La députée
palestinienne Khalida Jarrar* a été de nouveau arrêtée après le déclenchement
de la guerre et est emprisonnée depuis lors sans inculpation. Elle est
maintenant totalement isolée, dans des conditions inhumaines.
Ghassan
Jarrar, le mari de Khalida, chez lui à Ramallah cette semaine. Il est très
inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout défenseur des droits humains
en Israël et ailleurs. Photo Moti Milrod
Après avoir
été emprisonnée lors des arrestations massives de Palestiniens de Cisjordanie
par Israël quelques mois après le déclenchement de la guerre à Gaza, Khalida
Jarrar a reçu l’ordre de rester derrière les barreaux pendant encore six mois,
toujours en détention administrative - sans inculpation et sans procès.
La prisonnière
politique palestinienne n° 1 - dont Israël
affirme qu’ elle est membre de la direction politique du Front populaire de
libération de la Palestine, qu’il considère comme un groupe terroriste - a été
enlevée à son domicile il y a huit mois et est incarcérée depuis lors. Jusqu’à
il y a deux semaines et demie, elle était détenue avec d’autres prisonnières de
sécurité dans la prison de Damon, sur le mont Carmel, à l’extérieur de Haïfa.
Puis, soudainement, sans aucune explication, elle a été transférée à Neve
Tirza, une prison pour femmes dans le centre d’Israël, jetée dans une minuscule
cellule de 2,5 x 1,5 mètres et laissée dans un isolement total 24 heures sur
24, 7 jours sur 7.
Sa cellule n’a
pas de fenêtre. Il n’y a pas d’air, pas de ventilateur, seulement un lit en
béton et un mince matelas, ainsi que des toilettes, sans eau la plupart du
temps. Cette semaine, elle a dit à son avocat que pour respirer un peu, elle s’allongeait
sur le sol et essayait d’aspirer un peu d’air par la fente située sous la porte
de la cellule. Elle ne boit pas beaucoup, afin d’éviter d’avoir à utiliser les
toilettes, qui dégagent une odeur nauséabonde.
C’est ainsi
qu’Israël détient ses prisonniers politiques : sans inculpation ni procès, dans
des conditions inhumaines qui sont illégales, même selon les décisions de la
Haute Cour de justice (comme celles relatives à la surpopulation des cellules,
que les autorités pénitentiaires ignorent).
Jarrar
célèbre sa libération après 14 mois d’emprisonnement, en 2016. Photo Majdi
Mohammed / AP
Parfois, la
féministe et militante politique de 61 ans appelle pendant des heures un garde
pour qu’il l’assiste - Jarrar est malade et prend des médicaments - sans aucune
réponse. Lorsque j’ai demandé à son mari, Ghassan, cette semaine, ce qu’il
pensait qu’elle faisait pendant toutes ces heures d’isolement inhumain, il s’est
tu et ses yeux sont devenus humides. Khalida et Ghassan ont une longue
expérience de l’incarcération : lui a passé une dizaine d’années de sa vie en
prison, elle environ six. Mais son emprisonnement actuel est sans aucun doute
le plus dur et le plus difficile de tous, sous la poigne de fer de l’administration
pénitentiaire israélienne d’Itamar Ben-Gvir.
Elle est
imprégnée de souffrance : au cours de chacune de ses précédentes incarcérations
- toutes sauf une étant également des détentions administratives - un proche
parent est décédé, et Israël l’a empêchée de participer aux funérailles ou aux
rituels de deuil. En 2015, lorsque son père est décédé, elle était en détention
; en 2018, lorsque sa mère est décédée, elle était en détention ; en 2021, l’une
de ses deux filles, Suha, est décédée à l’âge de 31 ans, et même dans ce cas,
Israël a été dur et a refusé
d’autoriser la mère endeuillée à assister à l’enterrement. Khalida Jarrar a
été libérée trois mois après la mort de sa fille et s’est rendue directement de
la prison de Damon à la tombe de Suha. « Vous pensez que nous n’avons pas de
sentiments », m’a-t-elle dit à l’époque.[Libérée d’une prison israélienne, Khalida Jarrar fait le deuil de sa fille mais ne va pas cesser de batailler contre l'occupation]
Et maintenant, pendant sa détention
actuelle, son neveu, Wadia, qui a grandi chez elle comme un fils, est mort d’un
arrêt cardiaque à l’âge de 29 ans.
Les
catastrophes qui ont frappé Khalida dépassent l’entendement : les tragédies se
succèdent et elle y fait face héroïquement, du moins en apparence ; elle est
derrière les barreaux pour la cinquième fois de sa vie et pour la quatrième
fois depuis 2015. Le fait que, à l’exception d’un cas, elle n’ait jamais été
condamnée pour quoi que ce soit (et même cette seule condamnation était pour un
délit politique, « appartenance à une association illégale », et non pour avoir
commis des actes de terrorisme ou de violence), sans qu’Israël n’ait jamais
présenté la moindre preuve contre elle lors d’un procès - cela devrait choquer
toute personne en Israël ou à l’étranger qui croit en la démocratie. À cinq
reprises, Haaretz a demandé sa libération dans des éditoriaux, mais en
vain.
Jarrar, qui
s’oppose au régime, au régime d’occupation, est membre du Conseil législatif
palestinien, qui ne fonctionne pas actuellement, mais cela devrait lui conférer
l’immunité parlementaire. Elle est prisonnière de conscience en Israël. Lorsque
nous parlons de prisonniers d’opinion au Myanmar, en Russie, en Iran ou en
Syrie, nous ne devons pas non plus oublier Jarrar. Lorsque nous parlons d’Israël
en tant que démocratie, nous avons l’obligation de nous souvenir de Jarrar.
La
dernière fois que nous avons visité la belle maison en pierre des Jarrar dans
le centre de Ramallah, c’était après sa libération de sa précédente peine de
prison, directement dans la période de deuil de la mort de Suha. C’est à cette
occasion qu’elle a vécu son retour de prison le plus douloureux. La Jeep rouge
neuve que son mari lui avait achetée deux ans plus tôt et qu’elle avait à peine
réussi à conduire avant d’être arrêtée était garée en contrebas.
