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07/05/2024

GABY DEL VALLE
Morts et emprisonnements à la frontière du Texas

Gaby Del Valle, The New York Review of Books, 5/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Gaby Del Valle est une journaliste indépendante spécialisée dans l’immigration, le travail et l’extrême droite. Elle a écrit pour The Baffler, Politico Magazine, The New Republic, The Nation, The Intercept et d’autres médias. En septembre 2019, elle a cofondé avec Felipe de la Hoz la lettre d’information hebdomadaire sur la politique d’immigration BORDER/LINES. @gabydvj

 

 

Alors que Joe Biden et Greg Abbott (gouverneur républicain du Texas]intensifient leur bras de fer sur le blindage de la frontière, les migrants se retrouvent pris entre deux feux.

Immigrants marchant près de la « barrière flottante » dans le Rio Grande (Rio Bravo) près d’Eagle Pass, Texas, 16 juillet 2023. Photo  Suzanne Cordeiro/AFP/Getty Images

Au départ, il s’agissait d’un petit groupe : quelques dizaines de voyageurs dérivant vers la frontière, pleins de peur et d’espoir, unis dans la conviction qu’ils pouvaient changer leur destin. Le long de la route, des personnes bienveillantes s’étaient rassemblées pour leur souhaiter bonne chance, prier pour eux et leur rappeler qu’ils étaient sur la bonne voie. Les rangs du groupe grossissaient à mesure qu’il se rapprochait de la ligne invisible qui sépare les USA du Mexique. Les autorités surveillaient le cortège de loin et probablement de l’intérieur, recueillant des informations sur ses membres, dont certains étaient considérés comme des criminels. Les habitants qui vivent près de la frontière parlaient à voix basse d’une menace de violence. Les nouveaux arrivants semblaient hostiles.

Il y a six ans, le président Donald Trump et le ministère de la Sécurité intérieure ont utilisé un langage similaire pour décrire une caravane de demandeurs d’asile, dont la plupart avaient traversé le Mexique à pied depuis l’Amérique centrale. En février dernier, cependant, ce n’étaient pas des migrants qui se dirigeaient vers la frontière, mais le convoi “Take Back Our Border”, composé de camionneurs, de miliciens et de “patriotes” qui s’étaient mobilisés pour repousser ce qu’ils considéraient comme une invasion de migrants. Les marcheurs, dont certains se sont baptisés “Armée de Dieu”, se sont arrêtés à plusieurs endroits avant de faire une arrivée spectaculaire dans la petite ville de Quemado, au Texas. Des pasteurs portant des chapeaux de cow-boy ont prêché contre l’accueil de l’étranger ; des fidèles ont été baptisés dans des baignoires en fer-blanc ; Ted Nugent a donné un concert.

« Le monde entier a les yeux rivés sur le Texas en ce moment », a déclaré Sarah Palin lors d’un rassemblement de convois à Dripping Springs, à quelque 300 km au nord-est de Quemado. « Il est de notre devoir de nous lever et de nous battre pour ce qui est juste, parce que ce que notre gouvernement fédéral est en train de nous faire en approuvant une invasion est inadmissible, c’est une trahison ». Le Parti patriote unifié de Caroline du Nord, l’un des nombreux groupes qui ont fait le déplacement depuis d’autres États, s’est engagé à protéger la frontière « par bulletin de vote, par choix » ou « par balles, s’il y est contraint ». Le FBI a ensuite arrêté un homme qui a déclaré à des agents infiltrés que son organisation paramilitaire prévoyait de tuer des migrants.

Après les menaces et la fanfare, le convoi s’est dispersé. Certains de ses membres se sont dirigés vers l’Arizona et la Californie, où ils se sont filmés en train de harceler les migrants et les volontaires de l’aide humanitaire. D’autres sont rentrés chez eux, heureux d’avoir fait leur part pour le mouvement. En fin de compte, le convoi n’était rien d’autre qu’une remarquable manifestation de haine, le dernier exemple en date d’une longue tradition d’autodéfense frontalière d’extrême droite. Mais le projet dont il faisait partie s’est avéré moins éphémère. Comme les convois et milices nativistes précédents, l’Armée de Dieu s’est mobilisée non seulement pour s’opposer aux migrants, mais aussi pour soutenir les efforts gouvernementaux visant à contrôler les frontières, menés en l’occurrence par le gouverneur du Texas Greg Abbott.

