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05/05/2024

AMIRA HASS
Les conséquences de l’anonymat confortable accordé à l’armée et aux forces de répression israéliennes

Amira Hass, Haaretz, 27/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Italiano:  LE CONSEGUENZE DELLE VIOLENZE ISRAELIANE PROTETTE DALL'ANONIMATO CONCESSO AI MILITARI E AI SERVIZI DI SICUREZZA ISRAELIANI

Lorsque nous marchons dans une rue israélienne, il est probable que, dans l’heure qui suit, nous rencontrerons des dizaines d’Israéliens tout à fait ordinaires qui ont été et sont activement impliqués dans le meurtre de Palestiniens armés et non armés, dans les tirs et les blessures, dans leur dépossession, dans la destruction de leurs maisons, dans l’interrogatoire des détenus palestiniens au moyen de la torture, dans les mauvais traitements infligés à eux et à leurs frères et sœurs aux points de contrôle, dans une rue de Jérusalem ou dans leurs maisons au cours d’un raid nocturne.

Des soldats israéliens avec un chargement de Palestiniens capturés à Shuja’iyya, Gaza, en décembre 2023.  Photo : Moti Milrod

Des Israéliens ordinaires tiraient et tirent, torturaient et torturent, brutalisaient et brutalisent, parfois directement, ou bien ils faisaient et font des ordres, signent des ordres et paient des salaires. Ils ont approuvé lexpulsion de familles de leurs maisons, ainsi que la fourniture généreuse d’eau à des Israéliens au détriment de l’approvisionnement en eau de Palestiniens. Ils ont planifié des routes pratiques qui coupent les communautés palestiniennes les unes des autres. Leurs faits et gestes ne sont pas inscrits sur leur front. Eux-mêmes ne se considèrent pas comme des criminels, des meurtriers, des voleurs.

Les actes de ces centaines de milliers d’Israéliens sont connus, mais ils ne sont pas liés personnellement à leurs auteurs : les soldats et les petits fonctionnaires sont protégés par l’anonymat confortable que leur accorde l’État. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que leurs noms sont publiés dans le contexte d’actes spécifiques de violence. Les noms des commandants responsables sont connus du public, mais en Israël, il n’est pas d’usage de leur accoler les étiquettes de criminel, meurtrier, voleur, dépossesseur ou extorqueur.

Il en va de même pour les législateurs qui proposent des lois d’apartheid, ou les chefs d’état-major militaires et les responsables du Shin Bet. Il serait contraire aux conventions sociales et linguistiques d’ajouter ces terribles épithètes au nom d’un fonctionnaire bien connu : cela ne passerait jamais les fourches caudines des rédacteurs en chef d’un média quelconque.

Les gradés subalternes - dont les pilotes de chasse idolâtrés par les Israéliens - sont protégés par le secret institutionnel, profondément ancré dans les lois et usages du pays. Les hauts fonctionnaires bien connus sont protégés parce qu’ils ont fait ce qu’ils ont fait au nom et au service de l’État.

Ainsi, l’ancien chef d’état-major des FDI, Benny Gantz, et l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne, Amir Eshel, étaient persuadés qu’un tribunal civil néerlandais rejetterait une action civile intentée contre eux, demandant des dommages et intérêts pour le meurtre de six membres d’une famille dans le camp de réfugiés d’Al Boureij en 2014.

Ismail Ziada, citoyen néerlandais, avait porté plainte pour le bombardement de la maison familiale et la mort de sa mère de 70 ans, Muftiah, de trois de ses frères, Jamil, Yousef et Omar, de l’épouse de Jamil, Bayan, et de leur fils de 12 ans, Shaban. La Cour suprême des Pays-Bas a confirmé les décisions de deux juridictions inférieures selon lesquelles Gantz et Eshel - les personnes qui ont directement ou indirectement donné l’ordre de bombarder et de tuer une famille à l’intérieur de sa maison - bénéficient d’une « immunité fonctionnelle » qui les protège des poursuites civiles aux Pays-Bas parce qu’ils ne faisaient qu’appliquer la politique du gouvernement israélien.

