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08/05/2024

JOSE LUIS CARRETERO MIRAMAR
Neuf hypothèses sur Gaza, vue d’Occident

José Luis Carretero Miramar, Kaosenlared, 7/5/2024

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le génocide en cours dans la bande de Gaza est le premier grand anéantissement d’un peuple à être entièrement télévisé. Depuis la rive opposée de la Méditerranée, nous pouvons voir les panaches de fumée qui s’élèvent des bombardements et nos smartphones sont remplis d’images atroces du massacre et de la mutilation des enfants de Gaza.

Si les philosophes de l’après-guerre, dans les années heureuses du modèle social européen, se demandaient ce qui poussait les citoyens allemands à assister passivement à l’émergence des stalags et des camps de concentration hitlériens, l’intelligentsia occidentale devrait aujourd’hui se demander pourquoi personne ne fait rien contre ce qui se passe à Gaza. Et nous disons bien agir, et non pas faire des déclarations ou promettre des mesures futures qui ne seront jamais mises en œuvre.

Je propose neuf hypothèses sur la manière dont l’Occident (et l’Espagne) considère Gaza et la Palestine. Sur l’aveuglement radical et l’immoralité génocidaire de notre génération et de notre époque.

Première hypothèse : Gaza est notre miroir

Gaza est l’image de l’Occident que l’Occident refuse de regarder. L’image la plus vraie de notre civilisation usée et orgueilleuse. Gaza est l’Occident, comme l’est la traite des esclaves africains qui a inondé l’Atlantique pendant les siècles de l’émergence des empires européens. Gaza, c’est l’Occident parce que c’est l’image la plus claire de ce qu’a été la relation de l’Occident avec le reste des peuples du monde depuis la conquête des Amériques et l’extension du colonialisme et de l’impérialisme. Gaza, c’est le massacre, le racisme, la dévastation sociale et culturelle. Le cadeau de l’Occident au monde. Mais mieux vaut ne pas le dire. Continuons à faire la fête.

Deuxième hypothèse : La solution n’est pas d’exiger le respect du droit international

Le droit international est un exemple paradigmatique de l’universalisme et du contenu prétendument humanitaire de la culture occidentale. Raison, droit, démocratie. Mais sans armes. La déesse Raison est le fondement du Droit, en tant qu’œuvre du pouvoir démocratique des peuples. Une belle légende.

Le droit international ne tend à être respecté que s’il confirme les intérêts pécuniaires et financiers des colonialistes et impérialistes occidentaux. Sinon, c’est de la poésie et rien d’autre. Le respect du droit suppose une force coercitive ayant le pouvoir de contraindre celui qui le viole. Et les organismes internationaux qui parrainent le droit international ont été intentionnellement conçus pour empêcher l’existence d’une telle force, si l’on veut contraindre l’Occident ou ses proches alliés à se conformer au droit. Arrêtons les mélodies abrutissantes et les légendes pastorales : il n’y a pas de droit international opérationnel pour défendre les faibles et les opprimés par l’Occident.

Troisième hypothèse : Delenda est democratia

La démocratie est morte. Dans certains pays européens, il est interdit de déployer un drapeau palestinien en public. Des militants pro-palestiniens ont été arrêtés et criminalisés dans la plupart des pays d’Europe et aux USA. Les juifs qui montrent leur horreur face au génocide de Gaza sont accusés d’antisémitisme. Les écrivaines palestiniennes sont exclues des manifestations culturelles et les congrès de solidarité avec le peuple gazaoui sont interdits. Dans les médias, tout représentant israélien est autorisé à s’exprimer, même s’il appartient à l’aile d’ultra-droite qui soutient Netanyahou, mais jamais quiconque a quelque chose à voir avec l’une ou l’autre des factions de la résistance palestinienne.

Parler des colonies a toujours été gênant en Occident. La plèbe occidentale, celle qui lutte pour joindre les deux bouts, a une tendance naturelle à se sentir proche des peuples non civilisés que nous avons dévastés et anéantis. Le peuple palestinien continuera d’attendre son père Las Casas. Personne ne se présentera devant les tribunaux pour défendre ces indigènes de la Méditerranée orientale. Et si quelqu’un le fait dans la rue, il risque d’être traité en ennemi de notre droit pénal et taxé d’antisémitisme par ceux qui identifient le judaïsme et le gouvernement de l’ultra-droite la plus radicale.

