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11/09/2025

MARK O’CONNELL
L’application de guerre
Note de lecture du livre du fondateur de Palantir, Alex Carp, sur la “République Technologique”

Mark O’Connell, The New York Review of Books, 25/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Mark O’Connell (Kilkenny, Irlande, 1979) est un écrivain et journaliste irlandais. Son premier livre, To Be a Machine, une enquête sur le transhumanisme, a été publié en 2017, suivi de Notes from an Apocalypse, sur les angoisses apocalyptiques, en 2020. Son troisième livre, A Thread of Violence, consacré au meurtrier irlandais Malcolm Macarthur, a été publié en 2023. Il écrit pour des publications comme The New Yorker, The New York Times Magazine, The New York Review of Books et The Guardian.

 

La Silicon Valley a inversé sa longue réticence à travailler dans les technologies de défense et de sécurité, avec le PDG de la société de logiciels d’analyse de données Palantir menant la charge



Illustration de George Wylesol

 

Compte rendu de :

The Technological Republic:Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West [La République technologique : puissance dure, croyance douce et avenir de l'Occident]
par Alexander C. Karp et Nicholas W. Zamiska
Crown Currency, 295 pages, 30,00 $

L’année dernière, selon un rapport récent du New York Times, Alexander Karp a reçu un total de 6,8 milliards de dollars pour ses services en tant que PDG de la société de logiciels d’analyse de données Palantir Technologies. Cette « rémunération effectivement versée » — un indicateur qui prend en compte non seulement le salaire, mais aussi l’augmentation de la valeur des actions détenues — a fait de Karp, de loin, le PDG le mieux payé des USA.

Pour quiconque suit les récents succès de Palantir, cela n’a rien de surprenant. La valeur boursière de l’entreprise — dont les revenus proviennent en grande partie de contrats gouvernementaux pour la surveillance des données et les applications militaires de l’intelligence artificielle — est, pourrait-on dire, négativement indexée sur la paix et la liberté de l’humanité. Au cours de l’année écoulée, l’action de la société a été multipliée par près de six. Au moment de la rédaction, Palantir valait 375 milliards de dollars, ce qui en faisait la vingt-deuxième entreprise la plus valorisée de l’index boursier S&P 500 — juste devant Coca-Cola et derrière Bank of America. « Les temps difficiles », comme l’a déclaré Karp lors d’une récente apparition sur CNBC, « sont incroyablement bons pour Palantir. »

Et bien sûr, les temps ont été incroyablement difficiles. La longue et brutale guerre d’agression impérialiste de la Russie en Ukraine. La campagne de massacres de masse et de nettoyage ethnique d’Israël à Gaza. L’éclatement d’une guerre plus large au Moyen-Orient (aujourd’hui dans une fragile détente), au milieu d’appels enthousiastes à un renversement violent du régime iranien. Aux USA, une campagne de déportations sans précédent, entraînant des troubles civils à Los Angeles et ailleurs. Et dans toutes ces situations, il y a beaucoup d’argent à gagner pour une entreprise qui fournit des systèmes de surveillance de données et d’IA à usage militaire.

La meilleure illustration que j’ai vue de cette dynamique est un mème publié sur r/PLTR, le « forum communautaire non officiel et indépendant des investisseurs particuliers de PLTR sur Reddit pour discuter de l’entreprise, de sa mission, d’Alex Karp et de tout ce qui concerne l’action ». À l’arrière-plan d’une photo prise dans une sandwicherie ou un fast-food, on voit un groupe d’hommes dans une bagarre chaotique, tandis qu’au premier plan un homme d’âge mûr est assis à une table, totalement indifférent, absorbé par son smartphone. Les bagarreurs portent les étiquettes « EUROPE », « USA », « ISRAËL » et « IRAN », tandis sur l’homme au premier plan figurent les mots « MOI VÉRIFIANT LE COURS DE PALANTIR ».


Les origines de Palantir

Cofondée en 2003 par Karp et son ami de Stanford Peter Thiel, qui venait de gagner beaucoup d’argent grâce à la vente de PayPal à eBay, Palantir Technologies a été conçue, dans le sillage des attentats du 11 septembre, comme un fournisseur d’apprentissage automatique et d’analytique de données au service de la sécurité nationale et de la surveillance. Le raisonnement était le suivant : si le gouvernement usaméricain avait pu, en septembre 2001, rassembler et analyser différents points de données — inscriptions dans les écoles de pilotage, anomalies dans les schémas de voyage, associations suspectes — les tours jumelles seraient peut-être encore debout, et les personnes mortes ce jour-là encore en vie.

Alex Karp, par ioO pour Les Échos

Le logiciel de Palantir facilite la recherche de motifs dans de vastes ensembles de données et présente ces informations sous une forme facilement consultable et navigable. Dans une récente conversation avec Maureen Dowd pour le New York Times, qui l’introduisait auprès des lecteurs du journal comme un « milliardaire mystérieux », Karp a décrit le travail de son entreprise comme « la recherche des choses cachées ». (Karp a bénéficié d’une presse presque uniformément crédule, pas seulement dans son pays natal : en 2016, le quotidien allemand Die Welt a publié un article dont le titre se traduisait par « Ce génie construit l’entreprise la plus importante du monde ». Il convient de souligner que Karp a siégé au conseil d’administration du groupe de presse Axel Springer, maison mère de Die Welt.)

Thiel, passionné de Tolkien de longue date, a nommé l’entreprise d’après les palantíri du Seigneur des Anneaux — les « pierres de vision », dont l’une fut utilisée par le seigneur noir Sauron pour surveiller, depuis son trône au Mordor, les habitants de la Terre du Milieu. Les critiques de Palantir, eux, invoquent moins Tolkien que Philip K. Dick, dont la nouvelle Rapport minoritaire décrit une société autoritaire future où des policiers du « précrime » arrêtent des individus non pas pour les crimes qu’ils ont commis, mais pour ceux qu’ils avaient seulement l’intention de commettre. Voici comment Karp l’a formulé en 2009 dans une interview avec Charlie Rose : « Ce que nous faisons, c’est ce que les juristes appellent une recherche fondée sur des indices. Nous nous intéressons à vous, puis nous cherchons dans votre vie toutes sortes de choses qui pourraient indiquer une personne impliquée dans un mauvais comportement. »

 

Le soutien des agences de renseignement

Avec l’investissement initial de 30 millions de dollars de Thiel, l’entreprise a reçu une première injection de 2 millions de dollars de la part d’In-Q-Tel, la branche capital-risque de la CIA. Bien que Palantir travaille aussi avec des clients privés comme Walmart et Wendy’s — qui utilise son IA pour gérer ses stocks de hamburgers et de frites — ses clients les plus précoces et les plus importants ont été les agences d’État comme la CIA, le FBI et la NSA, pour lesquelles elle agit comme prestataire externalisé de collecte et d’analyse de renseignements.

