Alex Cocotas , The Baffler, 9/5/2024
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
Alex Cocotas est un écrivain et photographe californien vivant à Berlin.
Après le 7 octobre, des hommes politiques allemands
ont proposé de retirer la nationalité à des citoyens allemands, de restreindre
les droits civils des résidents étrangers non ressortissants de l’UE et de
limiter le nombre d’enfants issus de l’immigration pouvant fréquenter une école
donnée, ces propositions étant présentées comme des moyens de préserver et de
soutenir la « vie juive » dans le pays. Un homme politique allemand,
accusé de manière crédible d’avoir nourri des sympathies néo-nazies dans sa
jeunesse, a imputé l’antisémitisme du pays aux immigrés. Le plus grand journal
allemand, Bild, a publié un manifeste en cinquante points sur ce que
signifie être allemand ; le numéro quarante-sept dit : « L’Allemagne a un
cœur pour les enfants. Ils ne sont pas battus mais promus » [« Allemagne,
nous avons un problème !», Bild, 29/10/2023, publié
simultanément en allemand, anglais, arabe, turc et russe]. Un éminent
journaliste allemand a publié un article intitulé : « Les
Juifs ou les Aggro-Arabes : nous devons décider qui nous voulons garder »
[“aggro” = raccourci d’agressif, mot d’argot anglo-US entré dans le
vocabulaire allemand pour désigner des extrémistes, de préférence arabo-musulmans
ou désignés tels NdT]. Le commissaire à l’antisémitisme du Bade-Wurtemberg,
qui n’est pas juif, a écrit : « Les nazis cachaient encore leurs meurtres de
masse, alors que le Hamas les célébrait dans les médias, comme Daesh avant eux ».
Staatsräson, par petwall, 2013
En Allemagne, tout n’est pas comme on le croit. Cet
arbre ? C’était un juif. Ce bâtiment a été juif. Ce lampadaire était juif. Et
les Juifs ? Il semble qu’ils soient tous allemands.
En 2021, l’écrivain Fabian Wolff a publié dans Die
Zeit un long essai intitulé “Seulement en Allemagne”. Il s’agit d’un
excellent exemple d’un genre d’essai de plus en plus populaire, qu’il énonce
dès le deuxième paragraphe : “Je suis juif en Allemagne”.
« Je n’aime pas écrire en allemand, une langue
que je ressens souvent comme un fardeau », commence l’essai. L’histoire de
la famille de Wolff l’a doté de « la fameuse valise prête sous le lit »,
écrit-il. « Pourquoi tout est-il si allemand en Allemagne ? », se
demande-t-il. L’essentiel de l’essai est consacré à la dénonciation de l’assurance
condescendante des attitudes allemandes à l’égard des Juifs, avec une attention
particulière pour une campagne menée par le gouvernement assimilant toute critique d’Israël
à de l’antisémitisme. Cette campagne a pris forme en 2019, lorsque le
gouvernement allemand a qualifié d’antisémites les « méthodes et modèles d’argumentation »
du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS). Comme le démontre
Wolff dans un cas après l’autre, même une accusation d’antisémitisme suffit à
vous exclure de la vie publique en Allemagne. Bon nombre des personnes accusées
par les fonctionnaires goys et diligents de l’Allemagne sont elles-mêmes
juives.
Wolff termine son essai par un appel à un judaïsme
pluraliste qui dépasse les limites de l’instrumentalisation allemande. « Si
nous ne pouvons pas choisir notre propre voie », écrit-il, « j’aimerais
au moins voir, les yeux ouverts, où la tempête du progrès nous emporte, au lieu
d’être bâillonné et d’avoir les yeux bandés par les goyim, qui prétendent,
comme toujours, savoir ce qui est le mieux pour moi, ce qui est le mieux pour
nous » L’essai est traduit en anglais et Wolff accède à la notoriété
internationale. Il semblait représenter un nouveau type d’intellectuel juif
allemand : jeune, combatif, ironique, de gauche, capable de faire
successivement référence à Susan Taubes et à la musique trap. Mais la publicité
a ses dangers.
Il ne semble pas se passer une année sans qu’un
scandale n’éclate à propos de l’identité d’un Juif allemand de premier plan.
