Judy Maltz, Haaretz, 17/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La rébellion coule dans les
veines de nombreux habitants du kibboutz “Combattants du Ghetto”, dans le nord
d’Israël, ce qui explique pourquoi ils résistent de toutes leurs forces au coup
d’État judiciaire du gouvernement Netanyahou.
De g. à dr. Yael Zuckerman,Yehonatan Stein et Moshe
Shner, résidents du kibboutz Lohamei Hageta’ot. Photo : Rami Shllush
Les divisions sont si
profondes dans la société israélienne d’aujourd’hui que même les familles sont séparées.
Yael Zuckerman se console en se disant que la sienne est probablement une
exception.
« Notre famille élargie
organise une réunion annuelle et lorsque nous nous sommes rencontrés il y a
quelques semaines, je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre »,
raconte-t-elle. « J’ai été agréablement surprise de découvrir que chacun·e d’entre nous avait participé activement au mouvement de protestation. Nous
avons fini par nous asseoir autour de la table et partager des photos de
nous-mêmes lors de différentes manifestations », dit-elle, faisant
référence aux rassemblements pro-démocratiques de cette année contre les
efforts du gouvernement Netanyahou pour éviscérer le système judiciaire.
Psychologue clinicienne à la
retraite, Mme Zuckerman est la fille de deux chefs légendaires de l’insurrection
du ghetto de Varsovie : Yitzhak (“Antek”) Zuckerman et Zivia Lubetkin et Zivia
Lubetkin.
Cette semaine marque le 80e
anniversaire de l’acte le plus célèbre
de la résistance juive contre les nazis pendant l’Holocauste.
Yael Zuckerman dans sa maison du kibboutz Lohamei
Hageta’ot, dans le nord d’Israël. « Mes parents étaient des personnes qui
assumaient la responsabilité de leurs actes, qui ne pensaient jamais à leurs
intérêts personnels et qui se sont sentis coupables jusqu’à leur dernier jour
de ne pas avoir pu sauver plus de Juifs ». Photo : Rami Shllush
Le 19 avril 1943, quelques
centaines de jeunes combattant·es juif·ves tendent une embuscade aux forces
allemandes qui pénètrent dans le ghetto de Varsovie pour rassembler les Juifs
qui s’y trouvent encore et les transporter vers le camp de la mort de
Treblinka. Les combattants ne disposaient que d’une dérisoire poignée d’armes,
de grenades et de cocktails Molotov, mais ces individus désespérés, estimant qu’ils
n’avaient plus rien à perdre, ont réussi à tenir tête aux nazis pendant près d’un
mois.
“Antek” Zuckerman était le second de Mordechai
Anielewicz, le chef du principal groupe de résistance juive. Il était alors
basé du côté “aryen” de Varsovie, où il aidait à procurer des armes à ses
camarades de l’Organisation juive de combat (Żydowska
Organizacja Bojowa) derrière les murs du ghetto. Lubetkin, sa compagne
de l’époque, était la seule femme à faire partie du haut commandement de l’organisation
de gauche ZOB.
Des balayeurs nettoient le piédestal du monument aux
héros du ghetto, qui commémore le soulèvement du ghetto de Varsovie d’avril 1943, dans la
capitale polonaise au début du mois. Photo : WOJTEK RADWANSKI - AFP
Yael a la particularité d’être
le premier enfant né au kibboutz Lohamei Hageta’ot (le kibboutz des combattants
du ghetto), fondé en 1949 par un groupe de 180 survivants de l’Holocauste.
Nombre d’entre eux, comme ses parents, avaient été actifs dans la résistance
juive aux nazis.
Les manifestations de masse
en Israël en sont à leur quatrième mois, les manifestations hebdomadaires du
samedi soir attirant des centaines de milliers de personnes dans tout le pays.
Un chant que l’on entend régulièrement lors de ces rassemblements prend la
forme d’un ultimatum adressé au gouvernement : « Démocratie ou soulèvement
! »
Pour Yael Zuckerman et d’autres
membres de la deuxième et de la troisième génération de ce kibboutz, ce cri de
guerre a une résonance très personnelle.
Mme Zuckerman, qui vit
toujours au kibboutz (tout comme son frère aîné Shimon), affirme qu’elle ne
manque aucune manifestation.
« J’ai manifesté à
Haïfa, à Jérusalem, à Tel-Aviv - partout où j’ai pu », a-t-elle déclaré
lors d’une récente interview dans sa maison remplie de plantes et entourée d’un
jardin luxuriant. « Je le fais par peur. Je n’ai jamais ressenti
auparavant l’effroi que je ressens aujourd’hui. C’est quelque chose de tangible
et de terrifiant. Contrairement à mes parents, je n’ai pas été dotée de
compétences en matière de leadership ou d’un charisme particulier, et je ne
suis donc pas le genre de personne capable de rallier les masses. Mais je fais
ce que je peux, et cela signifie souvent se tenir dans la rue en brandisant un
drapeau ».
