Le 1er août, le quotidien italien la Repubblica a publié un entretien avec l’écrivain David Grossman reconnaissant qu’Israël est en train de commettre un génocide à Gaza. Les médias francophones se sont contentés de publier une dépêche de l’Agence France-Presse résumant le contenu de l’entretien. Il nous a semblé utile de le traduire in extenso pour que tout un chacun comprenne l’état d’esprit lamentable dans lequel se trouve une grande partie de la vieille “gauche sioniste” censée être pacifiste. On lira, après l’entretien, le commentaire d’un blogueur militant italien.-FG, Tlaxcala
David Grossman : “À Gaza, c’est un génocide, ça me brise le cœur, mais je dois le dire maintenant”
Francesca
Caferri, la Repubblica, 1/8/2025
« Pendant de nombreuses années, j’ai refusé d’utiliser ce mot. Mais aujourd’hui, après les images que j’ai vues, ce que j’ai lu et ce que j’ai entendu de la bouche de personnes qui étaient là-bas, je ne peux plus m’empêcher de l’utiliser », explique l’écrivain israélien.
Entre le
moment où nous avons pris contact pour cette interview et le moment où elle a
effectivement eu lieu, soit moins de 24 heures, 103 personnes sont mortes à
Gaza : 47 alors qu’elles tentaient
d’accéder à l’aide alimentaire, sept de faim, les autres lors de
différentes opérations militaires israéliennes. David Grossman a lu, comme moi,
les chiffres publiés dans Haaretz : c’est de là que part cette
conversation. Elle est dictée, nous explique-t-il, par un sentiment d’«
inévitabilité. Je ressens une urgence intérieure de faire ce qui est juste, et
c’est le moment de le faire, explique-t-il. Parfois, on ne parvient à vraiment
comprendre les choses qu’en en parlant ».
Commençons
par les chiffres : quand vous lisez les chiffres des
morts à Gaza, que pensez-vous ?
« Je me sens
mal. Même si je sais que ces chiffres sont contrôlés par le Hamas et qu’Israël
ne peut être le seul responsable de toutes les atrocités dont nous sommes
témoins. Malgré ça, lire dans un journal ou entendre dans des conversations
avec des amis en Europe l’association des mots « Israël » et « famine » ; le
faire en partant de notre histoire, de notre prétendue sensibilité à la
souffrance humaine, de la responsabilité morale que nous avons toujours dit
avoir envers chaque être humain et pas seulement envers les Juifs... tout ça
est dévastateur. Et ça me trouble : non pas d’un point de vue moral, mais
personnel. Je me demande : comment avons-nous pu en arriver là ? À être accusés
de génocide ? Le simple fait de prononcer ce mot, « génocide », en référence à
Israël, au peuple juif : cela suffirait, le fait qu’il y ait cette association,
pour dire qu’il se passe quelque chose de très grave. Un juge de la Cour
suprême israélienne a dit un jour que le pouvoir corrompt, et que le pouvoir
absolu corrompt absolument. Et voilà, c’est ce qui nous est arrivé : l’occupation
nous a corrompus. Je suis absolument convaincu que la malédiction d’Israël est
née avec l’occupation des territoires palestiniens en 1967. Les gens en ont
peut-être assez d’en entendre parler, mais c’est ainsi. Nous sommes devenus
très forts sur le plan militaire et nous avons succombé à la tentation générée
par notre pouvoir absolu et l’idée que nous pouvons tout faire ».
Vous avez utilisé le mot interdit : « génocide ». Dans un article publié il y a quelques jours dans Haaretz, la juriste israélienne Orit Kamir a qualifié ce qui se passe à Gaza de « trahison des victimes de l’Holocauste ». Dans le New York Times, l’historien israélien Omer Bartov a écrit : «Je suis un spécialiste du génocide. Quand j’en vois un, je le reconnais Un génocide est en cours à Gaza ». Êtes-vous d’accord ?
« Pendant
des années, j’ai refusé d’utiliser ce mot : « génocide ». Mais aujourd’hui, je
ne peux plus m’empêcher de l’utiliser, après ce que j’ai lu dans les journaux,
après les images que j’ai vues et après avoir parlé à des personnes qui étaient
là-bas. Mais vous voyez, ce mot sert principalement à donner une définition ou
à des fins juridiques : moi, je veux parler en tant qu’être humain né dans ce
conflit et dont toute l’existence a été dévastée par l’occupation et la guerre.
Je veux parler en tant que personne qui a fait tout ce qu’elle pouvait pour ne
pas en arriver à qualifier Israël d’État génocidaire. Et maintenant, avec une
immense douleur et le cœur brisé, je dois constater que cela se passe sous mes
yeux. « Génocide ». C’est un mot qui fait l’effet d’une avalanche : une fois
prononcé, il ne fait que grossir, comme une avalanche justement. Et il apporte
encore plus de destruction et de souffrance.