En juillet 2023, Wolff a publié dans Die Zeit un
mea culpa décousu et évasif qui a fait encore plus sensation que son essai “Seulement
en Allemagne”. Il pourrait être résumé succinctement comme suit : « Je ne
suis pas juif en Allemagne ». Wolff révèle qu’il n’a pas d’ancêtres juifs.
C’est un épisode de Curb Your Enthusiasm
dans lequel
Larry David pense qu’il n’est pas juif, écrit-il, qui l’a amené à s’interroger
sur son identité juive. Il se souvient avoir demandé à sa mère après l’épisode
: « Maman, est-ce qu’on est vraiment juifs ? » « Pas vraiment »,
lui a-t-elle répondu, « mais il y a une histoire à propos de grand-mère ».
La grand-mère de la grand-mère maternelle de Wolff était supposée être juive,
un gage de descendance matrilinéaire à travers les bouleversements de l’histoire
juive européenne. « Soudain, se souvient-il, tout semblait avoir un sens.
Je savais tout simplement ce que cela signifiait d’être juif ». Si l’histoire
était vraie, Wolff aurait été ethniquement un seizième de juif. Mais l’histoire
n’était pas vraie : Wolff, hélas, a seize parties de goy.
Aux yeux de nombreux critiques allemands, le plus
grand péché de Wolff a été de soutenir, sous couvert d’une identité juive, que
le fait de soutenir un boycott d’Israël n’est pas nécessairement antisémite,
même s’il ne soutenait pas lui-même un tel boycott. Wolff a ensuite été fustigé
comme juif costumé (Kostümjude) par les plus grands journaux juifs et
gentils d’Allemagne. Il a été qualifié d’aspirant Kronzeugejude (Juif
témoin clé). Contredisant les plaintes de Wolff concernant l’allemand, il s’agit
d’une langue dotée d’une capacité étonnamment agile à créer des néologismes sur
le mot “juif” :
Alibijude : un juif alibi, qui couvre la
rhétorique antisémite (ou anti-israélienne).
Berufsjude : un juif professionnel, un juif de
profession
Faschingsjude : un juif de carnaval
Großvaterjude : quelqu’un qui a un grand-père
juif
Kostümjude : un juif costumé
Kronzeugejude : un témoin clé juif, qui témoigne
de la rhétorique antisémite (ou anti-israélienne).
Meinungsjude : Un juif d’opinion ? Ou un juif par
opinion ?
Modejude : Un juif à la mode, ou juif
fashionable ?
Schmusejude : un juif câlin, un juif qui fait
vraisemblablement des câlins aux Allemands
Vaterjude : quelqu’un qui a un père juif, un
juif patrilinéaire
Vorzeigejude : un juif modèle, ou exemplaire
À l’exception peut-être de Vaterjude, ces
constructions sont des termes péjoratifs pour désigner le fait de se faire
passer pour juif ou d’utiliser son identité juive à des fins lucratives. Loin d’être
une aberration, la révélation de l’identité juive fabriquée par Wolff s’avère
être une sorte de tradition allemande. Il ne semble pas se passer une année
sans qu’un scandale impliquant l’identité d’un éminent Juif allemand n’éclate.
Günther Schäfer, La Patrie, East Side Gallery, Berlin
Avant Wolff, le cas le plus célèbre était celui de
Marie Sophie Hingst, une écrivaine et historienne populaire. Son blog
mémorialiste aurait eu un quart de million de lecteurs réguliers. Hingst a
écrit que ses grands-parents ont commémoré la Nuit de Cristal en
arrêtant les horloges et en attendant le retour des parents perdus dans l’obscurité
croissante. Sa grand-mère, dit-elle, organisait des fêtes d’été dans le jardin
pour les survivants de l’Holocauste, avec des gâteaux et des discours
puissants. En 2019, Der Spiegel a publié un article révélant que Mme Hingst avait inventé
vingt-deux victimes de l’Holocauste et soumis de faux documents à Yad Vashem
pour étayer son identité supposée. Il n’y avait ni grand-mère juive, ni famille
juive. Elle s’est suicidée peu après la publication de ces révélations.
