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13/03/2024

GIANLUCA DI FEO
« La P2, la CIA et l'affaire Moro : il fallait le détruire, ils ne voulaient pas le libérer »
Roberto Jucci, le général des carabiniers italien chargé des missions secrètes

Gianluca Di Feo, la Repubblica, 4/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

A 98 ans, l’homme des missions secrètes parle : « Cossiga m’a chargé de l’unité d’intervention qui devait le libérer [Moro], mais le véritable objectif était de m’écarter. Mon plus grand regret est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé ».

« Mon plus grand regret dans l’affaire Moro est de ne pas avoir compris que j’étais instrumentalisé. Dans le sens où ils m’avaient mis dans un coin et m’avaient envoyé loin de Rome pour que je ne voie pas et ne puisse pas opérer... ». Le général Roberto Jucci vient d’avoir 98 ans et conserve une mémoire de fer : il se souvient de tout, de chaque détail de l’extraordinaire carrière qui l’a vu être un protagoniste de la première et de la deuxième République. Il a été à la tête du service de sécurité de l’armée, commandant des carabiniers, directeur de Raul Gardini [patron du groupe Ferruzzi, suicidé en 1993, NdT]  et de Romano Prodi, trésorier du parti de L’Olivier, président de la commission pour la réforme des services secrets, et enfin commissaire du gouvernement en Sicile et commissaire du gouvernement pour l’assainissement du fleuve Sarno. Il a dirigé des missions très secrètes en Libye, en Israël et en Chine. Il a entretenu des relations de confiance avec Giulio Andreotti, Francesco Cossiga, Bettino Craxi, Aldo Moro, Romano Prodi, Giovanni Spadolini et de nombreux autres dirigeants politiques : il jouit d’un énorme respect car il est considéré comme un homme des institutions. « Je n’ai jamais été entendu par les commissions parlementaires sur l’affaire Moro. Certes, je n’aurais pas pu changer de manière décisive les conclusions, mais j’aurais pu dire quelque chose et contribuer à la recherche de la vérité ».


Aldo Moro (1916-1978), prisonnier des Brigades Rouges

Quel poste occupiez-vous au moment de l’enlèvement de Moro ?

« Je n’étais qu’un général, mais mon expérience internationale m’a permis d’être sollicité lorsqu’il s’agissait de résoudre un problème sensible, par exemple en Libye après le coup d’État de Kadhafi, ou d’ouvrir un canal confidentiel pour les négociations entre les USA et la Chine dans les années 1970. En 1978, j’ai été nommé chef du deuxième département de l’état-major de l’armée chargé de la sécurité, plus connu sous l’acronyme “SIOS”.

Quelle est la mission que vous a confiée le ministre de l’intérieur Cossiga ?

« Il m’a demandé de créer une unité de l’armée qui pourrait intervenir pour libérer Moro lorsque sa prison serait découverte. Ils devaient opérer avec une précision millimétrique pour ne pas risquer la vie de l’otage. Il m’a donné une semaine de délai. J’ai pris les hommes du légendaire 9ème Régiment d’assaut de parachutistes « Colonel Moschin », j’ai acheté des armes sophistiquées en Grande-Bretagne et en Allemagne et je les ai fait s’entraîner sans relâche dans une base secrète à l’intérieur du domaine présidentiel de San Rossore. Cossiga me demandait sans cesse s’ils étaient prêts. Je lui ai répondu : « Monsieur le Ministre, venez voir par vous-même ». Sur le chemin de l’inspection, sans avertissement, les raideurs ont tendu une embuscade à son cortège et ont immobilisé l’escorte : Cossiga a eu une crise cardiaque ».

Jucci et Cossiga en 1989

Cossiga avait une grande confiance en vous : ne vous a-t-il pas appelé à rejoindre le Comité qui a géré l’enquête sur Moro ?

« Non. Et il ne m’a jamais dit de quoi ils discutaient. Ils ont dit à Cossiga de faire cette unité mais je ne sais pas s’ils l’ont fait pour m’éloigner du terrain à Rome. Car c’est ainsi que j’ai passé pratiquement tous les jours de l’enlèvement en Toscane, au domaine de San Rossore, pour mettre en place cette équipe qui n’est jamais entrée en action. J’allais à Rome pour faire mon rapport à Cossiga, je parlais à Ugo Pecchioli qui était le représentant du PCI et nous attendions qu’il sorte des réunions du Comité. Il m’interrogeait sur la préparation des raideurs ; avec Pecchioli, il faisait le point sur la situation. Ils me mettaient à l’écart. Et je ne sais pas si ça a été fait exprès. Car, à l’époque, une grande partie des dirigeants des institutions militaires étaient membres de la loge P2. Et sur cette loge, j’ai beaucoup de réflexions aujourd’hui : parce que la P2 était l’expression d’un groupe de pouvoir d’un pays étranger, ami certes, mais qui avait d’autres “intérêts” ».

Vous parlez des USA ?

« Des centres de pouvoir usaméricains qui opéraient également par l’intermédiaire d’éléments de la P2».

Croyez-vous que quelqu’un a suggéré à Cossiga de vous écarter ?

