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15/11/2022

REINALDO SPITALETTA
Grève et mort de Mlle Betsabé


Reinaldo Spitaletta, Chapeau de magicien, El Espectador, 15/11/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Quatre cents demoiselles, tisseuses, ourdisseuses, rebelles, certaines adolescentes, d'autres encore enfants, certaines déjà « grandes », sont passées dans l'histoire de la Colombie comme les protagonistes de la première grève dans le pays, à l’aube des fameuses « années folles et heureuses ». Elles mettaient en application la loi récente, n° 78 de novembre 1919, qui consacrait le droit de grève, à une époque où artisans (tailleurs, cordonniers), ouvriers, mineurs, cheminots avaient déjà fait entendre leur voix de protestation et mené des grèves contre deivers abus en matière de travail.

Mais ce sont les travailleuses de la Fabrique de Tissus de Bello (qui eut d'autres raisons sociales) qui, avec leur grève de vingt et un jours (commencée le 12 février 1920), furent inscrites dans l'histoire de la dignité et des combats prolétariens. Betsabé Espinal, leur principale dirigeante, était une « petite négresse futée », jolie, fille « naturelle » de Celsa Julia Espinal, et avec un caractère et une personnalité redoutables pour remettre à leur place les patrons de l'usine et trois contremaîtres, qui faisaient chanter et persécutaient les ouvrières.

Les filles de la boîte (première usine du secteur fondée dans la Vallée d'Aburrá) se soulevèrent contre la tyrannie du gérant Emilio Restrepo Callejas, alias Paila, dont, des années avant le formidable déclenchement de la grève, Carlos E. Restrepo (un autre actionnaire de l'entreprise) s'était plaint de l’autoritarisme et de l’arrogance, et contre les manœuvres grossières de trois contremaîtres qu'elles avaient baptisés « caciques ».

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12/04/2022

REINALDO SPITALETTA
“Betsabé y Betsabé”, le roman de la petite vierge rebelle colombienne

Reinaldo Spitaletta, El Espectador, 12/4/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

La première fois que j'ai entendu parler de Betsabé Espinal, la légendaire meneuse ouvrière de la première « grève des demoiselles » en Colombie, c'était peu avant la grève civique nationale du 14 septembre 1977 contre le gouvernement d'Alfonso López Michelsen. Il est apparu dans un dossier avec des couvertures en carton rustique et une pile de feuilles ronéotées. Sur  la couverture était écrit « Grupo de Estudio Betsabé Espinal ».


Deux ou trois ans plus tard, alors que j'étais encore étudiant en journalisme à l'université d'Antioquia, le collectif José Antonio Galán de Bogotá m'a demandé de réaliser une « enquête sur le mouvement ouvrier en Antioquia ». J'ai mené des entretiens dans les syndicats, avec des dirigeants astucieux de différentes centrales et fédérations syndicales, de toutes les obédiences, des démocrates-chrétiens, conservateurs et libéraux, à des camilistes [partisans du prêtre guérilléro et sociologue Camilo Torres, NdT] et des communistes.

Lors d'une de ces rencontres, je ne sais pas si c'était avec le syndicat de l’usine textile Fabricato, un des travailleurs m'a dit qu'à Bello, dans un secteur appelé La Callecita [la petite rue], vivait encore uen des grévistes de 1920 de l'Usine de tissage de Bello (qui avait auparavant d’autres raisons sociales). J'ai rencontré la dame, dont j'ai oublié le nom par la suite, qui m'a raconté des détails sur Betsabé Espinal, en particulier sur sa mort.

Ce que j'ai enregistré et systématisé, je l'ai envoyé, avec d'autres interviews et rapports, au centre d'études susmentionné de Bogota, dirigé par un certain Omar Ñáñez ou Yáñez, je ne sais plus. Je n'ai plus jamais entendu parler de ces matériaux, ni s'ils ont publié des recherches sur le sujet. Des années plus tard, alors que nous avions déjà participé à la création du Centre d'histoire de Bello en 1996, j'ai écrit un article en 2002 sur cette « grève des demoiselles » et sa dirigeante emblématique...

