Le philosophe Omri Boehm s’exprime ici pour la première fois sur le scandale de l’annulation de son discours sur Buchenwald à Weimar
Entretien : Dr. Peter Neumann , ZEIT N° 15/2025, 9.4. 2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le philosophe germano-israélien Omri Boehm enseigne à la New School for Social Research à New York. Il a reçu le Prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne pour son livre Radical Universalism (2022).
Peter Neumann (Neubrandenburg, 1987) est un poète, philosophe et écrivain allemand, membre de la rédaction de l'hebdomadaire Die Zeit.
DIE ZEIT : Monsieur Boehm, vous deviez parler au mémorial de Buchenwald. et vous avez été désinvité sous pression politique. Vous saviez que ce serait délicat ?
Omri Boehm : J’étais conscient du risque que les acteurs politiques puissent déchaîner un scandale artificiel. En ces temps que l’on doit qualifier - au sens de Hannah Arendt - de “sombres”, il n’est guère possible de parler. Et parler de la mémoire, encore moins.
ZEIT : Et pourtant, vous avez accepté l’invitation.
Boehm : Oui. Les périodes sombres ne sont pas simplement mauvaises. Ce sont des temps où le discours public ne renforce plus la pensée et les lumières, mais les sape. Dans le climat qui s’est installé après le 7 octobre et l’intervention militaire d’Israël à Gaza, cette obscurité menace d’ébranler l'engagement à se souvenir de l’Holocauste.
ZEIT : Dans quelle mesure ?
Boehm : La signification de la culture de la mémoire d’après-guerre est depuis longtemps remise en question au niveau international - et pas seulement par les radicaux ou les antisémites. Au vu des actions israéliennes à Gaza et de l’attitude ambivalente de l’Allemagne, beaucoup commencent à se demander rétrospectivement si cette culture du souvenir, telle qu’elle a été pensée dès le départ, n’est pas au fond un projet idéologique occidental. Et cela se produit à un moment de profond changement tectonique. L’Europe chancelle : les nationalistes gagnent en influence et se mettent en scène avec de plus en plus de succès comme les véritables gardiens de la mémoire. Aucun juif qui a les yeux ouverts ne peut être assez naïf pour ne pas s’en rendre compte.
ZEIT : L’ambassadeur israélien en Allemagne voit les choses différemment. Il vous reproche de relativiser l’Holocauste “sous couvert de science”.
Boehm : Certaines des autres accusations qu’il a formulées dans ce contexte prouvent suffisamment le sérieux de ses propos.
ZEIT : Et pourtant, vous utilisez des termes qui en irritent plus d’un : vous qualifiez le mémorial de l’Holocauste Yad Vashem de “machine à laver” pour la politique d’extrême droite. N’est-il pas compréhensible que les représentants israéliens soient indignés ?
Boehm : Honnêtement, je ne pense pas que mes termes irritent vraiment. Même mes critiques les plus manipulateurs n’ont pas réussi jusqu’à présent à déformer mes propos et à s’en sortir. Cette fois encore, ils n’y parviendront pas. Tous ceux qui se sont penchés sur mon travail le savent : en tant que petit-fils de survivants de l’Holocauste, j’écris pour défendre la mémoire.

Jordan Bardella écoute un officier israélien lors d’une visite à un mémorial pour les victimes et les otages des attaques du Hamas de 2023, près du kibboutz Re'im dans le sud d’Israël, le mercredi 26 mars 2025. PHOTO JACK GUEZ, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS
ZEIT : Vous n’avez pas seulement cité le terme “machine à laver”, vous l’avez utilisé.