Au cours des trois dernières années, Abbott a accusé à plusieurs reprises le président Joe Biden de permettre l’invasion des migrants. Lui et ses partisans affirment que le président a ouvert la frontière à des personnes qui n’ont pas le droit de la franchir, qu’il a transformé la patrouille frontalière en une sorte de comité d’accueil et qu’il a laissé le département de la Sécurité publique du Texas et la Garde nationale de l’État se charger de la tâche. En février, treize autres gouverneurs républicains ont afflué à la frontière pour promettre leur soutien à Abbott ; certains ont envoyé leurs propres troupes de la Garde nationale sur place. Des membres républicains du Congrès ont également félicité Abbott pour ce qu’il décrit comme « tenir le cap ».

En réalité, les politiques frontalières fédérales ont été, pour la plupart, extraordinairement sévères sous le président Biden. Il a prolongé le Titre 42, une politique que Trump a invoquée en mars 2020 sous le prétexte de lutter contre la pandémie, ce qui a permis aux douanes et à la protection des frontières (CBP), l’agence mère de la patrouille frontalière, d’“expulser” les migrants qui franchissaient la frontière pour les renvoyer au Mexique. (La CBP a procédé à 1,4 million d’expulsions après l’entrée en fonction de M. Biden et avant avril 2022, date à laquelle il a tenté de lever le titre 42, mais en a été empêché par un tribunal fédéral). À la différence des déportations, les expulsions étaient presque immédiates : les personnes étaient renvoyées quelques minutes ou quelques heures après leur entrée aux USA, sans audience devant un juge de l’immigration. D’un point de vue juridique, ces personnes n’ont jamais été admises sur le territoire usaméricain.

Au total, plus de 2,8 millions d’expulsions ont été prononcées en vertu du titre 42. Pourtant, cette politique n’a pas empêché d’autres migrants de franchir la frontière ; c’est simplement que ceux qui ont essayé ont presque toujours été renvoyés. Des tentatives de franchissement ont également eu lieu sous Trump, mais pour les critiques conservateurs de Biden, elles sont la preuve d’une nouvelle ère d’anarchie.

Des participants écoutent un discours lors du rassemblement du convoi “Take Back Our Border” [Reprenons notre frontière], Cornerstone Children’s Ranch, Texas, 3 février 2024. Photo Sergio Flores/AFP/Getty Images

En mars 2021, alors que peu de choses avaient effectivement changé à la frontière depuis l’entrée en fonction de Biden, Abbott a officiellement lancé sa croisade contre les autorités fédérales chargées de l’immigration. Au début, il a vaguement décrit l’opération Lone Star comme un plan visant à “sécuriser la frontière” en déployant la police de l’État et la Garde nationale du Texas dans plusieurs comtés où le nombre de passages de migrants est élevé. Très vite, des agents ont arrêté des migrants, mais pas pour des raisons liées à l’immigration, du moins pas sur le papier. Abbott a affirmé que près de 60 % des arrestations effectuées dans le cadre de l’opération Lone Star concernaient le trafic de stupéfiants ou des actes de violence, mais bon nombre de ces infractions se produisent loin de la frontière et impliquent des citoyens usaméricains. Les migrants arrêtés pour intrusion criminelle représentent les 40 % restants. (Les accusations d’intrusion sont possibles car près des trois quarts des terres situées le long de la frontière sud du Texas sont des propriétés privées). En mai, en réponse à l’augmentation du nombre de migrants rencontrés, Abbott a publié une déclaration de catastrophe qui lui a donné le droit de construire des clôtures le long de la frontière méridionale de l’État.

À ce jour, les forces d’Abbott ont appréhendé plus de 507 000 personnes dans le cadre de l’opération Lone Star,  ce qui a donné lieu à plus de 41 500 arrestations criminelles. Il présente ces chiffres comme la preuve que son administration a pris des mesures alors que le gouvernement fédéral piétine. Pourtant, en arrêtant les migrants pour violation de propriété et en les détenant dans les prisons locales, la Garde nationale du Texas a contourné la procédure fédérale d’expulsion. Les migrants qui, autrement, auraient été refoulés à la frontière, pourraient désormais demander l’asile.