Sous le premier mandat de Trump, Palantir s’est fortement associée à l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE), en lui fournissant des outils de surveillance et de logistique pour les déportations. Le logiciel FALCON de Palantir a aidé ICE à rassembler et analyser d’immenses volumes de données pour cartographier les liens familiaux et planifier de futures descentes. En 2018, ICE a utilisé FALCON pour préparer des descentes dans une centaine de magasins 7-Eleven à travers les USA.


Palantir et Israël

En octobre 2023, dans les jours qui ont suivi les attaques du Hamas contre le territoire israélien, Palantir a acheté une pleine page de publicité dans le New York Times avec le message : « Palantir est aux côtés d’Israël. » Le mois de janvier suivant, alors que la riposte génocidaire du gouvernement israélien se poursuivait depuis trois mois, le conseil d’administration de la société s’est réuni à Tel-Aviv. Karp et Thiel y ont rencontré le président Isaac Herzog et ont ensuite signé un contrat avec le ministère de la Défense israélien pour fournir aux Forces de défense israéliennes (FDI) une IA de ciblage avancé. (En parlant de cette technologie, Karp a utilisé l’expression kill chain — « chaîne de frappe » — un terme militaire désignant la structure d’une attaque : identification de la cible, envoi des forces, assaut et destruction de ladite cible.)

Le cours de l’action de l’entreprise s’est alors envolé. « Le Hamas nous a vraiment propulsés vers la lune », écrivait un utilisateur extatique de r/PLTR. La richesse personnelle de Karp et son enthousiasme public ont suivi la même trajectoire. En février de cette année, alors que la valeur boursière de Palantir dépassait celle de la Walt Disney Company, Karp est apparu en visioconférence avec des investisseurs particuliers. Vêtu d’un simple T-shirt blanc, les bras écartés dans une pose triomphale, ses boucles grisonnantes rebondissant gaiement, il a lancé :

« Nous y arrivons ! Et je suis sûr que vous appréciez cela autant que moi… Nous écrasons tout… Nous avons dédié notre entreprise au service de l’Occident, et des États-Unis d’Amérique… Palantir est là pour bouleverser et rendre les institutions avec lesquelles nous travaillons les meilleures au monde, et, quand c’est nécessaire, pour effrayer les ennemis et parfois les tuer. »

Si le Hamas avait expédié les actionnaires de Palantir sur la Lune, le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, et le règne bref et désastreux d’Elon Musk, allait les emmener sur Mars. En avril dernier, il est apparu que l’ICE versait à l’entreprise 30 millions de dollars pour développer un système logiciel, connu sous le nom d’ImmigrationOS, destiné à suivre les immigrants à l’aide de données biométriques et de géolocalisation. Le second mandat de Trump a approfondi la relation déjà substantielle de Palantir avec le gouvernement fédéral, étendant son influence à plusieurs départements. En mars, Trump a signé un décret présidentiel demandant au gouvernement de partager des données entre agences, suscitant des inquiétudes, comme le soulignait The New York Times, selon lesquelles le président « pourrait compiler une liste maîtresse d’informations personnelles sur les USAméricains, lui donnant un pouvoir de surveillance inouï », et qu’il pourrait utiliser ces informations « pour faire avancer son programme politique en surveillant les immigrants et en punissant ses détracteurs ». Selon le Times, le choix de Palantir comme partenaire principal pour ce projet de partage de données était motivé par le Department of Government Efficiency (DOGE) d’Elon Musk, dont au moins trois membres avaient auparavant travaillé chez Palantir.

Pendant tout ce temps — alors qu’il devenait le PDG le mieux payé d’USAmérique et facilitait un État policier croissant à l’intérieur du pays et une campagne génocidaire à Gaza — Karp a néanmoins trouvé le temps d’écrire un livre. Ou peut-être serait-il plus exact de dire qu’il a réussi à en dicter un : The Technological Republic, publié plus tôt cette année, est attribué à la fois à Karp et à Nicholas W. Zamiska, directeur des affaires générales de Palantir et conseiller juridique auprès du bureau du PDG. Dans une interview avec Bari Weiss sur son podcast, Karp a déclaré : « Je dirais, en toute franchise, que plus de 95 % des idées sont les miennes, 90 % de l’écriture est la sienne. Et l’écriture est phénoménale. » L’écriture, je suis désolé de le dire, n’est pas du tout phénoménale ; elle est uniformément adéquate. La répartition du travail littéraire semble en tout cas être telle que Karp a utilisé son propre conseiller juridique de la même manière qu’une personne ordinaire qui ne voudrait pas fournir l’effort pourrait utiliser un chatbot génératif comme ChatGPT, en envoyant un tas d’idées à moitié formées pour les transformer en prose utilisable.

Zamiska

Je ne souhaite pas diminuer indûment la contribution de Zamiska, qui, autant que je sache, pourrait penser que le fait d’être co-auteur de The Technological Republic lui fait honneur, mais il est déjà assez pénible de devoir lire et écrire sur ce livre sans devoir mentionner ces deux types à chaque fois que j’en parle. Je vais donc suivre l’exemple de Karp et considérer que le livre est essentiellement son œuvre. Et, en avançant laborieusement dans ses pages — à travers ses banalités « business-casual », ses pâles apologies pour la civilisation occidentale et la violence impériale — je me suis retrouvé de plus en plus obsédé par une seule question : d’abord pourquoi Alexander Karp a-t-il voulu écrire ce livre ?

Je soupçonne que ses raisons sont au moins en partie liées au culte de la Silicon Valley autour du fondateur de technologie en tant que philosophe-roi, et qu’elles ont à voir avec le désir de Karp d’être perçu non seulement comme un homme d’affaires, mais aussi comme un intellectuel public. En d’autres termes, ce livre existe pour que Karp ait écrit un livre. On a beaucoup insisté sur ses diplômes et ses références intellectuelles. Il détient un doctorat en théorie sociale de l’Université Goethe de Francfort. (Il a souvent été noté que, pendant qu’il y étudiait, il « a étudié sous » Jürgen Habermas, mais cela semble exagéré ; selon Die Welt, il avait écrit à Habermas pour lui demander de superviser sa thèse, et Habermas l’a dirigé vers un collègue.) Il cite Adorno dans ses lettres aux actionnaires. Il manie avec légèreté des mots comme herméneutique et ontologie.