Wolfgang Seibert a été pendant quinze ans le chef de
la communauté juive de Pinneberg, une petite ville près de Hambourg. Comme l’a
montré une enquête de Der Spiegel en 2018, Seibert a été baptisé
protestant par des parents sans ascendants juifs et n’a pas, contrairement à ce
qu’il prétend, perdu de parents dans l’Holocauste. Interrogé sur ses origines,
Seibert a répondu qu’il s’était toujours “senti” juif. Il existe de nombreux
autres cas, chacun impliquant des allégations d’identité juive non fondées : Irena Wachendorff, Manfred Böhme, Peter Loth, Karin Mylius, Frank Borner. Et il ne s’agit là que des cas rendus publics.
Tout le monde n’assume pas une identité juive,
certains se contentent des apparences.
La journaliste de télévision Lea Rosh a été le visage
public et la défenseure le plus virulente de la campagne pour la construction
du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe à Berlin. Rosh a cultivé une aura
juive - une Scheinbarjüdin [juive apparente], peut-être. « Je n’ai
pas l’air si aryen que ça », s’est-elle réjouie un jour lors d’une
interview. Rosh a changé son prénom d’Edith en Lea, et a poursuivi sans succès
l’auteure (juive) Ruth Gay qui avait écrit qu’elle l’avait fait pour paraître
plus juive. Un jour, elle a farouchement rejeté une proposition visant à placer
le mémorial de l’Holocauste en face du Reichstag : « Le “peuple allemand”
a-t-il assassiné les Juifs ? Pas du tout ».
Il y a aussi les personnes costumées en juif·ves au
sens propre. J’ai vu à deux reprises de grands groupes d’Allemands porter des
kippot. Une fois lors d’un rassemblement contre l’antisémitisme et une autre
fois marchant avec une importante escorte policière dans la Sonnenallee, le
centre de la vie arabe à Berlin, en scandant des slogans pro-israéliens. Tenir
aujourd’hui dans cette même rue une pancarte portant l’inscription « Stop
au génocide » ou « De la rivière à la mer » conduirait à une
arrestation certaine, voire à des poursuites pénales. La police a violemment
réprimé les manifestations et même les symboles élémentaires de l’identité
palestinienne sur la Sonnenallee dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre ;
j’ai dû extirper un ami, journaliste (juif) de premier plan, d’une de ces
manifestations après qu’il eut été aspergé de gaz au poivre pour avoir filmé l’arrestation
brutale d’un homme dont le crime était de brandir un drapeau palestinien. Mais
rares sont ceux qui, ici, tentent d’afficher une identité palestinienne.
Il y a quelques années, un de mes amis a été invité à
un dîner de shabbat. Les participants donnaient tous l’impression d’être
pratiquants. Ils connaissaient les hymnes, les hommes portaient des kippahs, l’un
d’entre eux avait même des papillotes. Les hôtes ont insisté pour que mon ami
récite les différentes bénédictions. À la suite d’une remarque fortuite au
cours du dîner, il a découvert qu’il était le seul juif présent. Il s’agissait
d’Allemands qui aimaient mettre en œuvre des rituels juifs et qui voulaient qu’un
Juif donne involontairement sa bénédiction.
Beaucoup plus d’Allemands que Wolff, Hingst et Seibert
« se sentent juifs ». Les archives de la communauté juive prouvent
que de nombreux Allemands ont tenté de « découvrir » leur héritage
juif après la guerre. Ici, tout le monde semble avoir une tante juive. Ou bien
leurs grands-parents étaient dans la résistance. Ou peut-être était-ce leur
grand-tante. D’autres se sont simplement convertis. Walter Homolka s’est
converti au judaïsme à l’adolescence et est devenu l’un des rabbins les plus
puissants d’Allemagne. Il a effectivement contrôlé les principales institutions
associées au judaïsme non orthodoxe en Allemagne et a partagé la scène avec
Angela Merkel et d’autres politicien·nes.