« Je n’ai aucune certitude à ce sujet, mais je constate qu’au sommet des états-majors se trouvaient divers éléments de la P2. Nous disposons d’une liste de la P2, celle que les juges Turone et Colombo ont saisie lors de la perquisition chez Licio Gelli, mais je suis convaincu que cette liste n’est pas complète. D’autres noms ont été gardés secrets, peut-être parce qu’ils auraient dû couvrir ceux qui figuraient sur la liste si l’organisation maçonnique avait été découverte. Il y avait des personnes sur la liste qui étaient très proches d’autres personnes qui n’apparaissaient pas sur la liste. Ça m’a toujours paru bizarre. Il suffisait d’examiner les carrières qu’ils ont parrainées pour s’en faire une idée... La P2 était un État dans l’État ! »

Avez-vous jamais rencontré Licio Gelli ?

« Jamais ».

Quels p2istes avez-vous connus ?

« Beaucoup de généraux et de préfets étaient de la P2. Je me souviens de Federico Umberto D’Amato : c’était une anguille, puisqu’il était vice-commissaire de police et qu’il régnait sur le bureau des affaires réservées du Viminal [ministère de l’Intérieur]. Quand, en 1986, je suis arrivé à la tête des carabiniers, je me suis rendu à Arezzo et j’ai demandé au commandant provincial des carabiniers ce qu’il en était de Gelli. Il m’a dit : « Ici, de nombreux responsables d’institutions étaient voulus par Gelli. Mon engagement le plus lourd a été de faire en sorte que Gelli reçoive des généraux le dimanche ». Je suis resté sans voix. Devant le remplacer pour une rotation normale, j’ai confié la tâche au chef de la sécurité du Commandement général [des carabiniers] : c’était un officier qui aspirait à des postes plus importants et qui ne comprenait pas pourquoi je l’avais envoyé là. Des années plus tard, je lui ai expliqué que je l’avais choisi parce qu’il était responsable de la sécurité au Commandement général et qu’il devait donc être considéré comme au-dessus de tout soupçon ».

Vous ont-ils demandé de rejoindre la P2 ?

« Non, jamais. Celui que j’ai toujours considéré comme un de leurs recruteurs, lorsqu’il me voyait, il changeait de trottoir. Ils me connaissaient bien. Pour entrer dans la P2, il fallait être volontaire et je ne pense pas l’avoir jamais été... Je n’ai jamais eu qu’un seul chef : le chef des institutions. Lorsque j’ai compris que Giovanni Spadolini, qui était devenu ministre de la Défense, pensait que, étant un ami d’Andreotti et de Cossiga, je pourrais ne pas lui être loyal, je lui ai dit : “Je n’ai qu’un seul patron, le ministre avec lequel je travaille” ».


Et avec Aldo Moro, quelle a été votre relation ?

« J’avais une affection filiale pour Moro. Je me souviens encore de la fois où je l’ai accompagné à la réunion avec Kadhafi pour discuter des conditions des Italiens en Libye et d’autres problèmes : le principal était l’importation de pétrole brut libyen à un prix spécial lorsqu’il était précieux, puisque le canal de Suez était bloqué. J’ai eu plusieurs conversations avec Moro, il me demandait souvent mon avis. Dans le communiqué de presse que j’ai rédigé après la rencontre avec Kadhafi, après m’avoir donné quelques directives, il a changé un mot et m’a demandé la permission de le faire. Quel homme, je n’en ai pas rencontré d’autres comme lui ».

Vous avez été le premier contact italien de Kadhafi...

« Au lendemain du coup d’État par lequel il a pris le pouvoir [1er septembre 1969, NdT], le chef des services secrets militaires, le SID [1966-1977], l’amiral Henke, m’a envoyé voir Kadhafi. Henke appréciait particulièrement notre travail commun. Je ne connaissais personne en Libye. En peu de temps, j’ai réussi à avoir un entretien avec Kadhafi et, quelques mois plus tard, à obtenir la rencontre entre lui et Moro qui a marqué l’histoire de l’Italie à cette époque. Pensez-y : j’ai menacé Kadhafi de débarquer en Libye. Un bluff : s’il avait dit “je vois”, je me serais retrouvé dans une situation très difficile. Il me croyait et me faisait confiance, il me demandait souvent conseil : je lui ai peut-être sauvé la vie ou le pouvoir avec l’opération Hilton [projet de renversement de Kadhafi organisé par le gouvernement britannique en 1970, fait échouer par Aldo Moro, NdT] qui a fait échouer un autre coup d’État. À partir de 1972, je n’ai plus eu cette relation avec Kadhafi, car le gouvernement m’a remplacé dans ces contacts. Je l’ai vu quatre fois pour des missions spéciales du gouvernement : la dernière fois en 1980 pour discuter de la libération des pêcheurs de Mazara del Vallo. Ensuite, je ne l’ai plus jamais revu : ni lui, ni ses collaborateurs ».

N’avez-vous pas eu l’idée d’approcher Kadhafi pour obtenir la libération de Moro ?

« Personne ne m’a demandé de le faire. Et je n’ai eu de contact avec Kadhafi que pour des missions qui m’ont été confiées par le gouvernement. Dans l’enlèvement de Moro, je n’étais pas un acteur, mais seulement un figurant ».

Si vous aviez été un acteur, qu’auriez-vous fait ?

« J’aurais certainement fait filer ceux qui sont allés porter les lettres de Moro à son secrétaire Freato et à d’autres personnes. J’aurais essayé de trouver des appuis dans les pays arabes qui auraient peut-être pu trouver un canal utile pour sa libération. J’aurais fait tout mon possible pour le sauver. Je n’aurais probablement pas réussi, mais j’aurais tout essayé ».