D’après The Technological Republic, Habermas, quelles que soient ses raisons, a fait le bon choix. Sa thèse peut être résumée brièvement : la Silicon Valley, dont les entreprises fondatrices reposaient sur des contrats de défense, s’est trop éloignée, trop longtemps, de sa mission originale. Sa culture dominante, influencée par les idées « woke » qui descendent des institutions d’élite de l’enseignement supérieur, en est venue à rendre presque impensable la construction de technologies servant « l’intérêt national » pour une génération d’ingénieurs talentueux mais égarés. Ces esprits brillants, affirme Karp, sont gaspillés sur des projets lucratifs mais futiles — services de blanchisserie à la demande, applications qui vous apportent un burrito en taxi, et ainsi de suite. « L’industrie du logiciel, » écrit-il,

« devrait reconstruire sa relation avec le gouvernement et rediriger ses efforts et son attention vers la construction des capacités technologiques et d’intelligence artificielle qui permettront de relever les défis les plus pressants auxquels nous faisons face collectivement. L’élite des ingénieurs de la Silicon Valley a l’obligation positive de participer à la défense de la nation et à l’articulation d’un projet national — qu’est-ce que ce pays, quelles sont nos valeurs, et pour quoi nous battons-nous ».

L’amitié de Karp avec Thiel est souvent présentée comme structurée autour de leurs différences idéologiques. Thiel, qui a soutenu Trump avant que cela ne soit rentable ou populaire, est largement perçu comme libertarien. Karp s’est publiquement identifié par le passé comme progressiste et s’est même, de façon absurde, parfois qualifié de « socialiste ». Mais en réalité, Karp n’est pas plus progressiste que Thiel — dont la fortune provient également en grande partie de contrats gouvernementaux — n’est libertarien. Une grande partie de The Technological Republic est consacrée à un antiwokisme taillé à la serpe que l’on trouve en abondance et de manière décourageante dans la section non-fiction de n’importe quelle librairie d’aéroport. L’un des quatre chapitres du livre s’intitule « L’affaiblissement de l’esprit américain » — une allusion typiquement surchargée à la critique conservatrice classique d’Allan Bloom sur le relativisme culturel dans l’enseignement supérieur usaméricain, The Closing of the American Mind. Tout au long de cette longue section centrale, Karp ne fait pas tant progresser son argumentation que de la répéter sans fin : la Silicon Valley a perdu le courage de ses convictions fondatrices. (On dit souvent que de nombreux ouvrages de non-fiction auraient dû n’être que des articles de magazine ; celui-ci donne l’impression d’un post LinkedIn impitoyablement étendu à près de trois cents pages.)

Le livre aborde une controverse de 2018 autour du Project Maven, un programme de guerre par IA pour lequel Google avait été sous-traitant du Pentagone pour fournir des logiciels d’apprentissage automatique et de gestion des données. Lorsque le personnel a diffusé une pétition protestant contre l’implication de l’entreprise dans des technologies de guerre, Google a arrêté son travail sur le projet. Karp y voit un signe de complaisance vis-à-vis de la sécurité nationale chez les « élites » plus jeunes qui n’ont pas vécu les menaces géopolitiques du XX siècle. « La génération de codeurs la plus capable, » écrit-il, « n’a jamais connu de guerre ni de véritable bouleversement social. Pourquoi chercher la controverse avec vos amis ou risquer leur désapprobation en travaillant pour l’armée usaméricaine alors que vous pouvez vous réfugier dans ce que vous percevez comme la sécurité de la création d’une autre application ? » Palantir est alors intervenu pour combler le vide technologique laissé par la décision lâche de Google, un geste que Karp suggère comme modèle pour l’avenir de la Silicon Valley.

Il affirme à plusieurs reprises que les codeurs qui ne veulent rien avoir à faire avec la technologie militaire souffrent d’atrophie morale. Bien qu’ils puissent sembler, à vous ou à moi, agir par principe — parce qu’ils s’opposent à la guerre en général ou ont une aversion spécifique pour le fait de servir les intérêts de l’empire —, ils sont motivés, insiste-t-il, non par une cause supérieure, mais par le désir d’éviter l’opprobre de leurs pairs. Ces personnes, pour Karp, sont des victimes involontaires de l’autocensure, qui ne se permettent même pas de penser à transgresser la morale dominante :

« Le futur dystopique imaginé par Orwell et d’autres peut être proche, mais pas à cause de l’État de surveillance ou des engins construits par les géants de la Silicon Valley qui nous volent notre vie privée ou nos moments les plus intimes seuls. C’est de nous, et non de nos créations techniques, que nous devons blâmer notre incapacité à encourager et permettre l’acte radical de croire en quelque chose au-delà et en dehors de soi. La vitesse et l’enthousiasme avec lesquels la culture écorche quiconque pour ses transgressions et erreurs perçues — avec lesquels nous nous abattons les uns sur les autres pour des écarts à la norme — ne font que diminuer notre capacité à avancer vers la vérité. »

Le livre est rempli de ce genre de balivernes moralisatrices. S’il ne s’agissait que d’une nouvelle dénonciation de la cancel culture, il serait simplement ennuyeux et hors de propos. Mais venant d’Alexander Karp, PDG et cofondateur de Palantir Technologies, cette posture de « souci moral » face à une culture de plus en plus censureuse semble presque intentionnellement absurde. Par moments, j’ai abordé le livre — peut-être pour préserver ma propre intégrité psychique — comme un exercice avant-gardiste de narrativité peu fiable, une expérience des extrêmes vertigineux de l’ironie dramatique que j’associe le plus à Charles Kinbote, le narrateur comiquement inconscient de Feu pâle de Nabokov. Encore et encore, je me suis surpris à répondre à quelque lamentation sentencieuse sur le manque de valeurs morales de la Silicon Valley en griffonnant « Mais tu diriges Palantir ! » dans la marge.

Prise isolément, la critique de Karp sur la Silicon Valley — que ses ingénieurs et entrepreneurs les plus talentueux n’ont aucun sens du bien commun — est simplement banale, plutôt que fausse. Ce qui la rend profondément étrange et réellement déstabilisante, c’est que ce qu’il présente comme un projet moral digne de ces grands talents est essentiellement une course algorithmique aux armements avec les rivaux géopolitiques de l’USAmérique.

Ce projet est, bien sûr, celui que Karp considère comme une défense de l’Occident et de ses valeurs. Mais il n’a presque rien à dire sur ces valeurs, qui semblent même ne pas l’intéresser au point de vouloir les définir, sans parler de les analyser. Un des aspects les plus agaçants du livre est le geste perpétuel de Karp vers la philosophie — vers des sujets sérieux et des engagements sérieux — sans jamais entreprendre réellement une telle démarche. À de nombreuses occasions, par exemple, il invoque la notion philosophique de “la vie bonne, en affirmant que les travailleurs talentueux de la Silicon Valley et la culture dont ils font partie ont totalement abandonné la question de ce qui pourrait la constituer. « La nature aseptisée du discours moderne, » écrit-il,

dominée par un engagement indéfectible envers la justice mais profondément méfiante dès qu’il s’agit de prendre des positions substantielles sur la vie bonne, est le produit de notre propre réticence, et même peur, d’offenser, de s’aliéner la foule et de risquer sa désapprobation ».