Homolka et Bergoglio, 2015
Homolka n’a pas hésité à parler au nom de tous les
Juifs lorsqu’il a déclaré que « la Shoah n’est plus centrale pour ma
génération ». Même son intérêt démesuré pour Jésus n’a pas pu entamer son
statut d’autorité juive prééminente. Sa chute a
commencé en 2022,
lorsqu’il est apparu que son partenaire de longue date avait envoyé à un
étudiant en cantorat une vidéo d’un pénis en érection caressé en 2019. Homolka
a ensuite été accusé d’abus de pouvoir et de discrimination par le Conseil
central des Juifs d’Allemagne. Le dénonciateur identifié comme “A” dans le
rapport de huit cents pages du Conseil sur l’affaire témoigne que Homolka l’a
un jour encouragé à accepter un emploi en Afrique du Sud, où il y avait « d’énormes
bites noires » (riesige schwarze Schwänze).
Homolka n’est pas non plus une anomalie dans la vie
juive allemande, où les convertis (gerim) jouent un rôle
disproportionné. En 2022, une cantor d’origine juive - que l’on pourrait
appeler Biojüdin [biojuive] en allemand - a perdu son
emploi dans une synagogue berlinoise après avoir dénoncé l’influence des
convertis dans la vie juive allemande. Une historienne juive allemande, Barbara
Steiner, a écrit un livre sur le phénomène et l’histoire des Allemands qui se
convertissent au judaïsme. Elle constate, sans surprise, que les principales
motivations de la plupart des convertis sont des manifestations de culpabilité
sous une forme ou une autre. Mme Steiner a par ailleurs qualifié Fabian Wolff d’antisémite
qui a pris son identité dans le but exprès de critiquer Israël. Elle aussi est
une convertie.
Wolff n’était pas le seul intellectuel juif allemand
(ou ex-juif) à écrire de tels essais. Il en était peut-être le représentant le
plus spectaculaire, mais de tels essais quasi-confessionnels sur l’expérience d’être
juif en Allemagne ont été publiés de plus en plus fréquemment au cours de la
dernière décennie. La plupart de ces essais ont été publiés dans le feuilleton,
la section culturelle des principaux journaux nationaux du pays, qui sont
consacrés aux comptes rendus de lecture, aux critiques et aux essais. Autrefois
réservés à Heine, Walter Benjamin, Joseph Roth, etc., les feuilletons d’aujourd’hui
servent à flatter l’intelligence d’un Allemand cultivé et sont accompagnés d’instructions
de lecture. Maintenant je vais discuter, ici nous allons revenir, plus tard
j’expliquerai ... .
Les journaux allemands les plus importants ont un Juif
domestique - le Hausjude, peut-être - prêt à commenter les questions
pertinentes, telles que : qui est Juif, qu’est-ce qui est Juif, l’antisémitisme
de la gauche, l’antisémitisme des artistes, l’antisémitisme de tout le monde
sauf des Allemands. Certains de ces écrivains sont des célébrités mineures. En
Allemagne, il existe un intérêt voyeur et démesuré pour les notions de « culture
juive », de « voix juives », de « vie juive », de
préférence exemptes d’influences étrangères impures. Il y a à peu près autant
de musées juifs en Allemagne (dont beaucoup sont installés dans d’anciennes
synagogues) qu’aux USA, un pays dont la population est quatre fois plus
importante et qui compte entre trente et soixante fois plus de Juifs, et qui,
en tant que tel, n’a pas besoin de les mettre sous verre.
La télévision allemande a récemment diffusé un
talk-show primé intitulé Freitagnacht Jews (Juifs du vendredi soir),
qui présentait un talk show de Juifs parlant de ce que c’est que de grandir en
tant que Juif en Allemagne. Vogue Allemagne a publié un jour une chronique
intitulée “Jüdisch heute” (Juif aujourd’hui), avec pour
sous-titre : « La vie quotidienne d’une Juive allemande, qui nous emmène
en voyage dans un monde que nous connaissons à peine », où les lecteurs
pouvaient s’informer sur les corps juifs, le sexe juif, le doute juif, la prise
de décision juive et la raison pour laquelle les hommes juifs ne jouissent pas
aussi rapidement grâce à la circoncision. Les Allemands aiment la particularité
des chagrins sémites, la spécificité des joies juives. Ils aiment la musique
klezmer. Ils hocheront solennellement la tête lorsque vous leur direz : « Mon
grand-père est un arbre ».