Boehm : C’est exact. Je faisais référence à un article qui argumentait que Yad Vashem pourrait devenir une machine à laver pour la politique historique de l’extrême droite - et je soulignais que ce processus était en cours depuis longtemps. Déjà à l’époque, des nationalistes populistes comme Viktor Orbán, Matteo Salvini et Sebastian Kurz - pour n’en citer que quelques-uns – avaient été officiellement invités au Mémorial. Celui-ci est dirigé par un homme qui était auparavant à la tête du mouvement des colons israéliens [Dani Dayan]. Depuis, d’autres choses se sont passées : le ministre israélien officiellement chargé de la lutte contre l’antisémitisme [Amichai Chikli] coopère désormais ouvertement avec des alliés européens comme Marine Le Pen et le parti d’extrême droite espagnol Vox. Il y a une certaine ironie dans le fait que ceux-là même qui représentent un gouvernement qui veut lutter contre l’antisémitisme avec Le Pen tentent de construire un scandale à partir du mot machine à laver. Mais au lieu de nous en indigner, nous devrions nous demander : que pouvons-nous faire pour lutter pour la mémoire ? Pour Yad Vashem ?
ZEIT : Et quelle est votre réponse ?
Boehm : J’ai accepté l’invitation à Buchenwald parce que la mémoire doit être protégée - pour formuler un contre-projet responsable au milieu de ce contexte politique difficilement supportable. Un projet issu de la tradition juive et de l’esprit des Lumières. Et j’ai amené mon fils de dix ans de New York pour lui parler de l’extermination de sa famille pendant l’Holocauste. Et mon père d’Israël, qui a perdu ses grands-parents à Theresienstadt et Auschwitz - et qui a grandi avec une mère qui a pu s’échapper in extremis en 1939.
ZEIT : Le mémorial et son directeur Jens-Christian Wagner n’auraient-ils pas dû alors insister pour maintenir votre discours, même contre la pression d’Israël ?
Boehm : Il y a pressions et pressions. Jens-Christian Wagner a fait ce qui était en son pouvoir. Je le respecte pour son travail et son intégrité et je me réjouis de poursuivre notre collaboration.
ZEIT : Dans votre discours, publié en allemand par la Süddeutsche Zeitung [et en anglais par Haaretz, NdT], vous appelez à un changement dans la culture de la mémoire. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ?
Boehm : En fait, j’appelle à s’en tenir à ce qui était autrefois sa promesse centrale. La difficulté réside dans une tension fondamentale. Le droit international né après la guerre repose sur une promesse universaliste : que tous les êtres humains méritent la même protection - née de la reconnaissance historique que l’homme est capable de destruction radicale. Mais en même temps, il est aussi l’expression de la mémoire : l’Holocauste a joué un rôle central dans la prise de conscience par la communauté internationale de cette capacité de destruction. En ce sens, le droit international exprime, même si ce n’est qu’implicitement, un attachement particulier à l’histoire juive et donc à la souveraineté juive. Cette tension a conduit à ce que les institutions fondées sur l’universalisme échouent précisément à protéger les Palestiniens. C’est une mauvaise chose pour les Palestiniens, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais au vu des destructions que nous observons aujourd’hui, cela fait aussi croire à beaucoup que le droit lui-même - en tant qu’expression de cette mémoire occidentale - n’est plus un droit, mais une idéologie.
« Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit »
ZEIT : Vous parlez de la critique postcoloniale, c’est-à-dire de l’affirmation selon laquelle le souvenir de l’Holocauste est utilisé pour supprimer d’autres souvenirs. Par exemple celle de la Nakba, l’expulsion des Palestiniens lors de la création d’Israël ?
Boehm : Oui. Mais soyons clairs, puisqu’il y a tant de manipulations en jeu : personne de sain d’esprit ne peut sérieusement croire que l’on puisse en déduire l’équivalence de la Nakba et de l’Holocauste. La tâche consiste à montrer que ce droit peut être pris au sérieux en tant que droit, malgré son contexte historique. Et si nous ne le faisons pas, nous ne rendrons pas justice à la mémoire de la Shoah. En d’autres termes, pour rendre justice à la mémoire des contextes historiques insupportables, nous devons respecter le fait que le droit s’applique indépendamment de ceux-ci. Pour les partisans d’un nouveau réalisme, il est commode de présenter cette tentative comme un “radicalisme moral”.