La Silicon Valley, écrit-il ailleurs, est le produit « d’un agnosticisme culturel et moral, sinon d’un relativisme, qui évitait assidûment tout ce qui pourrait ressembler à des vues substantielles sur la vie bonne ». Si Karp a des idées sur ce que pourrait réellement être « la vie bonne », il a été extraordinairement efficace pour les garder secrètes. Un lecteur cynique pourrait conclure, faute d’autres indications, que peut-être la vie bonne consiste à devenir milliardaire en vendant des systèmes de guidage d’armes par IA et en aidant les gouvernements à surveiller massivement leurs citoyens. Un lecteur plus indulgent pourrait conclure que Karp est simplement un homme occupé et qu’il n’a pas le temps de réfléchir à ces questions.

De même, le livre ne tient jamais ses promesses à la hauteur de son titre grandiloquent au parfum platonicien. Karp ne décrit pas la « République Technologique » qu’il invoque ; il semble inconscient que l’on puisse s’attendre à ce qu’il le fasse. En ce sens, entre autres, le livre donne l’impression d’être l’œuvre de quelqu’un qui souhaite être perçu comme un intellectuel public mais n’est pas prêt à fournir l’effort pour le devenir. Dans les passages brefs où Karp parle de son propre leadership chez Palantir et de ses idées sur ce qui constitue une organisation efficace, son objectif principal semble être de se présenter comme un penseur non conventionnel, grâce à des références éclectiques et laborieuses — ce que les entreprises peuvent apprendre de l’organisation sociale des essaims d’abeilles, ce que les fondateurs de start-up peuvent apprendre du théâtre expérimental, ce que les expériences psychologiques de Stanley Milgram peuvent nous enseigner sur la création de quelque chose de nouveau dans les affaires, et ainsi de suite. De telles tentatives de démonstration d’« intelligence cool » seraient risibles en elles-mêmes, si ce n’était le fait que toute cette innovation disruptive et cette pensée libre servent en fin de compte à la consolidation du pouvoir de l’État et des intérêts patronaux — ce que l’on appelle normalement le complexe militaro-industriel, qui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est à l’origine de nombreux conflits longs et brutaux dans le monde, ainsi que des fortunes de nombreux opportunistes impitoyables et astucieux.

Une autre raison pour laquelle The Technological Republic semble étrangement désancrée est qu’il semble avoir été écrit en vue soit d’un second mandat de Biden, soit d’une présidence Harris. Lors de sa publication, à la mi-février — alors que les jeunes petits princes de Palo Alto faisaient allégeance en masse à la cour de Mar-a-Lago et que le DOGE de Musk s’attaquait au démantèlement du gouvernement fédéral — un argument développé sur la relation étroite entre Washington et la Silicon Valley, et sur une industrie technologique alignée avec le projet global de puissance usaméricaine, était déjà dépassé. À ce moment-là, Mark Zuckerberg avait abandonné son image de libéral pour se transformer en frérot MAGAïque de la vallée de l’étrange. Fin mai, il annonçait que Meta s’associerait avec la société de technologie de défense Anduril pour « concevoir, construire et déployer une gamme de produits XR [Extended Reality] intégrés permettant aux combattants sur le terrain une perception améliorée et un contrôle intuitif de plateformes autonomes ».

Le partenariat entre Meta et Anduril est en soi la preuve d’un important changement culturel. Le fondateur d’Anduril (référence également à Tolkien, à une épée dans Le Seigneur des Anneaux) est Palmer Luckey, surtout connu comme l’inventeur du casque de réalité virtuelle Oculus Rift. Après que Facebook a acheté Oculus, Luckey a travaillé un temps pour l’entreprise ; en 2017, il a été licencié après avoir fait un don de 10 000 $ à un groupe pro-Trump qui finançait une campagne d’affichage ridiculisant Hillary Clinton comme étant « Too Big to Jail » (« Trop grosse pour aller en prison »). (Zuckerberg a récemment exprimé des regrets à propos de ce licenciement.)

En annonçant le partenariat de sa société avec Meta, Luckey a déclaré : « Ma mission a toujours été de transformer les combattants en technomanciens, et les produits que nous développons avec Meta font exactement cela. » Un gadget qu’Anduril développe s’appelle Eagle Eyes — un casque qui offre aux « combattants » une « conscience des menaces à 360° ». Luckey a fait référence aux jeux vidéo Call of Duty et Halo. « L’idée, » a-t-il dit, « est de donner aux combattants une vision surhumaine, une perception surhumaine, une ouïe surhumaine, et de leur permettre de communiquer entre eux et avec de grandes équipes de systèmes autonomes. » Anduril est exactement le type de projet auquel Karp, dans The Technological Republic, affirme que les ingénieurs devraient consacrer leurs talents. « Tous ces gens qui étaient autrefois des tech bros sont maintenant des defense tech bros », comme l’a formulé Noam Perski, responsable des relations internationales de Palantir, dans un discours en décembre dernier lors d’un sommet sur la technologie de défense à Tel Aviv.

Récemment, un ami capital-risqueur m’a dit qu’il connaissait plusieurs personnes dans la Silicon Valley qui, il y a seulement quelques années, auraient pris leurs jambes à leur cou pour éviter tout ce qui touchait de près ou de loin au militaire, et qui travaillent maintenant sur la technologie de défense. Quand j’ai reconnu qu’il semblait y avoir un certain changement dans les microclimats idéologiques de la baie de San Francisco, il m’a répondu qu’il n’y avait aucun « certain » là-dedans ; c’était un pivot radical, et exceptionnellement fertile pour les investisseurs.

Voyez, par exemple, Daniel Ek, cofondateur et PDG de Spotify, qui a dirigé un récent investissement de 600 millions d’euros dans la start-up allemande Helsing. La société, cofondée par un développeur de jeux vidéo et un ancien employé du ministère allemand de la Défense, fabrique des drones militaires et des logiciels d’IA pour systèmes d’armes et pour améliorer la prise de décision sur le champ de bataille. (Les abonnés de Spotify seront peut-être intéressés de savoir qu’en écoutant simplement, disons, Masters of War de Bob Dylan ou War Pigs de Black Sabbath, ils peuvent désormais contribuer au financement du commerce international d’armes.)