Une enquête des FDI sur l’incident a conclu que « l’ampleur du préjudice attendu pour les civils à la suite de l’attaque » - c’est-à-dire le meurtre d’une grand-mère, de sa belle-fille et de sa petite-fille – « ne serait pas excessive par rapport à l’important bénéfice militaire attendu » : c’est-à-dire les dommages causés à ce que les avocats des FDI ont affirmé être un centre de commandement militaire, et le meurtre des agents militaires supposés qui se trouvaient dans l’immeuble.

À l’époque, on considérait qu’il était permis de tuer trois civils pour tuer quatre agents militaires supposés. Aujourd’hui, comme nous le montrent le nombre considérable de civils tués lors de chaque frappe aérienne à Gaza et les quelque 15 000 enfants qui y ont été tués jusqu’à présent, ainsi que les enquêtes choquantes de Yuval Avraham pour +972 Magazine, le taux de mortalité que les juristes de Tsahal et l’État autorisent aujourd’hui pour les pilotes et les opérateurs de drones est de 20, 30, 40, voire un quartier entier de civils, pour un seul militant du Hamas.

L’histoire et les juristes ont autorisé les États à recourir à la violence contre leurs propres citoyens et contre d’autres États. Ce sont les États qui accordent l’autorisation et l’immunité à leurs citoyens au sein de la police, de l’armée et des agences de sécurité pour qu’ils utilisent la violence dans le cadre de ce qui est défini comme la défense de la patrie et du peuple. C’est parfois le cas. Mais très souvent, il s’agit de la défense des privilèges des classes supérieures, d’une dictature, du vol institutionnalisé, de l’oppression et de l’abus organisé des minorités.

Les États et leurs juristes ont également déterminé que tous ceux qui utilisent la violence contre eux et leurs élites - c’est-à-dire tous ceux qui résistent violemment à la violence de l’État de quelque manière que ce soit - sont des criminels, des meurtriers, des combattants illégaux. Nous parlons ici de membres de groupes minoritaires, de peuples autochtones devenus minoritaires à la suite de massacres systématiques et de migrations massives, de travailleurs, de migrants, de peuples conquis et déshérités.

Chaque Palestinien naît dans cette injustice inhérente : la violence bureaucratique, militaire et policière à leur encontre, qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et déplacé des millions d’autres au fil des ans, est légale et n’est donc pas de la violence, mais plutôt de l’autodéfense et de l’héroïsme sublime et noble. En revanche, les actions des Palestiniens - qu’il s’agisse d’une affiche, d’un message sur les médias sociaux, d’une manifestation, d’un jet de pierres ou d’un attentat-suicide - sont définies a priori comme une infraction pénale.

Qui plus est, un Israélien qui ôte la vie de nombreux Palestiniens est un héros vénéré, tandis qu’un Palestinien qui ôte directement ou indirectement la vie d’un Israélien est puni même après sa mort.

Telle est la réalité totalement asymétrique dans laquelle Walid Daqqa est né et dans laquelle il est mort. La soif de vengeance éternelle de l’État et d’un grand nombre de ses citoyens l’a maintenu en prison, où il a développé sa profonde philosophie humaniste. Cette même soif de vengeance envoie à chaque Palestinien le message que la violence israélienne est incurable, même si les juristes ne la considèrent pas comme un crime.

Carlos Latuff

30/01/2024

MOUIN RABBANI
Pourquoi l'arrêt de la CIJ sur la plainte pour génocide contre Israël est historique

Mouin Rabbani, DAWN, 26/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La première ordonnance émise  vendredi 26 janvier 2024 par la Cour internationale de justice sur les accusations de génocide portées contre Israël est entrée dans l'histoire, et ce n'est pas une hyperbole. 

La plus haute juridiction des Nations unies à La Haye a estimé qu'il était « plausible » qu'Israël ait commis des actes contre les Palestiniens de Gaza en violation de la convention sur le génocide. Bien que sa décision ne constitue pas encore un verdict sur la question de savoir si Israël a commis un génocide, ce qui pourrait prendre des années à la Cour, la CIJ s'est déclarée compétente pour poursuivre l'affaire intentée par l'Afrique du Sud, rejetant le principal argument d'Israël.

