Note du traducteur
13 des 17
millions de juifs du monde parlaient le yiddish en 1939. 85% des victimes de la
“solution finale” parlaient cette langue. Interdite en URSS entre 1948 et 1955,
combattue férocement par les sionistes qui voulaient imposer leur “hébreu
moderne”, elle survit, de New York à Melbourne, en passant par Jérusalem et
connaît un fort “revival”, grâce notamment à plusieurs séries Netflix, à
commencer par “Unorthodox”, puis “Les Shtitsel” et “Diamants bruts”.
Lors
d’une rencontre à Brooklyn en 1977 avec le prix Nobel de littérature Isaac
Bashevis Singer, le Premier ministre israélien de l’époque Menahem Begin lui
avait reproché d’écrire en yiddish, «langue des morts,
de ceux qui s’étaient laissés conduire à l’abattoir, la langue qui ne possède
même pas la locution “Garde à vous”». Pince sans rire, Singer avait
répondu : « Je reconnais que ce n’est pas une
langue inventée pour des généraux».
Les trois articles ci-dessous, traduits par nos soins, évoquent une exposition
qui vient de s’ouvrir à New York sous le titre “Palestinian Yiddish”, sur le
rôle et la place des yiddishophones dans la Palestine d’avant 1948.
Fausto Giudice, Tlaxcala
Quand
parler yiddish pouvait vous valoir d’être tabassé par des Juifs à Tel-Aviv
Judy Maltz, Haaretz, 7/9/2023
L’exposition
“Palestinian Yiddish”, qui vient d’être inaugurée à New York, met en lumière l’hostilité
manifestée à l’égard des immigrants qui ont refusé d’abandonner la langue
largement parlée par les Juifs européens lorsqu’ils se sont installés dans l’État
d’Israël d’avant lindépendance. Son ouverture intervient à un moment tumultueux
pour les amateurs de yiddish
Yiddishistes
blessés après une attaque par des fanatiques de la langue hébraïque, Tel Aviv,
1928. Ilustrirte vokh, Varsovie, 30 novembre 1928. (YIVO)
NEW YORK -
La photo, vieille de près de 100 ans, montre une demi-douzaine de jeunes hommes
juifs, tous bandés. Ils semblent avoir été victimes d’un pogrom.
Sauf que,
comme le révèle la légende, cette photo n’a pas été prise en Europe de l’Est.
Les agresseurs n’étaient pas non plus des non-Juifs.
En fait,
ces jeunes hommes ont été tabassés à Tel Aviv par des correligionaires. Leur
crime ? Parler yiddish en public.
Publiée
dans un hebdomadaire juif de Varsovie, cette photo en noir et blanc, prise en
1928, fait partie d’une exposition inaugurée cette semaine au YIVO [Yidisher
Visnshaftlekher Institut/Yiddish Scientific Institute, créé à Wilno/Vilnius en
1925, transféré à New York sous le nom de YIVO Institute for Jewish Research,
NdT], consacrée au “yiddish de Palestine”, c’est-à-dire le yiddish parlé
avant 1948 dans le territoire du futur État d’Israël.
L’exposition
met l’accent sur l’hostilité et le dédain manifestés par de nombreux colons
juifs à l’égard de la langue yiddish. En créant un “nouveau Juif” dans ce qu’ils
appelaient la Terre d’Israël (Eretz Israel), ces fervents sionistes
hébréophones étaient déterminés à rompre avec tout ce qui pouvait évoquer la
diaspora, et en premier lieu avec la langue largement parlée par les Juifs d’Europe.
L’affiche de l’exposition “Palestinian Yiddish”, à l’Institut YIVO de New York.
« La
négation de la diaspora était au cœur de l’idéologie du sionisme du début du XXe
siècle, et c’est pour cette raison que le yiddish devait être supprimé »,
explique Eddy Portnoy, conseiller académique à l’YIVO et commissaire de l’exposition.
« Il s’agissait presque d’une haine juive de soi ».