Cette femme à la voix douce
considère qu’il est présomptueux de parler au nom de ses parents décédés.
Cependant, si ces derniers étaient encore en vie aujourd’hui, elle pense qu’ils
seraient « en train de résister de toutes leurs forces, et probablement,
les connaissant, en train de jouer un rôle dirigeant dans ce combat ».
Obligation morale
Situé entre les villes
côtières d’Acre et de Nahariya, Lohamei Hageta’ot compte quelque 800 habitants.
Il abrite également la Maison des combattants du ghetto, créée en 1949 et
premier musée de l’Holocauste au monde.
Début février, près de 200
de ses habitants ont signé une déclaration publique contre le coup d’État
judiciaire - une annonce d’une demi-page, l’une des premières du genre, publiée
dans le journal à grand tirage Yedioth Ahronoth. Comme de nombreux
Israéliens, ils étaient convaincus que ce coup d’État pourrait sonner le glas
de la démocratie dans leur pays.
Citant leur héritage unique,
les kibboutzniks ont clairement indiqué dans leur déclaration que l’esprit
combatif de leurs parents et grands-parents coulait encore fortement dans leurs
veines.
« Nous sommes engagés
dans la ‘rébellion’ contre toute forme de mal, d’injustice sociale et d’oppression
d’autres peuples », ont-ils averti. « Nous résisterons à toute
tentative de porter atteinte à notre système juridique et aux valeurs d’égalité,
d’État de droit et d’indépendance du pouvoir judiciair »e.
Parmi les signataires figure
Yehonatan Stein, un professeur d’histoire dont la grand-mère, Dorka Sternberg,
faisait partie des membres fondateurs de Lohamei Hageta’ot. « En tant que
descendants, j’estime que nous avons une obligation morale particulière de nous
élever contre ce que fait ce gouvernement », déclare ce père de deux
enfants, âgé de 42 ans.
« Après tout, nous
savons mieux que quiconque que la démocratie ne se résume pas à la règle de la
majorité, et nous savons mieux que quiconque ce qui peut arriver lorsqu’il n’y
a pas de freins et de contrepoids et que trop de pouvoir est concentré entre
les mains du régime ».
« L’Holocauste n’est d’ailleurs
pas le seul exemple », ajoute-t-il.
Yehonatan Stein. « En tant que descendants, je pense
que nous avons une obligation morale particulière de nous élever contre ce que
fait ce gouvernement ». Photo : Rami Shllush
Moshe (“Moishele”)
Shner, professeur d’histoire et d’éducation à la retraite à l’Oranim Academic
College, dont les parents faisaient partie des fondateurs de Lohamei Hageta’ot,
a été l’une des forces motrices de la déclaration. Sa mère, Sarah Shner, était
une combattante partisane en Biélorussie pendant la guerre et s’est ensuite
employée à faire sortir clandestinement des Juifs de l’Union soviétique vers la
Pologne et, de là, vers la Palestine mandataire. Éducatrice et auteure
prolifique, elle a beaucoup écrit sur la résistance juive pendant l’Holocauste.
Le père de Moshe, Zvi Shner,
a dirigé pendant de nombreuses années la Maison des combattants du ghetto et a
édité de nombreux volumes de témoignages de survivants.
« Mes parents étaient
les grands prêtres de la mémoire ici », déclare fièrement Shner, 68 ans,
en prenant son petit-déjeuner dans sa maison du kibboutz. Il se souvient que sa
mère avait été recrutée par Yitzhak Zuckerman après la guerre pour l’aider à
localiser les archives secrètes du ghetto de Varsovie (connues sous le nom de
projet “Oyneg Shabbes” ou “Oneg Shabbat”) enfouies sous les ruines.
En hommage aux fondateurs du
kibboutz, M. Shner a récemment organisé, au cimetière de Lohamei Hageta’ot, une
manifestation de “chaises vides” contre le gouvernement. Les chaises, explique-t-il,
symbolisent les fondateurs décédés qui, après avoir émergé de la période la
plus sombre de l’histoire juive, étaient déterminés à construire un lieu où les
valeurs de démocratie, de liberté, d’égalitarisme et de libéralisme pourraient
s’épanouir.
« Ils auraient été très
désespérés s’ils étaient encore en vie aujourd’hui, en voyant ce qui se passe
dans ce pays », déclare M. Shner. « Mais ce qu’ils nous ont appris, c’est
qu’il faut s’élever contre l’injustice partout où elle existe et se battre pour
nos valeurs. Pour nous, rejoindre le mouvement de protestation est un impératif
moral ».
