Philipp
Rombach, Bulletin of the atomic
scientists, 26/11/2025
Traduit par Tlaxcala
Philipp G. Rombach est un ancien chercheur associé au Center for Global Security Research du Lawrence Livermore National Laboratory et « 2025 Nuclear Scholar » au Project on Nuclear Issues (PONI) du Center for Strategic and International Studies (CSIS). Il est titulaire d’un master en droit et diplomatie de la Fletcher School de l'université Tufts, d’une licence et d’un master en génie électrique et technologies de l’information de l’Université technique de Munich, ainsi que d’une licence en sciences politiques et économie de l’Université Ludwig-Maximilians de Munich.
Une
unité test de la nouvelle bombe nucléaire gravitationnelle guidée B61-12. L’US
Air Force déploie actuellement entre 100 et 120 bombes tactiques B61-12 en
Europe. Photo : Sandia National Laboratories
Il y a un quart de siècle, le politologue allemand Harald Müller observait que « la question fondamentale de savoir si (…) l’Allemagne devait repenser sa renonciation aux armes nucléaires se trouvait dans une situation très étrange, à savoir qu’elle était surtout posée à l’extérieur de l’Allemagne et presque jamais dans le débat allemand ».
L’Allemagne
n’a plus de programme national d’armement nucléaire depuis 1945. À Berlin,
personne ne réclame une bombe allemande. Ni le gouvernement, ni le public.
Pourtant, l’idée d’un programme nucléaire indépendant allemand refuse de
disparaître dans les cercles de politique étrangère usaméricains. Ces derniers
mois, des chercheurs et analystes ont affirmé que l’Allemagne « envisageait
désormais d’acquérir » des armes nucléaires, et que « des États tels que
l’Allemagne et la Finlande » débattaient discrètement de la nécessité d’en
posséder. Dans ce récit, il est fréquent que des pays comme le Japon, la Corée
du Sud et l’Allemagne se retrouvent assimilés à un Iran révisionniste. La
possibilité « pleine et entière » que l’Allemagne se dote d’un programme
nucléaire national — sans poser de questions ! — a trouvé sa place dans des
ateliers politiques fermés de haut niveau et a même été récemment défendue dans
la revue Foreign Affairs.
Que certains
observateurs évoquent des cascades de prolifération nucléaire mondiale en
incluant dans le même souffle un programme allemand est problématique. Ce
discours est déconnecté du débat réel en Allemagne et ignore les dynamiques
politiques internes, l’opinion publique et les déclarations du gouvernement. Pas
un seul responsable officiel du gouvernement allemand n’a exprimé le souhait
d’acquérir une capacité nucléaire nationale. Bien au contraire. Le chancelier
Friedrich Merz s’est montré catégorique quant à son opposition — et celle de
son parti — à l’acquisition d’une bombe allemande.
L’opinion
publique et les perceptions des élites ne soutiennent pas l’idée que
l’Allemagne chercherait à obtenir ses propres armes nucléaires. Les rares
universitaires et praticiens allemands plaidant en ce sens se situent en
réalité en marge d’un débat bien plus vaste portant sur la dissuasion nucléaire
étendue assurée par les USA en Europe. Le discours politique allemand,
l’opinion publique, les obligations internationales et les contraintes
constitutionnelles ont façonné quelques options de dissuasion envisagées pour
l’Allemagne, qui méritent d’être examinées. Elles montrent la nette préférence
du gouvernement et de la population pour une solution européenne, ou pour un
renforcement de la dissuasion étendue au sein de l’OTAN.
«
L’Allemagne obtient la bombe »
À la suite
de l’élection présidentielle usaméricaine de 2016, Roderich Kiesewetter, ancien
représentant spécial aux affaires étrangères au Bundestag, plaida pour une
nouvelle capacité nucléaire européenne financée par l’Allemagne — une position
rapidement rejetée par les experts du domaine. Wolfgang Ischinger, alors
président de la Conférence de Munich sur la sécurité, mit en garde contre « les
dangereux badinages nucléaires de l’Allemagne ».