En juin, l’armée usaméricaine a lancé quelque chose appelé Executive Innovation Corps, décrit dans un communiqué de presse comme « une nouvelle initiative conçue pour fusionner expertise technologique de pointe et innovation militaire ». Dans le cadre du programme, quatre hauts dirigeants technologiques ont été versés dans la réserve de l’armée avec le grade de lieutenants-colonels. Les quatre nouveaux officiers étaient : le directeur technique de Palantir, Shyam Sankar ; le directeur technique de Meta, Andrew Bosworth ; le directeur des produits d’OpenAI, Kevin Weil ; et Bob McGrew, conseiller au Thinking Machines Lab, ancien directeur de la recherche d’OpenAI. [lire ici]

Les dirigeants technologiques ont prêté serment le vendredi 13 juin. Le lundi suivant, jour de la séance suivante de bourse, l’action Palantir a clôturé à un niveau record. Si vous voulez savoir à quoi pourrait ressembler une république technologique, oubliez le livre insipide d’Alexander Karp ; regardez plutôt ce qui est construit autour de vous, et combien cela ressemble peu à une quelconque république. Pensez aux temps difficiles, et à qui ils profitent.


30/08/2025

SARAH B.
L’IA qui a déclenché une guerre : comment Palantir et l’AIEA ont alimenté l’attaque d’Israël contre l’Iran


Un logiciel à 50 millions de dollars conçu pour la contre-insurrection oriente désormais la diplomatie nucléaire... et pourrait avoir mis le feu aux poudres d’une guerre régionale.

Sarah B., DD Geopolitics, 19/6/2025
Traduit par Tlaxcala

Le 12 juin 2025, Israël a lancé l’opération “Réveil du Lion”, une campagne aérienne de grande envergure qui a bombardé l’installation nucléaire iranienne de Natanz, ravagé Ispahan et tenté de percer le bunker fortifié de Fordow. Des centaines de personnes ont trouvé la mort, parmi lesquelles le commandant du Corps des gardiens de la révolution islamique Hossein Salami, le scientifique nucléaire Fereydoun Abbasi et de nombreux civils. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a qualifié cette frappe de « coup porté au cœur » des ambitions nucléaires de l’Iran. Le président Donald Trump, soutenu par le général Michael Kurilla du CENTCOM, a mis en garde contre des conséquences « brutales », citant un rapport de l’AIEA du 31 mai qui signalait la présence de 409 kg d’uranium enrichi à 60 %, soit une quantité suffisante pour fabriquer neuf bombes si elle était raffinée.

« La résolution de l’AIEA a donné à Israël un prétexte pour attaquer nos installations. » — Abbas Araqchi, ministre iranien des Affaires étrangères

Mais que se passerait-il si les renseignements à l’origine de cette guerre ne provenaient pas des satellites du Mossad ou du Pentagone, mais du logiciel d’une agence des Nations unies ? Depuis 2015, l’AIEA s’appuie sur la plateforme Mosaic de Palantir, un système d’intelligence artificielle à 50 millions de dollars qui passe au crible 400 millions de points de données (images satellites, réseaux sociaux, registres du personnel) afin de prédire les menaces nucléaires. Le 12 juin, l’Iran a divulgué des documents qui, selon lui, prouvaient que le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, avait partagé les résultats de Mosaic avec Israël, transformant ainsi l’agence en un « outil d’agression ». Cette accusation fait écho à une tendance : avant 2025, les données de Mosaic ont contribué à façonner les sanctions et même les décisions d’aide de l’ONU, malgré les risques de partialité.


Palantir, cofondée par Peter Thiel, un allié de Trump, alimente le ciblage de l’armée israélienne à Gaza et l’IA sur le champ de bataille en Ukraine. Son rôle au sein de l’AIEA, qui était de garantir la conformité, tend désormais vers la militarisation. Alors que l’Iran suspend la surveillance et menace de révéler les secrets nucléaires d’Israël à Soreq, les enjeux sont apocalyptiques. Cette enquête cherche à comprendre comment Mosaic est devenu un prétexte à la guerre, pourquoi Israël avait besoin d’une couverture et si l’IA privatisée menace désormais la paix mondiale.

 Infographie de l’AIEA, 2016

L’intégration discrète de Palantir au sein de l’AIEA

Depuis 2015, l’AIEA utilise discrètement la plateforme Mosaic de Palantir pour surveiller les activités nucléaires en Iran. Ce logiciel, initialement conçu pour la contre-insurrection usaméricaine, ingère des centaines de millions de points de données, notamment des images satellites, des réseaux sociaux, des flux commerciaux et des métadonnées, afin de cartographier des sites, d’identifier des liens entre des personnes et de déduire des « intentions » nucléaires. En 2018, Mosaic avait traité plus de 400 millions d’objets de données distincts et contribué à faciliter plus de 60 inspections inopinées de sites iraniens dans le cadre du Plan d’action global conjoint (JCPOA). Ces résultats ont été intégrés dans les rapports officiels de l’AIEA sur les garanties et largement acceptés par les États membres de l’ONU et les régimes de non-prolifération comme des évaluations crédibles et fondées sur des preuves.

L’AIEA n’a jamais débattu publiquement de la participation de Palantir. En 2018, elle a discrètement renouvelé un contrat de 50 millions de dollars pour Mosaic, consolidant ainsi le rôle de l’entreprise en tant qu’outil clé de la surveillance nucléaire mondiale. L’entreprise elle-même vante ce partenariat sur son site web, qualifiant Mosaic de « pierre angulaire des garanties nucléaires internationales ». Mais contrairement aux outils de surveillance traditionnels, Mosaic n’est pas un système passif. Il effectue des analyses prédictives, évaluant non seulement ce qu’un État a fait, mais aussi ce qu’il pourrait faire, sur la base de modèles comportementaux dérivés de la doctrine antiterroriste. Cette fonctionnalité a été conçue pour le ciblage sur le champ de bataille, et non pour la conformité juridique.

«C’est comme Minority Report pour l’uranium », a ironisé un responsable de l’AIEA, décrivant le pouvoir prédictif de Mosaic.

Cette distinction s’est estompée. Le logiciel de Palantir a joué un rôle central dans l’identification des installations iraniennes suspectes à Turquzabad et Marivan, sites cités par la suite dans les délibérations de l’ONU et les accusations publiques israéliennes. Ces évaluations, dérivées d’un logiciel conçu pour les zones de guerre, ont été présentées par un organisme neutre de l’ONU comme des renseignements fiables. Certains experts nucléaires ont tiré la sonnette d’alarme. « L’IA prédictive et les garanties ne font pas bon ménage », a déclaré en 2023 un ancien analyste senior de l’AIEA. « Cela transforme la surveillance en prétexte. »

Le problème ? La généalogie de Mosaic crie au parti pris. Financé par In-Q-Tel, la branche venture capital de la CIA, Palantir alimente le ciblage de l’armée israélienne à Gaza et les frappes de drones en Ukraine. Les algorithmes opaques de Mosaic, non vérifiables et propriétaires, risquent de transformer l’AIEA d’inspecteur neutre en proxy de données pour une guerre préventive. Comme nous le verrons avec le rôle de Fordow, ce logiciel a peut-être déjà franchi cette ligne, menaçant le Traité de non-prolifération qu’il était censé défendre.