Cette
semaine, la Jeep rouge est restée silencieuse dans l’allée. Mais la maison est
plus vide et plus triste que jamais : Suha est morte, Khalida est en prison et
l’autre fille, Yafa, l’aînée du couple, vit à Ottawa avec son mari canadien et
leur fille de deux ans, qu’ils ont appelée Suha en mémoire de sa tante. Seuls
Ajawi (datte mûre) et Asal (miel), deux chats roux, errent encore ici.
Khalida
Jarrar tient une photo de sa fille Suha, décédée alors qu’elle était
emprisonnée en Israël, en 2019. Elle a appris sa mort par la radio. Photo Alex
Levac
Un
cerf-volant a volé cette semaine dans le ciel de Ramallah, bien au-dessus des
lugubres embouteillages autour du point
de contrôle de Qalandiyah. De l’autre côté de la fenêtre de la maison des
Jarrar, le bruit des hélicoptères se fait soudain entendre : Le président
palestinien Mahmoud Abbas revient apparemment après une nouvelle mission
diplomatique - la Jordanie lui a fourni deux hélicoptères.
Il y a deux
mois, Ghassan a fermé son usine de Beit Furiq, au sud-est de Naplouse, qui
fabriquait des animaux en peluche. L’épreuve des points de contrôle à l’aller
et au retour - Beit Furiq est verrouillée par les autorités israéliennes depuis
le début de la guerre de Gaza - et la situation économique, dans laquelle les
jouets captivants et colorés fabriqués à partir d’une fourrure synthétique
spectaculaire n’ont aucune chance, l’ont contraint à fermer son entreprise. De
nombreux Palestiniens ont subi le même sort en Cisjordanie, où les revenus se
sont taris parce que les travailleurs ne sont plus autorisés à entrer en
Israël.
Ghassan, 65
ans, est actuellement membre du conseil municipal de Ramallah, à la tête d’une
faction indépendante de quatre personnes. Depuis l’enlèvement le plus récent de
Khalida à leur domicile, il s’est lancé dans un régime sportif vigoureux,
courant 10 kilomètres par jour et nageant.
Les
ravisseurs sont arrivés le 26 décembre 2023 à 5 heures du matin, forçant
discrètement la porte d’entrée en fer et faisant irruption dans la chambre à
coucher au deuxième étage. Ghassan, qui dormait profondément et n’a rien
entendu au début, a été réveillé en sursaut par des coups de crosse et des
coups de poing au visage donnés par des soldats, dont certains étaient masqués.
Il se souvient avoir instinctivement essayé de protéger son visage, sans
comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’il entende l’un des soldats dire :
« Il a essayé d’attraper l’arme ». Ghassan s’est réveillé brusquement. Il a
entendu les fusils être armés et a senti les rayons laser rouges de leurs
viseurs passer sur son visage. C’est l’instant où il a le plus frôlé la mort,
dit-il. Il a immédiatement levé les mains en signe de reddition et a sauvé sa
vie.
Les soldats
n’ont pas fait de mal à Khalida. On lui a ordonné de s’habiller, de prendre
quelques vêtements et ses médicaments, et de descendre avec les soldats. Là,
dans l’allée, elle a été menottée et on lui a bandé les yeux. Les ravisseurs n’ont
rien dit sur les raisons de sa détention et sur le lieu où elle était emmenée.
Elle a été
placée en détention administrative pendant six mois sans subir d’interrogatoire.
Le 24 juin, cette détention a été prolongée de six mois, comme d’habitude, sans
inculpation ni explication. Les conditions de détention à la prison de Damon
sont pires que celles de la prison de Hasharon, près de Netanya, où elle avait
été incarcérée la fois précédente. En outre, depuis le début de la guerre, la
situation des prisonniers de sécurité s’est considérablement aggravée grâce au
duo sadique formé par le ministre de la sécurité nationale Ben-Gvir et son chef
de cabinet et laquais, Chanamel Dorfman.
À Damon, il
y avait entre 73 et 91 prisonnières et détenues palestiniennes lorsque Khalida
s’y trouvait, rapporte Ghassan, qui ajoute qu’elle s’y est montrée plus
prudente et n’a pas essayé de jouer le rôle de cheffe de ses codétenues, comme
elle l’avait fait auparavant. Depuis décembre, bien sûr, son mari ne l’a pas
rencontrée et ne lui a même pas parlé - toutes les visites aux prisonniers
palestiniens ont été interrompues par Ben-Gvir. En 2021, Khalida a appris la
mort de sa fille par la radio, mais aujourd’hui, il n’y a ni radio, ni
bouilloire électrique, ni plaque chauffante, ni aucun autre appareil
susceptible d’améliorer son sort. Rien non plus ne peut être acheté dans les
cantines des prisons de l’ère Ben-Gvir.
Le 13 août,
un avocat qui avait rendu visite à une autre détenue a signalé que Khalida n’était
plus à Damon. Naturellement, personne au sein de l’administration pénitentiaire
israélienne n’a pensé à en informer la famille, qui a immédiatement entrepris
des démarches fiévreuses pour savoir où elle se trouvait. L’avocate de la
famille, Hiba Masalha, a contacté le conseiller juridique de l’administration
pénitentiaire, mais n’a pas obtenu de réponse. Finalement, on lui a dit à Damon
que Khalida avait été transférée à Neve Tirza. Aucune autre information n’a été
communiquée.
Pour autant
que l’on sache, il n’y a pas d’autres prisonniers de sécurité à Neve Tirza. Ses
détenus criminels pourraient représenter un danger pour une prisonnière de
sécurité palestinienne comme Khalida, mais elle a été immédiatement placée en
isolement. Personne n’a expliqué à son avocat les raisons de son isolement ni
sa durée. Pour une femme de plus de 60 ans en mauvaise santé, il s’agit en
effet de conditions inhumaines.
Le 20 août, l’association
palestinienne Addameer de soutien aux prisonniers, a envoyé une lettre urgente
aux chefs de toutes les missions diplomatiques à Ramallah et à Jérusalem,
décrivant le sort de cette femme connue dans le monde entier comme une
prisonnière d’opinion.