En 1978, notre appareil de sécurité manquait d’unités spécialisées. Y avait-il des équipes pour s’occuper des filatures ?

« Certainement. Lorsque j’ai rejoint le service, comme il n’y avait pas encore d’école interne, j’ai fait réaliser un vade-mecum opérationnel et des cours pour le personnel : pour la filature, j’ai utilisé les enseignements du Mossad israélien. Des dizaines d’hommes étaient préparés à cette tâche. Mes considérations concernent également la zone de Via dei Massimi, où vivaient de hauts prélats du Vatican et où il y avait un va-et-vient de brigadistes : elle était peut-être administrée par un responsable de l’IOR [la banue du Vatican], Monseigneur Antonello Mennini, dont on dit qu’il a confessé Moro pendant son emprisonnement. Un autre personnage qui aurait dû être filé ».

Pourquoi ces filatures n’ont-elles pas été ordonnées ?

« Il n’y a pas eu de coordination. Et malheureusement, nous nous sommes appuyés sur le groupe qui a conseillé Cossiga pour mener à bien les opérations. Cossiga était conseillé par un homme envoyé par les USA et par la commission composée en grande partie de p2istes. Tous des gens qui, à mon avis, voulaient que les choses se passent autrement que ce que tous les honnêtes gens demandaient. Il fallait détruire Moro politiquement et physiquement : si Moro avait survécu, la politique italienne aurait évolué différemment de ce qu’elle a fait. Je crois que Moro aurait pu être libéré si toutes les institutions avaient travaillé dans ce sens. Mais la mise en place d’un gouvernement, soutenu par Moro, formé par les communistes et les démocrates-chrétiens, s’est heurtée à l’opposition des USA et, pour d’autres raisons, à celle de l’ex-Union soviétique ».

L’avez-vous dit à Cossiga ?

« Cossiga a certainement agi de bonne foi en me confiant la tâche de préparer les raideurs parce qu’il tenait beaucoup à ce que, lors de la libération, Moro ne soit pas abattu. Il ne savait pas que cette unité n’entrerait jamais en action. Mais il voulait réaliser la libération, il voulait absolument sauver Moro : je n’ai aucun doute là-dessus ».

Mais vous étiez très proches, vous avez dû en discuter ...

« Après la mort de Moro, Cossiga a démissionné et a disparu. Quelques jours plus tard, j’ai appris où il se trouvait : il était enfermé dans un appartement près de la Piazza San Silvestro, un quartier-maître de la marine lui apportait de la nourriture. Je lui ai rendu visite à plusieurs reprises. Il me regardait, muet, pendant de longues minutes. Puis il me disait : « J’aurais peut-être pu faire plus ». Pour lui, c’était une obsession qui, je crois, l’a marqué à vie ».

 
Giulio Andreotti, alias "Il Professore" (1919-2013)

En avez-vous parlé à Andreotti ?

« Non, j’ai entretenu de très bonnes relations avec lui. C’était quelqu’un de très intelligent et d’impressionnant. Sa secrétaire m’appelait le soir pour un rendez-vous à sept heures le lendemain matin et me demandait de résumer un argument en dix minutes. Je travaillais des heures la nuit pour le préparer : dix ans plus tard, Andreotti sortait une feuille de papier et se souvenait encore de tout ce que j’avais peut-être oublié au cours de l’entretien. Cossiga lui-même avait une admiration craintive pour lui... ».

Revenons à ces « centres de pouvoir usaméricains qui opéraient par l’intermédiaire d’éléments de la P2 ». Vous étiez tenu en haute estime par les services de renseignements usaméricains : vous leur aviez même remis la source la plus importante sur les renseignements du Pacte de Varsovie...

« Ce n’était pas mon mérite : en 1968, ce général des services tchécoslovaques s’est présenté à Trieste. J’ai seulement réalisé à quel point il était précieux. J’avais du respect pour les USAméricains et ils m’ont toujours respecté. Dans cette coirconstance [l’enlèvement de Moro, NdT], je ne partageais manifestement pas leurs positions ».

Deux ans plus tard, ils vous ont demandé d’aider à libérer les otages usaméricains à Téhéran et vous avez obtenu de précieuses informations. Mais sur Moro, ils ne vous ont jamais consulté ?

« Je le répète : j’ai acquis la conviction que nous n’avions pas la même vision sur Moro ».

Tout le monde parle du rôle de la CIA, mais il y avait une forte présence du renseignement militaire usaméricain en Italie.

« Le renseignement militaire usaméricain a parfois opéré de manière très discutable : nous étions un allié loin de leur pays, avec des visions qui ne coïncidaient pas toujours. Et malheureusement, il y a eu des Italiens qui ont opéré en suivant leurs directives pour des objectifs qui n’auraient peut-être dû ni fixés ni envisagés ».

À quoi faites-vous référence ?

« Dans le cas de Gladio, par exemple, il fallait le faire, mais il fallait le faire différemment. Dans nos plans, en cas d’invasion, il était prévu que nous abandonnions une partie du territoire pour nous positionner sur des lignes plus défendables. Si quelqu’un a utilisé Gladio à d’autres fins, c’est sa responsabilité personnelle ».