Les grands bénéficiaires de cet intérêt funèbre, à
condition qu’ils ne critiquent pas trop Israël, sont les Israéliens. Dans la
perception commune, Israélien est synonyme de Juif. La réalité est plus
complexe à l’intérieur d’Israël, mais les Israéliens sont néanmoins considérés
comme la somme de tout ce qui est juif par un public allemand dont la pensée
est encore fondamentalement caractérisée par le cadre de l’État-nation. Et les
prédilections culturelles de la société israélienne - une obsession pour l’interrogation
sur l’identité israélienne comme une sorte de condition existentielle spéciale,
une énorme capacité à s’auto-féliciter et à s’apitoyer sur son sort - s’alignent
commodément sur les attentes allemandes en matière de « culture juive »,
et reflètent largement celles de la société allemande. L’Allemagne est le plus grand marché au monde pour la littérature
israélienne traduite.
De nombreuses grandes villes allemandes et certains
États ont leur propre festival culturel « israélo-juif » ou "juif",
un festival du film « juif », etc. Weh, comme pourrait le dire
un personnage de Wagner. L’appareil culturel allemand a allègrement planté sa
bouche plissée et mal aimée sur le plus médiocre robinet culturel de l’histoire
juive, les élevant au rang d’envoyés de l’expérience juive « authentique »
et, ce faisant, a contribué à inculquer l’idée qu’Israël est le « vrai »
foyer du peuple juif. Les Allemands ne savent pas vraiment quoi faire des Juifs
usaméricains qui, comme ces mystérieuses particules subatomiques, semblent être
usaméricains une seconde et juifs l’instant d’après. Lorsqu’un ancien voisin a
appris que j’étais juif, il a ressenti le besoin de me dire qu’il aimait le
houmous. Un arbre est un arbre.
Une exception usaméricaine à cette dynamique est
Deborah Feldman, l’auteure de Unorthodox. L’histoire d’une jeune femme
fuyant les liens barbares de l’hassidisme pour l’Allemagne, pays épris de
liberté, a mystérieusement trouvé un énorme public ici. « Deborah Feldman
est peut-être la juive la plus connue au monde après Anne Frank », peut-on
lire dans une récente critique de son nouveau livre. Le thème du livre est la
fétichisation des Juifs par l’Allemagne. Ou plutôt : elle était une
exception, jusqu’à ce qu’elle commence récemment à critiquer la conception sélective
de la « vie juive » en Allemagne, qui marginalise systématiquement
les Juifs qui critiquent Israël et ne se conforment pas à cette perception
ossifiée.
Les exemples récents ne manquent pas pour étayer ses
affirmations. Un centre culturel de Berlin s’est vu retirer son financement
après avoir accueilli une veillée pour la paix organisée par un groupe juif,
avec l’avertissement que des mesures seraient prises contre « toute forme
cachée d’antisémitisme ». Un musée a annulé l’exposition d’une artiste juive qui avait eu la témérité d’appeler
à un cessez-le-feu. Lorsque le cinéaste israélien Yuval Abraham et le cinéaste
palestinien Basel Adra ont été récompensés au festival du film de la Berlinale
pour leur documentaire sur le déplacement forcé de Palestiniens par des colons
israéliens, ils ont prononcé des discours appelant à la fin de l’apartheid
israélien et des livraisons d’armes de l’Allemagne à Israël.
Kai Wegner, le maire de Berlin, a condamné leurs
discours et déclaré qu’il n’y avait « pas de place pour l’antisémitisme à
Berlin" »; quelques semaines plus tard, il a été photographié en train de sourire avec Elon Musk, qui a approuvé l’année dernière un post sur les Juifs haïssant les Blancs comme étant « la
vérité réelle ». Le ministre de la justice Marco Buschmann (libéral) a menacé de poursuites pénales. La ministre verte de la culture,
Claudia Roth, a déclaré que les discours étaient « scandaleusement
partiaux » et « caractérisés par une profonde haine d’Israël ».
Après avoir été filmée en train d’applaudir le duo, Claudia Roth a précisé que
ses applaudissements ne visaient que « le juif-israélien » Abraham.