L’exposition,
qui sera visible tout au long de l’automne, comprend des photographies, des
objets et des documents provenant des archives de l’YIVO ainsi que d’autres
collections historiques. Son ouverture coïncide avec une tempête qui a éclaté à
la suite d’un essai publié le week-end dernier dans le New York Times et
intitulé « Le yiddish a le vent en poupe » [voir ci-dessous].
Son auteur,
le professeur Ilan Stavans du Amherst College, s’étonne que « compte tenu
de tout ce que le yiddish a traversé - comment il a été un outil de continuité
transfrontalière, comment il a été poussé vers les crématoires par les nazis,
comment, après la Shoah, il a prospéré dans certaines diasporas mais a été mis
de côté dans d’autres - sa pure endurance n’est rien de moins que miraculeuse ».
Mais de
nombreux lecteurs se sont offusqués de son attaque sournoise contre Israël dans
le paragraphe suivant : « L’hébreu, qui est devenu officiellement la
langue nationale de l’État d’Israël en 1948, est parlé par environ neuf
millions de personnes dans le monde. Pour certains, cette langue symbolise le
militarisme israélien d’extrême droite ». Stavans a également été critiqué
pour avoir affirmé que les juifs ultra-orthodoxes qui parlent le yiddish « ne
sont pas typiquement multilingues, comme l’ont toujours été les locuteurs
laïques du yiddish ».
Le “Professeur
arabe-yiddish” a été écrit par Getsl Zelikovitsh, un journaliste yiddish qui
avait étudié la sémiologie et l’égyptologie à la Sorbonne. Il s’agit du premier
texte destiné aux étudiants en arabe de langue yiddish. YIVO
À la veille
de la Seconde Guerre mondiale, environ 13 millions de Juifs, dont une écrasante
majorité en Europe, parlaient le yiddish. Aujourd’hui, on estime qu’il n’en
reste qu’environ 600 000, dont la grande majorité sont des survivants de l’Holocauste
et des juifs ultra-orthodoxes.
Mais ces
dernières années, le yiddish a connu une sorte de renaissance, la langue étant
de plus en plus adoptée par les Juifs de la diaspora qui s’identifient comme
non sionistes ou antisionistes et qui ne se sentent pas liés à Israël ou à la
langue hébraïque.
Même en
Israël, les mentalités ont changé et plusieurs universités locales proposent
des programmes en yiddish qui sont devenus très populaires.
De telles
initiatives n’auraient jamais été tolérées il y a un siècle. En effet, parmi
les objets présentés à l’exposition figure un grand tract publié par un groupe
de fanatiques de la langue hébraïque connu sous le nom de Gedud Meginei Hasafa
- le Bataillon des défenseurs de la langue [hébraïque] - en riposte à des
informations selon lesquelles la nouvelle université hébraïque de Jérusalem
prévoyait de créer une chaire d’études de la langue yiddish.
Une
carte en langue yiddish de la Palestine juive, créée à Berlin en 1923, montre
la croissance de l’activité agricole, commerciale et industrielle juive dans la
région. Institut de recherche juive. YIVO
« La
chaire de yiddish est un désastre pour l’université hébraïque »,
avertissait le tract publié en 1927.
On y trouve
également une brochure en yiddish dont le titre est la question suivante : « Le
yiddish est-il persécuté en Palestine ? » Cette brochure a été publiée en réponse à un
rapport préparé par les dirigeants sionistes au début du 20e siècle,
qui réfutait ces allégations. La brochure apporte la preuve que ce rapport n’était
qu’une imposture.
En effet,
ce bataillon d’hébraïsants fanatiques était connu pour harceler les personnes
parlant le yiddish et pour perturber les événements culturels yiddish.
Outre les
documents relatifs à cette campagne d’éradication du yiddish, l’exposition
présente également des exemples de la culture yiddish florissante, bien qu’un
peu clandestine, qui s’est épanouie avant l’instauration de l’État sioniste.
