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11/05/2025

OFRI ILANY
Le sionisme n’a pas toujours été raciste. Les problèmes ont commencé quand des Russes s’en sont emparés

Le sionisme n’est pas né comme un mouvement raciste et colonialiste [sic]. Son tournant désastreux s’est produit lorsqu’il a été pris en main par des “révolutionnaires” russes

Ofri Ilany, Haaretz, 9/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


En février 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le général de division (ER) Gershon Hacohen des Forces de défense israéliennes (FDI) a participé à un débat sur l’événement sur la chaîne de télévision israélienne Kan. Contrairement à la ligne alors dominante dans les médias, Hacohen a exprimé une position résolument pro-russe. Kiev, a-t-il souligné, est le berceau de la civilisation russe, ajoutant que les frontières internationales ne sont pas sacrées et que le pouvoir du président Vladimir Poutine est légitime aux yeux du peuple russe.


Ben-Gourion

Le cas historique sur lequel il fonde son soutien à la Russie n’est pas moins provocateur. « Israël a été construit par des Juifs russes, comme mon grand-père, qui venaient de ces régions », a déclaré  Hacohen. « L’expérience du MAPAI n’était ni éclairée ni libérale » a-t-il ajouté en faisant référence au parti au pouvoir de Ben-Gourion, précurseur du parti travailliste. Tout comme Poutine, a-t-il ajouté, « Ben-Gourion pensait à une expansion constante dans la région, car la bande côtière de Tel-Aviv n’est qu’une porte d’entrée à la Terre d’Israël ».

Le point de vue de Hacohen sur le sujet a été englouti dans le flot de bavardages entre les panélistes de la télévision. Mais elle mérite un second regard, car elle révèle une vérité. L’analyse politique de Hacohen est brutale et sombre, mais son argument historique est juste. Israël a en effet été créé par des Russes, et la culture politique énergique, violente et antilibérale de l’Empire russe fait partie de son ADN.

Et c’est là notre désastre.

Les historiens, les sociologues et les journalistes débattent souvent de la question de savoir d’où vient le culte de la force d’Israël. C’est une mentalité brutale qui nous a actuellement amenés à un nadir moral sans précédent : le massacre cruel et aveugle des Palestiniens.

L’opinion largement répandue à gauche et au centre tend à en attribuer la responsabilité au messianisme religieux, mais la tendance sioniste à l’expansion et à la colonisation a commencé lorsqu’Israël était gouverné par des dirigeants laïques, dont certains prônaient un socialisme scientifique. Certains considèrent le sionisme comme un mouvement colonialiste et raciste dès l’époque de Theodor Herzl, même si dans « Altneuland », le roman écrit par le fondateur du sionisme politique, les Arabes jouissent de droits égaux à ceux des Israéliens.

En pratique, le tournant calamiteux de la culture politique israélienne s’est produit lorsque le mouvement sioniste a été récupéré par la secte politique russe, en particulier celle issue de la Seconde Aliya (la vague d’immigration juive en Palestine de 1904 à 1914). La culture russe possède des aspects nobles et a atteint des sommets intellectuels et culturels. Mais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Russie connaît des bouleversements politiques spectaculaires qui engendrent une culture politique brutale, méprisant la tolérance et les Lumières.


Jabotinsky et les hommes du Betar, son groupe paramilitaire, en 1929 et en 1939


Diverses formes d’idéologie, allant du nationalisme au socialisme, voient le jour et marqueront le XXe siècle de leur empreinte. Ce terreau politique a donné naissance au bolchevisme, ainsi qu’à l’activisme politique juif. C’est dans cet environnement conceptuel que naissent le sionisme pratique et le mouvement révisionniste de Ze’ev Jabotinsky. Joseph Trumpeldor, le soldat-pionnier d’origine russe qui était admiré par les deux branches, peut être considéré comme une figure représentative de cette mentalité.

C’est de cette culture que sont issues les figures dominantes qui ont façonné l’histoire d’Israël : non seulement Ben-Gourion, mais aussi les familles de Moshe Dayan et d’Ariel Sharon. Le grand-père de Bibi, Nathan Mileikowsky, a atteint sa maturité politique dans les cercles sionistes russes.

Rav Nathan Mielikowsky(1879-1935), le grand-père de Bibi. “Netanyahu” était son nom de plume

Il existe également d’autres sources d’influence dans le sionisme, notamment en Europe centrale. Mais même si le judaïsme allemand suscite beaucoup de curiosité, l’impact des yekkes, comme on les appelait, est négligeable. Les intellectuels et les dirigeants sépharades sont encore plus marginaux. L’influence de la culture humaniste polonaise fut également piétinée, malheureusement, par la machine politique russe. il faut dire qu’ils étaient vraiment durs et déterminés, et qu’ils étaient plus prêts que d’autres au sacrifice et à un mode de vie spartiate.