En 1978, Moro n’a pas été retrouvé, tandis que quatre ans plus tard, la prison du général usaméricain James Dozier a été localisée et il a été libéré lors d’une opération éclair.

« Dans ce cas, ils voulaient le libérer ; dans l’autre, j’ai des doutes. Mais j’ajouterai que ni eux ni le KGB ne voulaient trouver Moro. Même les services soviétiques de l’époque suivaient les mêmes stratégies. Je me souviens de l’arrestation de Morucci et de Faranda au domicile de Giuliana Conforto, qui, après quelques mois, a été libérée bien que les crimes qui lui étaient imputés auraient peut-être exigé des peines plus lourdes. Qui était Giuliana Conforto ? La fille d’un agent du KGB de longue date, Giorgio Conforto, qui a toujours travaillé dans l’ombre pour l’un des marionnettistes de nos services, ce Federico Umberto D’Amato dont j’ai déjà parlé. A-t-on enquêté sur les raisons de ce traitement de faveur accordé à Giuliana Conforto ? »

Et vous, Général, où gardez-vous vos archives ?

« Je n’ai jamais pris une seule feuille confidentielle dans les bureaux que j’ai dirigés. J’ai tout ici, dans ma tête ».

 

Roberto Jucci, le général qui chuchotait à l’oreille des gouvernements

Gianluca Di Feo, la Repubblica, 17/1/2022  

Dans un livre, les souvenirs du militaire de 95 ans, impliqué dans des missions secrètes en Italie et à l’étranger : ils sont un miroir de l’histoire de notre pays

À 95 ans, le général à l’œil de glace conserve le regard et la mémoire qui ont fait de lui un protagoniste d’événements extraordinaires. Roberto Jucci a traversé tous les complots et toutes les révolutions, qu’ils soient internationaux ou nationaux, et il en est toujours sorti la tête haute : il est universellement considéré comme « un serviteur de l’État, doté d’une capacité unique à mener à bien des missions impossibles ». Comme lorsqu’il a été envoyé seul à Tripoli pour établir le contact avec les colonels qui venaient de prendre le pouvoir.

« J’ai dit à Kadhafi que j’étais un officier comme lui, un peu plus âgé et avec un peu plus d’expérience ». Ce fut le début d’un lien qui s’est poursuivi pendant des décennies : chaque fois qu’il y avait un problème avec la Libye, les gouvernements se tournaient vers Jucci. Il a finalement rassemblé ses souvenirs dans le volume Rivelazioni (éditions Porto Seguro) : l’autoportrait de l’homme qui, dans les moments les plus difficiles, a chuchoté à l’oreille de dizaines de présidents ce qu’il convenait de faire.

Un parcours qui commence en 1943, alternant entre une carrière de militaire et d’agent secret. En 1968, à Trieste, il accueille un général tchécoslovaque qui a fui Prague. Il l’interroge, réalise qu’il peut être précieux et le remet à la CIA : Jan Sejna était la source la plus importante de toutes pour le renseignement usaméricain. Les USAméricains le prennent en main : ils lui demandent même de les aider à libérer les otages de l’ambassade de Téhéran. Plus encore. En 1978, Jucci se rend à Pékin pour une autre mission top secrète : « Les Chinois voulaient que je serve d’intermédiaire pour faire connaître aux USA leur volonté de sortir de l’orbite russe ».

Le général est le cousin de l’épouse de Giulio Andreotti, ce qui ne nuit pas à sa réputation d’impartialité : de Bettino Craxi à Giovanni Spadolini, tous les chefs de gouvernement le tiennent en estime. Il dépeint les protagonistes de la Première République avec des anecdotes inédites. Comme la visite de Sandro Pertini dans sa ville natale de Savone : le président nouvellement élu exige d’utiliser un vol régulier et de loger dans une petite pension. Or, à l’insu de Pertini, tous les sièges de l’avion et toutes les chambres sont occupés par des hommes et des femmes de la police en civil. « Le président était satisfait de croire que sa sécurité était garantie par sa propre popularité : nous étions heureux de sa conviction et poussions un soupir de soulagement ».

Un thème qui revient souvent dans ces pages est l’enlèvement d’Aldo Moro, dont il était très proche. Le ministre de l’époque, Francesco Cossiga, lui ordonne de former une unité de « têtes de cuir » au cas où la « prison du peuple » serait localisée, pour y faire irruption. Jucci réunit donc quarante hommes du régiment de paras «  Col Moschin « et les soumet à des exercices rigoureux. Cossiga est impatient de connaître leur préparation. « Pour lui donner une expérience directe de l’entraînement, nous avons simulé son enlèvement et celui de son escorte dans la rue, la nuit. Il a eu très peur et j’ai craint pour sa santé ». Après l’épilogue de la Via Caetani [où le corps d’Aldo Moro a été retrouvé, NdT], Cossiga est choqué. « Avant d’entamer une conversation, il me regardait pendant un quart d’heure, sans dire un mot. Ensuite, le sujet était toujours le même : l’assassinat de Moro, ce qu’il avait fait pour l’empêcher, ce qu’il aurait pu encore faire et n’avait pas fait ».