Parmi les
objets exposés figurent diverses anthologies littéraires et publications
politiques. La plus remarquable est une circulaire manuscrite, publiée en 1926
par un groupe de femmes activistes parlant le yiddish, qui se plaignait du sort
des femmes qui travaillaient dans la Palestine mandataire britannique.
Le Gymnasia
Herzliya était le premier lycée de langue hébraïque de Tel-Aviv. Il était
dirigé par d’importants idéologues sionistes et ses élèves étaient endoctrinés
dans la guerre linguistique entre l’hébreu et le yiddish. YIVO
L’archétype
de la mère juive
En faisant
des recherches sur son sujet, le spécialiste du yiddish Portnoy a été surpris
de découvrir à quel point la langue était parlée depuis longtemps dans des
villes comme Jérusalem, Safed et Tibériade, même si ce n’était que par une
infime minorité de la population.
Parmi ses
découvertes remarquables figurent des fragments de plusieurs lettres écrites en
yiddish par une femme de Jérusalem, datant des années 1560. Envoyées par Rokhl
Zusman à son fils Moishe, qui vivait en Égypte, elles ont été découvertes dans
la Genizah du Caire, une immense collection de manuscrits retraçant 1 000 ans
de vie juive au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Dans ces
lettres, dont des copies sont exposées, Rokhl tente de persuader son fils de
revenir à Jérusalem et lui reproche de ne pas lui écrire suffisamment. « La
mère juive qui sommeille en elle transparaît clairement dans ces lettres »,
plaisante Portnoy.
“Di
yidishe shtot Tel Aviv” (La ville juive de Tel Aviv), guide en langue yiddish
créé par le Keren Hayesod (Appel unifié pour Israël) à Jérusalem, 1933. YIVO
À la fin du
XIXe et au début du XXe siècle, lorsqu’un grand nombre de
personnes parlant le yiddish se rendaient en Palestine, alors ottomane, les
Arabes étaient beaucoup plus nombreux que les Juifs dans le pays et il était
essentiel de parler l’arabe pour que l’atterrissage se fasse en douceur. L’exposition
comprend plusieurs petits dictionnaires utilisés à l’époque pour enseigner les
rudiments de l’arabe aux locuteurs du yiddish - des exemples rares, à n’en pas
douter, d’arabe translittéré en yiddish.
Et tout
comme le yiddish usaméricain comprend des mots anglais et le yiddish polonais
des mots polonais, le yiddish parlé par de nombreux pionniers sionistes était
parsemé d’arabe.
Une liste d’exemples
accrochée au mur de la salle d’exposition comprend une phrase que de nombreux
hébréophones comprendront certainement (après tout, l’arabe s’est également
introduit dans la langue hébraïque). Cette phrase hybride yiddish-arabe,
translittérée en anglais, se lit comme suit : “S’iz gor a’la ke’fak”. Ou, en
anglais, "It’s really great" : “C’est vraiment génial”.
Exemples d’exercices
tirés de l’ouvrage de Khayem Keler “Lern arabish : a laykhte sistem tsu
erlernen di arabishe shprakh” (“Apprendre l’arabe : un système facile pour
apprendre la langue arabe”). Tel Aviv, 1935. YIVO
« Ces
exemples de pénétration de l’arabe dans le yiddish témoignent de la souplesse
du yiddish et de sa capacité à absorber très facilement des éléments étrangers
et à les intégrer dans le langage courant », note Portnoy.
Le yiddish
a le vent en poupe
Ilan Stavans, The New York Times, 2/9/2023
Ilan Stavans (Mexico, 1961) est professeur de
sciences humaines et de culture latino-américaine et latina au Amherst College,
éditeur du livre “How Yiddish Changed America and How America Changed Yiddish”
(Comment le yiddish a changé l’Amérique et comment l’Amérique a changé le
yiddish) et consultant pour l’Oxford English Dictionary. CV. Bibliographie
Pour une langue sans adresse
physique qui a frôlé l’extinction, la volonté de vivre du yiddish semble
inépuisable. La leçon est simple et directe : La survie est un acte d’obstination.