En mai 2023, lorsque Biden a déclaré que la pandémie était terminée, le titre 42 a expiré, modifiant la directive de la patrouille frontalière. Après avoir expulsé les migrants en masse pendant trois ans, l’agence devait à nouveau traiter toute personne se présentant à la frontière en vertu du titre 8, la loi sur l’immigration qui déclenche les procédures d’expulsion pour les “inadmissibles”. En fait, sous Biden, les expulsions au titre 42 et les admissions au titre 8 ont eu lieu simultanément : tandis que certains migrants étaient expulsés, d’autres se voyaient accorder des “dérogations humanitaires” qui leur permettaient de demander l’asile. Ce système désordonné a semé la confusion parmi les demandeurs d’asile et l’opinion publique usaméricaine. Mais après la levée de l’ordre d’expulsion, les migrants ne pouvaient plus être jetés de l’autre côté de la frontière et abandonnés à leur sort. Désormais, du moins en théorie, ils pourront être entendus par un tribunal.

La procédure de demande d’asile est en elle-même contraignante. Une fois remis à la CBP, les migrants sont soumis à un entretien de “crainte crédible”, au cours duquel les agents déterminent s’ils risquent d’être persécutés dans leur pays d’origine. Les demandeurs qui réussissent l’examen initial reçoivent des avis de comparution devant le tribunal, des mois ou des années plus tard. La menace d’une expulsion plane tout au long du processus ; les personnes qui n’obtiennent pas l’asile sont renvoyées dans le pays qu’elles ont fui.

Au lieu de rétablir cette procédure imparfaite, l’administration Biden a rendu plus difficile l’introduction d’une demande d’asile aux postes frontières officiels et a imposé de nouvelles sanctions à ceux qui ne le font pas. Les demandeurs doivent désormais prendre rendez-vous via une application appelée CBP One avant de pouvoir se présenter à un point d’entrée. Les créneaux d’entretien sont limités à 1 450 par jour, et ils partent vite. Par conséquent, les migrants sont contraints d’attendre en moyenne deux mois au Mexique avant de demander l’asile.

Leur autre option est de braver le désert ou, au Texas, le fleuve, ce qui compromet leurs chances de s’installer durablement aux USA. Alors que le titre 42 arrivait à expiration, l’administration Biden a publié un règlement interdisant à la plupart des personnes qui traversent entre les points d’entrée d’obtenir l’asile, à moins qu’elles n’aient d’abord déposé une demande au Mexique ou dans un autre pays. Ce règlement a également élargi le “renvoi accéléré”, une procédure par laquelle le ministère de la Sécurité intérieure expulse des personnes des USA avec des garanties de procédure limitées. L’administration a affirmé que le règlement punissait les migrants pour avoir « contourné les voies légales » d’entrée dans le pays, c’est-à-dire pour ne pas avoir utilisé l’application foireuse.

En résumé, la procédure mise en place par l’administration Biden après l’expiration du titre 42, qui était censée être « sûre, ordonnée et humaine », a en fait provoqué davantage de dysfonctionnements, de chaos et de morts. S’il s’agissait d’une tentative d’apaisement des critiques conservateurs, elle s’est clairement retournée contre ses initiateurs : ils lui reprochent toujours de ne pas être assez sévère. Les migrants sont pris au milieu de cette impasse politique, bloqués au Mexique par les politiques de Biden, forcés d’emprunter des itinéraires encore plus périlleux par Abbott, et punis à nouveau pour cela par Biden. Mais s’ils déterminent que les risques de rester chez eux sont plus grands que ceux à la frontière, ils tenteront leur chance quelles que soient les mesures mises en place.

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Depuis des décennies, la Border Patrol et la CBP ont pour mission non seulement de traquer, d’appréhender et d’arrêter les migrants non autorisés, mais aussi de les secourir sur le terrain hostile des zones frontalières. Ceux qui se retrouvent perdus dans le désert de Sonora ou emportés par les forts courants du Rio Bravo peuvent considérer un agent de la patrouille frontalière comme une sorte de sauveur pervers : Les agents de la patrouille frontalière sont à la fois responsables de pousser les migrants sur des routes périlleuses et de les sauver des dangers qu’ils y rencontrent. L’opération Lone Star a modifié cette dynamique, rendant la frontière plus mortelle que jamais.