Le débat
s’élargit en 2017 pour inclure l’idée d’une capacité nucléaire indigène lorsque
Maximilian Terhalle, professeur à la London School of Economics, publia une
série d’articles soutenant que l’Allemagne « avait besoin d’armes nucléaires »,
que le président russe Vladimir Poutine n’était pas responsable de cette
évolution, et que la marine allemande devait « acquérir des sous-marins équipés
d’armes nucléaires » pour opérer en mer Baltique. Plus récemment, Terhalle a
demandé au gouvernement Scholz de se retirer du Traité sur l’interdiction des
armes nucléaires (TPIAN) et « d’acheter 1 000 ogives et missiles non actifs » à
l’administration Biden sortante. Il n’existe évidemment aucune réserve de ce
type d’« armes nucléaires inactives » disponible à l’achat, et l’Allemagne n’a
pas signé le TPIAN. Terhalle semble avoir confondu le TPIAN avec le Traité sur
la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui vise à empêcher la
diffusion d’armes nucléaires, et auquel l’Allemagne est partie avec 190 autres
États. Ces propositions n’ont été prises au sérieux ni par les experts
allemands ni par les décideurs, qui les qualifient de « débats fantômes » relevant
de « suggestions politiques quelque peu paniquées ».
Seuls
quelques responsables politiques allemands situés à l’extrême droite ont
défendu un programme nucléaire national. Ces opinions marginales contrastent
fortement avec les sondages d’opinion. Les enquêtes de 2022 suggèrent que le
public allemand est devenu plus favorable à la dissuasion élargie depuis
l’invasion russe de l’Ukraine. Mais des sondages plus récents indiquent que
l’opposition au stationnement d’armes usaméricaines en Allemagne et en Italie
est repartie à la hausse (59 % et 63 %, respectivement), alors qu’en 2022, 52 %
y étaient favorables. Un sondage YouGov de 2025 montre qu’une majorité
d’Allemands s’oppose à un programme nucléaire national (49 %), seuls 34 % y
étant favorables — davantage qu’en Italie (47 %), Espagne (45 %) ou au Danemark
(39 %).
Dans un autre sondage, 44 % des personnes âgées de 18 à 24 ans soutenaient l’idée d’une arme nucléaire allemande, suggérant un soutien plus marqué chez les jeunes. Mais l’opposition atteint 91 % chez les 45-54 ans et 72 % tous âges confondus. Comme le soulignent les experts Liviu Horovitz et Michal Onderco, « de nombreux sondages au cours des deux dernières décennies montrent que les citoyens allemands n’aiment pas la dissuasion nucléaire et préfèrent le désarmement ». Ils estiment que « le changement d’attitude est davantage une réaction momentanée à l’invasion russe de l’Ukraine qu’un nouvel état d’esprit ». Pourtant, dans les analyses usaméricaines prétendant que l’Allemagne songe à se doter de l’arme nucléaire, ces données d'opinion publique sont totalement absentes.
Contraintes
juridiques et constitutionnelles
L’Allemagne
fait face à d’importants obstacles constitutionnels et obligations
internationales. Berlin a renoncé au droit de produire des armes atomiques via
le protocole de Paris au traité de Bruxelles de 1954 — mesure qu’Adenauer
voyait comme temporaire jusqu’à une pleine réhabilitation internationale. Elle
est également signataire du Traité Euratom de 1957, qui garantit que « les
matières nucléaires civiles ne soient pas détournées à des fins militaires ».
En 1974, elle ratifie le TNP et s’érige en acteur responsable utilisant son
poids économique et diplomatique pour lutter contre la prolifération. Enfin,
dans le traité de règlement final de 1990 (« Deux plus Quatre »), l’Allemagne
renonce légalement à toutes armes de destruction massive.
Avec le
soutien militaire de l’Allemagne à l’Ukraine, des campagnes de désinformation
russes prétendent faussement que la souveraineté allemande après la
réunification dépendait de l’interdiction des armes nucléaires et d’une posture
strictement pacifiste. Selon ce récit, les puissances alliées pourraient
réaffirmer des droits réservés et retirer la souveraineté à l’Allemagne si elle
violait le traité. Comme la Russie est à la fois signataire du traité et menace
principale pour Berlin, Moscou pourrait s’en servir comme prétexte pour
réoccuper l’Allemagne de l’Est — malgré la renonciation explicite des quatre
Alliés à leurs droits résiduels lors de la réunification.
Supposer que la Russie utilise ou non ce prétexte est un scénario plausible ou non, c'est l'un des nombreux moyens par lesquels une Allemagne nucléaire, comme l'a si bien dit Ischinger, « se mettrait involontairement échec et mat. »
Un
programme nucléaire allemand déstabiliserait l’Europe et l’ordre mondial
Une décision
allemande d’acquérir l’arme nucléaire minerait la crédibilité de la dissuasion
de l’OTAN, affaiblirait la cohésion de l’Alliance et saperait le régime mondial
de non-prolifération. Si un exportateur de normes pacifiques comme l’Allemagne
allait au nucléaire, qu’est-ce qui empêcherait la Turquie, l’Arabie saoudite,
la Pologne ou la Corée du Sud d’en faire autant ?
