a soutenu financièrement
Volach pendant toutes les années où il travaillait sur le film. « Ma
famille et moi-même l’avons soutenu comme s’il s’agissait d’un enfant de
plus », explique-t-il. « C’est seulement parce qu’il s’agit d’un film
très personnel que j’ai pu m’en accommoder. Après tout, David a écrit, réalisé
et filmé tout ça dans son appartement, de sorte que tout est si personnel et
précis, ce qui m’a permis de m’impliquer davantage. C’est comme les relations
que l’on a avec un enfant, on ne peut pas se lever et s’en aller. Et d’une
certaine manière, de mon point de vue, porter tout cela pour que ça avance et
que ça arrive enfin, avec une personne comme ça dans un film comme ça, c’est
aussi une œuvre d’art ».
La percée de “Daniel Auerbach” s’est produite lorsque Volach a
décidé d’utiliser l’aspect personnel comme plate-forme pour le politique. Il a
choisi de présenter son protagoniste à trois étapes de sa vie : comme un ado
(joué par Yoav Bavly) qui commence à douter de l’autorité des décisions
rabbiniques ; comme un jeune homme (Roy Nik) qui goûte à la laïcité pour la
première fois ; et comme un homme de 48 ans, déjà vétéran de la laïcité, qui
essaie de formuler pour lui-même la nature de son identité juive et de la
société laïque dans son ensemble. Le film passe de l’un à l’autre, ébranlant le
point de vue du spectateur sur les différentes étapes franchies par le
protagoniste au fur et à mesure qu’il façonne son identité, l’invitant à se
joindre à son point de vue évolutif sur le monde.
« Il prend l’histoire des Juifs et se l’approprie »,
déclare Volach à propos de son alter ego cinématographique. « J’ai
également suivi un parcours similaire à celui du monde juif, de l’obéissance
religieuse absolue à l’émancipation en passant par la recherche. À la fin du
film, la musique cantorale n’est plus une source d’autorité religieuse pour le
protagoniste (dans le dernier plan du film, il est assis devant un ordinateur,
chantant en même temps qu’un clip cantorial sur YouTube).
« En d’autres termes, poursuit Volach, ce n’est pas la
religion mais la culture, la musique, l’endroit où le cœur se connecte à tout
cela. C’est la place de Dieu dans le cœur, dans l’expérience de vie, dans la
tradition. Ou même pas nécessairement Dieu, mais le désir ardent de quelque
chose, la demande, l’imploration. C’est cela le judaïsme en tant que source de
culture, pas en tant que source d’autorité ni en tant que religion ».
Ce qui se passe lorsqu’il agit comme une source d’autorité et
comme une religion est résumé dans le terme “ hyperjuif ”, que l’on entend à
plusieurs reprises tout au long du film. Volach l’a inventé pour désigner tout
ce qu’il trouve exagéré et immoral dans le judaïsme, tout ce qui est péché ou
méchant.
L’“hyperjudaïsme” est-il un outil de l’establishment
religieux au service d’un objectif particulier ?
« C’est quelque chose qui n’est pas légitime et qui n’est
pas lié uniquement à l’establishment. Parce qu’essentialiser quelque chose d au
détriment de quelque chose d’autre est une erreur, ça manque d’authenticité.
Des choses comme les idées, la religion, la tradition, la culture, l’histoire -
elles sont censées travailler pour vous, et non vous pour elles. Il est
insoutenable d’exiger que vous viviez une vie qui n’est pas légitime parce que
quelque chose est écrit quelque part. Tout ce qui est écrit, toutes les
religions, tout cela vous attend dans le grand restaurant de la vie. Il y a
beaucoup de gens, même des gens éclairés, qui veulent être traditionnels par
loyauté envers le judaïsme, par engagement. Mais... le contenu doit être tel qu’il
m’engage, et s’il ne m’engage pas à 100 %, alors je m’en vais. Les gens disent
souvent : « Les religions sont formidables, ce sont les gens qui les ont
détruites », mais je dis le contraire : : « Les gens sont vraiment
formidables, ce sont les idées qui sont mauvaises ».