Quatrième hypothèse : Le racisme est consubstantiel à la domination occidentale

Le racisme est un produit de l’expansion mondiale de l’Occident, fondée sur la traite transatlantique des esclaves pendant des siècles. Dans les textes romains ou grecs classiques, la couleur de la peau n’est pas mentionnée comme marqueur du statut social. On ne parlait pas de “races”. La race est née avec l’esclavage et les colonies. Il fallait identifier les esclaves comme des sous-hommes, comme une “race” différente, pour pouvoir les soumettre sans complexe en parlant de christianisme, d’humanisme ou de libéralisme.

C’est le racisme qui explique que les Ukrainiens sont nos frères, pour lesquels nous serions prêts à succomber dans une guerre nucléaire, et que les Palestiniens sont des basanés qui suscitent chez nous la méfiance et une certaine peur. Le peuple palestinien est un peuple sémite (c’est drôle, non ?), plus foncé, musulman. L’Occident frémit devant les cris sur Youtube d’une jeune fille anglo-saxonne qui a perdu son chien dans un accident, mais ne bronche pas devant le massacre d’enfants à Gaza. Il y a une raison à cela. Et elle s’appelle le racisme.

Cinquième hypothèse : Le génocide est consubstantiel à la domination occidentale

Les Amérindiens, les habitants du Congo belge, les descendants de ceux qui vivaient à Tenochtitlán ou dans les Caraïbes à l’arrivée des Européens le savent. Le génocide est le grand cadeau de l’Occident au monde. Il est pratiqué avec passion et un dévouement inébranlable depuis plus de cinq cents ans.

La domination occidentale a été maintenue depuis lors par une somme variable de meurtres de masse, d’acculturation et de spoliation des survivants. Si le droit international avait un tant soit peu de réalité, sa première tâche serait de calculer les réparations dues pour l’esclavage et le génocide qui ont construit l’Amérique d’aujourd’hui et l’Afrique que nous connaissons. Nous pensions que cela appartenait au passé, jusqu’à ce que nous voyions les bombes à fragmentation commencer à tomber sur la population civile de Gaza.

Sixième hypothèse : Les Palestiniens sont les Juifs de notre génération

Nous, Occidentaux, aimons nous voir avec indulgence, comme des êtres éclairés et démocratiques, animés par l’humanisme de nos philosophes et de nos prêtres. Si vous nous posez la question, nous dirons que nous aurions défendu les Juifs, si nous avions vécu dans l’Allemagne nazie, que nous nous serions engagés contre l’esclavage et que nous aurions dénoncé, même au péril de notre vie, les fours crématoires d’Hitler.

Et pourtant, nous y sommes. Nous regardons l’extrême droite israélienne commettre un génocide sous notre nez éclairé et sophistiqué. Et nous permettons à ceux qui, même en tant que Juifs, s’opposent à l’horreur de ce grand camp de concentration appelé Gaza, d’être accusés d’antisémitisme. Le peuple palestinien a été abandonné par nos politiciens, nos diplomates, nos intellectuels, nos artistes. Seule une partie indispensable de la classe ouvrière et de la jeunesse s’obstine à descendre dans la rue, au risque d’être arrêtée, expulsée de l’université, taxée d’“antisémitisme”. Les nazis n’appelaient pas les juifs et les opposants des “dissidents”, ils les appelaient des “terroristes”, comme l’Occident appelle les Palestiniens qui ne se laissent pas tuer avec résignation.

Septième hypothèse : Ceux qui dirigent le monde sont les nazis de notre époque

La moitié des dirigeants occidentaux applaudissent le meurtre de masse de Netanyahou. L’autre moitié pleure de fausses larmes tout en continuant à faire des affaires avec les génocidaires. Les bébés de Gaza sont les dommages collatéraux de l’impérialisme. Pour ceux qui rédigent les communications publiques des dirigeants éclairés de nos gouvernements, le peuple palestinien est sacrifiable, une “race inférieure” inutile au processus d’accumulation du capital. Certains dirigeants nationaux-socialistes aimaient la musique classique. Il y a des politiciens, des journalistes et des hommes d’affaires européens et usaméricains qui lisent Kant et Zygmund Bauman avant de rencontrer les délégués de Netanyahou.

Huitième hypothèse : Nous devons faire quelque chose

Exiger le respect du droit international de ceux qui l’incarnent aujourd’hui n’est pas une proposition sérieuse. Faire appel à la bonne conscience de l’Occident et à la stature éthique de nos gouvernants n’est pas une proposition sérieuse. La seule proposition sérieuse est de faire quelque chose, comme ceux qui manifestent dans les rues, ceux qui occupent les universités ou ceux qui refusent d’acheminer dans les ports le matériel de guerre destiné à Gaza. Faire quelque chose, comme les Palestiniens qui résistent du mieux qu’ils peuvent, avec dignité et courage. Écrivez, criez, faites la grève. Et comme me l’a dit un militant palestinien il y a quelque temps, la meilleure chose que nous puissions faire pour eux est de pousser au changement ici, en Occident, dans nos pays, afin que le boucher Netanyahou ne trouve plus d’accolades solidaires lorsqu’il se rend en Europe ou aux USA.