Peu de temps après le début
des premières manifestations à Tel Aviv en janvier dernier, M. Shner s’est
rendu sur la route à l’extérieur de son kibboutz, un drapeau israélien à la
main. Il était le seul manifestant dans la rue ce soir-là. Depuis lors, les
manifestations devant Lohamei Hageta’ot se sont multipliées chaque semaine,
attirant à la fois les habitants du kibboutz et ceux des villes et communautés
voisines. Au dernier décompte, dit Shner, plusieurs centaines de manifestants
étaient présents.
Sa nature rebelle, dit Shner
en souriant, a été héritée de sa mère décédée. « Elle a été partisane
toute sa vie, même après avoir quitté les forêts », explique-t-il. « Elle
ne recevait d’ordre de personne et faisait ce qu’il fallait faire, pas
nécessairement ce qui était autorisé. Elle m’a toujours appris à ne pas baisser
les yeux devant l’autorité et à agir de manière à ce que je sois fier de me
regarder dans la glace chaque matin. C’est peut-être ce qui explique pourquoi
je me suis tellement impliqué dans ces manifestations ».
Moshe Shner. « Ce que nous avons appris des
fondateurs des kibboutz, c’est qu’il faut s’élever contre l’injustice partout
où elle existe et se battre pour nos valeurs ». Photo : Rami Shllush
Cette fois, c’est différent
Le sentiment de désespoir de
Yael Zuckerman face à la direction prise par Israël n’est pas nouveau. Il a
commencé bien avant que le dernier gouvernement - le plus religieux et le plus
à droite de l’histoire du pays - ne prenne le pouvoir à la fin de l’année
dernière.
« ça fait des années que mon estomac se
retourne face à ce que je vois autour de moi : l’occupation, la discrimination
à l’encontre de la minorité arabe et le discours haineux à l’encontre de
personnes comme moi, qualifiées de “traîtres gauchistes” »,
explique-t-elle. « Mais jusqu’à présent, je n’ai jamais ressenti le besoin
de me révolter. J’acceptais ce que faisait le gouvernement, même des choses que
je trouvais horribles, parce que c’était le gouvernement qui avait été élu par
le peuple. Mais cette fois, c’est différent.
Ces derniers temps, Mme
Zuckerman a beaucoup pensé à ses parents et à leur style de leadership, si
différent, note-t-elle, de celui des dirigeants actuels du pays.
Le père de Yael Zuckerman, Yitzhak, s’adressant à la
première assemblée du kibboutz Lohamei Hageta’ot en 1949. Photo : Rudolf
Younes/Archives de la Maison des combattants du ghetto
« Mes parents étaient
des personnes qui assumaient la responsabilité de leurs actes, qui ne pensaient
jamais à leurs intérêts personnels et qui se sont sentis coupables jusqu’à la
fin de leur vie de ne pas avoir pu sauver plus de Juifs », dit-elle. « Le
soulèvement du ghetto de Varsovie a été le premier acte de ce type contre les
nazis dans toute l’Europe, mais ils se sont souvent torturés à l’idée que s’ils
avaient agi plus tôt, davantage de vies auraient peut-être pu être sauvées ».
Son père, raconte-t-elle, s’est
vu un jour demander quelles leçons militaires pouvaient être tirées du
soulèvement d’avril 1943. Sa réponse célèbre a été que ce n’était pas un sujet
pour les écoles militaires, mais plutôt pour les écoles qui étudient l’esprit
humain.
Il y a quelques années,
raconte Mme Zuckerman, elle a demandé et obtenu un passeport polonais. « Je
n’entrerai pas dans les détails, mais je plaisantais souvent en me disant que
si Israël devenait une dictature sous la direction de Netanyahou, j’aurais un
endroit où aller », explique-t-elle.
« Et maintenant, nous
nous retrouvons dans une situation où une dictature est suspendue au-dessus de
nos têtes comme une épée. Je sais que mes parents, s’ils étaient encore en vie
aujourd’hui, n’auraient jamais abandonné et ne seraient jamais partis. Et vous
savez quoi ? Les manifestations m’ont fait comprendre qu’il n’était pas
question pour moi de quitter cet endroit non plus. Les gens qui manifestent
aujourd’hui dans les rues - leur esprit humain me donne de l’espoir ». [Puisse
leur esprit humain s’étendre un jour à TOUS les humains peuplant ce territoire,NdT]
Des visiteurs regardent une exposition au musée de la
Maison des combattants du ghetto au kibboutz Lohamei Hageta’ot. Photo de la
maison des combattants du Ghetto : Rami Shllush
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