Où
allons-nous à partir de là ?
« Nous
devons trouver un moyen de sortir de cette association entre Israël et le
génocide. Tout d’abord, nous ne devons pas permettre à ceux qui ont des
sentiments antisémites d’utiliser et de manipuler le mot « génocide ». Ensuite,
nous devons nous poser la question suivante : sommes-nous capables, en tant que
nation, sommes-nous assez forts pour résister aux germes du génocide, de la
haine, des massacres ? Ou devons-nous nous abandonner au pouvoir que nous
confère le fait d’être les plus forts ? J’entends des gens comme Smotrich et
Ben Gvir (deux ministres israéliens d’extrême droite, ndlr) dire que nous
devons reconstruire des colonies à Gaza : mais que disent-ils ? Ne se
souviennent-ils pas de ce qui se passait quand nous étions là-bas, avec le
Hamas qui tuait des centaines de civils israéliens, des femmes et des enfants,
sans que nous puissions les protéger ? Nous n’avons pas quitté Gaza par
générosité, mais parce que nous ne pouvions pas protéger notre peuple. La
grande erreur des Palestiniens est qu’ils auraient pu en faire un endroit
prospère : au lieu de cela, ils ont cédé au fanatisme et l’ont utilisé comme
rampe de lancement pour des missiles contre Israël. S’ils avaient fait un autre
choix, cela aurait peut-être poussé Israël à céder également la Cisjordanie et
à mettre fin à l’occupation il y a des années. Au lieu de cela, les
Palestiniens n’ont pas su résister à la tentation du pouvoir : ils nous ont
tiré dessus, nous leur avons tiré dessus et nous nous sommes retrouvés dans la
même situation. Si nous avions été plus mûrs politiquement, plus courageux, la
réalité aurait pu être complètement différente. »
Pourquoi
n’y a-t-il pas des millions de personnes dans les rues en Israël pour mettre
fin à tout cela ? La faim, les massacres... Pourquoi n’y a-t-il toujours qu’une
minorité du pays dans les rues ?
« Parce qu’il
est plus facile de ne pas voir. Et il est très facile de céder à la peur et à
la haine. Encore plus après le 7 octobre : vous étiez ici à cette époque, vous
pouvez comprendre quand je dis que ça a été horrible, beaucoup de gens ne
comprennent toujours pas ce que ça a signifié pour nous. Beaucoup de personnes
que je connais ont abandonné depuis ce jour-là nos valeurs communes de gauche,
ont cédé à la peur ; et soudain, leur vie est devenue plus facile, ils se sont
sentis acceptés par la majorité, ils n’ont plus eu besoin de réfléchir. Sans
comprendre que plus on cède à la peur, plus on est isolé et détesté en dehors d’Israël.
La vie est l’histoire que nous nous racontons : ça vaut pour tout le monde.
Mais quand on est Israël, entouré de voisins qui ne veulent pas de vous dans
cette région, comme la Syrie, et qu’on commence à perdre le soutien de l’Europe,
l’isolement s’accroît et on se retrouve dans un piège de plus en plus profond,
dont il est difficile de sortir. Au contraire, vous risquez de ne pas pouvoir
en sortir ».
Le
silence de la majorité risque d’emporter tout le monde sans distinction,
Israéliens et Juifs, y compris ceux qui ne sont pas d’accord. Vous savez ce qui
s’est passé ces derniers jours dans un restaurant Autogrill près de Milan [un
touriste français juif y aurait été agressé, NdT], puis il y a eu le navire qui
n’a pas été autorisé à accoster en Grèce. Des artistes et des écrivains
israéliens ont vu leurs invitations à l’étranger annulées pour avoir critiqué
le gouvernement : pensez-vous que cela puisse vous arriver aussi ?
« Bien sûr
que j’y pense : ce serait le signe des temps dans lesquels nous vivons. Ce
serait regrettable. Mais cela ne m’empêchera pas de dire ce que je pense : je
crois qu’il est essentiel d’écouter des idées comme les miennes en ce moment.
Pour Israël et pour ceux qui aiment Israël ».
Vous
avez dit que tout a commencé avec l’occupation. Vous l’avez écrit dans « Le
Vent jaune », en 1987. Parlons de la Cisjordanie à l’époque : en Europe, on
parle encore de deux États, mais il suffit de sortir de Jérusalem pour voir qu’il
n’y a plus, physiquement, de place pour deux États. Les colonies sont en train
de manger la terre des Palestiniens...
« Je reste
désespérément fidèle à l’idée de deux États, principalement parce que je ne
vois pas d’alternative. Ce sera complexe et nous devrons, tout comme les
Palestiniens, faire preuve de maturité politique face aux attaques qui ne
manqueront pas de se produire. Mais il n’y a pas d’autre plan ».
