Ayman Odeh, Haaretz, 4/6/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Ayman Odeh (Haïfa, 1975) est un
avocat et homme politique palestinien de 1948. Il dirige le parti communiste
d'Israël Hadash/Ta'al et il est député à la Knesset de la coalition Liste
unifiée (al-Qa'imah al-Mushtarakah/HaReshima HaMeshutefet), dont il est le
président.
Depuis 22 semaines, des centaines
de milliers de citoyens israéliens descendent dans la rue pour lutter pour la
démocratie. C'est impressionnant et émouvant, et cela m'inspire un grand
respect. Je n'ai pas été invité à dire quoi que ce soit lors de ces manifestations.
Je ne suis ni blessé ni surpris, mais je sais que ces centaines de milliers de
manifestants sont mes futurs partenaires dans la création d'une vie meilleure
pour ce pays.
“J’ai peur des missiles, mais encore plus de la dictature” :
manifestation contre le coup d'État judiciaire dans le centre de Tel Aviv, en
mai dernier.
Photo : Tomer Appelbaum
Peut-être mes positions sont-elles
difficiles à accepter pour certains d'entre eux, peut-être les organisateurs
ont-ils choisi de dissimuler certaines opinions, craignant que le fait de
parler de l'occupation et de la paix
ne fasse fuir un grand nombre de manifestants.
Je profite donc de cette tribune
pour me tourner vers les chers manifestants de la rue Kaplan et leur demander de
consacrer quelques minutes à la réflexion sur le lien entre démocratie et
occupation.
Nous vivons une réalité tragique
dans ce pays, qui a connu tant d'effusions de sang que le mot “paix” semble presque étranger. C'est paradoxal, car nous savons que la
question de la paix, ou du “conflit”, comme on aime à l'appeler, est la plus
importante.
La grande majorité des Israéliens
et des Palestiniens souhaitent vivre en sécurité, sans guerre, sans conflit.
Mais même si de nombreuses personnes travaillent à l'instauration de la paix,
l'occupation se durcit et la paix s'éloigne.
Certains pensent que le conflit
peut être géré, qu'il n'a pas besoin d'être résolu. Mais ces dernières
semaines, avec une nouvelle série de violences horribles, avec la reconnaissance par l'ONU de la Nakba palestinienne de 1948, avec la Marche des
drapeaux raciste et la violence envers les Palestiniens à Jérusalem-Est et en
Cisjordanie, nous avons reçu un nouveau rappel de la fausseté d'une telle
conception.
Une politique de gestion du conflit
ignore complètement la vie quotidienne de millions de Palestiniens qui se réveillent
chaque matin pour une nouvelle journée de contrôle répressif sur leur vie. Pour eux, la gestion du conflit n'est
pas une stratégie dont on peut s'accommoder jusqu'au prochain round, mais
plutôt une réalité de souffrances permanentes qui pèsent sur les deux parties.
Il y a aussi ceux qui ne sont pas
intéressés par la gestion ou la résolution du conflit, mais par la résolution
du problème palestinien par le feu messianique du transfert, l'exacerbation de
la violence et l'adoption rapide d'une abomination inimaginable. Je ne parle
pas avec ces gens-là, évidemment, mais à ma grande joie, ils sont encore une
minorité, même s'ils occupent actuellement des positions de pouvoir au sein du gouvernement.
"On est là pour sauver la démocratie juive !"
Mais notre tragédie est plus
complexe. C'est une tragédie qui consiste en une réalité dans laquelle une
majorité des deux peuples soutient les négociations pour une paix véritable,
basée sur deux États, mais où il n'y a pas de négociations. Cette situation est
tragique parce que la plupart des gens, après avoir désespéré, ne s'attaquent
pas au problème. Les Israéliens savent que la seule solution à long terme qui
ne rappelle pas les régimes obscurs est un accord de paix entre les deux
nations.
Je pense que si l'on interrogeait
la plupart des Israéliens, ils seraient même capables d'énoncer les principales
composantes d'une telle paix, qui relèvent presque du bon sens. Mais en dépit de
cette simplicité, nombreux sont ceux qui pensent que ce n'est tout simplement
pas faisable à l'heure actuelle, si tant est que cela l'ait jamais été.
C'est profondément tragique, car
nous ne sommes pas en stase, dans une situation où l'attente laisserait les
choses inchangées, dans un sens ou dans l'autre. Notre situation est plutôt
celle d'une cocotte-minute sur le feu, qui explosera si nous continuons à
attendre sans agir. Cela pourrait prendre la forme d'une troisième intifada,
d'une guerre à Gaza ou de toute autre forme d'effusion de sang destructrice qui
ferait des milliers de victimes de part et d'autre.
C'est pourquoi il est important
pour moi de lancer un appel à tous les chers manifestants. Le mouvement de
protestation ne peut pas continuer à ignorer l'occupation. Après tout, la
raison sous-jacente de la tentative de briser le système judiciaire, la société
civile et les frontières démocratiques est de donner au fascisme les coudées
franches dans les territoires, afin d'y perpétrer des crimes horribles sans
aucune interférence.
"Démocratie pour tous" : manifestation du Bloc anti-occupation en mai. Photo : Fadi Amub : Fadi Amub
Dans un sens plus profond,
l'occupation est le cordon ombilical du fascisme israélien. Partout ailleurs
dans le monde, le fascisme se développe soit au sein du grand capital, soit
dans les rangs des généraux de l'armée, mais ici, tant les généraux que le
grand capital s'opposent à la refonte du système de gouvernement. Ici, la
source du fascisme est l'occupation et les colonies, d'où viennent Itamar
Ben-Gvir, Bezalel Smotrich et Simcha Rothman, et où se trouve leur principal
soutien.
Par conséquent, la demande de
mettre fin à l'occupation doit faire partie intégrante de la protestation, en
partant du principe qu'il n'y a pas de démocratie en même temps qu'une
occupation, et que l'occupation a besoin d'une révision judiciaire pour alimenter
ce cycle qui se perpétue de lui-même.
Cette semaine marquera le 56e
anniversaire du début de l'occupation.
Ce qui a commencé comme la mal nommée guerre des six jours s'est transformé en
une guerre de 56 ans. Pour marquer cet événement, nous avons décidé d'organiser
samedi une marche qui est partie de la rue Dizengoff pour rejoindre ensuite la
grande manifestation de la rue Kaplan. Cette marche n'avait qu'une seule
exigence : demander la fin de l'occupation et la paix sur la base de deux États
pour deux peuples.
J'espère du fond du cœur que
beaucoup jugeront bon de se joindre à cette cause : Juifs et Arabes, tous ceux
qui ont encore de l'espoir, mais aussi ceux qui ressentent un profond
désespoir, qui verront peut-être qu'en marchant avec nous, ils ne sont pas
seuls. Peut-être y trouveront-ils un peu d'espoir dans cette période sombre.
Nous avons le devoir de brandir ensemble la bannière de la paix, sinon la
bannière noire de l'occupation continuera de flotter.
Certains diront que ce sont des
espoirs vains. Que c'est la réalité et qu'il faut simplement l'accepter. Mais
même si beaucoup ont désespéré de la paix, nous devons nous rappeler qu'en 2001
et 2008, nous en avons été très proches. Et que tous les tyrans sont destinés à
tomber à la fin, que chaque peuple occupé continuera à se battre pour sa
liberté et que la paix vaut tous les efforts. Je suis plein d'espoir qu'après
avoir vaincu le désespoir, nous pourrons, ensemble, instaurer la paix.