Mosaic n’est pas seulement une base de données, c’est une arme stratégique. Les supports promotionnels de Palantir vantent sa capacité à « visualiser et préparer les escalades », en cartographiant les sites, en identifiant les experts nucléaires et en analysant les menaces régionales. Ce pouvoir s’est concrétisé dans le rapport de l’AIEA du 31 mai 2025, qui déclarait que les 408,6 kg d’uranium enrichi à 60 % détenus par l’Iran constituaient une violation des règles de conformité sur des sites tels que Lavisan-Shian et Turquzabad. Le 6 juin, une résolution de l’AIEA initiée par les USA  a censuré l’Iran par 19 voix contre 3, une première en 20 ans, ce qui a poussé Téhéran à crier au « théâtre politique ». Six jours plus tard, Israël a frappé.

La « menace Fordow » et le discours sur le danger imminent

Lorsque les avions de l’opération « Réveil du Lion » d’Israël ont survolé le bunker montagneux de Fordow le 12 juin, ils ont pris pour cible le cœur du défi nucléaire iranienne, du moins selon le discours officiel. Le rapport de l’AIEA du 31 mai 2025 avait tiré la sonnette d’alarme : les 408,6 kg d’uranium enrichi à 60 % de l’Iran, dont 166,6 kg à Fordow, pouvaient permettre de fabriquer « neuf bombes nucléaires » s’ils étaient raffinés, ce qui faisait craindre un « détournement » vers des sites non déclarés comme Turquzabad. Ce rapport, alimenté par la plateforme Mosaic de Palantir, a alimenté une censure le 6 juin et les frappes israéliennes, tuant des centaines de personnes, dont le scientifique Fereydoun Abbasi. Mais la menace de Fordow était-elle réelle ou s’agissait-il d’un prétexte généré par un logiciel ?


Victimes de l’agression israélienne : le professeur Mohammad-Mehdi Tehranchi, le Dr Fereydoun Abbasi, le général de division Gholam Ali Rashid, le général de division Hossein Salami

L’AIEA a donné à Israël un prétexte pour attaquer nos installations. — Abbas Araqchi, ministre iranien des Affaires étrangères

Mosaic, qui a traité 400 millions de points de données depuis 2015, a cartographié les cascades de centrifugeuses de Fordow et les images satellites, signalant les anomalies comme des menaces. Son intelligence artificielle, conçue pour la contre-insurrection, prédit les intentions, ce qui est parfait pour élaborer un récit de « neuf bombes ». Le rapport du 31 mai citait des traces non déclarées à Lavisan-Shian et Turquzabad, faisant écho à 2018, lorsque les conclusions de Mosaic avaient déclenché des sanctions malgré les allégations iraniennes de « sabotage . Le chef du programme nucléaire iranien, Behrouz Kamalvandi, a affirmé en 2025 que les coordonnées de Turquzabad avaient été « plantées », suggérant ainsi l’existence de preuves fabriquées. La fuite iranienne du 12 juin, affirmant que Rafael Grossi avait partagé les données de Mosaic avec Israël, a renforcé les soupçons.

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Documents de l’AIEA divulgués

Les aveux de Grossi à CNN le 18juin (« aucune preuve d’un programme d’armement systématique ») ont sapé l’urgence, laissant entendre que les résultats de Mosaic étaient exagérés. Avant 2025, les données de Mosaic sur Turquzabad pour 2016-2018 ont motivé les sanctions de l’ONU, considérées comme des preuves fiables malgré leurs lacunes. Le Programme alimentaire mondial des Nations unies s’est également appuyé sur Mosaic pour prendre ses décisions d’aide pour 2019-2023, ce qui montre l’influence de Palantir. En 2025, Israël s’est emparé des alertes de Mosaic concernant Fordow, Netanyahou affirmant que l’Iran était « à quelques mois de la bombe ». Pourtant, les stocks de Fordow ont augmenté de manière régulière, et non soudaine, ce qui suggère une crise fabriquée de toutes pièces.

Les algorithmes de la boîte noire de Mosaic, sujets aux faux positifs comme l’avait averti Ali Vaez, risquent de transformer le bruit en guerre. Son rôle à Gaza et en Ukraine, à l’image de son utilisation par l’AIEA, brouille la frontière entre conformité et combat. Si Israël a exploité les données de Mosaic, comme le prétend la fuite iranienne, l’AIEA est devenue un vecteur de guerre involontaire.

De la conformité au casus belli

Lorsque les avions israéliens ont survolé Natanz, tentant de détruire les centrifugeuses dans le cadre de l’opération « Réveil du Lion », les yeux du monde se sont tournés vers un rapport de l’ONU qui a mis le feu aux poudres. Le rapport de l’AIEA du 31 mai 2025 (GOV/2025/25) déclarait que les 409 kg d’uranium enrichi à 60 % détenus par l’Iran suffisaient pour fabriquer « neuf bombes nucléaires » s’ils étaient raffinés, citant des traces non déclarées à Lavisan-Shian, Turquzabad et deux autres sites. Bien qu’aucun programme d’armement n’ait été prouvé, l’avertissement du rapport concernant un « détournement potentiel » a déclenché une tempête diplomatique.

« La résolution de l’AIEA a fourni à Israël un prétexte pour attaquer », a déclaré le ministre iranien des Affaires étrangères, Abbas Araqchi.

Le rapport de l’AIEA du 31 mai s’appuyait sur les données de la plateforme Mosaic de Palantir. Installée au siège de l’AIEA à Vienne depuis 2015, l’IA de Mosaic analyse plus de 400 millions de points de données pour produire des modèles prédictifs du comportement nucléaire. Cela comprend des simulations de la capacité des centrifugeuses, des registres de expéditions signalés, du personnel identifié et des images satellites recoupées. Ses évaluations ont directement influencé la résolution de censure adoptée par 19 voix contre 3 le 6 juin, la première réprimande officielle de l’Iran depuis l’ère du JCPOA.

