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07/03/2025

GIDEON LEVY
Un cauchemar palestinien dans un rêve israélien : chasse à l’homme au centre commercial

 Gideon Levy, Haaretz, 6/3/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Une grande catastrophe a été évitée cette semaine. Au nouveau Big Fashion Glilot, le plus grand centre commercial d’Israël et le couronnement des récentes réalisations nationales, 10 Palestiniens qui se trouvaient en Israël sans permis d’entrée ont été découverts.

Imaginez, 10 Palestiniens sans papiers dans un complexe de “loisirs et de shopping”. Des idoles dans le temple sacré israélien.


Un panneau au centre commercial Big Fashion dans le centre d’Israël, qui a été visité par 150 000 personnes lors de son ouverture vendredi. Photo Tomer Appelbaum

Les 150 000 Israéliens avides de shopping qui ont pris d’assaut le centre commercial au cours du week-end ont été exposés à un danger dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Nommez imméiatement une commission d’enquête. Les survivants de la catastrophe qui n’a pas eu lieu ont été interviewés partout et ont déclaré qu’ils n’auraient jamais imaginé qu’il y aurait des Palestiniens non autorisés dans leur nouveau centre commercial.

Après tout, ils veulent se sentir en sécurité lorsqu’ils vont manger un hamburger ou acheter une paire de baskets. Un homme de ménage sans papiers a été découvert dans un magasin Zara, et il semblerait qu’il y en ait eu un autre dans le magasin Delta.


Le centre commercial lundi. Les “clandestins” ont été emmenés, menottés, à la vue de tous. Photo Tomer Appelbaum

Les “clandestins” ont été emmenés, menottés, au vu et au su de tout le monde. Les policiers des frontières, héros israéliens, les ont capturés avec le courage et la détermination qui les caractérisent. Les responsables des relations publiques des chaînes de magasins s’efforcent de limiter les dégâts et de rassurer le public : Il n’y aura plus de “clandestins” à Big Fashion.



Le centre commercial lundi. Les journalistes israéliens audacieux s’empressent de les signaler aux autorités ; ils ont alors le sentiment d’avoir rempli une mission journalistique. Photo Tomer Appelbaum

Tout le monde est invité à revenir dans un centre commercial nettoyé.

Comme leur statut le suggère, les Palestiniens “illégaux” ne sont pas des êtres humains. Ils n’ont ni noms ni visages, ni rêves ni crises personnelles. Il suffit de savoir qu’ils sont en Israël sans permis. Ce sont des des objets suspects.

Bientôt, des outils seront développés pour les localiser et les éliminer sans aucun contact humain. Quand on dit « il n’y a pas d’innocents à Gaza », on désigne également les Palestiniens de Cisjordanie qui se trouvent en Israël sans autorisation. Ce sont des bombes à retardement, jusqu’à preuve du contraire.

Les journalistes israéliens audacieux s’empressent de les dénoncer aux autorités ; ils ont alors le sentiment d’avoir rempli une mission journalistique.

L’un des chasseurs d’hommes, Yossi Eli, de Canal 13, est depuis longtemps obsédé par le fait de tourmenter les Palestiniens. Ses yeux se sont illuminés lorsqu’il a présenté un rapport embarrassant sur les mauvais traitements infligés aux détenus des Forces Nukhba du Hamas.


Soldats israéliens à Jénine, en Cisjordanie, mardi. Photo Raneen Sawafta/Reuters

Le journaliste est resté bouche bée devant le spectacle scandaleux que les gardes ont organisé en son honneur, humiliant les détenus devant les caméras. Peut-être pensait-il faire son devoir de journaliste. Dans l’Israël de 2025, montrer des Palestiniens en train d’être maltraités fait partie des relations publiques ; autrefois, c’était une cause de honte.

Eli est persuadé que la chasse à Big Fashion a été motivée par son futur article sur les « nuées de [Palestiniens] non autorisés qui inondent Israël ». Sur X, il s’est vanté d’avoir rejoint une « initiative civile » visant à expulser les « illégaux » qui, selon lui, ne sont pas « traités ». Lui aussi raconte l’histoire des médias israéliens.