Image Rachel Levit Ruiz
Le yiddish connaît une certaine
renaissance. Grâce aux cours en ligne, n’importe qui, de Buenos Aires à
Melbourne, peut apprendre à le parler. De nouvelles traductions d’œuvres oubliées depuis longtemps
et de classiques de la littérature ont vu le jour. Une mise en scène de “Fiddler
on the Roof” [Un violon sur le toit] a été jouée en yiddish dans le
cadre de l’Off Broadway. Des plateformes de diffusion en continu comme Netflix
ont publié des séries, notamment “Les Shtisel”, “Unorthodox” et “Diamants bruts”,
entièrement ou partiellement en yiddish.
Avant la Seconde Guerre mondiale,
environ 13 millions de Juifs, laïques et religieux, parlaient le yiddish.
Aujourd’hui, on estime qu’il y a environ un quart de million de locuteurs aux USA,
à peu près le même nombre en Israël et environ 100 000 de plus dans le reste du
monde. De nos jours, la grande majorité de ceux qui parlent la langue sont des
ultra-orthodoxes. Ils ne sont généralement pas multilingues, comme l’ont
toujours été les locuteurs séculaires du yiddish.
Je suis né et j’ai grandi à Mexico,
parlant le yiddish et l’espagnol. Alors que la partie de ma famille élargie qui
a fui vers New York et Chicago a perdu le yiddish en cours de route, les Juifs
mexicains sont restés davantage dans la communauté, continuant à utiliser la
langue même s’ils sont restés laïques.
Il convient de noter que le yiddish
a été calomnié par les gentils comme par les juifs. Les antisémites le
considéraient comme le langage de la vermine, tandis que l’élite rabbinique le
jugeait indigne d’une discussion talmudique sérieuse. Comme le dit le proverbe,
mieux vaut une gifle honnête qu’un baiser non sincère. J’aime à penser que
cette animosité a permis à la langue d’être agile, lucide et improvisée.
Le yiddish est né il y a au moins
un millénaire. Les premiers documents historiques dont nous disposons remontent
au XIIe siècle en Rhénanie, dans l’ouest de l’Allemagne. Il s’agissait
d’une forme de communication par alternance de codes - appelée loshn
ashkenaz, la langue d’Ashkenaz - juxtaposant le haut-allemand et l’hébreu.
Selon une théorie savante, il s’agirait en fait d’une combinaison de haut
allemand et d’araméen, utilisé par les juifs du Moyen-Orient. Quoi qu’il en
soit, le yiddish était la langue des femmes, des enfants et des analphabètes.
À l’époque où le poète italien
Dante Alighieri a composé “La Divine Comédie”, le “jargon”, comme il
était appelé par dérision, avait atteint un pouvoir politique, économique et
culturel, donnant aux Juifs d’Europe de l’Est un sentiment d’interconnexion. S’il
est vrai que Shakespeare n’a pas imaginé que Shylock parlait yiddish, il est
probable que des marchands juifs comme lui aient au moins entendu parler de
di mame loshn, la langue maternelle.
À l’époque des Lumières, les laïcs,
appelés Maskilim, décrivaient le yiddish comme une langue déformée,
incapable d’une pensée “civilisée”. Selon eux, pour être un citoyen européen à
part entière, il fallait parler les langues de Goethe, Locke et Voltaire. En
revanche, le hassidisme, mouvement religieux qui, au départ, s’opposait à l’establishment
rabbinique, a prospéré en yiddish.
Les superbes histoires de son
fondateur, le Baal Shem Tov, et de ses descendants, dont le rabbin Nahman de
Bratslav, son arrière-petit-fils, ont été, pour la plupart, diffusées en
yiddish. Le rabbin Nahman est considéré comme un précurseur de la vision du
monde de Franz Kafka, selon laquelle le destin est façonné par des forces
obscures, mystérieuses, voire divines. Kafka a étudié cette langue et a même
prononcé un discours en yiddish en 1912.