« J’éprouve moi-même une certaine pitié pour les “hyperjuifs”-
ils me semblent être des gens qui ont perdu le nord, des gens qui ont reçu une
mauvaise éducation », ajoute-t-il. « Bien sûr, il y a différents
niveaux, ça dépend de la personne, et il m’a fallu des années pour comprendre
ce que le protagoniste devait dire exactement. Parce qu’il est très facile d’être
contre, de dire que le doss [argot désignant un juif religieux, souvent
péjoratif] est comme ci et comme ça, mais j’ai tout fait pour effacer l’ardoise
et n’insérer que les cris nécessaires au protagoniste ».
Manifestation contre l’incorporation des Haredim
dans l’armée. Photo Itay Ron
« État ennemi »
Le 7 octobre s’insinue inévitablement dans l’interview à un
certain stade. Le mois dernier, Volach raconte qu’en regardant le film au
festival de Rotterdam, il s’est senti frissonner lors de la scène où un gros
videur jette Daniel Auerbach d’un bar de Tel-Aviv dans la rue. Au dos du
T-shirt du videur figure le mot "October", le nom du bar. « Lorsque
j’ai vu ça, j’ai été soudainement choqué », se souvient-il. « Après
le 7 octobre, j’étais tellement bouleversé que je ne sais pas si je l’aurais
écrit [le film lui-même]. Dans le film, on veut frapper l’hyperjuif qui gâche
tout. Et soudain, après avoir été battus comme nous l’avons été, on a le
sentiment que les choses sont déjà assez dures. Nous avons été tellement
battus, il y a une telle misère ici, que j’ai du mal à parler. Moi qui parle
tout le temps, je me retrouve soudain muet. Comme si ce que je craignais m’était
arrivé. Car je me souviens qu’il m’arrivait de dire explicitement que je
voulais qu’Israël, l’arrogant et l’inconscient, en prenne plein la gueule. Et
soudain, ce que je craignais s’est réellement produit ».
Il n’a pas peur d’exprimer ses pensées à voix haute, il ne
fait pas de pause pour adoucir son discours. « Et qui a pris le coup ? Je
savais, je l’ai dit tout de suite, qu’ils [les Haredim] se moquent que quelques
gauchistes laïques soient battus. De la même manière que je savais, lors de l’assassinat
de Rabin, que j’étais du côté de ceux qui se réjouissaient, je savais
maintenant que j’étais du côté de ceux qui étaient tristes, et je savais que d’autres
étaient heureux. C’est clair pour moi. Je connais ces mondes. Je sais
exactement. « Ils l’ont mérité [disent ceux qui se réjouissent]. Je n’ai
aucun doute à ce sujet ».
Et si les otages avaient été d’autres personnes ?
« S’il s’était agi de porteurs de kippa tricotée, de
Haredim ou de filles haredi ? Ils seraient tous rentrés chez eux à l’heure qu’il
est. Avec une certitude absolue. C’est un plus un ».
Ce n’est pas comme si, après la commission d’enquête
sur la catastrophe du Mont Meron [qui a publié ses conclusions sur la
bousculade de 2021], au cours de laquelle des dizaines de Haredim ont été tués,
il [Netanyahou] avait annoncé qu’il en assumait la responsabilité.
« Bien sûr que non. Pourquoi en assumerait-il la
responsabilité ? Mais ce n’est pas seulement lui personnellement, c’est le pays
en général, tout l’appareil. Quand on parle des Haredim, on a l’impression qu’on
parle des générations de juifs, des représentants du judaïsme. Si l’État d’Israël
est au service du peuple juif, lorsqu’il s’agit d’un juif haredi, l’engagement
est bien plus grand. Dans l’histoire de l’État d’Israël, ils sont protégés dans
la vie et dans la mort ».