La semaine
dernière, le directeur de la prison a informé Khalida qu’elle avait droit à une
promenade quotidienne de 45 minutes dans la cour de la prison, seule. Depuis,
elle n’est sortie que deux fois pour des promenades encore plus courtes que
celles d’un chien. Mais ce privilège lui a été retiré cette semaine. Masalha
lui a rendu visite et Khalida lui a dit qu’elle n’avait ni brosse à dents, ni
dentifrice, ni brosse à cheveux, ni aucune sorte de pantoufles. Ghassan s’inquiète
de ce qui se passera si elle s’évanouit à cause du diabète et d’autres maladies
dont elle souffre, car les gardiens ne répondent pas à ses appels.
Haaretz a envoyé cette semaine
les questions suivantes à l’administration pénitentiaire : Pourquoi Jarrar
a-t-elle été transférée à Neve Tirza ? Pourquoi a-t-elle été placée en
isolement total ? Pourquoi la permission de faire des promenades quotidiennes
a-t-elle été annulée ? Pourquoi ne lui a-t-on pas fourni les produits de
première nécessité ?
La réponse à
toutes ces questions a été la suivante : « L’IPS [Service pénitentiaire
israélien] fonctionne conformément à la loi, sous le contrôle strict de
nombreux fonctionnaires de surveillance. Chaque prisonnier et détenu a le droit
de déposer des plaintes de la manière prévue et leurs allégations seront
examinées ».
Entre-temps,
Ghassan Jarrar est très inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout
défenseur des droits humains en Israël et ailleurs. Selon l’organisation
israélienne de défense des droits humains B’Tselem, une soixantaine de détenus
palestiniens sont déjà morts ou ont été tués dans les prisons israéliennes
depuis le début de la guerre, soit bien plus que le total des 20 années d’existence
de la tristement célèbre prison militaire de Guantanamo.
Cette
semaine, Khalida n’avait qu’une seule demande à faire à son avocat : veiller à
ce qu’elle puisse respirer. « Il n’y a pas d’air, je suffoque », a-t-elle
déclaré à Masalha cette semaine, d’une voix étranglée.
NdT
*Khalida
Jarrar (1963) est une des 3 député·es du Bloc Abu Ali Mustapha (FPLP ) au
Conseil Législatif Palestinien (le parlement de Ramallah) depuis 2006. Arrêtée
à plusieurs reprises depuis 1989, elle a purgé des peines de prison en
2015-2016 et 2017-2019. Féministe, elle a aussi fait partie de la direction d’Addameer,
association de soutien aux prisonniers et pour les droits humains. Elle a été
interdite de voyages à l’étranger par Israël depuis le début de ce siècle.
En tant que chef de la division des renseignements de l’administration
pénitentiaire israélienne [SHABAS, Sherut Batei HaSohar/Idārat al-Sujūn
al-Isrā’īlīyyah/Israel Prison Service], Yuval Bitton a connu de près le
chef du Hamas, Yahya Sinwar, dont l’organisation a assassiné le neveu de Yuval
Bitton le 7 octobre.
Yuval Bitton. Photo Eliyahu
Hershkovitz
Veuillez vous présenter.
Je suis père de trois enfants et je donne des conférences publiques sur le Hamas. Il y a deux
ans, j’ai pris ma retraite de l’administration pénitentiaire israélienne, où j’avais
commencé en 1996 comme dentiste.
Vous avez terminé votre carrière à la tête de la
division “Renseignement” du service.
J’ai suivi un cours pour officiers de renseignement et j’ai servi en tant
que tel à la prison de Ketziot* [au sud-ouest de
Be’er Sheva], puis j’ai gravi les échelons jusqu’à ce que j’atteigne le sommet
de la pyramide.
En préparant cette interview, j’ai trouvé un article
datant de 2005 dans lequel vous expliquiez les différences entre les dents des
prisonniers affiliés au Fatah et celles des prisonniers membres du Hamas.
Les dents des détenus du Fatah sont en mauvais état, tandis que les
prisonniers du Hamas conservent hygiène et pureté. Leur mode de vie est
religieux. Ascétique. Avec une discipline rigide. Ils prient cinq fois par
jour, ne touchent pas aux sucreries, ne fument pas. Au Hamas, on ne fume pas.
Vous voyez un prisonnier de 50 ans qui ne présente aucun signe de maladie. Pas
de carie dentaire. Je lui dis : « Vous êtes du Hamas ? » Ils me
disaient : « Oui, comment le savez-vous ? » « Par les dents »,
répondais-je. Une idée très simple. Tout a un sens - c’est la même chose pour
leur mode de vie, par exemple. À 21 heures, il y a une extinction totale des
feux dans les ailes Hamas de la prison ; dans les ailes Fatah, ils regardent la
télévision toute la nuit.
À l’époque, vous étiez un dentiste curieux, doté de
bonnes capacités de diagnostic. Comment avez-vous fini par devenir officier de
renseignement ?
Je connaissais un agent des services de renseignement qui traînait souvent
dans la clinique, qui est censée être un endroit sûr pour les prisonniers. Ils
s’y sentent libres de parler, car leurs organisations ne les surveillent pas et
ne les écoutent pas. Il a vu que je leur parlais tout le temps et que je lui
faisais part de toutes sortes d’idées que j’avais sur eux. Il s’est rendu
compte que je pouvais servir de plateforme pour recruter des sources et m’a
suggéré de rejoindre la division du renseignement du service pénitentiaire.
Vous savez, lorsque j’ai commencé à travailler au service, des milliers de
prisonniers avaient déjà été libérés dans le cadre des accords d’Oslo. Qui
était encore incarcéré ? Environ 800 détenus. Il y avait les éléments les plus
durs du Hamas et du Jihad islamique, et 200 autres prisonniers du Fatah qui
avaient du “sang sur les mains”. Lorsque je suis arrivé à la prison de Nafha [dans le
Néguev], en tant que dentiste, tous les dirigeants du Hamas étaient emprisonnés
: [Yahya] Sinwar, son bras
droit Rawhi Mushtaha, Tawfiq Abu Naim, le chef des services de sécurité, Ali
al-Amoudi, le directeur de la communication du Hamas et le directeur du bureau
de Sinwar. Et comme j’avais aussi travaillé deux fois par semaine dans une
prison pour criminels de droit commun, j’ai compris que le comportement que j’ai
vu à Nafha [parmi les prisonniers de sécurité] était très inhabituel.
