Les preuves de leurs affirmations sont de plus en plus nombreuses. À la
mi-octobre, le ministère israélien du Renseignement a rédigé un document « conceptuel »
proposant le transfert forcé et permanent des 2,3 millions d’habitants de Gaza
vers la péninsule du Sinaï. Le ministère est moins influent que son nom ne le
laisse entendre, mais ses idées politiques sont néanmoins diffusées au sein du
gouvernement et des services de sécurité. En novembre, un fonctionnaire de l’USAID
a contacté un de mes collègues et lui a demandé s’il était possible de
construire un village de tentes dans le Sinaï, qui serait suivi d’un
arrangement plus permanent quelque part dans la partie nord de la péninsule.
Plus tard dans le mois, le quotidien Israel Hayom a révélé que le Premier ministre Benjamin Netanyahou cherchait
à « réduire au minimum possible le nombre de citoyens palestiniens dans la
bande de Gaza ».
La profanation actuelle de Gaza est la dernière étape d’un processus qui a
pris des formes de plus en plus violentes au fil du temps.
Au cours des cinquante-six années qui se sont écoulées depuis l’occupation
de la bande en 1967, Israël a transformé Gaza d’un territoire politiquement et
économiquement intégré à Israël et à la Cisjordanie en une enclave isolée, d’une
économie fonctionnelle en une économie dysfonctionnelle, d’une société
productive en une société appauvrie. Il a également exclu les habitants de Gaza
de la sphère politique, les transformant d’un peuple aux revendications
nationalistes en une population dont la majorité a besoin d’une forme
quelconque d’aide humanitaire pour survivre.
La violence à Gaza n’a pas été uniquement, ni même principalement, une
question militaire, comme c’est le cas aujourd’hui. Il s’est agi d’actes
quotidiens et ordinaires : la lutte pour accéder à l’eau et à l’électricité,
nourrir ses enfants, trouver un emploi, aller à l’école en toute sécurité, se
rendre à l’hôpital, voire enterrer un être cher. Pendant des décennies, la
pression exercée sur les Palestiniens de Gaza a été immense et implacable. Les
dommages qu’elle a causés - taux élevés de chômage et de pauvreté, destruction
généralisée des infrastructures et dégradation de l’environnement, y compris la
contamination dangereuse de l’eau et du sol, entre autres facteurs - sont
devenus une condition permanente.
Gaza 1956, En marge de l'Histoire, de Joe Sacco, Futuropolis, 2010
J’ai visité Gaza pour la première fois en 1985, alors que j’étais étudiante
diplômée. Je suis tout de suite tombée amoureuse des habitants, qui m’ont
accueillie en tant que juive, usaméricaine et femme. À l’époque, l’une des
premières questions que l’on me posait était : « Êtes-vous chrétienne ? »
Lorsque les gens ont appris que j’étais juive, ils ont d’abord été choqués et
confus, mais aussi curieux. Une fois que j’ai expliqué que j’étais là pour en
savoir plus sur leur société et leur économie et sur la manière dont l’occupation
affectait leur vie, il n’a pas fallu longtemps pour gagner leur confiance. Et
le fait d’être juive est devenu un atout : des gens qui me connaissaient à
peine m’ont invitée chez eux et dans leur entreprise. Nombre d’entre eux m’aideront
plus tard à collecter des données lorsque je vivrai à Gaza pendant la première intifada,
qui a débuté en 1987.
J’avais beaucoup à apprendre, mais il était clair dès le départ que Gaza
avait été historiquement le centre de la résistance palestinienne à l’occupation,
un point de fierté pour ceux avec qui j’ai travaillé et vécu. Elle est aussi
depuis longtemps le centre de la mémoire historique palestinienne. La grande
majorité des habitants sont issus de familles qui ont subi un nettoyage
ethnique en 1948 dans des endroits comme Isdud, al-Majdal et al-Faluja.
Certains de mes premiers souvenirs de Gaza sont ceux de jeunes enfants réfugiés
décrivant avec force détails les maisons et les villages où leurs
grands-parents avaient vécu, mais qu’ils n’avaient jamais vus. Ils étaient très
proches de leurs maisons ancestrales. Je me souviens du plaisir qu’ils
prenaient à décrire et de l’estime de soi que cela leur procurait.