Compte tenu
de son histoire, l’Allemagne est probablement le dernier pays allié à vouloir
que ses choix internes contribuent à un monde moins stable. Mais même si elle
le souhaitait, un programme nucléaire rencontrerait rapidement des obstacles
internes.
D’abord, en
tant que société ouverte, l’Allemagne aurait du mal à dissimuler un programme
nucléaire clandestin, que ce soit à ses alliés ou à Moscou. De la même manière
qu’Israël fut déterminé à frapper le programme iranien, la Russie chercherait
sans aucun doute à stopper un programme allemand avant qu’il ne la menace.
Ensuite, un
tel programme exigerait une modification de la constitution. Les Verts — dont
l’origine remonte aux mouvements anti-nucléaires — ou Die Linke, parti
pacifiste, ne le soutiendraient jamais. Les conservateurs et
sociaux-démocrates, qui forment aujourd'hui la coalition au pouvoir, ne
fourniraient probablement pas la majorité des deux tiers requise. Resterait une
poignée de députés de l’extrême droite AfD.
Enfin, en démocratie parlementaire avec scrutin proportionnel, les gouvernements de coalition sont la norme. Cela compliquerait tout effort clandestin et poserait des problèmes de stabilité concernant l’autorité de lancement nucléaire.
«
Poursuivre une stratégie de latence nucléaire »
Sans
défendre une arme nationale, certains analystes usaméricains proposent une
stratégie de « nuclear hedging », consistant à étendre les capacités nucléaires
civiles et technologiques permettant d’atteindre le seuil nucléaire. Les États
dits « latents » ne construisent pas d’arme mais mettent en place les moyens
pour y parvenir rapidement en cas de crise.
L’Allemagne
possède déjà un important savoir-faire scientifique et technologique. Elle a
été considérée comme un « État latent » par certains universitaires. Mais
depuis l’abandon définitif du nucléaire civil en 2023, elle démantèle ses
centrales, ce qui l’empêche désormais de produire du plutonium — même si ses
anciens réacteurs ne produisaient pas du plutonium de qualité militaire.
L’Allemagne
pourrait encore s’appuyer sur sa participation à URENCO (consortium
germano-néerlandais-britannique d’enrichissement d’uranium). Cela pourrait lui
permettre de développer des capacités civiles susceptibles d’être détournées
vers un enrichissement militaire. Certains évoquent même cette possibilité
autour du réacteur de recherche FRM II à Munich, qui fonctionne avec de
l’uranium hautement enrichi (HEU) fourni par la Russie. En 2025, l’Université
technique de Munich a annoncé une demande d’autorisation pour passer au
combustible faiblement enrichi (LEU), inférieur à 20 % d’uranium-235 et
inutilisable militairement. Le nouveau design utiliserait un alliage
uranium-molybdène innovant. Il n’y a donc aucune raison pour que les réacteurs
de recherche allemands utilisent encore de l’HEU à l’avenir.
Une
stratégie de hedging constituerait une rupture majeure, signalant une
intention implicite de se doter d’une arme. Mais elle comporterait des risques
évidents : sanctions, perte de confiance internationale, voire frappes
préventives.
Certains se
demandent si l’environnement stratégique actuel est réellement le moteur
principal de ce débat… ou s’il s’agit d’une tentative désespérée des partisans
du nucléaire civil d’inverser la sortie du nucléaire allemand.
Ainsi,
Thorsten Benner, directeur du Global Public Policy Institute à Berlin, affirme
que l’énergie nucléaire « devrait aller de soi à l’ère de l’intelligence
artificielle énergivore (…) Une économie avancée comme l’Allemagne doit être à
la pointe de la recherche nucléaire civile ». Pour d’autres, le débat sur la «
latence nucléaire » sert en réalité à justifier le retour du nucléaire civil —
alors que les sensibilités anti-nucléaires restent profondément ancrées, depuis
les grandes manifestations anti-Pershing II des années 1980 jusqu’aux
mobilisations contre les transports de déchets CASTOR dans les années
1990-2000.