Tous les essais sur le thème "Je suis juif"
ne proviennent pas du feuilleton. Le livre Désintégrez-vous (2018)
de Max Czollek, peut-être l’ouvrage de critique juive le plus influent des
lettres allemandes contemporaines, a été ostensiblement écrit comme un appel
aux armes pour d’autres Juifs. Pourtant, même cette polémique s’adresse
clairement à un public de lecteurs goys de feuilleton. Comme Wolff,
Czollek s’intéresse à l’attitude des Allemands à l’égard des Juifs. Il affirme
que l’existence de Juifs vivants dans l’Allemagne d’aujourd’hui a été utilisée
dans un « théâtre de la mémoire » pour réhabiliter l’image que l’Allemagne
a d’elle-même. Chacun joue un rôle : les Allemands contrits, les Juifs
conciliants.
Czollek identifie correctement de nombreux problèmes
pour mieux s’y enfoncer. Un personnage juif de l’une des pièces de Czollek,
cité dans Désintégrez-vous, dit : « Nous ne sommes pas vos bonnes
victimes, nous sommes les mauvaises ». Bonnes victimes, mauvaises victimes
- qu’en est-il du fait de ne pas être une victime ? L’intérêt qu’il
porte à la vengeance juive est tout aussi myope. La vengeance peut titiller la
fantaisie, mais l’inclusion du nationaliste enragé Meir Kahane (trop raciste
même pour Israël) dans son panthéon de vengeurs juifs aurait pu être l’occasion
de réfléchir à ce à quoi la « vengeance juive » ressemble réellement
dans la pratique, et à qui en subit les conséquences. Bien qu’il prenne parfois
soin de préciser qu’il parle de l’Allemagne, il extrapole bien trop souvent
pour en faire une histoire universelle. Le sous-titre de la récente traduction
anglaise est : « A Jewish Survival Guide for the 21st Century ».
Czollek a lui-même fait l’objet d’une controverse
concernant son identité. En 2021, l’écrivain Maxim Biller a accusé Czollek d’être
un Meinungsjude et un Faschingsjude pour les gauchistes, parce qu’il
n’est pas halachiquement juif. Czollek n’a qu’un seul grand-parent juif. L’affaire
Czollek a déclenché une avalanche de feuilleton pendant plusieurs
semaines. Mirna Funk, peut-être l’auteure la plus prolifique d’essais sur le
thème « Je suis juif·ve en Allemagne », a d’abord réprimandé ses
collègues chroniqueurs en affirmant qu’il s’agissait d’une affaire intra-juive,
avant d’accuser publiquement Czollek de mentir sur son identité et de le
traiter de Großvaterjude. Outre son travail dans le feuilleton,
Mme Funk a écrit la rubrique “Jüdisch heute” pour Vogue
Allemagne. La guide allemande du judaïsme a appris vers l’âge de vingt ans qu’elle
n’était pas juive d’un point de vue halakhique. Elle est une Vaterjüdin ;
sa mère est allemande non-juive. La filiation patrilinéaire n’est pas reconnue
par les autorités juives en Allemagne, et elle s’est convertie depuis, mais le
sujet est une obsession dans son travail, tout comme sa quête, aidée par
Wikipédia, pour définir le judaïsme.
Le judaïsme, selon Funk, est « la culture du
débat », « la recherche éternelle de soi ». L’identité juive,
semble-t-elle dire, consiste à répondre continuellement à la question de savoir
ce que signifie être juif. « Ce qu’il y a de plus juif chez le Juif, c’est
son autodéfinition. De lui-même, de la religion et du monde » . Après
le doute, rien n’est plus juif que l’idée du libre choix. De telles définitions
du judaïsme apparaissent régulièrement dans le corpus « Je suis juif en Allemagne ».
Wolff cite avec approbation une notice nécrologique sur David Berman : « Lutter
avec Dieu, jouer l’étranger ». D’autres ont un côté macabre. « Mon
problème », écrit Czollek, « est que ma propre conception de la
judéité a commencé par un énorme tas de cadavres. » Ce qui ressort de ces
essais, c’est l’identité juive formulée comme un sentiment. C’est le sentiment
d’être un étranger, c’est le sentiment de rechercher sa véritable identité. C’est
surtout le sentiment de ne pas être allemand.