Pourtant, des dizaines de personnes sont mortes
sur le mont Meron lors de la bousculade en 2021.
« Mais qui les a tués ? Pas la population laïque, pas le
Hamas, mais eux-mêmes. Ce sont eux qui ont reçu l’autorisation [d’organiser les
festivités de Lag B’Omer]. Au contraire, cela prouve qu’ils peuvent obtenir des
autorisations que les laïcs n’obtiendraient jamais, parce qu’ils sont une force
politique dont toutes les demandes sont acceptées ».
Netanyahou sur les lieux de la catastrophe du Mont
Meron en 2021. Photo Rami Shllush
Voyez-vous une différence entre les Haredim et les
sionistes religieux en ce qui concerne l’"hyperjudaïsme" et la façon
dont il met en danger l’État ?
« Non, et pas non plus entre les [Haredim et le] public
laïc. Bibi Netanyahou, par exemple, est le roi des hyperjuifs. Les laïcs comme
lui, qui voient des éléments religieux dans leur identité juive, sont les plus
hyperjuifs de tous ».
En d’autres termes, le public laïc, les sionistes
religieux et les Haredim répondent tous à cette définition.
« Tout à fait. Par exemple, la plupart des juifs qui ne
sont pas hyperjuifs dans leur âme se livrent à des actes hyperjuifs. La
circoncision, par exemple, est un acte hyperjuif. Et aussi le suprémacisme juif
; penser que l’on ne peut rien partager avec quelqu’un qui n’est pas juif, c’est
de l’hyperjudaïsme. Et aussi le fait de penser que l’identité juive est
déterminée en fonction de la mère et non du père. Car quelle différence cela
fait-il, l’essentiel est que vous ayez été éduqué de manière à en faire partie.
« Ainsi, quelqu’un qui dit qu’il est juif parce que sa
mère est juive n’est pas du tout juif, c’est un hyper-juif, c’est-à-dire d’un
peuple différent. Un peuple différent, tout simplement. Je propose donc que
nous nous séparions. Les hyperjuifs ne méritent pas d’avoir un pays, parce qu’ils
n’ont jamais eu de problème national, ils avaient un autre problème - celui de
l’excès de judéité - mais le statut d’État n’est pas distribué sur la base de l’extrémisme
conceptuel ».
Quelle est votre attitude aujourd’hui à l’égard de
la société haredi ?
« Au niveau personnel, chaleur et compréhension. Au
niveau des principes : une guerre mondiale. Parce qu’être un Haredi n’est pas
légitime du point de vue public. Penser que la population laïque doit vous
servir parce que vous étudiez toutes sortes d’absurdités, ou entretenir le
racisme à l’égard des personnes laïques - c’est une société dont la conception
publique est horrible, alors qu’y a-t-il à partager avec eux ?
« Nous parlons d’une mutation en termes d’attitude à l’égard
de la sphère publique. Je vais vous donner un exemple. Entreriez-vous en
voiture dans un quartier haredi le jour du shabbat ? Non, parce que vous pensez
que cela les dérangerait. Mais c’est faux, le bruit de la voiture ne les
dérange pas - ce qui les dérange, c’est qu’ils s’attendent à ce que vous, en
tant que juif, ne profaniez pas le shabbat. En ce sens, les Haredim sont très
agressifs ».
Que pensez-vous maintenant, après le 7 octobre, du
débat sur le projet de loi. Croyez-vous que les Haredim accepteront d’être incorporés
?