De quelle manière ?
La discipline y était d’un niveau insensé. Il y a une direction et c’est
elle qui décide de tout. Il n’y a pas de prisonnier qui fait ce qu’il veut.
Dans les années 1990, il n’y avait toujours pas de
séparation dans les prisons entre les membres du Hamas et ceux du Fatah.
Jusqu’en 2007, les deux organisations avaient une direction commune, avec
une répartition ordonnée des tâches. Je regardais autour de moi et je me
rendais compte que non seulement cette “entreprise” était gérée comme une
organisation militaire à tous égards, mais qu’ils avaient simplement copié
leurs modèles de l’extérieur, avec la même structure complexe impliquée dans l’élection
des dirigeants, les mêmes postes, mais derrière des barreaux. Il y avait le
chef du bureau politique du Hamas - en prison. J’étais fasciné.
Une sorte de microcosme de l’organisation en prison.
Un bateau dans une bouteille. Mais il existe des hiérarchies et des
organisations [parmi les détenus] dans tous les centres de détention.
C’est vrai, mais parmi les prisonniers criminels, j’ai vu un comportement
complètement différent. À l’époque, il n’y avait pas de familles criminelles
avec de soi-disant soldats et une infrastructure économique. Il y avait des
prisonniers importants, comme Herzl Avitan, par exemple, mais il n’y avait pas
de gangs à proprement parler. Les détenus d’une prison de sécurité sont
également différents. Ce ne sont pas des violeurs et des voleurs.
Prisonniers libérés dans le cadre de l'accord Shalit,
en 2011. « Le Hamas de Gaza est très influencé par les Frères musulmans
extrémistes d'Égypte ; le Hamas de Cisjordanie est affilié aux Frères musulmans
de Jordanie. Ils sont plus pragmatiques ». Photo Tal Cohen
Ce sont des personnes qui ont des ambitions
politiques, qui ont des fondations idéologiques.
Les prisonniers du Fatah de cette époque étaient en fait les fondateurs de
l’organisation ; ils étaient incarcérés depuis les années 1980. Il s’agissait
de personnes dotées d’une idéologie solide. Il en va de même pour les détenus
du Hamas : ce sont eux qui ont créé le Hamas, qui à l’époque était déjà le
Hamas responsable des attentats suicides.
Le Hamas, qui n’est plus l’organisation qui s’occupe
des problématiques de charité, de veuves et d’orphelins.
Ce n’était pas l’organisation à vocation sociale, pour ainsi dire, qu’Israël
souhaitait cultiver dans les années 1980 en tant qu’entité susceptible de
constituer une menace pour le Fatah. C’était déjà une organisation militaire à
l’époque. Le Hamas a toujours été une faction des Frères musulmans. Ils se sont
fixé des objectifs islamistes : anéantir l’État d’Israël, libérer les terres
musulmanes sacrées. Les Israéliens n’ont pas compris : pour eux, le Hamas et le
Fatah, c’était la même chose.
J’aimerais que nous évitions la sagesse rétrospective,
si possible. Maintenez-vous ce que vous dites ? Que vous pensiez, en tant que
dentiste de prison, que le Hamas représentait un danger pour l’existence même d’Israël
il y a déjà 30 ans ?
Je maintiens. Donc, oui, déjà à l’époque. En tant que dentiste. Le Fatah
parlait des frontières de 1967, de l’occupation, du peuple palestinien. Pour
moi, les détenus du Hamas disaient : « Il n’y a ni 1967 ni 1948. Il n’y a
pas de frontières et il n’y a rien à dire. Vous êtes sur une terre waqf [inaliénable], une terre
sacrée musulmane, et vous n’avez rien à faire ici ». Lorsque je suis
devenu officier de renseignement, j’ai utilisé l’idée que le Hamas et le Fatah
appartenaient à deux mondes différents. Cela n’a été compris de l’extérieur qu’en
2007.
Après la prise de contrôle terrifiante de la bande de
Gaza par le Hamas, après que les membres du Fatah ont vu leurs concitoyens se
faire jeter des immeubles.
Les membres du Fatah n’ont pas compris ce qui était sur le point de se
produire. De leur point de vue, le Hamas était leur frère dans la résistance.
Ils pensaient qu’ils affrontaient Israël ensemble ; ils n’avaient jamais
imaginé que le Hamas était capable de massacrer leurs gens.
Jusqu’à ce que le Hamas fasse exactement cela, ce que
nous connaissons bien.
Nous [les Israéliens] avons été pris par surprise par l’horrible désastre
du 7 octobre. Je suis certain que les membres du Fatah n’ont pas été surpris.
Ils avaient déjà vu ce qui se passait - ils avaient déjà vu comment les gens
étaient jetés du toit, sans la moindre pitié. Ils [le Hamas] ont attaché des
militants du Fatah, encore vivants, à des voitures et les ont traînés dans les rues
jusqu’à ce qu’ils meurent. Du point de vue du Hamas, les membres du Fatah ne
sont pas leurs frères. Et s’ils sont aussi musulmans ? Ils sont un obstacle sur
la route qui mène à l’objectif : un État régi par la charia.
Après ces événements, le Fatah a compris. Leurs dirigeants en prison sont
venus nous voir [à l’administration pénitentiaire] et nous ont dit : « Si
vous ne les faites pas sortir de nos cellules - maintenant - nous les
massacrerons tous ». De nombreux détenus, dont les familles et les amis
avaient été massacrés, voulaient se venger. Le Fatah a compris que le Hamas
avait un autre objectif.
Un programme islamiste.
Islamiste, pas nationaliste. Ce clivage persiste encore aujourd’hui. Nous l’avons
également vu dans le comportement du Fatah en Cisjordanie. Ils ont compris qu’ils
ne seraient pas en mesure d’écraser le Hamas là-bas, que les mêmes choses se
reproduiraient. Ils ont compris que leur grand ennemi était le Hamas, pas
Israël. Ils ont changé de cap. Je vous dis que lorsque j’ai parlé avec d’importants
dirigeants du Fatah à l’époque, en prison, ils m’ont dit : « Le Hamas vous
fera ce qu’il nous a fait. Vous cultivez le Hamas, vous injectez de l’argent à
Gaza, vous humiliez le Fatah, mais en fin de compte, ils vous feront ce qu’ils
nous ont fait ».