Via Fani immédiatement après l’enlèvement d’Aldo Moro

Après son accession au Quirinal [palais présidentiel], Cossiga le nomme commandant général des carabiniers. Ce furent des années de grandes réformes, inspirées par une vision novatrice et une rigueur éthique. Lorsqu’il apprend que Fiat a augmenté le prix convenu pour les nouvelles voitures des carabiniers, Jucci s’y oppose. Il met Cesare Romiti à la porte. Puis il reçoit Gianni Agnelli : « Il m’a dit que si je n’acceptais pas, il aurait secoué le gouvernement. Je lui ai répondu que j’étais convaincu de mes raisons et que j’aurais demandé à la Cour des comptes d’intervenir. Je n’étais certainement pas dans les bonnes grâces du puissant avocat et à l’époque, c’était risué ». Malgré cela, le général établit une relation profonde avec Giovannino Agnelli, fils d’Umberto et héritier désigné à la tête de Fiat, qui s’est enrôlé dans les carabiniers. Il lui demande dans quelle région, à l’exception du Piémont, il souhaite aller. « Le jeune homme m’écrivit qu’il voulait une station inconfortable, en indiquant Pantelleria ».

Plus surprenante encore est sa relation personnelle avec Edoardo Agnelli, le fils de l’Avvocato, qu’il a rencontré lors d’un accident de voiture : « C’était un bon garçon. Nous nous sommes quittés en nous embrassant. Il m’a dit qu’il viendrait me voir souvent et c’est ce qu’il a fait ». Après avoir terminé son commandement en 1989, il entame une seconde vie. Romano Prodi le voulait à la tête d’une compagnie de l’IRI [Institut pour la reconstruction industrielle, holding publique  privatisée à la fin du siècle dernier, NdT]. Puis Raul Gardini – « l’un des hommes les plus intelligents que j’aie jamais rencontrés » - le fait entrer au conseil d’administration de Montedison. Après le début de Tangentopoli [« Bakchich-City », réseau de corruption révélé pr lio’pération Maisn Propres, NdT,] Gardini demande au général de convaincre Prodi de devenir administrateur délégué de Montedison. Il y a un déjeuner à trois et l’offre : « Prodi a répondu que même s’ils étaient de très bons amis, il ne pouvait pas accepter ». Dès cette époque, Jucci se voit souvent confier des affaires délicates. Le président du Sénat le charge « à titre personnel » de vérifier l’état économique d’une clinique romaine appartenant à Don Verzè, le dirigeant de l’hôpital San Raffaele. Une sorte d’inspection dans le domaine de la santé privée, où Don Verzè tente immédiatement de le corrompre : « J’ai eu l’impression qu’il y avait plus de jolies jeunes filles que d’infirmières... ». Il se rend compte qu’il s’est retrouvé au milieu d’une lutte entre deux groupes politico-entrepreneuriaux : l’un soutenant San Raffaele, l’autre le Campus bio-médical naissant de l’Opus Dei. Toute médiation est impossible et Don Verzè, vaincu, se retire de la capitale.

Jucci a vu le cœur des ténèbres du pouvoir et en a vécu les moments clés. En 1996, à la chute du gouvernement Dini, Lorenzo Necci, alors numéro un des chemins de fer, conçoit le projet d’un exécutif dirigé par Antonio Maccanico et soutenu par un nouveau mouvement centriste. « Necci me pria de rester près de Maccanico pour le choix des compagnons de voyage et l’organisation du nouveau parti ». Mais le plan échoue : « Lorsque Maccanico a été nommé, deux puissants lobbies maçonniques internationaux auraient pu s’affronter, et comme celui de Necci est sorti perdant, il devait probablement être l’agneau sacrifié ». Quelques mois plus tard, Necci est arrêté et quitte la scène publique.

Le début du troisième millénaire pour Jucci signifie une troisième vie, cette fois pour la défense de l’environnement. Envoyé en Sicile pour restaurer les réseaux d’eau, il se retrouve face à un monstre invincible : un labyrinthe de mafia, de politique, de magouilles et darriération qui gaspille l’eau et engloutit des fleuves d’argent public. La reconquête du Sarno, le fleuve le plus pollué d’Europe, est une tâche tout aussi ardue. Il se lance dans la charge contre les industriels en Ferrari qui se plaignent de la pauvreté, des camorristes, et surtout contre la bureaucratie qui paralyse tout. Il n’abandonne pas et en 2011, il accomplit sa dernière mission. À 85 ans, il peut enfin se reposer, même si des représentants de tous les partis continuent de frapper à sa porte en quête de conseils. Cela se produit encore aujourd’hui, dans la plus grande discrétion. Si le Big Old Man* évoqué par les complotistes existait vraiment, il ne pourrait que lui ressembler. « J’ai toujours été considéré comme un homme de l’ombre, qui sait tout des choses les plus sombres de l’État. Mais je suis tranquille, car j’ai agi pour le seul bien de mon pays ».