Neuvième hypothèse : Cest le moment

Le moment de s’opposer à l’holocauste hitlérien était en 1940. Et de nombreux Espagnols l’ont fait, même les armes à la main, bien que nos gouvernements aient voulu nous le cacher pendant près d’un siècle. De nombreux Espagnols ont combattu dans la Résistance française, sont morts à Mauthausen, ont combattu en Afrique contre l’armée nazie. C’est maintenant qu’il faut s’opposer au génocide de Gaza. Par exemple, le samedi 11 mai. Ce jour-là, une manifestation de solidarité avec la lutte du peuple palestinien aura lieu à Madrid. Elle débutera à 11h30 sur la Plaza de Legazpi. Vous trouverez certainement de nombreuses autres manifestations et activités là où vous vivez ou travaillez.

Rencontrons-nous là-bas.

27/03/2022

HOWARD FRENCH
Esclavage, Empire, mémoire
2 livres sur les véritables origines de la prospérité et de l’unité britanniques

Howard W. French, The New York Review of Books, 7/4/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Howard W. French (1957) est un journaliste, photographe professionnel et écrivain usaméricain. Il a été l’un des premiers correspondants afro-américains du journal The New York Times. Il est professeur à l'école supérieure de journalisme de Columbia. Son dernier livre, Born in Blackness : Africa, Africans, and the Making of the Modern World, 1471 to the Second World War, a été publié l'automne dernier. (Avril 2022)

Pendant près de deux siècles, la Grande-Bretagne a tenté de minimiser l'importance de l'esclavage pour sa prospérité économique.



Livres recensés :

Slave Empire: How Slavery Built Modern Britain
by Padraic X. Scanlan
London: Robinson, 448 pp., £25.00; £12.99 (paper)

Empireland: How Imperialism Has Shaped Modern Britain
by Sathnam Sanghera
London: Viking, 306 pp., £18.99; £9.99 (paper)

Des esclaves travaillant dans la chambre d'ébullition d'une plantation de sucre à Antigua britannique ; gravure de William Clark, 1823. British Library/Granger

En 1833, la Grande-Bretagne a alloué la somme extraordinaire de 20 millions de livres sterling - 40 % des dépenses annuelles du Trésor britannique de l'époque, et l'équivalent aujourd'hui de quelque 3,35 milliards de dollars [= 3 Mds €] - en paiements compensatoires pour rompre définitivement avec l'esclavage. C'était l'année où elle a libéré les personnes asservies dans tout son empire et un quart de siècle après avoir interdit la participation au commerce transatlantique des Africains, qu'elle avait dominé pendant 150 ans. Pendant cette période, elle a expédié trois millions d'esclaves vers les Amériques.

Depuis lors, le pays a tenté de refondre la compréhension historique de la manière dont il a profité du travail forcé de millions d'Africains. On a enseigné aux Britanniques - et beaucoup le croient encore - que l'esclavage n'a jamais été un fondement de la prospérité commerciale de leur pays, mais un boulet qu'il fallait éliminer pour que le capitalisme puisse vraiment s'épanouir. On peut entendre des échos de cette pensée dans les déclarations du Premier ministre Boris Johnson et de sa prédécesseure, Theresa May, selon lesquelles la sortie de l'Union européenne était un moyen pour la Grande-Bretagne de renouer avec ses fières traditions de puissance commerciale mondiale.

Au lieu d'éprouver des remords ou même d'entamer un dialogue sérieux sur leur passé d'esclavagistes et d'exploitants de plantations, les Britanniques ont été encouragés à adopter des messages rassurants sur la liberté. Ces efforts ont commencé au début du XIXe siècle avec la promotion de leur pays comme l'avatar même de la libération des esclaves humains. Un élément central de cette gestion de l'image nationale était l'escadron britannique d'Afrique de l'Ouest, les navires qui balayaient périodiquement les côtes africaines au XIXe siècle, interceptant les commerçants récalcitrants d'êtres humains, qu'ils viennent d'Europe ou des Amériques, et libérant les Africains qu'ils saisissaient. Les Britanniques se régalaient également des récits de la gratitude des anciens esclaves qui avaient été libérés de l'esclavage dans les plantations des Antilles et autorisés à travailler pour eux-mêmes dans le Nouveau Monde pour la première fois.