« Non, il n’y a aucune chance que ça se produise. Le
public laïc est assez naïf pour penser que les Haredim ne servent pas dans l’armée
parce qu’ils épousent une sorte de valeur de ‘l’étude de la Torah comme mode de
vie’. Mais c’est une plaisanterie. Ils ne veulent pas servir pour la même raison
qu’ils ne servent pas non plus dans l’armée indienne - parce que, de toute
façon, qu’est-ce que cela a à voir avec eux ? Pourquoi devraient-ils s’identifier
à un système laïque ? Et la vérité, c’est que si le public laïc n’était pas
composé d’hyperjuifs, cela ne pourrait pas se produire. Mais parce que, pour
des raisons nationales, ils ont besoin de la suprématie sur les Arabes, ils ont
besoin des Haredim, parce que c’est l’entreprise qui fabrique ce contenu, qui
fournit un support de principe au nationalisme.
Court métrage de David Volach "Donkeys in the
Holy Land" (Ânes en Terre Sainte)
À un moment de l’entretien, il pose son ordinateur portable
sur la table du salon, en face de moi. Il se penche et rampe sous la table de
son espace de travail, tirant toutes sortes de câbles, et réussit finalement à
en extraire un, qu’il tend vers le salon. Volach se rend compte que je n’ai pas
vu "Donkeys in the Holy Land", son court-métrage de 2018, et il est
bien décidé à me le montrer. Il ne dure que cinq minutes, s’excuse-t-il en
branchant le câble audio et en trouvant le film sur YouTube. « C’est un film
d’éloge funèbre que j’ai écrit », marmonne-t-il en préparant la
projection.
Le film s’ouvre sur un plan d’ânes marchant dans le désert.
Silence autour d’eux, liberté, tranquillité. Puis il y a un plan spectaculaire
d’un camion transportant un énorme conteneur, transparent et de couleur verte,
à travers les panneaux de verre duquel on voit deux dauphins nager. L’image
rappelle l’aquarium de Damien Hirst, mais ici les dauphins sont vivants, en
perpétuel mouvement. Puis le camion se met en mouvement, prend de la vitesse,
fonce sur la route. Sur ses flancs, des autocollants, dont certains sont
déchirés, disent « Nous voulons le Moshiach [le Messie] maintenant »
(en anglais), « Netanyahou est bon pour les Juifs » et « Dieu
est le roi » (tous deux en hébreu). Les ânes observent avec indifférence
les dangereux tonneaux du camion qui les dépasse. À la fin, la caméra révèle
que cette aventure s’est terminée par une tragédie : Le camion est couché sur
le côté de la route, détruit, et le réservoir d’eau géant est brisé et vide.
« Lorsque j’ai fait ce film, les gens m’ont demandé de
quoi il s’agissait, ils pensaient qu’il s’agissait du retard par rapport au
progrès, et je ne comprenais pas pourquoi ils ne voyaient pas qu’il s’agissait
de la catastrophe, de toute l’histoire locale », explique Volach. « De
mon point de vue, il s’agissait d’un éloge funèbre. J’ai dit : mon long métrage
parle des hyperjuifs, du désastre qu’ils vont nous infliger, alors faisons
quelque chose de très rapide sur la catastrophe. Quelque chose qui montre que
tout cela ne finira pas bien, que cela finira très mal, parce qu’au bout du
compte, ceux qui voyagent sauvagement s’écrasent ».
Quelques jours après notre entretien, Volach m’envoie un
message et joint un fichier contenant des idées qu’il a écrites. Nous avons
déjà parlé de la plupart d’entre elles, mais il souhaite les développer, les
approfondir. Il me demande d’être précise sur son attaque contre les juifs
extrémistes et sur l’avenir sombre qu’il prévoit pour le projet sioniste. Et
ici et là, il insère aussi quelque chose comme des instructions de mise en
scène, des conseils à l’auteure sur la manière de servir ces citations.
Malgré cela, il faut dire à son crédit que ce qui compte le
plus pour lui, ce sont les idées. « Ce qui est triste, c’est que le prix
le plus élevé que les Juifs paient aujourd’hui, après l’Holocauste, est le
tabou de l’autocritique de la judéité », écrit-il. Ce qui était « un
phénomène issu de faits culturels est devenu un monstre exigeant, avec
zéro ouverture à l’autocritique ».