L’Iran a immédiatement dénoncé cette résolution comme étant du « théâtre politique ». Le 12 juin, alors que les missiles tombaient, les médias d’État iraniens ont publié des documents affirmant que le directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi, avait partagé les résultats de Mosaic avec les responsables de la sécurité israéliens. La fuite citait un « panel pro-israélien » basé aux USA qui aurait reçu des données préalables sur Fordow et Turquzabad. Bien que non vérifiés, ces documents faisaient écho à la plainte déposée par l’Iran en 2018, selon laquelle les conclusions tirées grâce à Mosaic, alors concernant Turquzabad, étaient tombées entre les mains des Israéliens.


"Le supermarché atomique secret de l'Iran à Turquzabad" : Netanyahou à l’AG des NU, le 27 septembre 2018

Les déclarations publiques de Grossi ont brouillé les pistes. Dans une interview accordée à CNN le 18 juin, il a précisé : « Nous n’avions aucune preuve d’un programme d’armement systématique. » Cette admission, quelques jours après les frappes israéliennes, a sapé le ton alarmiste du rapport du 31 mai. Elle a soulevé une question cruciale : s’il n’y avait aucune preuve de l’existence d’une bombe, pourquoi l’AIEA semblait-elle agir comme une agence de renseignement ?

La réponse réside dans la conception de Mosaic. Conçu à l’origine pour identifier les activités insurgées en Irak et en Afghanistan, Mosaic déduit les intentions hostiles à partir d’indicateurs indirects (métadonnées, modèles comportementaux, trafic de signaux) et non à partir de preuves confirmées. Lorsqu’il est réutilisé pour la surveillance nucléaire, ce raisonnement transforme la corrélation en alerte. Le fait que Mosaic alimente également les systèmes de ciblage de l’armée israélienne à Gaza et en Ukraine rend sa présence au sein de l’AIEA d’autant plus explosive.

Les algorithmes privatisés ne sont pas soumis à la Charte des Nations unies ni au Traité de non-prolifération. Ils produisent des conclusions sans transparence, et leurs erreurs ont des conséquences. Dans ce cas précis, ils ont contribué à provoquer une rupture diplomatique, voire une guerre.

Le 19 juin, l’Iran a intensifié ses efforts : il a publié une lettre accusant Grossi de violer le droit international, d’aider à l’agression et d’alimenter une guerre préventive. Il a cité les données de Mosaic comme étant à l’origine de cette situation et a menacé d’intenter une action en justice en vertu des Conventions de Genève. Avec l’arrêt des inspections depuis le 14 juin et la menace de l’Iran de révéler le programme nucléaire israélien à Soreq, le régime de garanties est en train de s’effondrer.

Pourquoi Israël avait besoin d’une couverture

Lorsque l’opération « Rising Lion » d’Israël a pris pour cible des sites iraniens en juin, il ne s’agissait pas seulement d’uranium. Les frappes israéliennes, justifiées par un rapport de l’AIEA signalant que les 409 kg d’uranium enrichi à 60 % de l’Iran constituaient une menace équivalente à « neuf bombes », visaient un objectif plus profond : l’avenir technologique de l’Iran, fusionnant le potentiel nucléaire avec la modernisation militaire basée sur l’IA. Mais pourquoi dissimuler cette action préventive derrière les données d’une agence des Nations unies ?

« Le programme nucléaire iranien est une menace existentielle », a déclaré Benjamin Netanyahu, reprenant ce qu’il a répété des centaines de fois au fil des ans.

La motivation d’Israël n’était pas nouvelle. Depuis 2018, les discours de Netanyahu à l’ONU sur « l’entrepôt secret » de l’Iran poussaient à des frappes préventives, présentant les ambitions nucléaires de l’Iran comme apocalyptiques. Pourtant, le stock, qui augmentait depuis des mois, ne présentait pas d’urgence soudaine. Le changement est survenu avec le rapport de l’AIEA et la censure du 6 juin, soutenue par 19 voix contre 3 par les USA et leurs alliés, qui a donné à Israël une façade « défensive » pour « r2VEIL DU Lion ». L’IA de Mosaic, qui passe au crible des millions de points de données, a signalé des sites non déclarés comme Turquzabad, alimentant les craintes de « détournement » exprimées dans le rapport, faisant écho aux sanctions de 2018 motivées par des résultats similaires de Mosaic.

L’urgence semblait dépendre du timing. Les stocks de l’Iran augmentaient régulièrement depuis des mois, mais le discours sur une percée imminente n’a pris de l’ampleur qu’après la censure de l’AIEA le 6 juin 2025. Cette résolution, adoptée par 19 voix contre 3, a fourni à Israël la couverture diplomatique dont il avait besoin. La plateforme Mosaic de Palantir a joué un rôle essentiel dans ce revirement. Ses données ont façonné le rapport du 31 mai, signalant des anomalies à Fordow et Lavisan-Shian, et reprenant les allégations antérieures sur Turquzabad, malgré les dénégations et les accusations de sabotage de l’Iran depuis des années.

L’histoire de Une s’est rapidement effondrée. Le 18 juin, Rafael Grossi a déclaré à CNN : « Nous n’avions aucune preuve d’un programme d’armement systématique. » Ses réserves (« les inspecteurs ont peut-être manqué certaines activités ») n’ont fait qu’accroître les soupçons. Et lorsque l’Iran a divulgué des documents le 12 juin alléguant que Grossi avait partagé les résultats de Mosaic avec ses homologues israéliens lors d’un forum parrainé par les USA, la neutralité de l’AIEA a été remise en question. Le ministère des Affaires étrangères de Téhéran a accusé l’agence de devenir un « canal de données » pour l’agression israélienne.

L’histoire antérieure à 2025 renforce ces soupçons. Les résultats de Mosaic avaient déjà été utilisés pour justifier des mesures punitives en 2018 et influencer la distribution de l’aide par le Programme alimentaire mondial des Nations unies entre 2019 et 2023. Dans les deux cas, le logiciel « boîte noire » de Palantir a été considéré comme faisant autorité, malgré les questions soulevées quant à son impartialité et son caractère invérifiable.

Mosaic n’a pas été conçu pour vérifier le respect des traités, mais pour gagner des guerres. Il cartographie les réseaux de menaces, déduit les intentions et signale les dangers émergents, comme il le fait aujourd’hui à Gaza et en Ukraine. Lorsque cet état d’esprit contamine le contrôle des armements, la prévention devient prophétie.

De la surveillance à l’ingérence

Ce qui a commencé comme un projet de données post-11 septembre visant à suivre les insurgés en Irak s’est transformé en un mastodonte de surveillance opaque intégré à la gouvernance mondiale. La plateforme Mosaic de Palantir, initialement développée avec le soutien de la CIA et de la DARPA, se situe désormais à la frontière entre la surveillance et la guerre, en particulier dans des institutions telles que l’AIEA.