La production littéraire yiddish du
XIXe siècle, dont le plus aimé des écrivains yiddish, Cholem
Aleichem, auteur de “Tevye
le laitier”, qui raconte l’histoire d’un habitant d’un shtetl dont la vie est
redéfinie par la sécularisation, la politique, l’antisémitisme et l’immigration,
est la meilleure illustration de l’adhésion à la laïcité. Comme dans le cas de
Tevye, le yiddish était la lingua franca des Juifs polonais, ukrainiens,
russes, lituaniens et autres, leur permettant d’avoir un terrain de rencontre
neutre tout en habitant la même culture apatride.
Ma grand-mère paternelle,
originaire de Brodno, un quartier de Varsovie, parlait yiddish avec sa famille
et polonais et russe avec les gentils. Cette universalité a servi le yiddish.
Eliezer Zamenhof, créateur de l’espéranto et locuteur natif de yiddish, a conçu
sa langue comme un “auxiliaire” ou une seconde langue, une approche qui
permettrait aux gens de mettre de côté leurs différences sans perdre leur
individualité. C’est ce que faisait déjà le yiddish pour les juifs ashkénazes.
Le sionisme est un autre ennemi du
yiddish. À la fin du XIXe siècle, alors que l’espoir d’un État juif
se concrétise, le yiddish est dépeint comme un jargon parlé par la diaspora -
la langue des sans-abri, sans véritable voix nationale. Pour combler ce
déficit, il fallait faire revivre l’hébreu. Rapidement, le mythe du pionnier
hébraïque a vu le jour, contrastant fortement avec le juif bossu au grand nez
que les sionistes eux-mêmes vilipendaient.
L’hébreu, qui est devenu
officiellement la langue nationale de l’État d’Israël en 1948, est parlé par
environ neuf millions de personnes dans le monde. Pour certains, cette langue
symbolise le militarisme israélien d’extrême droite.
À l’inverse, le yiddish représente
l’exil, la nostalgie d’un foyer. Le yiddish a été l’épine dorsale du mouvement
ouvrier juif aux USA, et la féministe Emma Goldman a défendu l’égalité des
femmes et l’amour libre en yiddish. Abraham Cahan, le fougueux et imposant
rédacteur en chef de Forverts - The Forward, le quotidien yiddish de
gauche de New York au tournant du siècle - voyait dans cette langue un outil d’éducation
des immigrants juifs à leurs droits.
Compte tenu de tout ce que le
yiddish a subi - comment il a été un outil de continuité transfrontalière,
comment il a été poussé vers les fours crématoires par les nazis, comment,
après la Shoah, il a prospéré dans certaines diasporas mais a été mis de côté
dans d’autres - son endurance n’est rien de moins que miraculeuse.
Pourtant, la nostalgie ne peut à
elle seule pousser un renouveau au-delà de ses moyens étroits. Cette langue
reste une langue sans patrie, sans armée, sans drapeau, sans poste ni banque
centrale, la langue d’un petit peuple dispersé. Ses locuteurs sont peut-être
peu nombreux, mais comme le disait ma grand-mère maternelle, les mots doivent
être pesés et non comptés.
L’hébreu
israélien n’a pas tué le yiddish. Comme le montre une nouvelle exposition à New
York, il lui a donné un nouveau nid où vivre
Ghil’ad Zuckermann, JTA, 5/9/2023
Ghil’ad Zuckermann (Tel-Aviv, 1971ן) est un
linguiste, professeur, titulaire de la chaire de linguistique et de langues en
danger à l’université d’Adélaïde en Australie-Méridionale. Il conseille l’Oxford
English Dictionary et parle couramment 13 langues. Il est président de l’Australian Association for Jewish Studies depuis 2017
Au début du XXe siècle,
le yiddish et l’hébreu rivalisent pour devenir la langue du futur État juif.