*NdT

Le 16 mars 1978, Steve Pieczenik, un psychiatre autoproclamé nommé sous-secrétaire adjoint au Département d’État par Henry Kissinger, et qui mériterait une série Netflix, est envoyé par le président Carter à Rome pour apporter aux services italiens on soit-disant savoir-faire en matière de négociations pour la libération d’otages. Lors d’une réunion, Mister Pieczenik lance aux pandores italiens : « You’ve to find the Big Old Man », « Vous devez trouver le Grand Vieil Homme », c’est-à-dire, dans le jargon des services de renseignement yankees, le quartier-général des BR, mais les fonctionnaires italiens, qui ne connaissaient pas l’expression, la prirent au pied de la lettre et commencèrent à chercher le « Grande Vecchio ». Une série de personnes furent successivement suspectes d’être ce fameux chef d’orchestre, notamment Giambattista Lazagna, ancien commandant partisan antifasciste, Toni Negri, Corrado Simioni etc.. Le Grande Vecchio a continué à vivre dans la sous-culture médiatico-populaire, mis à toutes les sauces. La thèse complotiste la plus en vogue aura été celle-ci : l’enlèvement de Moro aurait été une opération conçue par la CIA et le KGB main dans la main pour empêcher le Compromis historique que Moro était en train de négocier pour réaliser une alliance de gouvernement entre démocrates-chrétiens et communistes.

Gianluca Di Feo (Rome, 1967) est un journaliste italien spécialisé dans la criminalité organisée, la corruption, le trafic d’armes et les services secrets, thèmes auxquels il a consacré plusieurs livres. Il est directeur adjoint du quotidien La Repubblica. Il a auparavant travaillé au Corriere della Sera et à L’Espresso, dont il a aussi été directeur adjoint.

 

19/09/2022

ANNA DI GIANANTONIO
La diétrologie* sur l'affaire Moro et les questions sans réponse
Recension du livre La police de l'histoire, de Paolo Persichetti

Anna Di Gianantonio, PuLp, 15/7/2022

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le livre de Paolo Persichetti explique le malaise de ceux qui, passionnés par les événements des années soixante et soixante-dix, lisent les nombreux travaux récemment publiés – grâce à la levée du secret sur les documents décidée par le gouvernement Renzi – sur la fameuse « stratégie de la tension » et observe que de nombreuses publications, au lieu de clarifier, compliquent parfois le contexte. En ce qui concerne les massacres d’Ordine Nuovo [Ordre Nouveau, organisation fasciste, NdT], on connaît les noms des exécutants, mais sur ceux des commanditaires, il y a de nombreuses et diverses hypothèses. Au fil du temps et avec la production d'enquêtes télévisées, de films et de nouvelles recherches, le lecteur a le sentiment d'être aux prises non pas avec des publications qui, en utilisant des sources inédites, se rapprochent de la vérité, mais utilisent des genres littéraires du genre roman d’espionnage ou roman noir.

Pour les Brigades rouges, le tableau est encore plus complexe, dans un panier de crabes fait de fake news, de lieux communs et de véritables faux historiques. Le livre de Persichetti est un démontage précis et complexe des fausses infos sur le crime Moro, qui se fonde sur son long travail de recherche et sur celui d'une nouvelle génération d'historiens – dont Marco Clemente et Elena Santalena avec qui il a écrit le premier volume d’histoire des BR – qui entendent analyser les années soixante-dix avec les instruments de l'histoire, sans sensationnalisme ni fausses pistes. Dans le texte, l’auteur donne les noms et prénoms de célèbres auteurs qui, à propos de l'enlèvement et de la mort de Moro, ont créé une véritable fortune éditoriale, alimentant de fausses hypothèses et des complotismes.

Il est impossible de faire une synthèse de toutes les questions complexes de l'affaire Moro : il est nécessaire de lire les papiers et les preuves que l’auteur apporte. Persichetti renverse tout d'abord l’image d’un Moro trafiquant illuminé qui aurait voulu amener les communistes au gouvernement, en illustrant les entretiens que l'homme d'État eut avec l’ambassadeur usaméricain Richard Gardner. À cette occasion, Moro, effrayé par le consensus du PCI et convaincu que les Brigades rouges déstabilisaient le pays en favorisant les communistes, demanda à l'ambassadeur une plus grande attention et un activisme usaméricain en Italie. Pour rassurer le diplomate, Moro a garanti qu'il n'y aurait pas de ministre de gauche dans le nouveau gouvernement Andreotti, démentant catégoriquement les assurances qui avaient été faites au PCI et qui concernaient la présence d'au moins des experts techniques dans le nouvel exécutif.

Le choix de Moro de les démettre de leurs fonctions a été contesté par le futur président du conseil Andreotti et le secrétaire national de la démocratie-chrétienne Zaccagnini qui a démissionné de ses fonctions. Le PCI, furieux de la décision, n'a voté la confiance qu'après la nouvelle de l'enlèvement de l'homme d'État. Moro n'a donc pas été du tout l’homme du compromis historique ou des larges ententes, comme il a été représenté post mortem, quand il a été décrit comme un visionnaire avant-gardiste de politiques inclusives alors que, pendant sa captivité, il a été considéré comme incapable de formuler des pensées autonomes.