Walter Moses, l’un des dirigeants du mouvement de jeunesse juif-allemand Blau-Weiss et, après son immigration en Palestine, chroniqueur à Haaretz, a décrit les attributs des Russes dans une chronique publiée en 1951. Moses était dédaigneux des Russes et de leurs traits de caractère. Comme beaucoup de yekkes, il pensait que les Juifs russes sont de qualité humaine inférieure, qu’ils manquent d’éducation et de culture. En même temps, il reconnaît que leur dévouement à la cause est indéniable.

« Ces Moscovites possédaient un attribut qui n’est présent dans aucune autre tribu du peuple juif : le Saint-Esprit s’accrochait à eux », écrit Moses. « Ils étaient des idéalistes fanatiques, dotés d’une vertu morale et d’un niveau éthique que l’on ne retrouve qu’à quelques époques de l’espèce humaine, prêts à tous les sacrifices, enthousiastes face à toutes les idées impossibles, ne se laissant décourager par aucune tâche ni aucun travail, aussi onéreux soit-il, s’attaquant à tous les problèmes avec le plus grand sérieux, et souvent avec trop de sérieux ».

Culturellement, ce sérieux et cette rigidité idéologique ont transformé le sionisme en un désert esthétique, dépourvu d’humour et d’éros, et rappelant la toundra gelée de Sibérie. Un sol tendu, dur et cruel. Mais pire encore, le monde conceptuel de la force en Russie justifiait le piétinement des minorités, la colonisation et la prise agressive de territoires.

Dans les limites du camp

Si tel est le cas, la dette politique du sionisme à l’égard de la culture politique russe est en fait assez évidente. Alors, pourquoi n’en parle-t-on pas ou ne la soumet-on pas à la critique ? Il arrive que l’on entende des points de vue critiques. À la fin des années 1950, par exemple, les journalistes Uri Avnery et Boaz Evron ont noté qu’Israël était toujours lié aux modèles idéologiques de la deuxième aliya. Et c’est peut-être encore le cas aujourd’hui.

En fin de compte, cependant, personne n’a vraiment intérêt à poursuivre cette ligne de pensée. La critique du sionisme émane de la gauche radicale, mais à la base, ce camp de gauche est pro-soviétique et vise l’impérialisme usaméricain et le colonialisme occidental. Ironiquement, le débat sur le sionisme, pour ou contre, reste dans les limites du camp des héritiers de la culture politique russe.

Les révisionnistes historiques, bien qu’appartenant à une culture politique différente, étaient en fin de compte une branche de la même famille. L’historienne Anita Shapira, connue comme historienne sioniste avec un penchant mapainik, a noté dans son livre de 1992 « Land and Power : The Zionist Resort to Force, 1881-1948 » (Stanford University Press), que la violence politique des révisionnistes avait également ses racines dans la gauche révolutionnaire russe.

« Cessez votre cruelle oppression des Juifs « : Le président Theodore Roosevelt au tsar Nicolas II : « Maintenant que vous avez la paix à l’extérieur, pourquoi ne pas lui enlever son fardeau et avoir la paix à l’intérieur de vos frontières ? ».  Chromolithographie d’Emil Flohri, 1904, suite au pogrome de Kichinev de 1903


« Le monde intellectuel auquel une grande partie de la gauche se sentait attachée n’était pas celui de la social-démocratie, mais plutôt l’idéologie révolutionnaire violente nourrie dans la zone de résidence*.
 
Ses symboles et ses modèles n’étaient pas tirés des mouvements du socialisme réformiste, mais principalement de ceux de la Russie bolchevique. Leur vision du monde ne rejetait pas d’emblée la violence comme moyen d’action », écrit Shapira. Les germes de la violence d’extrême droite ont été nourris par l’idéologie révolutionnaire de la gauche russe.

La culture politique russe est si profondément ancrée dans le projet sioniste qu’il est aujourd’hui presque impossible d’imaginer une trajectoire historique différente. Les réalisations d’Israël sont également attribuées pour l’essentiel à cette mentalité révolutionnaire et partisane débridée.