Vous avez passé de nombreuses heures avec Sinwar.
Parlez-moi de votre relation avec lui. Quand l’avez-vous rencontré pour la
première fois ?
Nous avons passé de nombreuses heures ensemble. La première rencontre a eu
lieu alors que j’étais encore dentiste. En 2004, lorsque les renseignements m’ont
paru plus clairs, je le voyais déjà différemment. Je voyais sa domination en
tant que chef du Hamas à Gaza et la rivalité acharnée entre le
Hamas-Cisjordanie et le Hamas-Gaza. Le Hamas-Gaza est très influencé par les
Frères musulmans extrémistes d’Égypte ; le Hamas-Cisjordanie est affilié aux
Frères musulmans de Jordanie. Ces derniers coexistent avec le roi Abdallah et
[dans le passé avec] le roi Hussein. Ils sont plus pragmatiques.
Quelle forme ont pris les différences entre eux ? Comment
les avez-vous perçues en temps réel ?
Par exemple, lorsque j’ai essayé de faire avancer l’accord Shalit [en 2011,
pour le retour du soldat israélien Gilad Shalit, enlevé par le Hamas à Gaza en
2006, en échange de 1 026 prisonniers palestiniens] depuis l’intérieur de la
prison, Israël n’était prêt à libérer que les prisonniers arrêtés avant l’Intifada
d’Al-Aqsa - en d’autres termes, toute personne placée en détention après 2000 n’était
pas incluse dans la liste de ceux qui seraient libérés. Mais comment pense un
Hamasnik de Gaza, et pas seulement Sinwar, d’ailleurs ? « Non, je veux
tout ». Il n’y a pas de pragmatisme. Il veut que les principaux
prisonniers du Hamas soient libérés, comme Abdullah Barghouti, l’ingénieur en
explosifs à l’origine des attentats de Sbarro, Café Hillel, Moment et Apropos
[restaurants et cafés de Jérusalem et Tel-Aviv attaqués par des terroristes],
qui a été condamné à dix peines de prison à perpétuité. Ou encore Abbas
al-Sayed, responsable de l’attentat terroriste du Park Hotel [à Netanya, en
2002, dans lequel 30 personnes ont été tuées].
Sinwar (à gauche) en prison. « Je n'ai rien à
attendre de lui. Il ne me doit rien. Les responsables du retour de Tamir et des
autres otages sont le gouvernement et la personne qui le dirige ». Photo Channel
12 News
Sinwar lui-même a été libéré dans le cadre de l’accord
Shalit : il avait assassiné des Palestiniens [soupçonnés de collaborer avec
Israël], et non des Juifs, de sorte qu’il n’avait techniquement pas de “sang
sur les mains”.
C’est une décision que je peux comprendre sur le plan moral, mais lorsqu’il
s’agit du niveau de danger ? C’est un signe d’ignorance totale. Il est dix fois
plus dangereux que quiconque a du “sang sur les mains”. Sinwar, Tawfiq Abu
Naim, Rawhi Mushtaha - ils n’ont pas de sang [israélien] sur les mains, et ils
sont les dirigeants du Hamas aujourd’hui.
À l’époque, vous êtes-vous opposé à la libération de
Sinwar ?
Bien sûr.
Qu’avez-vous dit, et à qui ?
Vous devez comprendre : le Shin Bet [service de sécurité] n’a même pas
demandé l’avis du service pénitentiaire ; il ne l’a pas inclus. Je faisais
partie de l’équipe de Haggai Hadas [l’équipe de négociation de l’accord
Shalit], j’ai donc pu faire connaître mon point de vue, mais il n’y a pas eu de
discussion au cours de laquelle les représentants des services pénitentiaires
ont participé activement à la prise de décision sur les noms [des personnes
devant être libérées]. Je ne comprends pas pourquoi. Sinwar était détenu en
Israël depuis 1988. Qui savait ce qui s’était passé et ce qui se passait avec
lui jusqu’à sa libération, ce qu’il faisait ? Seule l’administration
pénitentiaire le savait.
Alors, vous êtes restés assis à la maison et vous avez
gardé le silence ? N’avez-vous pas essayé de faire du grabuge ? D’approcher les
décideurs politiques ?
Je n’ai pas pu les atteindre - ils ne communiquent pas avec le personnel de
l’administration pénitentiaire. J’ai fait ce que j’ai pu là où j’ai pu, avec
les services de renseignement militaire des forces de défense israéliennes et
le Shin Bet. À l’époque, j’étais une personnalité relativement modeste. C’est
ce qui me frustre le plus aujourd’hui. Je suis certain que si j’avais été à la
tête de la division du renseignement à l’époque, je n’aurais tout simplement
pas permis la libération de Sinwar. J’ai fait entendre ma voix, mais cela n’a
eu aucun effet. AMAN [renseignements militaires] et Tsahal ne
surveillent pas les prisonniers qu’ils ont placés en détention 22 ans plus tôt.
Ce n’est pas leur travail. Ils s’occupent de ce qui se passe sur le terrain. Le
fait est que la libération de ces prisonniers affecte les opérations d’AMAN et
du Shin Bet sur le terrain.
Et ils ne le savent pas ? Ils doivent le savoir.
Nous aimerions penser qu’une personne qui s’est éloignée de son territoire
pendant 22 ans perd son influence. Mais ce n’est tout simplement pas vrai. C’est
exactement ce que nous ne comprenons pas. Ils ne disparaissent pas en prison.
Ce n’est pas comme un détenu criminel qui sort après 20 ans et qui n’a personne
à qui parler. C’est dans les centres de sécurité que ceux qui veulent devenir
des leaders forment leur leadership. En prison, ils interagissent avec les
personnalités de haut rang, avec ceux que l’organisation considère comme des
personnes d’envergure.
La prison en tant qu’institut de leadership.