Ce qui était curieux dans ce compte rendu, c'est que j'ai écrit que Mlle Espinal était morte pendue par ses longs cheveux dans la douche de sa maison. Ça a déclenché des foudres. C’est faux, m'a confié un membre prestigieux de l'Académie d'histoire de Huila, ne cachant pas son agacement face au « manque de rigueur ». « Quelle belle mort c'était », m'a dit une dame sensible de Medellín. En réalité, elle est morte [à 36 ans, NdT] alors qu'elle manipulait des fils électriques devant sa maison dans le quartier historique de Guanteros à Medellín, le 16 novembre 1932.

En 2011, l'Universidad Pontificia Bolivariana a parrainé une recherche d'archives sur la grève de 1920, qui a fait l'objet d'une couverture médiatique extraordinaire de la part de journaux tels que El Correo Liberal, El Luchador, La Familia Cristiana, El Social, La Defensa et El Espectador, dont le reporter portait le pseudonyme quichottesque  El curioso impertinente. L'un des résultats de cette recherche sera publié en ce mois d’ avril : il s'agit du roman « Betsabé y Betsabé », à l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de la mort de celle qu'un chroniqueur de l'époque appela la Jeanne d'Arc colombienne.

Cette « grève des demoiselles », dont l'histoire est restée dans les limbes pendant de nombreuses années, a rompu avec un modèle d'entreprise qui comportait divers dispositifs de surveillance et de contrôle des travailleur·ses. Il existait une alliance, parfois tacite, parfois explicite, entre l'Église, l'État et les industriels. Et il était presque impossible, au milieu des modèles féminins mariaux, et avec tous les mécanismes de domestication et de contrôle ecclésiastique (patronages, catéchèse, conseils de censure, diètes littéraires pour les catholiques...), qu'un conglomérat de travailleuses puisse briser ces chaînes.

Les chroniqueurs de l'époque, qui avaient une vision romantique de ces héroïnes indomptables, les appelaient de toutes sortes de noms, allant de "femmes viriles", "petites fleurs humaines", "esclaves rebelles" à "nouvelles Polycarpe" {évêque martyr de Smyrne, NdT]. L'événement inhabituel, une grève de filles, d’adolescentes et de jeunes adultes, ce qu’étaient les travailleuses, marquée, entre autres, par des revendications telles que celles des "trois huit", pour lesquelles tant de travailleur·ses sont mort·es en Europe et aux USA, a reçu une couverture médiatique exceptionnelle.

Les demoiselles, qui avaient inauguré l’exercice du droit de grève en Colombie, approuvé quelques mois plus tôt, en novembre 1919, par la loi 78, étaient les porte-drapeaux de la justice et de la dignité. Emmenées par une "brune futée" (comme l'a décrite un journaliste), grande tisserande, qui exigeait qu'on ne les fasse pas travailler de six heures à six heures et qu'on leur accorde une heure pour déjeuner, les plus de quatre cents ouvrières ont écrit une histoire sans pareille.

Ah, dans ce dossier, qu'un jour un frère a rapporté à la maison avec un certain secret, le nom de famille de Betsabé a également été changé, et a été parfois donné comme Espinosa. L'autre Bethsabée du roman est une femme qui est née au moment de la mort de la première et qui était capable, entre autres capacités ésotériques, de communiquer avec les esprits d'outre-tombe. Rien d'inhabituel dans une ville comme Medellín, qui, depuis 1870, pratiquait le spiritisme à grande échelle, du moins jusqu'aux années 1920.

Il y eut une génération, celle des années 1970, qui, en coalition avec les travailleurs, rêvait de nouveaux mondes et maintenait l'utopie en vie. Betsabé y Betsabé, un roman qui est sur le point de voir le jour, fait également référence à cette génération. [À paraître aux éditions UPB]