Dans ce
contexte, il est peu probable que les réacteurs nucléaires redémarrent un jour
en Allemagne, malgré des idées reçues à l’étranger. En réalité, Berlin a
simplement cessé d’opposer son veto à la classification européenne du nucléaire
comme énergie « verte », pour apaiser Paris — sans changer sa propre politique
énergétique. Aujourd’hui, 58 % de l’électricité allemande provient des
renouvelables, dont 29 % du vent, 15 % du solaire, 9 % de la biomasse et 4 % de
l’hydroélectrique.
« Euro-dissuasion »
La création
d’une architecture européenne de dissuasion nucléaire a été beaucoup discutée
en Allemagne récemment. Certaines idées fantaisistes imaginent une « valise au
bouton rouge » circulant entre États européens, utilisant les armes françaises.
En 2023, cette suggestion a amené l’ancien ministre des Affaires étrangères
Joschka Fischer (Verts) à lancer un débat public sur les avantages d’une «
Euro-dissuasion ».
Plus
récemment, Benner et d’autres ont proposé d’européaniser la dissuasion étendue
en recréant un groupe européen de planification nucléaire inspiré de celui de
l’OTAN. Cette proposition ne répond toutefois pas à une question clé : pourquoi
la France — qui a toujours refusé de rejoindre ce groupe pour préserver son «
indépendance stratégique » — accepterait-elle soudain un cadre européen
similaire ?
Benner
suggère un groupe comprenant « la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la
Pologne, l’Italie et peut-être l’Espagne ». Exeunt donc la Turquie, les
Pays-Bas et la Belgique — pourtant membres de la mission de partage nucléaire
de l’OTAN.
Dans tous les cas, la reconfiguration de la dissuasion européenne reflète encore une fois une tension ancienne entre « européanistes » et « atlantistes ». Le chancelier Merz est réputé atlantiste, tandis que le ministre des Affaires étrangères Johann Wadephul — qui plaidait en 2020 pour étendre la dissuasion française — incarne la tendance européiste.
Renforcer
le partage nucléaire au sein de l’OTAN
Ni la France
ni le Royaume-Uni ne peuvent remplacer complètement les USA. L’Allemagne
pourrait donc chercher une solution dans le statu quo : rester dans
l’architecture de dissuasion élargie usaméricaine. Après tout, qui garantit que
la France ne connaîtra pas en 2027 les mêmes bouleversements politiques que
l’Allemagne aujourd’hui ?
Abandonner
le cadre de l’OTAN risquerait d’affaiblir la cohésion alliée et la crédibilité
de la dissuasion. En cas d’attaque russe contre un membre de l’OTAN, Paris et
Londres seraient impliqués de toute façon dès l’activation de l’article 5.
Historiquement,
la dissuasion élargie usaméricaine a été l’outil de non-prolifération le plus
efficace. Les USA ont longtemps fait preuve de patience vis-à-vis d’une
Allemagne sous-investissant dans ses capacités militaires. C’est désormais à
l’Allemagne de faire preuve de patience et de renforcer ce cadre avec ses
propres moyens. Elle peut notamment moderniser ses forces conventionnelles,
poursuivre la certification nucléaire de ses futurs F-35 et envisager d’en
acheter davantage.
L’architecture de dissuasion bénéficierait aussi d’investissements dans la guerre électronique, les avions de détection avancée, le ravitaillement en vol et les capacités de transport stratégique. D’autres options incluent la dispersion des forces aériennes à capacité duale — à l’image des F-35 britanniques récemment intégrés à la mission de partage nucléaire.
«
Atombombe ? Nein danke!»
Le débat
actuel semble écrit pour les Allemands mais pas par eux. Il
ignore la politique intérieure, l’opinion publique, les déclarations
officielles et l’histoire du pays.
Comme
l’écrit Müller : « Après une quête dangereuse et sanglante, longue d’un siècle,
pour la stabilité en tant qu’État médian, le renoncement aux armes nucléaires
constitue, paradoxalement, une condition essentielle de la sécurité et du
bien-être de l’Allemagne, et se trouve au cœur même de son intérêt national. »
L’Allemagne
n’envisage pas — et n’envisagera pas — de se doter de la bombe. Mais le débat
sur le renforcement de la dissuasion en Europe et au sein de l’OTAN est
essentiel et offre plusieurs voies possibles. Ni l’extension de la dissuasion
britannique et française, ni le renforcement de la dissuasion usaméricaine ne
violent les normes de non-prolifération.
Les
chercheurs — surtout aux USA — ne doivent pas confondre le débat allemand sur
la garantie nucléaire et la dissuasion élargie avec une volonté
allemande de se doter de l’arme nucléaire.