Tout à fait. Et une autre question cruciale que nous, Israéliens, oublions
est que, de leur point de vue, ceux qui ont payé le prix d’une peine d’emprisonnement
ont une valeur ajoutée.
Et plus la durée est longue, plus la valeur est
élevée.
Bien sûr. Pensez à Sinwar, qui quitte la prison après avoir orchestré les
arrangements pour l’accord [Shalit], ayant établi son statut de leader, alors
que d’autres membres de la direction, [Ismail] Haniyeh et [Mahmoud] al-Zahar, n’ont
jamais vu l’intérieur d’une prison. Comparé à eux, il est un héros. À propos, j’étais
également opposé à la libération de [Saleh] Al-Arouri [une haute personnalité
du Hamas libérée en 2007 et tuée dans une attaque de drone des FDI au Liban en
janvier dernier]. J’ai discuté avec le Shin Bet, je leur ai dit de ne pas l’expulser,
qu’il ne resterait pas tranquille. Qu’il enverrait des tentacules de pieuvre
partout et qu’il dirigerait l’organisation à distance. C’est bien sûr ce qui s’est
passé et ce qu’il a fait, avec l’aide du groupe qu’il a rassemblé autour de lui
en prison. Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement intelligent pour s’en
rendre compte.
Qu’avez-vous vu en Arouri ?
J’ai vu une personne dont l’autorité était respectée par des milliers de
prisonniers du Hamas, dont la parole faisait loi. Il avait d’incroyables
capacités de persuasion. Il n’utilisait pas la force, mais seulement sa
personnalité. Il pouvait rendre une salle silencieuse d’un simple regard. Il
était tellement charismatique, bien plus charismatique que Sinwar.
Sinwar après sa libération de
prison dans le cadre de l'accord Shalit en 2011. Photo MOHAMMED SALEM/Reuters
On dirait que vous l’aimiez bien.
Regardez...
Je vais reformuler. Son charisme a-t-il également
fonctionné sur vous ?
Non. Parce que je savais très bien ce qui se cachait derrière ce charisme.
La ténacité des idées. La ténacité de l’objectif. Lorsque j’ai terminé mon
mandat à la tête de la division des renseignements, ils [les prisonniers du
Hamas] étaient heureux de me voir partir, ils savaient que j’étais une menace
pour eux, simplement parce que je les connaissais. Je vais vous donner un
exemple. En 2010, Sinwar voulait faire sortir deux détenus qui avaient été
placés en isolement. Il a décidé d’organiser une grève de la faim de 1 600
prisonniers, des attentats terroristes et d’embraser toute la Cisjordanie. Je
lui ai tendu une embuscade. J’ai fait venir deux dirigeants du Hamas de
Cisjordanie - qui ne faisaient pas partie de son groupe de Gaza. Ils lui ont
dit : « Non, pour deux prisonniers, nous ne lancerons pas une telle guerre
avec l’administration pénitentiaire. Pour qui tu te prends ? Tu ne décides pas
tout seul ». J’ai créé des frictions. Une confrontation. Un face à face.
En d’autres termes, vous avez réellement généré de l’intelligence
? Activement, je veux dire. Vous avez créé une réalité.
Le renseignement pénitentiaire est le seul type de renseignement qui soit
préventif. En d’autres termes, vous façonnez également l’image du
renseignement, car vous les contrôlez [les prisonniers]. Vous décidez où ils
seront et ce qu’ils feront. Ils [les Palestiniens] sont très tribaux. Par
exemple, les prisonniers du Fatah originaires d’Hébron seront fidèles à un
dirigeant d’Hébron. Il en va de même pour Naplouse, Ramallah, Toulkarem, etc.
Et parmi tous ces groupes, il y a aussi des différences culturelles et
psychologiques.
Non seulement entre le Hamas et le Fatah, mais aussi
au sein des organisations elles-mêmes.
Oui, les prisonniers d’Hébron sont différents de ceux de Naplouse. Nous l’avons
également constaté lorsque nous avons délibérément organisé des rencontres
entre eux. Les choses ont explosé. Des guerres ouvertes ont éclaté entre eux.
Les luttes de pouvoir de ce type sont excellentes pour nous. Elles aident le
personnel des services de renseignement, car chaque camp veut que vous soyez de
son côté. Nous en sommes arrivés à une situation où les détenus du Fatah
eux-mêmes ont demandé à être séparés des prisonniers du Hamas. Je me suis tenu
à l’écart et je me suis réjoui. Ils s’en sont pris les uns aux autres, mais ont
cessé d’attaquer les gardiens. C’était une bonne chose pour moi. Laissons-les s’occuper
d’eux-mêmes et non de nous. C’est le pouvoir de diviser pour régner, mais pour
cela, il faut les connaître en profondeur. J’ai fait la même chose avec la
célèbre grève de la faim de Marwan
Barghouti.
La grève dite de Tortit [la grève de la faim lancée
par le leader du Fatah en 2017, au cours de laquelle il a été filmé en train de
manger une barre chocolatée].
Vous savez ce qu’il a dit lorsqu’il a entamé sa grève de la faim ? « Je
vais démanteler les royaumes de Bitton maintenant ».
Que signifie “les royaumes de Bitton” ?
Les prisonniers ont coopéré avec moi. Lorsqu’il a déclaré la grève, il s’est
mis d’accord pour que tout le monde s’y joigne : Hamas, Jihad islamique, Front
populaire. J’ai clairement indiqué à ces organisations ce qui se passerait si
elles se joignaient à la grève. Les prisonniers du Fatah devaient être
démantelés de l’intérieur, j’ai donc parlé à leurs dirigeants. Je leur ai dit
que pendant 20 ans, Barghouti n’avait rien fait pour le peuple palestinien et
qu’aujourd’hui encore, tout ce qu’il voulait, c’était leur imposer quelque
chose, se prendre pour Nelson Mandela. Ils n’ont pas non plus rejoint la grève
- [ceux de] Hébron, Naplouse, Toulkarem, Jénine. Il s’est retrouvé avec 600
prisonniers sur 3 600. Il a maintenu la grève pendant 42 jours, et pendant tout
ce temps, j’ai travaillé de l’intérieur, y compris avec des détenus qui avaient
fait grève avec lui. L’histoire du Tortit n’est qu’un aspect des jeux de l’esprit.