La Garde nationale du Texas derrière le gouverneur Greg Abbott lors d’une conférence de presse, Eagle Pass, Texas, 4 février 2024. Photo Raquel Natalicchio/Houston Chronicle/Getty Images

 Au début de l’année 2022, le département militaire du Texas, qui supervise la Garde nationale de l’État, a installé des fils de fer barbelé concertina le long de certaines parties de la frontière. La démonstration de force s’est concentrée dans le siège du comté de Maverick, Eagle Pass, une ville d’environ 28 000 habitants située à moins de vingt miles de Quemado. Le directeur de la Sécurité publique du Texas a justifié cette décision en qualifiant la ville de « centre de gravité de la contrebande ».

La frontière est depuis longtemps poreuse dans cette partie du Texas. Le Rio Bravo et une « clôture pour piétons » sont les seuls éléments qui séparent Eagle Pass de la ville mexicaine de Piedras Negras. Même avant l’entrée en fonction de Biden, c’était un lieu de passage pour les migrants, un endroit où ils pouvaient traverser le fleuve à la nage et demander l’asile. En 2019, alors que le nombre de passages dans le secteur Del Rio de la patrouille frontalière a augmenté de 200 % par rapport à l’année précédente, l’agence a érigé des tentes à Eagle Pass pour traiter les demandes. En janvier dernier, le secteur de Del Rio a enregistré le deuxième plus grand nombre d’arrestations, après Tucson, en Arizona.

Depuis 2023, Abbott a largement concentré ses efforts de répression sur une petite partie d’Eagle Pass, le parc Shelby, que la CBP utilisait comme « zone de transit » pour le traitement des migrants. Le parc, l’une des plus grandes zones de loisirs publiques d’Eagle Pass, porte le nom d’un général confédéré qui, en 1865, s’est réfugié au Mexique pour y fonder une colonie d’exilés confédérés ayant juré fidélité à l’empereur Maximilien, installé dans le pays par les Français. En juin dernier, sans l’avis ni l’approbation du conseil municipal, le maire d’Eagle Pass, Rolando Salinas, a délivré une déclaration sous serment transformant le parc de 47 hectares en propriété privée sous son autorité, ce qui a permis aux forces d’Abbott d’arrêter les migrants qui s’y trouvaient sans autorisation. Le mois suivant, une « barrière flottante » de 300 mètres de long est apparue au milieu du fleuve. Elle était conçue pour empêcher les migrants de passer par-dessus et de nager en dessous : ses bouées orange vif étaient séparées par des lames de scie en métal, et un filet anti-plongée se trouvait en dessous.

Le “mur” de bouées a rendu le Rio Bravo pratiquement impossible à traverser à la nage. En août, Jessie Fuentes, un habitant d’Eagle Pass, a déclaré au Texas Tribune que ce mur « nous faisait ressembler à un pays du tiers-monde ». Enseignant à la retraite, né et élevé dans la ville, Fuentes a été l’un des premiers à s’opposer à l’occupation du parc Shelby par Abbott. En juillet, il a intenté une action en justice contre le gouverneur, l’État et le ministère de la Sécurité publique, affirmant que la barrière avait causé un « préjudice imminent et irréparable » à son entreprise de location de kayaks.

Début août, les autorités mexicaines ont repêché deux corps dans la rivière. Ces décès ont marqué un tournant pour de nombreux habitants d’Eagle Pass, dont certains avaient soutenu les initiatives d’Abbott, mais qui ont commencé à changer d’avis. Dans une plainte déposée auprès du département de la Sécurité publique, l’un des policiers dépêchés à la frontière affirme avoir reçu l’ordre de priver les migrants d’eau et de les « repousser dans l’eau pour qu’ils aillent au Mexique ». Il décrit avoir intercepté un homme blessé, qui « a déclaré qu’il avait un enfant coincé dans un piège dans l’eau... Il a extirpé son enfant et, ce faisant, le piège du baril lui a lacéré la jambe ». Deux agriculteurs mariés, Magali et Hugo Urbina, ont demandé au service de sécurité publique d’enlever les barbelés de leur propriété après avoir vu une femme enceinte sortir de la rivière avec du sang coulant le long de ses bras.