La Cour a ordonné des mesures provisoires pour protéger la population ravagée de Gaza contre le risque de génocide, notamment en demandant à Israël de veiller « avec effet immédiat » à ce que ses forces militaires ne commettent aucun des actes interdits par la Convention sur le génocide et de « prendre toutes les mesures » pour prévenir et punir l'incitation directe et publique au génocide contre les Palestiniens de Gaza. Chacune des six mesures provisoires a été adoptée à une écrasante majorité par les 17 juges de la Cour, par 16 voix contre 1 et 15 voix contre 2.

À ce stade de la procédure à La Haye, l'affaire se résume à une seule question : la CIJ a-t-elle déterminé que l'Afrique du Sud avait présenté une accusation plausible selon laquelle Israël commet un génocide et, sur cette base, a-t-elle autorisé la poursuite de l'affaire en vue d'une audience complète ? Tout le reste est secondaire. Sur ce point crucial, le verdict de la Cour a été sans ambiguïté : les arguments présentés par l'Afrique du Sud devant la CIJ au début du mois étaient suffisamment convaincants, et la réfutation et les dénégations d'Israël peu convaincantes. La CIJ va maintenant mener une audience complète et appropriée pour déterminer si Israël est non seulement accusé de manière plausible, mais aussi substantiellement responsable du crime de génocide à Gaza.

C'est là que l'histoire s'est écrite. À partir du 26 janvier 2024, Israël et ses sponsors occidentaux ne pourront plus utiliser l'Holocauste pour se soustraire à l'obligation de rendre compte de leurs crimes contre le peuple palestinien. Raz Segal, éminent professeur d'études sur l'Holocauste et les génocides, a récemment souligné que l'État d'Israël était né dans l'impunité. « L'idée que l'État juif puisse commettre des crimes de guerre, sans parler de génocide, devient dès le départ une idée impensable », a-t-il déclaré. « L'impunité d'Israël est inscrite dans le système ».

Ce n’est plus le cas.

10/09/2023

GIDEON LEVY
Tout d’un coup, les soldats et les officiers israéliens sont des criminels de guerre

Gideon Levy, Haaretz, 10/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’anxiété, vraie ou fausse, s’est emparée des chefs de l’armée et de la justice : la révolution judiciaire met les soldats des Forces de défense israéliennes et leurs commandants face à un risque concret de poursuites à l’étranger. Il est difficile de savoir si la vague de briefings qui a submergé les médias au cours du week-end n’était qu’une menace dans le cadre de la lutte contre le coup d’État gouvernemental ou si l’appréhension est réelle. Quoi qu’il en soit, les commandants de Tsahal, qui craignent pour leur avenir, se mettent soudain à dire les choses telles qu’elles sont, comme jamais auparavant, et à présenter une vérité qu’ils n’avaient jamais admise auparavant.


Cour Pénale Internationale, La Haye : "Prenez place"
Carlos Latuff

Selon ces personnes craintives, jusqu’à présent, les membres des forces de défense israéliennes bénéficiaient d’une protection efficace sous la forme de tribunaux israéliens de renommée mondiale. Maintenant que cette protection commence à se fissurer, les soldats sont susceptibles d’être poursuivis à La Haye et devant d’autres tribunaux à l’étranger. Pour la première fois, la défense et la justice israéliennes admettent qu’il y a des raisons de soupçonner que Tsahal commet des crimes de guerre et que seule la renommée des tribunaux israéliens l’a protégée jusqu’à présent.

Mais le prestige des tribunaux sur ces questions est une fabrication totale, dont les diffuseurs savaient pertinemment qu’elle était fausse. Il n’existe pas en Israël de système d’enquête sur les crimes de l’occupation. Les tribunaux militaires sont manifestement une plaisanterie pathétique, et le prestige dont jouit la Haute Cour de justice n’est justifié que tant qu’elle n’est pas confrontée à l’establishment de la défense.