ZEIT : Dans le débat sur le nettoyage ethnique et un éventuel génocide dans la guerre de Gaza, vous avez récemment mis en garde contre l’utilisation de catégories comme “génocide” ou “crimes contre l’humanité” comme armes idéologiques.
Boehm : Je constate avec inquiétude que les deux camps placent souvent l’idéologique au-dessus du juridique. D’un côté, il y a des voix qui utilisent le terme de génocide pour diaboliser le sionisme en lui-même et délégitimer ainsi toute idée d’autodétermination juive. Ce sont précisément ceux qui, comme moi, aspirent à la paix dans une confédération, qui doivent s’opposer fermement à cela.
ZEIT : Et l’autre partie ?
Boehm : L’autre partie considère qu’un État de survivants de l’Holocauste est par définition immunisé contre de telles accusations. Ces deux attitudes ne sont pas seulement fausses, elles sont dangereuses. Car elles déshumanisent - chacune à sa manière. Présenter le sionisme en bloc comme génocidaire, c’est déshumaniser les Israéliens. Si l’on exonère d’emblée Israël de toute culpabilité, on prive les Palestiniens de la réalité juridique dans laquelle leur souffrance devient visible et justiciable.
ZEIT : Vous insistez sur l’intégrité du droit, mais c’est justement ce droit qui s’érode de plus en plus. La Hongrie vient de se retirer de la Cour pénale internationale. Orbán reçoit Netanyahou alors qu’un mandat d’arrêt a été lancé contre ce dernier.
Boehm : Le fait que les autocrates ignorent le droit n’est pas un argument contre le droit. C’est un argument pour le renforcer.
ZEIT : Le chef de la CDU Friedrich Merz prévoit apparemment lui aussi d’inviter Netanyahou en Allemagne.
Boehm : J’espère qu’il s’agit d’un dérapage. Et non pas l’influence des doctrines néoréalistes que nous observons désormais.
ZEIT : Mais si Netanyahou venait effectivement, celle-ci devrait-elle l’arrêter ?
Boehm : Le droit international n’est pas une proposition. C’est du droit.
ZEIT : Et pourtant, ce droit ressemble aujourd’hui à un tigre édenté.
Boehm : Je partage cette inquiétude, mais pas entièrement. Les dernières années n’ont pas seulement montré l’échec du droit, mais aussi sa force. C’est précisément pour cela que je dis : regardez Buchenwald. Le droit n’a pas de force propre. Il ne vit que grâce à ceux qui le défendent. Les poiliticien·nes, les États, les personnes - tous doivent comprendre qu’il est dans leur propre intérêt de renforcer le droit. Et c’est aussi la réponse au néoréalisme : l’ordre mondial libéral n’était pas un projet moral de naïfs. Il était le résultat d’un processus d’apprentissage pratique et douloureux, que beaucoup semblent maintenant oublier.
ZEIT : De nombreux scientifiques usaméricains envisagent actuellement d’émigrer en Europe.
Boehm : Et ce pour une raison simple : parce que l’Europe offre encore une alternative aux développements aux USA. Pour l’instant. Mais si l’Europe devient un simple reflet, elle perdra précisément ce rôle.
ZEIT : Vous enseignez à New York. Pensez-vous vous-même à partir ?
Boehm : Bien sûr. Nous ressentons la pression d’un gouvernement qui méprise de plus en plus l’État de droit. Cela est désormais directement visible dans les universités usaméricaines. Et nous voyons à quelle vitesse la situation peut se dégrader. Mais c’est justement pour cela qu’il est important de rester. Le point où il est trop tard n’est pas encore atteint. Ça vaut encore la peine de se battre pour ces valeurs.