Rassemblement de la Coalition frontalière d’Eagle Pass lors du vote au conseil municipal en août 2023

Deux jours avant la découverte des corps, Salinas - le maire qui avait initialement cédé le parc à Abbott - et le conseil municipal ont voté à l’unanimité pour que le parc redevienne une propriété publique. « Il est évident que si c’est inhumain, je ne vais pas dire “Oui, je suis tout à fait d’accord pour que les gens soient lacérés” », a-t-il déclaré avant le vote. Mais deux semaines plus tard, la ville a voté pour « poursuivre les négociations » avec le gouvernement de l’État sur l’utilisation du parc. Depuis, d’autres vies ont été perdues. Le comté de Maverick stocke les corps repêchés dans la rivière dans d’immenses congélateurs qui accueillaient à l’origine les victimes de la Covid-19.

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La volonté affichée par Abbott de rétablir l’ordre public est probablement illégale. En juillet dernier, le ministère fédéral de la Justice a intenté une action en justice au motif que les bouées du Texas violaient la loi sur les rivières et les ports (Rivers and Harbors Act), qui interdit d’obstruer les eaux navigables sans l’autorisation du corps des ingénieurs de l’armée. Le gouvernement fédéral a demandé à un tribunal fédéral d’ordonner à Abbott de retirer les bouées. Quelques mois plus tard, après que des agents de la patrouille frontalière ont coupé des câbles que l’État avait installés sur les rives du Rio Bravo, le Texas a intenté un procès à l’administration Biden pour destruction illégale d’une propriété de l’État. Jusqu’à présent, les actions en justice ont permis à Abbott de remporter de timides victoires. En octobre dernier, en réponse à la plainte du Texas, un juge fédéral a ordonné aux agents de l’immigration de cesser de démonter les fils de concertina installés à Eagle Pass. Trois mois plus tard, la cour d’appel du cinquième circuit, considérée comme la plus conservatrice du pays, a déclaré que les bouées pouvaient rester en place tant que le gouvernement n’aurait pas statué sur la plainte déposée contre Abbott.

 



Immigrants traversant à gué le Rio Bravo, près d’Eagle Pass, Texas, le 7 janvier 2024. Photo John Moore/Getty Images

En janvier dernier, Abbott a encore fait monter les enchères lorsque la Garde nationale du Texas a pris le contrôle du parc Shelby et a empêché les agents de la patrouille frontalière d’accéder au fleuve. Deux semaines plus tard, après que la Cour suprême a déclaré que la patrouille frontalière pouvait couper les barbelés, il a écrit une lettre accusant le gouvernement fédéral d’avoir ouvert toutes grandes les portes du mur frontalier. Abbott a invoqué à la fois l’article IV de la Constitution, qui « promet que le gouvernement fédéral “protégera chaque [État] contre l’invasion” », et la section 10, clause 3 de l’article I, « qui reconnaît “l’intérêt souverain des États à protéger leurs frontières” ». Le maire Salinas a déclaré que le département de la Sécurité publique du Texas l’avait informé que le gouverneur avait émis une autre déclaration d’urgence lui donnant « le plein contrôle et la garde du parc Shelby », avec effet immédiat.

Ce jeudi, la Garde nationale avait empêché la patrouille frontalière d’entrer dans Shelby Park pour répondre à un appel concernant des migrants qui s’étaient noyés. Le lendemain matin, les corps d’une mère et de ses deux enfants ont été retrouvés dans le Rio Bravo, à proximité. Dans sa lettre, Abbott impute ces noyades à la « politique frontalière anarchique » de la Maison-Blanche, qui, selon lui, « a incité les immigrants illégaux à quitter les 28 points d’entrée légaux situés le long de la frontière sud de cet État - des ponts où personne ne se noie - pour se réfugier dans les eaux dangereuses du Rio Grande ». (En fait, les politiques de Biden - punir les passages illégaux et limiter le nombre de personnes pouvant demander l’asile aux points d’entrée légaux - n’ont pas tant “attiré” les migrants vers le danger que les y ont poussés). Fin mars, après que des centaines de migrants ont franchi une barrière en fil de fer à El Paso, les médias conservateurs ont présenté la situation comme une nouvelle preuve que Biden avait perdu le contrôle de la frontière. Mais il est presque certain que les migrants se rendaient eux-mêmes à la patrouille frontalière.