Que
pensez-vous de la reconnaissance de l’État palestinien proposée par Macron ?
« Je pense
que c’est une bonne idée et je ne comprends pas l’hystérie qui l’a accueillie
ici en Israël. Peut-être qu’avoir affaire à un véritable État, avec des
obligations réelles, et non à une entité ambiguë comme l’Autorité
palestinienne, aura ses avantages. Il est clair qu’il devra y avoir des
conditions très précises : pas d’armes. Et la garantie d’élections
transparentes dont seront exclus tous ceux qui envisagent d’utiliser la
violence contre Israël ».
À la
fin de cette conversation, j’aimerais vous demander de répondre à ceux – et ils
sont nombreux – qui disent que vous, les intellectuels israéliens, n’avez pas
dit ou fait assez pour mettre fin à ce qui se passe à Gaza.
« Je pense
qu’il est injuste de s’en prendre à ceux qui ont combattu l’occupation pendant
70 ans, qui ont consacré la majeure partie de leur vie et de leur carrière à
cette lutte. Lorsque cette guerre a commencé, nous étions dans un état de
désespoir total, car nous avions perdu tout ce en quoi nous avions cru et tout
ce que nous aimions : je pense que notre réaction lente était naturelle et
compréhensible. Il nous a fallu du temps pour comprendre ce que nous
ressentions et ce que nous pensions, puis pour trouver les mots pour le dire.
Ceux qui cherchaient une réaction en temps réel devaient la chercher ailleurs :
je parle pour moi et pour ceux que je vois chaque semaine dans les
manifestations, depuis des années maintenant. Notre cœur est au bon endroit :
il bat dans une réalité qui est sans cœur ».
L’aveu de Grossman sur le génocide commis par Israël est la preuve qu’Israël ne rendra jamais justice
Alessandro Ferretti,
1/8/2025
Chercheur en
physique à l’Université de Turin et blogueur
L’interview de David Grossman dans laquelle le gourou du sionisme de gauche se décide enfin à admettre qu’Israël est en train de commettre un génocide n’est pas un repentir dicté par l’empathie pour les horreurs indescriptibles que sa patrie a infligées et continue d’infliger aux Palestiniens, mais un condensé d’autoréférentialité absolue, une tentative pathétique et cynique de sauver Israël des conséquences de ses crimes.
Bien qu’il avoue savoir qu’Israël commet des crimes innommables, il n’exprime jamais de douleur pour les victimes, mais seulement de l’inquiétude pour Israël et pour l’impasse dans laquelle il s’est fourré, en essayant de sauver tout ce qui peut être sauvé de l’entreprise sioniste. Cette priorité est évidente dans tous les points de l’interview : « Je veux parler comme quelqu’un qui a fait tout ce qu’il pouvait pour ne pas en arriver à qualifier Israël d’État génocidaire ». À la question « que faire », sa réponse n’est pas « arrêter le génocide et rendre liberté et justice aux victimes », mais « nous devons trouver un moyen de sortir de cette association entre Israël et le génocide. Avant tout, nous ne devons pas permettre à ceux qui ont des sentiments antisémites d’utiliser et de manipuler le mot « génocide » ».
En outre, il
réitère sans vergogne des récits totalement faux et tendancieux, comme celui
selon lequel le Hamas aurait eu la possibilité de transformer Gaza en un jardin
des délices, et tout en se déclarant à contrecœur favorable à la solution à
deux États comme « seule possibilité », il a l’arrogance d’ajouter : « Il est
clair qu’il devra y avoir des conditions très précises : pas d’armes. Et la
garantie d’élections transparentes dont seront exclus tous ceux qui envisagent
d’utiliser la violence contre Israël ». En pratique, sa solution est un bantoustan
sans défense, sous tutelle et à souveraineté limitée, présenté de surcroît
comme un cadeau généreux.
En somme, si l’on pouvait
auparavant justifier son attitude par le doute qu’il n’ait pas compris ce qui
se passait, il est désormais malheureusement incontestable que Grossman est une
personne émotionnellement lobotomisée, dépourvue d’empathie, horrible et
corrompu jusqu’à la moelle, et si Grossman est représentatif de la grande
majorité de l’opposition à Netanyahu, alors nous avons une nouvelle
confirmation qu’il n’y a aucun espoir à court terme qu’Israël reconnaisse de
lui-même ses crimes et rende leur dignité et leur indépendance aux
Palestiniens. Au lieu de démontrer qu’Israël comprendra et reviendra sur ses
pas, cette interview prouve le contraire : seules des sanctions politiques,
diplomatiques et économiques pourront mettre fin au massacre et rétablir la
justice, et le seul moyen d’y parvenir est d’agir à la base contre les
gouvernements (comme celui de l’Italie) qui continuent de rendre possible l’horreur.
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