Mais aujourd’hui, à un moment de l’histoire où la Russie et Israël sont deux entités brutales qui sèment l’horreur et la destruction, la ressemblance est à nouveau visible à l’œil nu. Et ce n’est pas une coïncidence. S’il y a un espoir pour Israël, c’est de se libérer de cet héritage politique catastrophique.
QDT1000NIS (Question du traducteur à 1000 shekel) :
Si je comprends bien, les fondateurs allemands et austro-hongrois du mouvement sioniste, Herzl et Nordau, étaient des enfants de chœur tendance bisounours. Les méchants étaient des russo-bolcheviks. Sauf que Jabotinsky n'a pas envoyé ses miliciens se former en URSS, mais dans l'Italie de Mussolini. Bibi = Poutine ? Donc Zelensky= Hamas ?
NdT

* Créée en 1791 par l’impératrice Catherine II de Russie, la zone de résidence (en russe : Черта оседлости, tchertá ossédlosti ; en yiddish : דער תּחום-המושבֿ, der tkhum-ha-moyshəv ; en hébreu : תְּחוּם הַמּוֹשָב, t’hum hammosháv ; en allemand : Ansiedlungsrayon ; en polonais : Strefa osiedlenia) était la région ouest de l’Empire russe où les Juifs, enregistrés comme tels, étaient cantonnés de force par le pouvoir impérial russe, dans des conditions matérielles souvent misérables, jusqu’à la Révolution de février 1917.


 

08/05/2025

RAEF ZREIK
Martin Buber, un sioniste à visage humain qui donne encore du grain à moudre

Le philosophe sioniste n’a pas pu échapper à un état d’esprit colonial, mais sa vision binationale offre une voie à suivre en Palestine/Israël.

Raef Zreik, Jewish Currents6/5/ 2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Raef Zreik (Eilabun, Galilée, 1965), est un Palestinien de 1948. Il enseigne la philosophie morale et politique à l’Academic College of Tel Aviv-Yaffo, la jurisprudence au Ono Academic College et est senior research fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem. Diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem, de Columbia et de Harvard (doctorat sur le concept de droit et la distinction entre le droit et la vertu chez Kant).
Parmi ses publications récentes :
« What’s in the Apartheid Analogy », Theory and Event, 2020
« The ethics of the intellectual – Rereading Edward Said », Philosophy and social criticism, 2020
« Zionism and political theology », Journal of Political Theology, 2023
Son livre, Kant’s Struggle for Autonomy : On the Structure of Practical Reason, a été publié en 2023 par Rowman-Littlefield (New York).

Préface du livre
A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs, édité, commenté et préfacé par Paul Mendes-Flohr, University of Chicago Press, 2005, réédition 2025 



Martin Buber pose un défi plus grand aux intellectuels palestiniens que tout autre leader et penseur sioniste. Le défi posé par Ze’ev Jabotinsky, Menachem Begin et David Ben-Gurion n’était pas principalement d’ordre intellectuel. Leur affirmation centrale—que le conflit avec les populations arabes indigènes était inévitable et inéluctable—laissait aux Palestiniens peu d’options autres que de se préparer à des confrontations violentes avec les colonisateurs sionistes. Le défi qu’ils posaient ne pouvait être relevé que sur le champ de bataille. La plupart des Palestiniens étaient donc plus d’accord avec Jabotinsky qu’avec Buber, qui insistait sur le fait que les intérêts nationaux juifs et palestiniens sont compatibles et donc susceptibles d’un accommodement mutuel. Buber vous oblige à dialoguer avec lui ; Jabotinsky vous force à vous battre.


Martin Buber, par Andy Warhol, 1980

Ainsi, en exprimant une vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question la compatibilité du projet sioniste, qui cherche à sécuriser les intérêts du peuple juif, avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. De plus, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a soulevé une position paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens Ainsi, en exprimant sa vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question le fait que le projet sioniste, qui cherche à garantir les intérêts du peuple juif, soit ou puisse être compatible avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. En outre, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a créé une situation paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens : en tant que sioniste, il faisait partie du projet colonial tout en s’y opposant. À bien des égards, la position de Buber s’apparente à la description du colonisateur autocritique dépeint par Albert Memmi dans Le colonisateur et le colonisé. S’il appartenait socialement, culturellement et économiquement à la société des colons, il n’en était pas moins conscient des effets néfastes du colonialisme sur la société autochtone. Buber s’opposait ainsi à certaines structures sociales et politiques fondamentales qui rendaient sa propre existence possible. Il allait vers le sud dans un train qui se dirigeait vers le nord. En effet, il se trouvait dans une situation apparemment intenable. En cherchant à se distancier de l’Occident en général et de l’impérialisme britannique en particulier, Buber semblait négliger la lourde dette du sionisme envers les puissances coloniales britannique et occidentale, endossée par la Société des Nations, la déclaration Balfour et l’établissement du mandat britannique sur la Palestine.