Juste avant la fin du deuxième
millénaire, Ezer Weizman, alors président d’Israël, s’est rendu à l’université
de Cambridge pour se familiariser avec la célèbre collection de notes juives
médiévales connue sous le nom de Genizah du Caire. Le président Weizman a été
présenté au Regius Professor of Hebrew, qui aurait été nommé par la reine d’Angleterre
elle-même.
En entendant “hébreu”, le
président, qui était connu comme un sákhbak (un “frère” amical), a tapé
sur l’épaule du professeur et lui a demandé “má nishmà ?”, la manière israélienne
courante de dire “Comment ça va ?”, que certains interprètent comme
signifiant littéralement “qu’allons-nous entendre ?”, mais qui est en fait un
calque de la phrase yiddish “vos hért
zikh”, généralement prononcée vsértsəkh et signifiant littéralement “qu’est-ce qu’on entend ?”
À la grande surprise de Weizman, l’éminent
professeur d’hébreu n’avait pas la moindre idée de ce que demandait le
président. Expert de l’Ancien Testament, il se demandait si Weizman faisait
allusion au Deutéronome 6:4 : "Shema Yisrael" (Écoute, ô Israël). Ne
connaissant ni le yiddish, ni le russe (Chto slyshno), ni le polonais (Co
słychać), ni le roumain (Ce se aude), ni le géorgien (Ra ismis) - et encore
moins l’hébreu rénové israélien - le professeur n’avait aucune chance de
deviner le sens réel (“Quoi de neuf ?”) de cette belle expression concise.
Au début du XXe siècle,
le yiddish et l’hébreu rivalisaient pour devenir la langue du futur État juif.
À première vue, il semble que l’hébreu l’ait emporté et qu’après l’Holocauste,
le yiddish était destiné à être parlé presque exclusivement par les juifs
ultra-orthodoxes et quelques universitaires excentriques. Pourtant, un examen
plus approfondi remet en cause cette perception. L’hébreu victorieux pourrait,
après tout, être en partie yiddish dans l’âme.
En fait, comme le suggère l’histoire
de Weizman, l’énigme de l’hébreu rénové israélien nécessite une étude
exhaustive des multiples influences du yiddish sur cette “altneulangue” (“vieille
langue nouvelle”), pour reprendre le titre du roman classique “Altneuland” (“vieille
terre nouvelle”), écrit par Theodor Herzl, le visionnaire de l’État juif.
Le journal yiddish australien “Australier
Leben”, numérisé. NATIONAL LIBRARY OF AUSTRALIA)
Le yiddish survit sous la
phonétique, la phonologie, le discours, la syntaxe, la sémantique, le lexique
et même la morphologie israéliens, bien que les linguistes traditionnels et
institutionnels aient été très réticents à l’admettre. L’hébreu rénové
israélien n’est pas “rétsakh Yídish” (l’hébreu pour “l’assassinat du yiddish”
en hébreu) mais plutôt "Yídish redt zikh" (en yiddish, “le yiddish
parle de lui-même” sous l’hébreu israélien).
Une langue
sujette au linguicide
Cela dit, le yiddish a clairement
fait l’objet d’un linguicide (mise à mort de la langue) par trois grands ismes
: le nazisme, le communisme et, bien sûr, le sionisme, mutatis mutandis. Avant
l’Holocauste, on comptait 13 millions de locuteurs du yiddish parmi les 17
millions de Juifs du monde entier. Environ 85 % des quelque 6 millions de Juifs
assassinés pendant l’Holocauste parlaient yiddish. Le yiddish a été interdit en
Union soviétique de 1948 à 1955.