Israël n’a jamais su quoi faire de cette minuscule bande de terre. Dès le
début de l’occupation, les dirigeants du pays ont reconnu qu’il fallait
pacifier Gaza pour empêcher la création d’un État palestinien - leur principal
objectif - et minimiser la résistance palestinienne s’ils voulaient annexer la
Cisjordanie. Au cours des deux premières décennies de l’occupation, de la
guerre des Six Jours de 1967 au début de la première Intifada, leur tactique
préférée a consisté à contrôler l’économie de Gaza. Plus de 100 000
Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie travaillaient en Israël. Ensemble, les
territoires constituaient le deuxième marché d’exportation d’Israël après les USA,
et ils en sont venus à dépendre fortement d’Israël pour l’emploi et le
commerce. Il en est résulté une combinaison de prospérité individuelle
(amélioration du niveau de vie) et de stagnation collective. Les secteurs
productifs de Gaza, y compris l’industrie manufacturière et l’agriculture, ont
reçu peu d’investissements, ce qui a empêché le développement.
La première Intifada a clairement montré que cette stratégie de
pacification avait échoué. L’amélioration du niveau de vie ne pouvait plus
compenser l’absence de liberté. Avec les accords d’Oslo de 1993, qui ont marqué
la fin de la première intifada, la politique israélienne est progressivement
passée de la régulation de l’économie de Gaza à son atténuation, puis à sa
neutralisation, en interdisant le commerce plus conventionnel et la circulation
des travailleurs entre Gaza et ses principaux marchés en Israël et en
Cisjordanie. On dit souvent que cette stratégie a commencé en 2007, lorsque le
Hamas, après avoir battu le Fatah lors des élections législatives de l’année
précédente, a pris le contrôle de Gaza. Cette année-là, Israël a imposé un
blocus qui a sévèrement limité le commerce avec Gaza et l’entrée de certains
produits alimentaires dans la bande. Mais le blocus, qui en est à sa
dix-septième année, n’est qu’une forme plus extrême des mesures déjà en place.
Au début de l’année 1991, avant que le Hamas ne commence à lancer des
roquettes et à orchestrer des attentats suicides, Israël a commencé à
restreindre et à bloquer périodiquement la circulation des travailleurs à
destination et en provenance de Gaza, ainsi que le commerce dont sa petite
économie dépendait de manière disproportionnée. Au départ, l’objectif était de
contenir et de réprimer l’agitation. Mais comme l’a écrit la journaliste
israélienne Amira Hass, cela « s’est rapidement transformé en quelque chose
de plus profond ».
En janvier 1991, Israël a annulé l’autorisation générale de sortie qui
permettait aux Palestiniens de se déplacer librement en Israël, en Cisjordanie
et à Gaza. Par la suite, les Palestiniens ont dû obtenir des autorisations
individuelles pour quitter Gaza ou la Cisjordanie, et même pour se rendre d’un
endroit à l’autre. Au fil du temps, ces permis ont été soumis à des critères
politiques et sécuritaires de plus en plus stricts. « La guerre du Golfe »,
écrit Hass,
a été l’occasion d’inverser la situation de libre
circulation pour le plus grand nombre et d’interdiction pour quelques-uns. À
partir de ce moment-là, tous les Palestiniens se sont vu refuser ce droit, avec
des exceptions pour certaines catégories explicites, notamment les
travailleurs, les commerçants, les personnes ayant besoin d’un traitement
médical, les collaborateurs et les personnalités palestiniennes importantes.
L’annulation de l’autorisation générale de sortie a marqué le début de la
politique de bouclage d’Israël. Après une série d’attaques à l’intérieur d’Israël
en 1993, « le commandant militaire a émis un autre ordre annulant les
permis de sortie personnels », selon HaMoked, une ONG israélienne de défense des droits humains
qui aide les Palestiniens. Dans la pratique, cet ordre, qui a été
continuellement renouvelé, a établi le « bouclage général » des
territoires, en vigueur jusqu’à ce jour. Comme le dit B’Tselem, un autre
groupe de défense des droits qui se concentre sur la Cisjordanie et Gaza, « isoler
Gaza du reste du monde, y compris en la séparant de la Cisjordanie, fait partie
d’une politique israélienne de longue date ».
Cette politique de séparation et de confinement est devenue plus explicite
au lendemain des accords d’Oslo. En 1994, Israël a construit une clôture autour
de Gaza, la première d’une longue série. Lorsque la seconde intifada a éclaté
en 2000, des restrictions de voyage ont été imposées aux habitants de Gaza, y
compris aux étudiants, à qui il a été interdit de poursuivre des études
supérieures en Cisjordanie. « L’entrée des résidents de Gaza en Israël
dans le but de rendre visite à leur famille ou de retrouver leur conjoint a été
interdite », selon les termes de B’Tselem.