Pourquoi lui ai-je donné une barre de Tortit ?
En raison de la couleur de son emballage ? Vert Hamas
?
Correct.
Vraiment ?
Oui. Lorsqu’il a mis fin à la grève en silence [en secret], la première
fois, il a mangé une sorte de gâteau ou de pain et a bu de l’eau. Plus tard, j’ai
dit à mes collaborateurs de lui donner du chocolat. Il a fait semblant de faire
une grève de la faim, ceux qui étaient avec lui étaient sur le point de mourir,
et il mangeait du chocolat. Je voulais que tout le monde voie qu’il mangeait du
chocolat.
Une haine brûlante
Dites-moi, que ressentiez-vous à leur égard ? Vous
avez décrit calmement comment vous les avez manipulés, comment vous avez joué
avec leur esprit. Qu’étaient-ils pour vous ? Les haïssiez-vous ?
Les personnes qui se livrent à la haine sont faibles. La haine n’est pas un
mode opératoire.
Et vous les détestiez ?
J’avais peur d’eux.
Même lorsque vous vous êtes assis avec eux, en
tête-à-tête ? Cela vous effrayait-il ?
Dans le renseignement, on est censé mettre ses émotions de côté. Mais oui,
il y avait des prisonniers dans les yeux desquels on pouvait vraiment lire une
haine brûlante. Dans leur regard. J’ai senti que je les haïssais aussi. J’ai
aussi vu comment les dirigeants du Hamas maltraitaient les autres prisonniers.
Leur foi est si forte qu’ils disent : « Au nom de la foi, voici ce que
nous devons faire. Peu importe qu’ils aient des enfants ou une femme ». C’est
fou, parce que pourquoi est-il en prison ? Il a été arrêté parce qu’il a fait
quelque chose en leur nom. Pour le mouvement.
C’est un point de vue psychopathique. Il n’y a pas de
compassion, pas de sentiments, pas d’émotions. Tout le monde est un objet. Un
pion.
Absolument. Il y avait en prison un Hamasnik de haut rang que Sinwar
soupçonnait de collaboration. Lorsqu’il est sorti, ils l’ont pendu sur la place
de la ville et ont amené son fils de 9 ans pour qu’il assiste à la scène. Y
a-t-il quelque chose de plus cruel que cela ? Sinwar lui-même aussi - après
tout, nous l’avons sauvé. Lorsqu’il s’est effondré en prison [il souffrait d’une
tumeur au cerveau], nous l’avons immédiatement emmené à l’hôpital. Les médecins
israéliens se sont battus pour le sauver. Y a-t-il eu une once de gratitude ?
Pas du tout.
Vous étiez présent lors de sa libération ?
Bien sûr.
Vous souvenez-vous de ce jour ?
C’était assez traumatisant. Tous les prisonniers qui devaient être libérés
ont été amenés à Ketziot et il a été décidé de leur faire signer un formulaire
dans lequel ils s’engageaient à ne pas retourner au terrorisme. Les prisonniers
de rang inférieur ont signé - qu’est-ce que cela pouvait leur faire ? Mais
Mushtaha et Sinwar ont déclaré : « Nous ne signerons pas, et personne d’autre
ne signera ». À partir de ce moment-là, personne n’a signé, mais nous les
avons tout de même libérés. Cela revenait à céder. Ils ont donc compris qu’ils
pouvaient faire plier Israël.
Quelle différence cela aurait-il fait ? Sinwar se
serait-il dit : « Non, c’est tout. J’ai promis à Israël. Je vais devenir
comptable » ?
Bien entendu, ce n’est pas le cas. Mais alors pourquoi leur donner un
document à signer ? Si nous devons le libérer, vous savez, même s’il ne signe
pas. Pourquoi lui donner ce pouvoir ?
Quels sont les autres souvenirs de cette journée ? Où
étiez-vous ? De quoi avez-vous parlé ?
J’étais avec eux, je me suis promené avec eux - ils étaient en pleine
forme. Ketziot est une installation en plein air. Cette aile particulière est
entourée d’un mur et d’un filet, mais on voit le ciel. Les prisonniers qui sont
arrivés là pour être libérés n’avaient pas vu le ciel depuis 20 ans. Dans les
prisons d’où ils venaient, ils passaient toute la journée dans leur cellule, ne
sortant qu’une heure ou deux. Soudain, ils voient l’horizon. Ils sont heureux.
Euphoriques. « Nous vous avons battus », disent-ils.
Que leur avez-vous dit ?
J’ai eu un pincement au cœur, car je savais que le prix était élevé. Et j’ai
dit : « C’est nous qui vous battons, et non l’inverse. Parce que nous
sommes plus éthiques que vous. Nous sommes prêts à payer ce prix pour un seul
soldat. Vous n’auriez pas été prêts à payer ce prix si la situation avait été
inversée. Nous sommes prêts à le faire, parce que nous avons des valeurs et une
morale - mais n’interprétez pas cela comme de la faiblesse ». Soit dit en
passant, je le crois sincèrement.
Que s’est-il passé lorsqu’ils sont partis ? Ont-ils
chanté ? Applaudi ?
Ils n’ont pas osé. Ils savaient que tant qu’ils étaient détenus par le Shin
Bet, ils ne pouvaient pas le faire. Ce n’est que lorsqu’ils ont été chassés à
une certaine distance que je les ai vus ouvrir les fenêtres et faire le signe
de la victoire. Pendant toutes ces années, ils m’ont dit : « Nous serons
libérés » et je leur ai répondu : « C’est impossible », afin d’étouffer
leur motivation. Et pourtant, aujourd’hui, ils étaient enfin libérés, comme ils
l’avaient cru. Ils pensent différemment de nous. Lorsque Gilad Shalit a été
enlevé, Israël est entré dans la bande de Gaza, a éliminé quelques centaines de
terroristes et a détruit des bâtiments ; bien sûr, quelques milliers de civils
supplémentaires en ont payé le prix.