Il est grand temps qu’une
institution juive se penche sur la question de la tentative de linguicide du
sionisme contre le yiddish. Je suis donc ravi d’apprendre que le YIVO organise
à Manhattan une exposition fascinante aux multiples facettes, intitulée “Palestinian
Yiddish : Un regard sur le yiddish en
terre d’Israël avant 1948” [sic], qui s’ouvre aujourd’hui. Je félicite
Eddy Portnoy, conseiller académique et directeur des expositions de l’YIVO,
pour cette exposition exceptionnelle sur un sujet brûlant.
Caractérisés par la négation de la
diaspora (shlilát hagalút) et poursuivant le mépris du yiddish généré
par les Lumières juives du XIXe siècle, les idéologues sionistes ont
activement persécuté la langue. En 1944, Rozka Korczak-Marla (1921-1988) a été
invitée à prendre la parole lors de la sixième convention de la Histadrout, l’Organisation
générale des travailleurs, en Terre d’Israël. Survivante de l’Holocauste, elle
fut l’une des dirigeantes de l’organisation juive de combat dans le ghetto de
Vilna, collaboratrice d’Abba Kovner et combattante de l’Organisation des
partisans unis (connue en yiddish sous le nom de Faráynikte Partizáner
Organizátsye).
Elle a parlé, dans sa langue
maternelle, le yiddish, de l’extermination des Juifs d’Europe de l’Est, dont
une grande partie parlait yiddish. Immédiatement après son discours, elle a été
suivie sur scène par David Ben-Gourion, premier secrétaire général de la
Histadrout, dirigeant de facto de la communauté juive de Palestine et, par la
suite, premier ministre d’Israël. Ce qu’il a dit est choquant dans la
perspective d’aujourd’hui :
...זה עתה דיברה
פה חברה בשפה זרה וצורמת
ze atá dibrá
po khaverá besafá zará vetsorémet...
Une camarade
vient de s’exprimer ici dans une langue étrangère et cacophonique...
Dans les années 1920 et 1930, le
Bataillon pour la défense de la langue (Gdud meginéy hasafá), dont la devise
était “ivrí, dabér ivrít” (“Hébreu [c’est-à-dire juif], parle hébreu !”), avait
l’habitude d’arracher les affiches écrites dans des langues “étrangères” et de
perturber les rassemblements de théâtre yiddish. Cependant, les membres de ce
groupe ne cherchaient que des formes (mots) yiddish plutôt que des modèles dans
le discours des Israéliens qui choisissaient de parler “hébreu”. Les défenseurs
de la langue n’auraient pas attaqué un locuteur de l’hébreu revivifié israélien
prononçant le "má nishmà" susmentionné.
Étonnamment, même l’hymne du
Bataillon pour la défense de la langue comprenait un calque du yiddish : “veál
kol mitnagdénu anákhnu metsaftsefím”, littéralement “et sur tous nos
adversaires nous sifflons”, c’est-à-dire “nous nous moquons de nos adversaires”.
L’expression “siffler sur” est ici un calque du yiddish fáyfn af, qui
signifie à la fois “siffler sur” et, familièrement, “se ficher de” quelque
chose ou quelqu’un [en all. Ich pfeife darauf, je m’en tape , NdT].
En outre, malgré l’oppression
linguistique qu’ils ont subie, les yiddishistes de Palestine ont continué à
produire des œuvres créatives, dont un certain nombre sont exposées par YIVO.
Comme Sharpless, le consul
américain dans l’opéra “Madama Butterfly” de Giacomo Puccini (1904), “non ho
studiato ornitologia” (“je n’ai pas étudié l’ornithologie”). Je me permets donc
d’utiliser une métaphore ornithologique : d’un côté, l’hébreu israélien est un
phénix qui renaît de ses cendres. D’autre part, c’est un coucou qui pond son
œuf dans le nid d’un autre oiseau, le yiddish, en lui faisant croire qu’il s’agit
de son propre œuf. Mais il présente aussi les caractéristiques d’une pie,
volant à l’arabe, à l’anglais et à de nombreuses autres langues.
L’hébreu israélien revivifié est
donc un rara avis [oiseau rare], un hybride inhabituel et glorieux.