Qu'y avait-il de mal à une image aussi flatteuse ? Tout d'abord, les généreuses indemnités versées en 1833 ne sont pas allées dans les poches des esclaves, ni même pour les soigner ou les réhabiliter, mais dans celles des anciens propriétaires d'esclaves. Nombre d'entre eux ont augmenté leur fortune en investissant dans les industries émergentes de l'époque, notamment les banques, les actions des chemins de fer, les mines, les usines et, pour certains, le coton américain, qui était alors une nouvelle industrie esclavagiste en plein essor. Soixante-quinze baronnets figurent dans les registres d'indemnisation, ainsi que des dizaines de membres du Parlement.

La légende de l'Escadron d'Afrique de l'Ouest, bien que non négligeable, a été démesurément amplifiée par rapport à son impact réel sur les dernières années obscures du commerce international illicite d'esclaves. Comme l'écrit Padraic X. Scanlan dans Slave Empire : How Slavery Built Modern Britain, son ouvrage révisionniste et vivifiant sur l'ère de la servitude des Noirs et ses conséquences, les histoires populaires sur cette force d'interdiction portaient des sous-titres tels que « Les navires qui ont arrêté la traite des esclaves ». Mais en réalité, elle n'a rien fait de tel. Plus de 2,6 millions d'Africains réduits en esclavage ont traversé l'Atlantique après 1810, date à laquelle les patrouilles britanniques, toujours peu nombreuses, ont commencé : « L'escadron était plus utile en tant que force de combat pour intimider et détruire les royaumes et les chefferies de la côte ouest-africaine qui défiaient les exigences britanniques ».

Et que sont devenus les esclaves qui ont été libérés de leurs chaînes lorsque l'abolition totale a finalement eu lieu ? Selon Scanlan, ils recevaient des salaires bien trop bas pour leur permettre d'acheter leurs propres terres, et devaient donc continuer à produire du sucre et du café, du coton et de l'indigo pour d'autres dans des conditions difficiles dans les Caraïbes. En fait, soutient-il, c'était le but recherché depuis le début. Même parmi les abolitionnistes anglais les plus progressistes, nombreux étaient ceux qui pensaient que la meilleure issue de cette nouvelle ère de liberté nominale pour les Noirs autrefois asservis serait qu'ils travaillent indéfiniment sous la tutelle de riches propriétaires de plantations blancs dont le confort et la prospérité britanniques exigeaient les marchandises.

07/01/2022

RHIAN GRAHAM
Je suis l'une des quatre déboulonneur·es de la statue de Colston à Bristol. Notre victoire a rapproché la nation de la justice raciale

Rhian Graham, The Guardian, 6/1/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Rhian Graham est régisseure et animatrice de spectacles de cirque. Elle fait partie des quatre personnes qui ont été jugées pour le déboulonnage du négrier Edward Colston à Bristol.

 On nous a accusés d'effacer l'histoire, mais c'est impossible. Tout ce que nous avons fait, c'est d'éclairer des endroits où les gens ne veulent pas que la lumière brille.

 

« Il ne s'agit pas du tout de statues en général : il s'agit de cette statue, dans cette ville, à ce moment précis ». Le socle de la statue déboulonnée d'Edward Colston, Bristol, 6 janvier 2022. Photo : Martin Godwin/The Guardian

Le 7 juin 2020, je faisais partie d'un groupe de manifestants qui ont mis à bas une statue du marchand d'esclaves Edward Colston et l'ont jetée dans le port de Bristol. Je n'ai jamais senti et ne sentirai jamais que ce que nous avons fait était mal, et je n'ai jamais pensé que j'étais une criminel.le Mais c'est une belle chose qu'un jury ait examiné toutes les preuves et soit arrivé à la même conclusion.

J'ai eu un bon pressentiment tout au long du procès, mais j'ai dû me préparer aux deux issues - cela aurait pu aller dans un sens ou dans l’autre. Notre défense reposait sur l'argument selon lequel nous avions effectivement renversé la statue lors d'une manifestation « Black Lives Matter », mais qu'étant donné le rôle de Colston dans la Royal African Company, qui a réduit des dizaines de milliers de personnes en esclavage et a été responsable de la mort d'environ 19 000 personnes, il ne s'agissait pas de dégâts criminels.

De gauche à droite, Sage Willoughby, Jake Skuse, Milo Ponsford et Rhian Graham devant la Bristol Crown Court, le 5 janvier 2022.