J’ai dit à Sinwar : « Dis-moi, cela vaut-il la peine que 10 000
innocents meurent pour libérer 100 prisonniers ? » Il m’a répondu : « Même
100 000 en valent la peine ». Leur notion du temps est différente, et le
prix du sang qu’ils sont prêts à payer pour atteindre leur objectif est
différent. Car chaque personne qui meurt est un shahid [martyr]. C’est une
guerre au nom de Dieu.
Sont-ils eux-mêmes prêts à mourir ?
Pas tous. Par exemple, j’ai eu une conversation avec Abbas al-Sayed. Je lui
ai demandé : « Pourquoi n’avez-vous pas entrepris vous-même une mission
suicide ? Pourquoi envoyez-vous d’autres personnes ? » Il m’a répondu : « Chacun
a un rôle à jouer. Moi, je commande ».
Pensez-vous que Sinwar est prêt à mourir ?
Il l’est. Absolument. C’est la différence entre lui et les dirigeants du
Hamas qui ont été libérés dans le cadre de l’accord Shalit et qui mènent une
vie décadente en Turquie ou au Qatar. Ils ont oublié leur peuple. Sinwar n’est
pas comme ça. C’est un ascète. Depuis qu’il a créé les comités de choc à Gaza
[l’organisation Al-Majad, dont l’objectif était de liquider les collaborateurs
et les contrevenants à la loi religieuse], il n’a pas changé. Aujourd’hui, il
se sent comme Saladin, parce qu’il a réussi à faire ce qu’aucun leader arabe n’avait
fait avant lui. Il se voit jouer un rôle central dans la réalisation des
ambitions islamistes des Frères musulmans. Il pense être entré dans les annales
de l’histoire. Et il se moque bien que 200 000 personnes soient tuées et qu’il
ne reste plus une seule maison achevée à Gaza. Ce qui compte, c’est l’objectif,
la grande idée.
Une théocratie musulmane sous l’égide de l’argent
qatari.
Oui. Le Qatar, c’est les Frères musulmans. Le Qatar est la grande idée.
Nous avons effectivement permis au Qatar de financer cette idée.
Ensuite, celui qui a effectué le transfert, et celui qui a imaginé l’idée
de permettre aux Qataris d’entrer à Gaza, de payer le Hamas et de le soutenir.
Je peux vous dire que l’un des hauts responsables du Hamas, dont je ne citerai
pas le nom, m’a dit : « Comment se fait-il que vous laissiez le Qatar
soutenir le Hamas ? Soutenir Gaza ? Pourquoi ne vous adressez-vous pas à l’Égypte,
voire à la Turquie ou aux Émirats arabes unis ? Le Qatar, de tous les pays ?
Vous n’avez pas la moindre idée ».
Les événements du 7 octobre vous ont également touché
personnellement. Votre neveu Tamir Adar a été enlevé puis
assassiné par le Hamas.
Tamir, le fils de ma sœur, qui avait 38 ans, a grandi et a été éduqué dans
le [kibboutz] Nir Oz pour aimer le
pays. Dans son héroïsme, Tamir est sorti pour défendre sa famille, sa
communauté et le pays. Il n’a pas hésité. Avec ses quatre camarades de l’équipe
de défense d’urgence, il s’est battu seul contre des centaines de terroristes
et a empêché un désastre bien plus grand. [La grand-mère de Tamir, Yaffa Adar,
faisait partie des otages libérés en novembre]. Des familles entières de Nir Oz
ont été effacées. Abattues. Brûlées. C’était un holocauste. Pour vous dire que
j’ai été surpris par ces atrocités ? Malheureusement, non. Je connais cet
ennemi. Personnellement. Sinwar ne pouvait pas me surprendre. Ma seule surprise
est que Tsahal, les forces de sécurité et le gouvernement d’Israël aient permis
que cet holocauste ait lieu sur le sol israélien.
Sinwar n’a pas pu vous surprendre ?
Je ne pense pas que ce soit le cas. Je sais comment il pense. Ecoutez,
lorsque le premier accord [de libération d’otages] a été mis en œuvre, j’ai été
invité à m’asseoir dans les studios de télévision et à accompagner la diffusion
de la libération [en tant que commentateur]. J’ai refusé, car je ne voulais pas
dire à l’antenne ce que je pensais vraiment. Sinwar a opté pour le premier
accord, parce qu’il y avait un intérêt. Il craignait la pression que le Qatar
exerçait sur lui, sous la pression des USA - un rouleau compresseur insensé
pour l’amener à libérer les femmes et les enfants. Dès que cet intérêt a
disparu, l’accord a été rompu.
Ma sœur considérait cet accord comme une préface à d’autres accords, elle
était euphorique, elle pensait que ce n’était que le début, qu’elle allait
rapidement récupérer son fils. J’étais persuadé que c’était la première et la
dernière affaire, que son fils ne reviendrait pas. Mais je ne pouvais pas le
dire. Je ne pouvais pas regarder ma sœur dans les yeux.
Pendant la période où Tamir était considéré comme un
otage, jusqu’à ce que vous appreniez qu’il avait été assassiné [en janvier],
avez-vous essayé d’exploiter vos relations avec des membres du Hamas ? Pour
faire passer des messages ?
Je n’ai pas essayé. Ce n’est pas la peine. Il est impossible de parler au
cœur de gens comme eux. Je suis certain que Sinwar sait que Tamir était mon
neveu. Cent pour cent. Et alors ? Je n’attends rien de lui. Il ne me doit rien.
Les responsables du retour de Tamir et des autres otages sont le gouvernement d’Israël
et la personne qui le dirige.
Note de l’éditeur
*La prison de Ketziot, dans le désert du Naqab/Néguev, est le plus grand
camp de détention d’Israël et du monde. Ouverte pendant le première Intifada en
1988, elle hébergeait en 1990 6 216 prisonniers palestiniens. Fermée en
1995, elle fut réouverte en avril 2002. En 2010, de nouvelles sections ont été
ouvertes pour des demandeurs d’asile et immigrants irréguliers érythréens et
soudanais. Le camp a fait l’objet de nombreux rapports critiques d’organisations
de défense des droits humains. En décembre 2023, une enquête a été ouverte sur
19 gardiens suite à la mort violente sous les coups d’un membre du Fatah
détenu, Tair Abou Asab.