Et maintenant, comme l’indiquerait la consigne de
lecture du feuilleton, j’en viens à l’essentiel : être juif en Allemagne
aujourd’hui, c’est abroger la possibilité d’être allemand et juif. « La
façon la plus fondamentale dont la Seconde Guerre mondiale a transformé le
monde », écrit l’historien Yuri Slezkine, « est qu’elle a donné
naissance à un nouvel absolu moral : les nazis en tant que mal universel ».
Et ce mal a un contenu ethnique : allemand.
Cette notion a été intégrée dans l’idée que l’Allemagne
se fait d’elle-même. Être allemand, c’est être un Täter, un coupable,
bourreau. Mais le cœur de l’identité nationale allemande, sa célèbre culture de
la mémoire et le « surpassement du passé » sont, paradoxalement, ses
relations avec les Juifs, les victimes universelles. En sympathisant avec les
Juifs, opportunément incarnés par l’État
d’Israël, et en les soutenant, les Allemands peuvent expier le mal inhérent à l’être
allemand, transmis de génération en génération comme s’il était dans leur sang.
Les Juifs deviennent les porteurs d’une vertu héritée en tant que victimes.
Pourtant, loin de surmonter le passé, cette dynamique
semble exiger qu’il soit constamment reconstitué. Les non-allemands ne peuvent
devenir allemands qu’en laissant leur propre histoire à la porte. La ministre
de la Culture, Frau Roth, a récemment déclaré au nouveau directeur d’origine
camerounaise d’une institution culturelle publique : « Vous faites
désormais partie de la Täternation ». Le Cameroun était autrefois
une colonie allemande.
Ces tendances dominantes sont devenues de plus en plus
évidentes à la suite des violences horribles commises en Israël et en Palestine
au cours des derniers mois. Les élites politiques, médiatiques et culturelles
allemandes se sont empressées de démontrer qui était le plus proche d’Israël. L’identification
a été si intense et la sécurité d’Israël si souvent invoquée comme une question
de Staatsräson que je me suis parfois demandé si certains Allemands ne
croyaient pas que l’attaque du Hamas était indirectement dirigée contre l’Allemagne.
Le vice-chancelier Robert Habeck a prononcé un discours très applaudi dans
lequel il a appelé les musulmans d’Allemagne à « prendre clairement leurs
distances avec l’antisémitisme afin de ne pas porter atteinte à leur propre
droit à la tolérance ». Aucun impératif similaire n’a été donné aux bons
citoyens chrétiens d’Allemagne. Friedrich Merz, le leader de la CDU (le parti d’Angela
Merkel) qui est largement pressenti pour devenir le prochain chancelier, a
proposé de faire de la reconnaissance du droit à l’existence d’Israël une
condition d’acquisition de la citoyenneté allemande. Sa proposition est devenue
réalité dans l’État est-allemand de Saxe-Anhalt.
Cette formulation de l’identité allemande n’offre pas
une vision inclusive pour un pays qui se diversifie. La compagne d’un ami,
descendante de « travailleurs invités » kurdes arrivés après la
guerre, a été tellement impressionnée par ses leçons scolaires véhémentes sur
les méfaits des générations précédentes de l’Allemagne qu’elle a pendant un
temps cru que son propre grand-père avait lui aussi massacré des Juifs en
Europe pendant la guerre. La germanité en tant que telle n’a pas d’aspiration
ni de contenu positif. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi certains
voudraient échapper à ce cycle de culpabilité pathologisée, tout comme il n’est
pas surprenant que certains fassent un pas de plus dans l’identification aux
Juifs.
Le problème de ces notions abstraites du judaïsme est
qu’il devient facilement une toile peinte avec la texture et les teintes de vos
propres sentiments. Névrose, dislocation, aliénation : il n’y a pas un grand
pas entre l’identité juive en tant que sentiment et le fait de « se sentir
juif ». Ces sentiments ne sont pas propres aux Juifs, mais la fréquence de
ces cas est propre à l’Allemagne. Ils apparaissent rarement dans d’autres pays.
Pas même en Autriche, qui partage avec l’Allemagne une histoire nazie, sinon
une mémoire historique.