L’administration Biden, pour sa part, a fait valoir que le Texas avait violé à plusieurs reprises la clause de suprématie de la Constitution, qui confère au gouvernement fédéral l’autorité suprême en matière d’immigration. C’est pourquoi, en 2021, la Garde nationale du Texas a reçu pour instruction d’arrêter les migrants pour violation de propriété, et non pour infraction à la législation sur l’immigration. Au cours des trois années suivantes, Abbott a étendu l’opération Lone Star jusqu’à ce que le Texas entrave indéniablement la capacité du gouvernement fédéral à contrôler l’immigration à la frontière sud. La violation la plus flagrante de la clause de suprématie par le Texas a pris la forme du SB4, une loi signée par Abbott en décembre, mais qui n’est pas entrée en vigueur en raison d’une décision de justice fédérale. Cette loi fait de l’immigration illégale un crime d’État et permet à la police texane d’interroger toute personne dont elle pense qu’elle se trouve dans le pays sans autorisation légale. L’administration Biden n’a pas eu grand-chose à dire sur la question, si ce n’est qu’elle a intenté un procès au Texas pour certaines des mesures prises par  Abbott.

Abbott, quant à lui, a exprimé son opposition à Biden, qu’il a accusé d’utiliser les migrants comme des “pions politiques”. « Nous n’allons pas nous limiter à ce parc », a déclaré le gouverneur en février, quelques jours après le départ du convoi de Quemado. « Nous nous étendons à d’autres zones pour nous assurer que nous augmentons notre niveau de dissuasion et de refus de l’entrée illégale aux USA ». L’occupation du parc Shelby se poursuit, bien qu’il s’agisse essentiellement d’un show : un gouvernement d’État ne peut pas légalement appliquer la loi fédérale sur l’immigration. Même s’il le pouvait, l’histoire ne montre guère que la dissuasion puisse mettre un terme à l’immigration clandestine.

Pendant ce temps, les politiques d’Abbott causent des problèmes plus près de chez nous. En effet, une foule de nouveaux arrivants, munis d’armes et de badges, s’est emparée d’une zone autrefois paisible, faisant naître un sentiment d’insécurité chez les habitants. Le chaos et les dysfonctionnements qui règnent à la frontière ont entraîné la perte de vies innocentes. Le vrai problème, cependant, n’est pas causé par les migrants, mais par les personnes qui se donnent beaucoup de mal pour les empêcher d’entrer.

La Coalition frontalière d'Eagle Pass a planté 700 croix dans le parc Shelby en hommage aux vies perdues le long du Rio Bravo en 2023

 

21/09/2022

FARAH STOCKMAN
Le “déferlement de migrants” sur Martha's Vineyard met en lumière une vérité : le système d'immigration usaméricain est obsolète

Farah Stockman, The New York Times, 16/9/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Farah Stockman (1974) a rejoint le comité de rédaction du New York Times en 2020 après avoir couvert la politique, les mouvements sociaux et les questions “raciales” pour le desk national. Elle avait auparavant passé 16 ans au Boston Globe, dont près de la moitié en tant que journaliste de politique étrangère à Washington. Elle a effectué des reportages en Afghanistan, au Pakistan, en Iran, au Sud-Soudan, au Rwanda et à Guantánamo Bay. Elle a également été chroniqueuse et membre du comité de rédaction du Globe, remportant un prix Pulitzer pour ses commentaires en 2016. Elle est l'auteure de American Made : What Happens to People When Work Disappears,
sur les ouvriers de l'usine de roulements à billes Rexnord à Indianapolis et les raisons de leur vote pour Trump, suite aux menaces de fermeture et de délocalisation à Monterey au Mexique, qui ont été effectivement mises à exécution. @fstockman

Depuis avril, le gouverneur Greg Abbott du Texas a fait transporter en bus plus de 7 900 migrants de l'État vers Washington, D.C. En août, il a commencé à envoyer des migrants à New York. Maintenant, le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, s'y met aussi, en envoyant deux cargaisons de migrants à Martha's Vineyard*, dans le Massachusetts. À en croire Mister Abbott, il veut ainsi  percer à jour le bluff des maires des États bleus (démocrates) qui prétendent accueillir à bras ouverts les immigrants sans papiers. Cela fait également partie d'un plan républicain pas si secret que ça, visant à attiser la colère du populo contre les démocrates avant les élections de mi-mandat.