Les habitants de Nur Shams évacuent leurs maisons en Cisjordanie, mercredi. Photo Majdi Mohammed/AP

Les Palestiniens qui se trouvent en Israël sans permis sont des êtres humains. Des gens désespérés, privés de leurs moyens de subsistance par Israël dans un acte arbitraire de punition collective.

Depuis un an et demi, ils sont interdits d’entrée, laissant des centaines de milliers d’entre eux dans le dénuement. Le désespoir en Cisjordanie s’accroît, tout comme la pauvreté. Certains recourent à la violence, d’autres tentent de se faufiler en Israël pour y travailler. Ils se faufilent en Israël tout comme les Juifs se faufilaient hors des ghettos pour obtenir de la nourriture. Eux aussi étaient des clandestins.

Ils savent ce qui les attend s’ils sont pris, mais leurs enfants ont faim à la maison. Israël leur interdit de travailler à l’intérieur de ses frontières mais les autorise étonnamment à travailler dans les colonies. Là, ils ne sont pas “illégaux”.

L’avidité des colons - la plupart sont des “opérateurs”, certains exploitent la main-d’œuvre palestinienne bon marché - l’emporte sur tout. Après tout, il faut bien que quelqu’un nettoie les rues des colons et construise leurs maisons. Ce qui est dangereux à Big Fashion ne l’est pas à Halamish.


Une barrière bloque l’accès pour les Palestiniens, selon des résidents locaux, sur une zone d’un avant-poste de colons israéliens près du village de Tuwani en Cisjordanie, lundi. Photo Leo Correa/AP

Par-dessus tout, les lignes du racisme et de la déshumanisation, enveloppées dans la cellophane de la sécurité qui permet tout, y compris la punition collective, l’humiliation et la famine. Mais il n’est pas du tout évident de savoir ce qui est le plus dangereux pour Israël : la fermeture des frontières, qui conduit à la faim et au désespoir, ou leur ouverture contrôlée.

Entre-temps, des générations d’Israéliens sont élevées ici, qui viennent au centre commercial le jour du shabbat et voient des Palestiniens chassés comme des animaux. C’est choquant lorsqu’il s’agit d’un malheureux animal, mais pas moins choquant lorsqu’il s’agit d’un malheureux travailleur, l’un des milliers qui ont construit ce pays et pavé ses routes.

Au secours, il y a un clandestin ici. Appelez la police des frontières, ou Yossi Eli.

 

05/03/2025

DAHLIA SCHEINDLIN
Pourquoi il est impossible de célébrer pleinement le succès de “No Other Land” aux Oscars

Je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires sur Israël et la Palestine qui a transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation

Dahlia Scheindlin, Haaretz, 3/3/2025

 Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Basel Adra et Yuval Abraham posent avec l’Oscar du meilleur film documentaire pour No Other Land lors du Governors Ball qui suit le spectacle des Oscars à la 97e cérémonie des Oscars à Hollywood, Los Angeles, Californie, dimanche soir. Photo : Mike Blake/Reuters

Lorsque j’ai appris à mon réveil que “No Other Land” avait remporté l’Oscar du meilleur film documentaire, j’étais ravie. Ravie pour les réalisateurs et pleine d’espoir que les messages émouvants de leur discours de remerciement - arrêter la guerre, rendre les otages, libérer le peuple palestinien - soient entendus par tous les Israéliens qui écoutent les nouvelles du matin. Mais il manquait encore quelque chose.

Je suis assez âgée pour me souvenir du film “Budrus”, sorti en 2009, qui raconte la lutte des Palestiniens de Cisjordanie contre la barrière de séparation. Mais le mur n’a fait que grandir, et en 2011, le documentaire “5 Broken Cameras” est apparu. Ce documentaire exquis a profondément humanisé la vie des Palestiniens sous l’occupation. Le principe d’un père qui documente son enfant mais qui est entraîné dans la politique par le biais de sa caméra était créatif, original et universel.

Ce film avait lui aussi été réalisé par un Israélien et un Palestinien (Guy Davidi et Emad Burnat). Il avait lui aussi été nominé aux Oscars, propulsant le sort des Palestiniens sous les feux de la rampe, à la vue du monde entier.