L’AIEA n’a jamais été conçue pour fonctionner comme une agence de renseignement. Son mandat est la vérification, pas la prédiction ; la diplomatie, pas la dissuasion. Mais Mosaic renverse cette logique. Elle transforme les images satellites, les données de géolocalisation, les mouvements de personnel et les réseaux sociaux en ce que Palantir appelle la « connaissance du domaine » [domain awareness], un concept emprunté non pas aux traités de désarmement, mais à la doctrine du champ de bataille. Lorsqu’elles sont utilisées de manière non transparente, les informations fournies par Mosaic ne se contentent pas d’informer, elles prescrivent. Et lorsqu’elles sont associées à des alliés militaires, elles peuvent devenir des déclencheurs.

Frappes israéliennes sur Téhéran

Les frappes de 2025 contre l’Iran illustrent cette évolution. Selon des documents iraniens divulgués, Rafael Grossi et le personnel affilié à l’AIEA ont été exposés à des messages filtrés par Israël lors d’événements universitaires occidentaux et de briefings « techniques » organisés avec des universitaires pro-israéliens spécialisés dans le nucléaire. Les services de renseignement iraniens affirment désormais que certains points de discussion dérivés de Mosaic, notamment ceux concernant Lavisan et Turquzabad, proviennent de clusters de données gérés par Israël. L’AIEA n’a pas nié ces échanges, mais insiste sur le caractère indépendant de ses rapports.

«Mosaic est comme Minority Report pour l’uranium », a ironisé un responsable de l’AIEA, soulignant son pouvoir prédictif.

Même si cela était vrai, la structure même de Mosaic sape la confiance. L’architecture centrale de la plateforme est fermée. Ses déductions ne sont pas reproductibles. Les résultats ne peuvent pas être retracés jusqu’aux données brutes fournies par des tiers, en particulier les États soumis à inspection. Lorsque les soupçons sont codifiés dans les rapports de garanties de l’ONU, cela donne lieu à des prétextes de violence déguisés en vérification et en analyses précises.

Les juristes ont tiré la sonnette d’alarme. Bien qu’aucun traité officiel n’interdise l’utilisation de l’analyse prédictive dans le contrôle des armements, l’introduction d’algorithmes de qualité militaire non vérifiables dans les structures de vérification civiles viole l’esprit, sinon la lettre, du Traité de non-prolifération nucléaire. L’utilisation de Mosaic pour éclairer les décisions de conformité au JCPOA, par exemple, a donné un poids disproportionné aux résultats de la surveillance usaméricaine, alignée sur Israël, dans l’élaboration de la politique multilatérale.

Il en résulte une dérive silencieuse mais décisive de la surveillance vers l’ingérence. L’AIEA, autrefois garante de la retenue, est aujourd’hui accusée de blanchir la logique du renseignement militaire à travers le langage de la diplomatie. Ce faisant, elle a peut-être permis précisément ce qu’elle était censée empêcher : une guerre unilatérale justifiée par des données qui ne souffrent pas de contestation.

Un dangereux précédent

Le fait que l’AIEA s’appuie sur Mosaic pour justifier l’opération israélienne crée un précédent aux conséquences considérables. Autrefois garante neutre de la non-prolifération, l’agence externalise désormais les vérifications critiques et les évaluations des menaces à un système d’IA privé, conçu pour la guerre et non pour la surveillance.

Ce n’est pas la première fois que Mosaic influence les résultats géopolitiques. En 2018, les conclusions de Mosaic à Turquzabad ont été utilisées pour justifier les sanctions de l’ONU contre l’Iran, malgré les protestations de ce dernier qui affirmait que le site avait été saboté. Entre 2019 et 2023, le Programme alimentaire mondial des Nations unies a utilisé les résultats de Mosaic pour allouer l’aide humanitaire, conditionnant l’aide aux prévisions comportementales générées par un sous-traitant usaméricain du secteur de la défense. INTERPOL a également intégré les outils Palantir dans ses processus de lutte contre le terrorisme, ancrant ainsi la logique de Mosaic au cœur des institutions internationales.

Ces précédents sont importants. Mosaic est un système d’IA opaque : ses algorithmes sont propriétaires, non vérifiables et conçus pour la contre-insurrection. Le rapport de l’AIEA du 31 mai 2025, qui fait état de 409 kg d’uranium enrichi à 60 % (dont 166,6 kg à Fordow), a déclenché une condamnation initiée par les USA et a ouvert la voie aux frappes aériennes israéliennes, qui ont tué plus de 220 personnes. L’aveu ultérieur du directeur général de l’AIEA, Rafael Grossi (« Nous n’avions aucune preuve d’un programme d’armement systématique ») n’a guère contribué à réparer les dégâts. Dans le brouillard de l’analyse prédictive, Mosaic avait déjà réécrit les règles en matière de preuve.

Majid Tajan Jari, éminent expert iranien en IA et professeur, assassiné par Israël

Plus inquiétant encore est le fait que ce logiciel, qui trace les métadonnées, les affiliations professionnelles et les tendances comportementales, ait pu contribuer à cibler des individus, et pas seulement des installations. La frappe israélienne du 15 juin 2025 qui a tué Majid Tajan Jari, un éminent scientifique spécialisé dans l’IA à l’université de Téhéran, suggère une convergence entre le signalement comportemental de Mosaic, la liste noire d’Israël et l’ambition de Palantir de dominer l’infrastructure militaire de l’IA. Jari n’avait aucun lien connu avec le programme nucléaire iranien. Mais son importance dans le domaine de l’intelligence artificielle, notamment ses recherches publiées sur les systèmes à double usage, faisaient de lui une cible idéale pour un système conçu pour signaler les « menaces futures ».

Si les données de Mosaic ont été utilisées pour localiser et éliminer des scientifiques civils, alors la frontière entre surveillance et guerre s’est effondrée. Le résultat n’est pas seulement un crime de guerre, c’est une transformation des institutions internationales en vecteurs d’agression privatisée. Aucun cadre juridique ne régit actuellement l’utilisation de l’IA militaire privée dans l’application des traités. Pourtant, des décisions qui faisaient autrefois l’objet de débats diplomatiques, telles que celle de déterminer qui représente une menace, sont désormais prises par des algorithmes optimisés pour la préemption.

Alors que l’Iran suspend les inspections et menace de révéler les activités nucléaires non déclarées d’Israël à Soreq, les conséquences de ce précédent se répercutent à l’extérieur. Mosaic, commercialisé comme un outil de conformité réglementaire, est devenu un instrument d’escalade. Sa simple présence dans la structure de l’AIEA invite à la manipulation stratégique, à l’opacité et à l’érosion de la confiance dans les institutions mondiales. Si la guerre peut être déclenchée par les résultats d’un logiciel, sans responsabilité, transparence ou recours, alors le régime du Traité de non-prolifération est peut-être déjà obsolète.