Des décennies d’occupation, sans un seul jour où des crimes de guerre n’ont pas été commis, n’ont pas donné lieu à une seule enquête digne de ce nom, qui n’ait pas été blanchie et muselée, à un seul acte d’accusation qui soit à la hauteur des faits, et certainement pas à une seule peine qui corresponde au crime. Un État dans lequel le procès d’Elor Azaria - qui a abattu un assaillant palestinien blessé et hors d’état de nuire - se termine par une peine de 18 mois de prison pour homicide involontaire, réduite à 14 mois pour des “raisons de compassion et de considération”, puis réduite d’un tiers, et où l’affaire est considérée comme un traumatisme national - est un État qui n’enquête pas, ne poursuit pas et ne punit certainement pas les personnes qui commettent des crimes de guerre.

Le procès Azaria aurait dû être une lumière pour les nations et la Cour internationale de justice : c’est l’exception qui confirme la règle. Et la règle, c’est qu’Israël n’enquête pas et ne punit pas les soldats ou les commandants pour crimes de guerre. Les dossiers prennent la poussière dans le bureau de l’avocat général de l’armée, se couvrant des mensonges et des tromperies des soldats et de leurs commandants, jusqu’à ce qu’ils soient mis de côté.

Ainsi, quelqu’un d’autre doit faire le travail pour l’État. Il était commode pour La Haye et le monde de s’accrocher à la douce illusion qu’Israël est sérieux dans ses enquêtes sur les membres du service. Le coup d’État judiciaire est arrivé, et soudain, nous n’avons plus d’avocat général militaire qui enquête, ni de Haute Cour de justice qui lutte contre les crimes de guerre.

Il n’y a pas de mal sans bien. Tout comme la tentative de coup d’État a tiré un grand nombre d’Israéliens de leur torpeur et les a fait descendre dans la rue, elle permettra peut-être au monde de se réveiller de son coma.

Après plus de 35 ans de reportages sur l’occupation, après avoir entendu des milliers d’histoires époustouflantes qui se terminent toujours de la même manière : des tireurs d’élite de l’armée qui tirent sur des enfants et d’autres civils innocents, des tirs réels lors de manifestations, des frappes aériennes sur des civils sans défense, des malades au seuil de la mort qui se voient refuser l’entrée en Israël pour y recevoir des soins médicaux, des punitions collectives, des détentions sans procès, des perquisitions brutales au domicile de personnes innocentes, devant leurs enfants, des humiliations, des coups, des abus, l’utilisation de chiens d’attaque, des fouilles à nu et une myriade d’autres délits, qui se terminent tous de la même manière.

« Nous n’avons pas connaissance de plaintes concernant des violences commises par des soldats. Toute allégation de ce type sera examinée » ; « Nous ne sommes pas au courant de l’allégation selon laquelle des soldats auraient utilisé des enfants en bas âge comme boucliers humains » ; « Nous sommes au courant de l’allégation concernant la mort d’un mineur. Les circonstances font l’objet d’une enquête ».

Juges du monde : ces “enquêtes” sont éternelles et n’ont d’autre but que de tromper le monde et de maintenir l’immunité sacrée et absolue des soldats de Tsahal. Peut-être que l’abrogation du critère de raisonnabilité* vous incitera enfin à agir, auquel cas le coup d’État judiciaire aura un résultat non destructeur : la fin de l’ère du mensonge selon lequel Israël et ses militaires enquêtent sur eux-mêmes. Ils n’ont jamais eu l’intention de le faire.

NdT

*La Knesset a adopté en juillet dernier une mesure qui empêche la Cour suprême d’annuler les décisions du gouvernement au motif qu’elles sont « déraisonnables ». Ses partisans disent que la norme actuelle de « raisonnabilité » donne aux juges non élus des pouvoirs excessifs sur la prise de décision par les élus.

 

 

27/06/2023

FRANCESCA LESSA
Cinquante ans après le coup d'État en Uruguay, pourquoi si peu de personnes ont-elles été traduites en justice pour les crimes de la dictature ?