Les visites des citoyens palestiniens d’Israël et des résidents de
Jérusalem-Est à leurs proches à Gaza ont été réduites au minimum. En outre,
Israël a sévèrement limité la capacité de l’ensemble de la population de Gaza à
se rendre à l’étranger, et a interdit à de nombreuses personnes de le faire.
Les importations et les exportations ont été restreintes et souvent
interrompues. Israël a également interdit à la plupart des habitants de Gaza de
travailler en Israël, privant ainsi des dizaines de milliers de personnes de
leur source de revenus.
En 2005, Israël s’est « désengagé » de la bande de Gaza, en
retirant toutes ses colonies et ses forces militaires. Depuis, les responsables
israéliens affirment que ce désengagement a officiellement mis fin à l’occupation
de la bande de Gaza par le pays. Cependant, selon le droit international,
Israël reste un occupant, car il maintient un « contrôle effectif »
sur les frontières de Gaza (à l’exception de Rafah, que l’Égypte contrôle), l’accès
à la mer, l’espace aérien et le registre de la population.
Au fil du temps, il est devenu de plus en plus difficile pour les décideurs
politiques d’envisager un règlement politique qui traiterait la bande de Gaza
et la Cisjordanie comme une seule entité et pour les Palestiniens eux-mêmes d’imaginer
un avenir collectif.
Un autre effet crucial de la politique israélienne - plus perceptible après
l’arrivée au pouvoir du Hamas en 2007 - a été de transformer l’occupation d’une
question politique et juridique dotée d’une légitimité internationale en un
différend frontalier auquel s’appliquent les règles des conflits armés. Israël
a en effet modifié sa relation avec Gaza, passant de l’occupation à la guerre,
comme en témoignent les nombreux assauts meurtriers qu’il a lancés sur le
territoire au cours des dix-sept dernières années, parmi lesquels l’opération
Pluies d’été (2006), l’opération Hiver chaud (2008), l’opération Plomb durci
(2008-09), l’opération Pilier de défense (2012), l’opération Bordure
protectrice (2014), l’opération Gardien des murs (2021), l’opération Aube
naissante (2022) et l’opération Bouclier et Flèche (2023). Ses alliés
internationaux ont rapidement accepté ce changement : Gaza est désormais
identifiée uniquement au Hamas et traitée comme une entité étrangère hostile.
Dans le cadre de cette nouvelle approche, Israël a totalement renoncé à l’idée
que Gaza puisse avoir une économie de marché. « Dans le cadre de leur plan
global d’embargo contre Gaza », ont écrit des responsables usaméricains depuis Tel-Aviv en novembre 2008, « les responsables israéliens
ont confirmé [...] à de multiples occasions qu’ils avaient l’intention de
maintenir l’économie gazaouie au bord de l’effondrement sans pour autant la
pousser dans ses derniers retranchements ». Plus précisément, leur
objectif était de la maintenir « au niveau le plus bas possible toit en
évitant de provoquer une crise humanitaire ». [selon un câble révélé
par Wikileaks]
L’objectif n’était donc pas d’élever les gens au-dessus d’une norme
humanitaire spécifique, mais de s’assurer qu’ils restent au niveau de cette
norme, voire en deçà.
Depuis 2010, Israël a périodiquement assoupli les restrictions, mais le
blocus a néanmoins presque entièrement détruit l’économie de Gaza. À la veille
du conflit actuel, le taux de chômage était de 46,4 % (en 2000, avant le blocus, il était
de 18,9 %). Environ 65 % de la population souffre d’insécurité alimentaire, ce
qui signifie qu’elle ne peut accéder en toute sécurité à une quantité
suffisante d’aliments nutritifs pour satisfaire ses besoins alimentaires,
tandis que 80 % ont besoin d’une forme ou d’une autre d’aide internationale pour
nourrir leur famille.
Le résultat le plus frappant de cette politique a peut-être été la
transformation des Palestiniens de Gaza, qui sont passés d’une communauté
jouissant de droits nationaux, politiques et économiques à un problème
humanitaire. Les besoins de plus de deux millions de personnes ont été réduits
à des sacs de farine, de riz et de sucre - une aide dont la communauté
internationale était, et reste, entièrement responsable. Gaza n’a pu connaître
que le soulagement, pas le progrès. Depuis, l’humanitaire est devenu le
principal moyen par lequel les donateurs internationaux interagissent avec les
Palestiniens de Gaza - en fait, un dispositif que l’armée israélienne utilise
pour gérer une population indésirable, sans autre vision que celle d’une
gestion plus poussée. « La Cisjordanie et Gaza sont aujourd’hui presque
complètement dissociées », indiquait un rapport de la Banque mondiale en 2008, « Gaza se transformant brutalement d’une route
commerciale potentielle en une plaque tournante murée pour les dons
humanitaires ».