Il est significatif que Wolff, Czollek et Funk soient
tous nés à Berlin-Est. Enfermés dans un mur, les Juifs de l’ancienne RDA
entretiennent un lien ténu avec la vie juive d’avant-guerre : le fantasme d’une
continuité. « Je suis l’un des rares Juifs dont l’histoire en Allemagne
remonte à l’avant-guerre », a déclaré
Czollek à un journaliste du New York Times. La grande majorité des Juifs d’Allemagne sont
aujourd’hui des immigrés de l’ex-Union soviétique. De nombreuses synagogues
allemandes fonctionnent comme des centres communautaires russophones. Mais il n’y
a pas de continuité car l’Allemagne a assassiné les Juifs. Cette communauté de
Juifs allemands, parmi lesquels il était courant de se vanter d’être « plus
allemand que les Allemands », a disparu, dispersée. Pourtant, l’allemand
reste la langue des plus grandes contributions séculaires de la culture juive à
la culture mondiale, et cette communauté perdure comme un cadeau et un
exemple pour nous tous, juifs ou non.
Les essais « Je-suis-juif-en-Allemagne »
expriment quelque chose comme le contraire : une identité fragile et incertaine
dans un pays qui offre aux Juifs de nombreuses assurances mais aucune
certitude. Ils définissent "juif" et "allemand" comme une
dichotomie d’identités distinctes et irréconciliables. Ces essais célèbrent « l’humour
juif » et sont de boput en bout peu drôles. Ils font un clin d’œil à la
profondeur et à la facticité de la culture juive et se conforment au schéma de
la Weltanschauung locale. Les manières sociales profondément maladroites
abondent. C’est presque comme s’ils étaient … allemands.
La farce de cette situation est évidente. Mais la
tragédie n’a jamais été loin de la surface, et cette tragédie est apparue plus
clairement depuis le 7 octobre, qui s’est produit quelques semaines après que j’ai
rendu une première version de cet essai à un autre magazine. Depuis le 7
octobre, les hommes politiques allemands ont autorisé des violations de l’ordre
constitutionnel du pays sur la base de sensibilités nébuleuses, créant
involontairement un précédent ruineux pour l’arrivée au pouvoir du parti d’extrême
droite Alternative für Deutschland. Depuis le 7 octobre, les livraisons d’armes
allemandes à Israël ont tellement augmenté que le total pour 2023 a été
multiplié par dix par rapport à l’année précédente. Elles représentent
désormais 30 % des importations d’armes israéliennes (un autre rapport parle
même de 47 %). Et depuis le 7 octobre, ces munitions ont été utilisées par les
forces israéliennes pour tuer plus de 14 000 enfants à Gaza. L’Allemagne a un
cœur pour les enfants.
Ironiquement, c’est Fabian Wolff qui a le plus plaidé
en faveur d’une perspective plus globale parmi les Juifs allemands. Mais il
avait aussi un rôle à jouer : celui du juif de gauche. Et pour avoir
fondamentalement remis en question l’idée que les Allemands se faisaient d’eux-mêmes,
il a payé plus cher qu’un bouffon comme Walter Homolka, qui a récemment
recommencé à enseigner à l’université où il exerçait autrefois une influence
considérable.
« Rien de ce qui vous appartient vraiment ne peut
vous impressionner », a écrit Witold Gombrowicz, qui s’est attaqué au jeu
de rôle inhérent à l’identité avec plus d’acuité que n’importe quel autre
écrivain. « Si, par conséquent, notre grandeur ou notre passé nous
impressionne, c’est la preuve qu’il n’est pas encore entré dans notre sang ».
Que signifie être juif ? Les rares fois où j’ai
réfléchi à cette question, la phrase « le plus beau cadeau de ma vie »
m’est revenue de manière inexplicable. Alors, merci à tante Estelle, merci à
oncle Stan, tante Renata, oncle David, et merci à grand-père Max et grand-mère
Stefanie - mariés à Breslau en 1938 - et surtout merci à ma mère.
On raconte que lorsque Pompée conquit Jérusalem, il
entra dans le temple et demanda l’accès au sanctuaire intérieur, le Saint des
Saints, et se retrouva dans une salle vide.