Un autre lieu commun répandu encore aujourd'hui est la « légende noire » sur Mario Moretti, considéré comme une personnalité ambiguë et liée en quelque sorte aux services. Moretti purge sa quarante-deuxième année d'exécution de peine et ne peut donc guère être considéré comme un homme au service de l'État. Les soupçons sur lui ont été propagés par Alberto Franceschini et Giorgio Semeria, démenti par des enquêtes internes qui ont révélé l’invraisemblance des accusations, également utilisées par des chercheurs tels que Sergio Flamigni qui a construit sa fortune politique et éditoriale sur la figure de Moretti et ses liens présumés avec les pouvoirs forts

La diétrologie sur l'affaire Moro s'est exercée sur la présence rue Fani [lieu de l’enlèvement, NdT] d'autres personnes, en particulier deux motocyclistes sur une Honda, vus sur la scène de l'enlèvement par le témoin Alessandro Marini. Les motocyclistes ont suscité mille hypothèses sur leur identité présumée d'hommes des services, de tueurs professionnels ou d'agents des services étrangers, donnant lieu à de nouvelles publications. Ce fut le long et minutieux travail historique de Gianremo Armeni dans l'essai Ces fantômes. Le premier mystère de l'affaire Moro qui a mis en lumière le caractère inadmissible du témoignage. Rue Fani, il n'y avait que les dix personnes désignées dans les procès comme responsables de l'enlèvement et du meurtre de l'escorte, toutes appartenant aux Brigades Rouges.

Avec une longue série de documents et d'analyses, Persichetti dénonce également les incohérences de la deuxième commission Moro, instituée en mai 2014 sous la présidence de Giuseppe Fioroni. Bien qu'utilisant de nouvelles techniques d'enquête, telles que l’analyse de l'ADN et les reconstructions laser de la scène de crime, aucune nouvelle conclusion n'a été tirée.

Persichetti soutient donc que : 

Cinq ans de procès, des dizaines et des dizaines de condamnations à perpétuité avec des centaines d'années de prison, deux commissions parlementaires, les témoignages des protagonistes, quelques importants travaux historiques, n'ont pas ébranlé l’obsession conspirative et le préjugé historiographique qui depuis plus de trois décennies fleurit sur l'enlèvement Moro et toute l’histoire de la lutte armée pour le communisme.

Quel est le préjugé historiographique auquel l’auteur se réfère ? Tout simplement l’idée qu'un groupe armé ait pu, sans aide extérieure, accomplir une telle action alors que la lecture « politique » de ces années veut démontrer que derrière les luttes de masse des années soixante et soixante-dix il y avait des stratégies de pouvoir orchestrées par des forces occultes liées à l'État, aux services secrets, à la dynamique internationale.

L’usage politique de la mémoire sert donc à démontrer qu'aucune stratégie, aucune organisation, aucune motivation politique qui naît d'en bas ne peut s'exprimer sans être manipulée et rendue inefficace par la présence des pouvoirs de l'État. De cette façon, les années soixante-dix sont devenues des années de plomb dont nous sommes sortis grâce à l'action déterminée de la politique de la fermeté et de la défense de la légalité.

Selon Persichetti, quelles questions serait-il en revanche légitime de se poser sur l'affaire Moro ? Tout d'abord, une réflexion devrait être faite sur l'utilisation de la torture sur les prisonniers et les détenues des BR par le fonctionnaire de l'UCIGOS [Office central des enquêtes générales et des opérations spéciales de ka police d’État, 1970-1980, NdT] Nicola Ciocia, alias professeur De Tormentis, qui a appliqué sur les prisonniers, en particulier sur les femmes, des actions violentes et humiliantes pour les forcer à parler, même en présence d'une législation spéciale qui permettait d'abondantes remises de peine aux repentis, aux collaborateurs de la justice, aux dissociés. En outre : pourquoi la ligne de la fermeté a-t-elle été maintenue jusqu'au résultat tragique de la mort d'Aldo Moro ? Pourquoi les deux partis de masse, DC et PCI, ne sont-ils pas intervenus pour son sauvetage, alors que les BR se contentaient d'une reconnaissance de la nature politique de leur action ? Pourquoi Fanfani, qui devait prononcer un discours d'ouverture et de reconnaissance minimales, n'a-t-il pas parlé, trahissant l’engagement pris avec le PSI qui s'employait à négocier avec les BR ?

Deux dernières remarques. Les archives de Paolo Persichetti, saisies le 8 juin 2021 par des agents de la DIGOS [Division des enquêtes générales et des opérations spéciales de la police d’État, NdT] sur des accusations fallacieuses, doivent être  restituées à leur propriétaire légitime. Persichetti a purgé sa peine et est le seul à pouvoir recueillir des témoignages des protagonistes de ces années en ayant les outils pour raisonner sur ceux-ci. Il ne peut exister en Italie un organisme de « police de prévention » qui intervienne sur la recherche historique pour l'orienter dans des directions préétablies. Il est scandaleux que peu d'intellectuels aient pris la défense de la liberté de la recherche historique, menacée non seulement en ce qui concerne les années 1970. Pensez à la criminalisation des chercheurs sur les foibe [grottes de la région de Trieste où eurent lieu plusieurs massacres avant et après la Deuxième Guerre mondiale, NdT], passibles du délit de négationnisme.

Qu’on me permette une remarque finale. La reconstruction historique est nécessaire, mais une réflexion politique sur ces années est également nécessaire. En lisant le volume, certaines figures de brigadistes comme Franceschini émergent par leur inadéquation politique et humaine. À mon avis, le terrain autobiographique et psychologique n'est pas un élément secondaire dans le bilan d'une phase historique. De plus, il y a eu des erreurs : tout d'abord, comme l’affirme l’auteur, le fait d'avoir pensé que l'enlèvement causerait de fortes contradictions entre la base et les dirigeants du PCI concernant le compromis historique, contradictions qui  ont été réduites également en raison de l'enlèvement. L’assassinat de Guido Rossa [syndicaliste qui avait dénoncé un ouvrier brigadiste, NdT] en 1979 ne fit que renforcer la condamnation contre les actions armées et assécher cette zone grise qui ne se rangeait pas du côté de l'État. Sur la question des raisons du consensus et sur la question de la violence, une discussion très articulée serait nécessaire.