En d’autres termes, Israël a créé un problème humanitaire pour gérer un
problème politique. Il n’a pas seulement contraint à l’intervention
humanitaire, mais a transformé la vie ordinaire en guerre par d’autres moyens,
en utilisant la menace d’une catastrophe comme forme de gouvernance et la
souffrance comme instrument de contrôle. Jusqu’à récemment, l’objectif était d’éviter
une catastrophe à grande échelle telle que la famine.
Aujourd’hui, cet objectif a été dépassé. Au cours des dix dernières
semaines, à l’exception d’une « pause humanitaire » d’une semaine,
Gaza a été totalement assiégée ; Israël a pratiquement interrompu l’entrée de
carburant et restreint l’entrée de nourriture, entre autres produits de
première nécessité. Les Palestiniens qui ont refusé de se déplacer vers la
partie sud de la bande de Gaza après les avertissements de l’armée israélienne
au début de l’assaut ont été informés qu‘ils « pourraient être identifiés comme complices
d’une organisation terroriste ». Le critère de mesure est passé de la
famine à la mort. « Je suis toujours en vie » : c’est tout ce
que mes amis de Gaza peuvent se dire.
Mohammad Sabaaneh
À Gaza, où l’écrasante majorité de la population est confinée dans une
minuscule bande de terre qu’elle n’est pas autorisée à quitter, l’occupation a
empêché l’émergence de toute forme d’environnement social normal. Les jeunes,
qui représentent plus de la moitié de la population, n’ont aucune idée du monde
au-delà de la bande de Gaza. Ils ne savent pas ce que signifie monter à bord d’un
avion, d’un bateau ou même d’un train. Lors de mon dernier voyage à Gaza en 2016, un ami et collègue m’a dit :
Les gens ont peur d’entrer dans le monde, ou ils y
entrent de manière défensive, avec des armes. Notre ouverture au monde se
rétrécit et de plus en plus de gens ont peur de quitter Gaza parce qu’ils ne
savent pas comment faire face au monde extérieur, comme un prisonnier libéré de
prison après des années d’enfermement.
À Gaza, la vie quotidienne implique un rétrécissement de l’espace et de la
certitude de vivre dans cet espace, ainsi qu’un rétrécissement du désir, des
attentes et de la vision. « Étant donné les immenses difficultés de la vie
quotidienne », ai-je écrit pour The London Review of Books après ce
voyage en 2016, « les besoins ordinaires - avoir assez de nourriture, de
vêtements, d’électricité - n’existent pour beaucoup qu’au niveau de l’aspiration ».
Aujourd’hui, même les choses les plus banales sont largement hors de portée.
En 1946, Chaim Weizmann, premier président d’Israël, s’est penché sur la
viabilité du projet sioniste. « La capacité d’absorption économique d’un
pays est ce que sa population en fait », a-t-il déclaré.
Les conditions naturelles, la fertilité de la région,
le climat exerceront leur influence... mais ils ne peuvent à eux seuls donner
aucune indication sur le nombre d’habitants que le pays pourra finalement
supporter. Les résultats définitifs dépendront de l’éducation et de l’intelligence
du peuple... de son système social qui encourage ou non l’expansion la plus
large de l’effort économique ; de l’utilisation intelligente des ressources
naturelles ; et enfin - et dans une très large mesure - de l’effort du gouvernement
pour accroître la capacité d’absorption du pays ou de son indifférence à cet
égard.
Ce sont ces mêmes facteurs - une population éduquée, une économie et une
société saines et autonomes, une utilisation productive des ressources
naturelles et un contrôle indigène sur la capacité d’absorption de la terre -
qu’Israël a largement refusés aux Palestiniens. Depuis le début de l’occupation,
ce déni a été qualifié d’indéfini ou de transitoire, une condition imposée aux
Palestiniens avec la promesse de quelque chose de meilleur à l’horizon. Je n’oublierai
jamais ce qu’un ami très cher, feu le médecin Hatem Abou Ghazaleh, m’a dit lors
de mon premier voyage à Gaza en 1985 : « Rien n’est plus permanent que le
temporaire ».