Des immigrés se rassemblent le 14 septembre avec leurs affaires devant l'église épiscopale St Andrews à Edgartown, sur Martha's Vineyard. Photo Ray Ewing / Vineyard Gazette via AP

 Politicaillerie mise à part, une chose est claire : notre système d'immigration est depuis longtemps surchargé et obsolète, et la procédure d'asile est une grande partie de ce qui ne fonctionne pas. Le nombre de nouvelles demandes d'asile déposées devant les tribunaux usaméricains de l'immigration a explosé, passant de 32 895 pour toute l'année 2010 à 156 374 en 2022 - à quatre mois de la fin de l’année. Cela s'explique en partie par le fait que les conflits et le Covid ont créé une migration massive à travers le monde. Les tribunaux de l'immigration n'ont pas été en mesure de faire face à l'afflux de nouveaux arrivants. En 2010, il y avait un arriéré d'environ 100 000 dossiers d'asile en cours de traitement. Aujourd'hui, ce chiffre est passé à plus de 660 000. Si l'on inclut d'autres types d'affaires, comme les ordres d'expulsion, les dossiers en souffrance dans les tribunaux de l'immigration ont atteint plus de 1,8 million.

Ces chiffres reflètent un récent pic de migration. Au cours des deux dernières années, environ un million de personnes ont été autorisées à entrer dans le pays pour attendre une audience devant un tribunal de l'immigration, selon un rapport récent de ma collègue du Times, Eileen Sullivan. Chaque personne a eu un an pour déposer une demande d'asile. Ce n'est pas seulement un phénomène de l'ère Biden : un nombre similaire a été admis par l'administration Trump pendant une période de 24 mois en 2018 et 2019, lors de la dernière grande poussée migratoire.

Combinés, ces chiffres ont brisé le système. Bien que les audiences de demande d'asile soient censées se tenir dans les 45 jours suivant le dépôt d'une demande, le temps d'attente actuel pour une audience de demande d'asile est en moyenne de près de quatre ans et demi, selon les données des chercheurs compilées au centre TRAC de l'université de Syracuse. Plus la résolution d'un cas est longue, plus il peut être difficile de renvoyer les personnes dont la demande d'asile a été rejetée, comme cela s'est produit dans plus de la moitié des cas d'asile l'année dernière. Selon les prévisions, plus de 745 000 procédures d'expulsion seront engagées en 2022, soit plus du double de toutes les autres années, à l'exception de 2019. Les longs retards dans la résolution des dossiers d'asile sont devenus une crise grave et auto-entretenue : ces délais incitent les gens à déposer des demandes d'asile infondées, sachant que cela leur fera gagner des années, même s'ils sont finalement expulsés.

 

DeSantis déporte des dizaines d'immigrants
"Bienvenue à Marth's Vineyard ! Quoi que vous aimiez faire -pêcher, vous balader, faire du shopping, vous réunir, créer, manger, vous relaxer -, vous pouvez vous y livrer sans contraintes"

Dessin de Randall Enos

Le problème vient en partie du fait que l'asile est l'une des rares voies légales que les personnes économiquement désespérées peuvent utiliser pour obtenir la permission de vivre et de travailler aux USA. En vertu de la législation usaméricaine et des conventions des Nations unies établies au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les personnes qui expriment une « crainte fondée d'être persécutées pour des raisons de race, de religion, de nationalité, d'appartenance à un groupe social particulier ou d'opinions politiques » sont autorisées à attendre que leur dossier d'asile soit jugé aux USA, où elles peuvent demander l'autorisation de travailler 150 jours après avoir déposé leur demande d'asile. Les documents d'autorisation de travail doivent être renouvelés tous les deux ans, ce qui crée une autre montagne de paperasse que la bureaucratie doit gérer.

Les demandeurs d'asile dont le dossier est authentique sont parmi les plus lésés par les fausses demandes, qui augmentent considérablement le temps qu'ils doivent attendre pour obtenir une protection juridique.

L'administration Trump a essayé un certain nombre de méthodes pour décourager les gens de déposer de nouvelles demandes d'asile, notamment en obligeant certaines personnes à rester au Mexique pendant qu'elles demandent l'asile aux USA. Néanmoins, les demandes d'asile ont en fait fortement augmenté sous le président Donald Trump, en partie en raison d'une poussée migratoire, mais aussi comme moyen de défense contre ses efforts accrus pour expulser les gens.