Francesca Lessa, The Conversation, 26/6/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Francesca Lessa (1980) est maîtresse de conférences en études et développement latino-américains et chercheuse à l'Université d'Oxford. Elle est l'auteure du récent ouvrage The Condor Trials : Transnational Repression and Human Rights in South America, publié par Yale University Press (2022). Elle est coordinatrice et chercheuse principale du projet Plan Cóndor.

Le 27 juin, l'Uruguay célèbre les 50 ans du déclenchement de son coup d'État. Ce jour-là, en 1973, le président Juan Maria Bordaberry et les forces armées ont fermé le parlement et inauguré 12 années de terreur d'État (1973-1985).

Cet anniversaire est l'occasion de réfléchir aux raisons pour lesquelles l'Uruguay n'a pas traduit davantage de personnes en justice pour les violations des droits de l'homme commises pendant cette dictature.


L'ancien président de l'Uruguay, Juan María Bordaberry, a été reconnu coupable en 2010 de violations des droits humains et condamné à une peine de 30 ans de prison. AP/Alamy

Pendant des décennies, l'Uruguay a été surnommé “la Suisse de l'Amérique latine, en raison de sa longue stabilité, de ses traditions démocratiques et de son État-providence. En 1973, le régime uruguayen n'a pas fait l'objet d'une grande attention, peut-être en raison de la réputation du pays et de sa situation géopolitique, éclipsé par deux voisins plus importants, l'Argentine et le Brésil. Cette année-là, l'attention internationale s'est concentrée sur le coup d'État spectaculaire contre le président chilien, Salvador Allende.

Emprisonnement, interrogatoire et torture

Cependant, le régime uruguayen était tout aussi violent et répressif. En peu de temps, l'Uruguay s'est vu attribuer un nouveau surnom : la “chambre de torture de l'Amérique latine. Au début de l'année 1976, l'Uruguay avait la plus forte concentration de prisonniers politiques par habitant au monde.

Selon Amnesty International, un citoyen sur 500 était en prison pour des raisons politiques et « un citoyen sur 50 avait connu une période d'emprisonnement qui, pour beaucoup, comprenait des interrogatoires et des actes de torture ». Outre les milliers de personnes emprisonnées et torturées, la dictature a laissé derrière elle 197 disparitions forcées parrainées par l'État et 202 exécutions extrajudiciaires entre 1968 et 1985.

La répression a été brutale non seulement à l'intérieur des frontières de l'Uruguay, mais aussi au-delà. Mon livre sur l'opération Condor - une campagne de répression menée par les dictatures sud-américaines, avec le soutien des USA, pour réduire au silence les opposants en exil - montre que les Uruguayens représentent le plus grand nombre de victimes (48 % du total) persécutées au-delà des frontières entre 1969 et 1981.

Justice ou impunité ?

L'Uruguay a renoué avec la démocratie le 1er mars 1985, avec l'investiture du président Juan Maria Sanguinetti. Les perspectives de justice ont été limitées dès le départ. Les généraux uruguayens et les représentants des trois partis politiques avaient négocié la transition dans le cadre du pacte du Club Naval.

Ce dernier établissait, entre autres, un calendrier pour le retour de la démocratie, restaurait le système politique préexistant à la dictature, y compris la constitution de 1967, et appelait à des élections nationales en novembre 1984. Les élections ont eu lieu, mais certains hommes politiques en ont été bannis.

En décembre 1986, le parlement démocratique a sanctionné la loi 15.848 sur l'expiration des droits punitifs de l'État. Cette “loi sur l'impunité a effectivement protégé les officiers de police et les militaires de l'obligation de rendre des comptes pour les atrocités commises pendant la dictature, garantissant ainsi le contrôle et la surveillance de la justice par l'exécutif. Elle a été introduite à un moment où les forces armées s'opposaient de plus en plus à l'ouverture d'enquêtes judiciaires sur les crimes commis dans le passé.

La loi d'expiration a permis de garantir que la politique d'impunité soutenue par l'État, qui consiste à ne pas punir les crimes, resterait en place pendant 25 ans, jusqu'en 2011. J'ai analysé ailleurs les hauts et les bas de la relation de l'Uruguay avec l’obligation de rendre des comptes.