Cette situation aurait dû susciter une nouvelle vague d’indignation lorsque le réalisateur palestinien Burnat a fait l’objet de tracasseries à son entrée aux USA  pour assister à la cérémonie. Mais le film n’a pas gagné, le mur de béton qu’il a détesté et documenté a été construit, et l’occupation s’est poursuivie.

Je suis du côté de “No Other Land”. Je me sens mal à l’aise face à la violence brutale, kafkaïenne, exercée pendant toute la durée de l’occupation contre les villages palestiniens pauvres et sales de Masafer Yatta. J’ai visité les collines du sud d’Hébron, j'ai vu comment ils vivent, je me suis assise avec les enfants, j'ai regardé leurs livres scolaires et j'ai vu “No Other Land” lors d'une projection spéciale en plein air qui s'y est tenue l'année dernière..

Je suis assez fière que le coréalisateur israélien, Yuval Abraham, ait été un grand reporter d’investigation pour Local Call et +972 Magazine - un projet médiatique que j’ai aidé à fonder en 2010, avec des collègues. J’ai beaucoup écrit pour +972 Magazine et j’ai été présidente du conseil d’administration de l’ONG pendant les huit premières années (qui se sont achevées avant l’arrivée d’Abraham).

Inutile de dire que le film lui-même est excellent. Mais en le regardant, je me suis sentie troublée. Je suis déjà passée par là.

De plus, “5 Broken Cameras” est apparu dans une phase où les conflits israélo-palestiniens et israélo-arabes ont produit certains des plus superbes films documentaires que j’avais vus jusqu’alors.

Il y avait “Valse avec Bashir” en 2008, qui ne traitait pas de l’occupation des territoires palestiniens mais exposait le traumatisme et l’angoisse morale de la première guerre du Liban à travers ce qui était pour moi un style cinématographique envoûtant. “The Law in these Parts”, de 2011, reste le meilleur exposé cinématographique d’un aspect sous-estimé et pourtant omniprésent de l’occupation : le système juridique militaire d’(in)justice qui sous-tend les pratiques d’occupation les plus injustes, raconté par ceux qui l’ont construit minutieusement au fil des ans. Les recherches du film ont été si riches que les créateurs ont créé un un site ouèbe dédié, rempli de documents d’archives, qui ne laisse aucune excuse pour ne pas connaître cette colonne vertébrale essentielle de l’occupation.

Et puis il y a eu “Les gardiens”. Ce film de 2012 a fait sensation dans le monde entier. Pendant des années, des personnes extérieures m’ont demandé si le film avait marqué un tournant dans l’attitude des Israéliens à l’égard de l’occupation ou, plus généraleEment, des pratiques militaires d’Israël. La réponse était non.

Il y a près de deux ans, j’ai été bouleversé par le film documentaire “20 jours à Mariupol”.  J’étais sûre que personne ne pourrait rester indifférent à la souffrance de l’Ukraine après l’avoir vu. Un an plus tard, le film le film remporte l’Oscar tant convoité. Mais la guerre continue, le monde avance - et la vérité aussi : selon le président usaméricain Donald Trump, l’Ukraine a déclenché la guerre, Volodymyr Zelenskyy est un dictateur, et le pays pourrait être contraint de renoncer à ses ressources et à son territoire pour parvenir à la paix.

Je suis ravie pour Basel Adra et Yuval Abraham. J’espère désespérément que leur collaboration et leur amitié convaincront les gens de suspendre leur cynisme, de respecter la façon dont les gens peuvent canaliser l’injustice et la fureur qui en résulte dans l’art plutôt que dans la violence. Je ne cesserai jamais d’aimer les grands documentaires émouvants, et je prie pour que Miki Zohar, le bouffon ministre de la culture d’Israël, qui a vomi sa bile sur le film qu'il n'a pas vu, soit démasqué pour le fraudeur proto-fasciste qu'il est.

Mais je crains que, tout comme l’âge d’or des documentaires israéliens et palestiniens qui ont transformé mon appréciation du genre, cela ne suffise pas. Le film n’arrêtera pas l’occupation.

En même temps, si une seule personne change d’avis pour s’opposer à l’occupation, le film est un succès à mes yeux, bien au-delà des Oscars.