L'épidémie mondiale de Covid-19 a présenté une nouvelle opportunité de réduire les demandes d'asile. Le Titre 42 [du Code des USA], la politique de santé publique liée à la pandémie que l'administration Trump a instituée en mars 2020, a permis aux responsables usaméricains d'expulser rapidement les migrants à la frontière sans leur accorder la possibilité de déposer une demande d'asile. Beaucoup sont repoussés au Mexique, ce qui les expose à davantage de danger. L'administration Biden a annoncé qu'elle rouvrirait le traitement des demandes d'asile à la frontière et chercherait à mettre fin à l'utilisation du Titre 42, mais plus de 20 procureurs généraux républicains ont intenté une action en justice pour maintenir le Titre 42 en place, alors même que certains d'entre eux s'opposaient à d'autres efforts de prévention du Covid et insistaient sur le fait que la pandémie était exagérée. Jusqu'à présent, les efforts de l'administration pour modifier cette politique ont été bloqués par un juge fédéral.

Le Titre 42 finira par être levé ; à ce moment-là, le pays s'appuiera sur le Titre 8 [du Code des USA], l'autorité prépandémique en vertu de laquelle les agents usaméricains peuvent rapidement expulser ou mettre à l'amende les personnes prises en flagrant délit d'entrée illégale aux USA, à moins qu'elles ne soient jugées éligibles pour demander l'asile. Cela est juste ; un système bien géré doit être habilité à rejeter et à expulser rapidement les personnes dont la demande est infondée, tout en mettant en relation les personnes dont le cas est authentique avec des réseaux de soutien social. À cet égard, l'administration Biden n'a pas reçu le crédit qu'elle mérite pour un changement de règle important, bien que sous-estimé, qui pourrait remanier le système. Cet été, des agents d'asile formés ont statué sur certaines demandes d'asile dans une poignée de centres de détention de l'ICE (Police de l’immigration et des Frontières) au Texas, soulageant ainsi les tribunaux de l'immigration. Les demandeurs d'asile dont la demande est rejetée peuvent toujours faire appel auprès d'un juge. L'espoir est que les décisions rapides concernant les nouveaux cas empêcheront l'arriéré de s'accroître et décourageront les demandes fausses ou sans fondement.

La nouvelle règle n'est pas le tapis de bienvenue que de nombreux militants des droits des immigrants attendaient de l'administration Biden après quatre années de présidence Trump. Elle n'est pas non plus le traitement de tolérance zéro que de nombreux républicains considèrent comme le seul moyen de dissuader les migrants de s'amasser à la frontière. Mais il s'agit d'une politique saine fondée sur des recommandations et des recherches approfondies menées par des groupes respectés, notamment le Migration Policy Institute, un organisme non partisan. À une époque où presque tout ce que fait un président en matière d'immigration lui attire des poursuites judiciaires, elle a été soigneusement rédigée pour être le plus à l'abri possible des litiges. Combiné aux efforts bipartites visant à augmenter la capacité de traitement des non-citoyens à la frontière dans des centres d'accueil regroupant tous les départements et agences concernés sous un même toit, il pourrait finalement transformer un système défaillant en un système beaucoup plus efficace, moderne et équitable.

À une époque où les USAméricains sont déjà en désaccord entre eux sur ce que nous pourrions appeler les valeurs fondamentales - les croyances culturelles qui soudent notre pays - il est raisonnable de s'inquiéter de savoir si l'ajout de nouveaux arrivants au mélange compliquera la tâche de forger un avenir commun. Pourtant, il s'agit également d'une question qui touche au cœur de notre identité et qui nous permet de savoir si nous continuerons à être un endroit où les masses fatiguées, pauvres et entassées du monde peuvent obtenir une seconde chance. Pour être fidèles à notre identité de pays pluraliste, nous avons besoin d'un système d'asile qui garantisse que les personnes qui remplissent les conditions requises pour bénéficier d'une protection puissent l'obtenir - tout en réduisant au minimum les abus du système par ceux qui essaient simplement de passer la ligne.

NdT

Martha's Vineyard (« Le Vignoble de Martha ») est une île de l'État du Massachusetts, à 6 km de Cape Cod, au sud de Boston et à l’est de Newport. L'île est surtout connue comme résidence d'été de la jet set et des présidents  usaméricains, une mode lancée par Ulysses Grant en 1874 et suivie entre autres par Kennedy, Clinton et Obama, qui a été critiqué pour cela pendant la récession de 2007 à 2012. En 2019, les Obama y ont acheté un sam'suffit de 640 mètres carrés sur un terrain de 12 ha pour la modique somme de 11,75 millions de $. De quoi loger plusieurs centaines de migrants...

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