NdT

*Dietrologia : néologisme du langage politique et journalistique italien qui indique, de manière polémique, la tendance, propre aux soi-disant diétrologues, à attribuer aux faits de la vie publique des causes différentes de celles qui sont déclarées ou apparentes, en supposant souvent des motivations secrètes, avec la prétention de connaître ce qui se cache derrière (dietro) une mise en œuvre. Ce terme est apparu dès les années 1970 dans la presse de droite pour fustiger tous ceux qui voyaient (souvent à juste titre) la main de l’État profond dans les actes terroristes. Un équivalent français serait conspirationnisme ou théorie du complot ou complotisme.


 

Paolo Persichetti

 La polizia della storia. La fabbrica delle fake news nell’affaire Moro (La police de l'histoire. La fabrique des fake news dans l'affaire Moro)

Derive Approdi, 240 p., Imprimé 20 €

 

09/05/2021

La rafle : histoire, mémoire, politique et justice
Entretien avec Enzo Traverso sur l’Opération « Ombres rouges »

Par Andrea Brazzoduro, Zapruder, 7/5/2021

Traduit par Fausto Giudice

Vu le caractère obscène des réactions qui ont accompagné l'indigne rafle de réfugiés italiens à Paris, le 28 avril 2021, nous avons demandé à Enzo Traverso – l'un des principaux historiens du monde contemporain -de raisonner ensemble sur la « saison conflictuelle » entre histoire, mémoire, politique et justice. Parmi ces termes, la statue du commandeur est en fait l'histoire, c'est-à-dire le travail de compréhension des événements du passé. Comment l'arrestation d'une poignée d'hommes et de femmes aux cheveux blancs devrait-elle permettre à l'Italie de « faire les comptes avec l'Histoire » – quand ce n’est pas carrément avec le XXème siècle – comme ils l'ont écrit certains ? D'une part, ces ex-militants politiques sont traités comme des criminels de droit commun, selon les diktats d'une idéologie présentiste des plus frustes et incultes. D’autre part on convoque (abusivement) toute la panoplie des memory studies pour imposer un récit du traumatisme, fondé sur le paradigme victimaire. Sur quoi se base l’affirmation que, dans la société italienne, il y aurait une plaie ouverte à l'égard des années 70 ? Comme en France pour l'occupation de l'Algérie, il semble plutôt que l’on ait à faire à une utilisation politique explicite de l'histoire, qui n'a rien à voir avec les processus sociaux réels d’élaboration mémorielle.

Autour de ces thèmes,  à  partir de la « rafle parisienne », nous avons interviewé Enzo Traverso pour essayer d'aller au-delà du monologue collectif qui fait rage dans le débat public.


 
Des femmes et des hommes aux cheveux gris, entre 60 et 78 ans, transférés en menottes, à l'aube, dans les chambres de sécurité de l'anti-terrorisme. « Ombres rouges » est le nom choisi pour la rafle où, le 28 avril, 2021, ont été arrêtés 7 anciens militants de la gauche révolutionnaire réfugiés en France depuis des années, et accusés par la justice italienne d'une série de crimes qui vont de l'association subversive au meurtre commis, selon l’accusation, entre 1972 et 1982. S’agit-il d’« en finir avec la XXème Siècle », comme l’écrit le quotidien Repubblica ?

Le XXème Siècle a fini dans le lointain 1989, lorsque le mur de Berlin est tombé et que la Guerre froide s'est achevée. Depuis, le monde a changé, et avec lui de l'Italie, qui n'est pas plus celle d’il y a 32 ans. À bien des égards, c'est encore pire : ce que les médias définissent généralement comme la “deuxième” et la “troisième” république nous fait regretter la première, créée par des hommes et des femmes qui ont combattu le fascisme et ont créé un nouveau pays. L'héritage du XXème siècle, toutefois, reste écrasant, et beaucoup de maux structurels continuent de peser sur notre pays. Il suffit de penser de la mafia, à la question du Midi, au racisme, et à la corruption. Certains se sont aggravés, comme le chômage des jeunes et le racisme post-colonial, beaucoup plus fort depuis que le pays est devenu une terre d'immigration. Au cours de la deuxième moitié du XXème siècle, l'Italie est entrée dans la part la plus riche du monde occidental; depuis une trentaine d’années trente ans, elle s’en éloigne : elle connaît un constant déclin démographique, mais ne veut pas intégrer les immigrés, en leur refusant la citoyenneté, même à ceux de la deuxième génération; son élite vieillit, mais les jeunes restent exclus, et la péninsule connaît une diaspora intellectuelle impressionnante, similaire à celle des pays du Sud; les élites économiques se sont considérablement enrichies, sans produire de développement. Repubblica est l'un des miroirs les plus fidèles, car c’est désormais le PDG de Fiat qui annonce publiquement la nomination des directeurs de ce quotidien. « En finir avec le XXème Siècle », ce serait affronter ce nœud de problèmes. Pour Repubblica, il semble plutôt que ce soit le sens de l'extradition de Marina Petrella, Giorgio Pietrostefani et quelques autres réfugiés.