Aujourd'hui, l'Uruguay a la réputation d'être un leader régional dans certains domaines des droits humains (par exemple, les droits reproductifs et le mariage égalitaire). Mais il n'a obtenu qu'une justice très limitée pour les atrocités commises à l'époque de la dictature.

Comparaison entre l'Uruguay et l'Argentine

En juin 2023, les tribunaux uruguayens ont prononcé des sentences dans seulement 20 affaires pénales et condamné 28 accusés au total, dont certains étaient impliqués dans plusieurs affaires (chiffres compilés à partir de données fournies par moi-même et par l'ONG Observatorio Luz Ibarburu).

À titre de comparaison, les tribunaux argentins ont rendu 301 verdicts depuis 2006, avec 1 136 personnes condamnées pour les crimes de la dictature (1976-1983).

De même, au 31 décembre 2022, 606 verdicts définitifs avaient été rendus dans des procès pour des crimes commis pendant la dictature au Chili, 487 dans des affaires pénales et civiles (entendues ensemble), et 119 uniquement dans des affaires civiles, selon les données de l'Observatoire de la justice transitionnelle de l'université Diego Portales.

Avec des collègues de l'Université d'Oxford, nous avons développé une approche pour expliquer pourquoi certains pays demandent des comptes aux auteurs de violations passées des droits humains, alors que d'autres ne le font pas.

Elle repose sur quatre facteurs : la demande de la société civile, l'absence d'acteurs ayant un droit de veto (tels que les hommes politiques qui s'opposent à l'obligation de rendre des comptes ou à l'ouverture d'une enquête sur les violations des droits humains commises dans le passé), l'autorité judiciaire nationale et la pression internationale. Cette approche fondamentale permet de comprendre les luttes persistantes en Uruguay. Bien que ces quatre facteurs soient en jeu dans le pays, ils s'opposent les uns aux autres et favorisent globalement l'impunité.

L'Uruguay a subi des pressions internationales importantes, notamment le célèbre verdict "Gelman" rendu en 2011 par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, qui a joué un rôle déterminant dans l'abrogation de la loi d'expiration en 2011. Parallèlement, la société civile n'a cessé de réclamer justice, depuis le référendum historique de 1989 visant à annuler la loi d'expiration jusqu'aux appels les plus récents à modifier la loi de 2006 sur les réparations pour les prisonniers politiques.

Il ne fait aucun doute que la plupart des progrès en matière de justice, de vérité et de réparations ont été réalisés en Uruguay grâce aux efforts inlassables des militants et des ONG, y compris la centrale syndicale, qui ont incité les autorités à enquêter.

Néanmoins, l'Uruguay ne s'est jamais engagé à faire de l'enquête sur les atrocités du passé une politique d'État, comme l'a fait l'Argentine. Un ensemble d'acteurs puissants, dont les forces armées, divers hommes politiques et des juges de la haute cour, ont veillé à ce que le mur de l'impunité reste en place, à quelques exceptions près.

Le manque d'indépendance judiciaire et la sanction de quelques juges courageux qui ont tenté de défier l'impunité dans les années 1990 et 2000 - plus récemment Mariana Mota - ont également entravé les progrès.

Un autre facteur est le nombre important d'arrêts de la Cour suprême qui ont minimisé la gravité des crimes commis pendant la dictature.

Un changement positif pourrait toutefois se profiler à l'horizon. Un nouveau code de procédure pénale introduit en 2017 signifie que les allégations datant de l'époque de la dictature (déposées depuis lors) font l'objet d'une enquête plus rapide. En outre, la création en 2018 d'un procureur spécialisé dans les crimes contre l'humanité - une demande de longue date des défenseurs des droits humains - a permis d'augmenter le nombre d'enquêtes faisant l'objet d'un procès, et ce à un rythme plus rapide.

Comme l'a dit le poète uruguayen Mario Benedetti à propos de la mémoire et de l'oubli, lorsque la vérité balayera enfin le monde : “esa verdad será que no hay olvido” – “cette vérité sera qu'il n'y a pas d'oubli”.