Memmi était tout à fait conscient de cette situation paradoxale dans laquelle un colonisateur qui résiste à la colonisation peut se retrouver inextricablement mêlé à ce même système. Memmi attire ainsi notre attention sur la réalité sociologique de la “vie coloniale”, que l’on ne peut pas simplement transcender par des idées. Le monde en général ne peut pas simplement être divisé entre les gens selon leur idéologie : progressistes et conservateurs, libéraux et fondamentalistes, socialistes et capitalistes, gauche et droite, etc. Les gens se distinguent également en fonction de leur position sociale, de leur situation et de leur position objective, et non pas uniquement en fonction de leurs idées. Il existe une distinction entre les indigènes et les colons, et même si un colon veut renoncer à ses privilèges, il continue d’en jouir. Ses liens, son réseau de relations, son cadre de référence - tout le contexte qui donne un sens à ses actions - restent ceux de la société du colon. Il y a une limite à ce que le colonisateur puisse s’identifier au colonisé ou embrasser sa position. Pour Memmi, si un tel colonisateur « ne peut s’élever au-dessus de ce moralisme intolérable qui l’empêche de vivre, s’il y croit avec tant de ferveur, qu’il commence par s’en aller » et qu’il coupe ses liens avec le projet colonial et la culture des colons. C’est ce qu’a fait Hans Kohn, ami proche et disciple de Buber. Après les affrontements entre Palestiniens et sionistes de 1929, Kohn a déclaré que “le sionisme n’est pas le judaïsme”, a renoncé à son poste de direction au sein de l’Agence juive à Jérusalem, a quitté la Palestine et a finalement émigré aux USA.

Mais Buber n’a pas approuvé la décision de Kohn. Il est resté sioniste et ne s’est pas reconnu comme un colonisateur privilégié. Il voulait faire partie du peuple juif et du projet sioniste et lutter à l’intérieur du mouvement pour l’orienter vers une voie radicalement différente de celle qu’il avait prise. Il s’opposait à la création d’un État qui assujettirait les Palestiniens à un statut de minorité ; il ne voulait pas que le sionisme fasse partie de l’ordre impérial ; il voulait un sionisme qui soutienne l’égalité des Juifs et des Arabes et attendait avec impatience l’établissement d’un État binational en Palestine. Mais avait-il une chance raisonnable de réaliser cette vision ?

Buber n’était-il qu’un songe-creux ? Un sophiste ? Ne comprenait-il pas la différence fondamentale entre la politique et l’éthique ? Était-il simplement en train de “construire des mythes”, comme l’aurait affirmé Memmi ? Inversement, voulons-nous vraiment souscrire à l’idée que la politique est avant tout une question de pouvoir, et que tant que vous n’avez pas de pouvoir, personne ne vous prendra au sérieux ? Sommes-nous sûrs de vouloir dissocier la morale de la politique ?

En tant que Palestinien, je ne sais pas si j’ai des réponses adéquates à ces questions. Pourtant, avec Buber, je me méfie des approches qui tendent à exagérer la dialectique tragique présumée de l’histoire et de la politique. Dans son article de 1945 intitulé “Politique et moralité”, Buber reconnaît que « la vie, en tant qu’elle est vie, implique nécessairement l’injustice. Il ne peut y avoir de vie sans destruction de la vie ». Buber n’était pas naïf. Mais il n’était ni prêt ni disposé, sous le couvert de ce truisme, à admettre la cruauté et l’injustice comme inhérentes aux affaires humaines. C’est pourquoi il ajoutait une mise en garde : « Nous ne pouvons pas nous abstenir de commettre l’injustice, mais nous avons la grâce de ne pas avoir à commettre plus d’injustice qu’il n’est absolument nécessaire ». « L’essentiel, soulignait-il, est de reconnaître les limites ». Il a donc averti ses collègues sionistes que « si l’on a l’intention de chasser de leur patrie des gens qui sont liés à la terre, alors on a dépassé ces limites. Nous sommes ici face à un droit inaliénable, le droit de celui qui cultive la terre d’y rester ». Le concept de “limitation” de l’injustice au strict nécessaire crée un espace pour imaginer une autre réalité sociale et politique en Palestine et offre quelques outils intellectuels pour argumenter contre la logique de Jabotinsky de l’inéluctabilité du conflit avec la Palestine et la logique du “nous” contre “eux” qui continue à prévaloir dans l’imagination politique sioniste.

La logique qui sous-tend la politique de Jabotinsky - et celle de son disciple Benjamin Netanyahou - tire sa justification du passé, lorsque les Juifs d’Europe étaient victimes d’un antisémitisme insidieux et implacable. D’où leur besoin impérieux d’un abri sûr qu’ils ne pouvaient trouver en Europe, un abri qui, selon Jabotinsky, ne pouvait être assuré qu’en Palestine sous la forme d’un État-nation juif souverain - un objectif autojustifié à atteindre par tous les moyens jugés nécessaires. Sa conception unique de la justice pour les Juifs abandonnés d’Europe l’a rendu aveugle à la réalité politique et démographique de la Palestine arabe. Cette conception est donc erronée dès le départ. Cette situation est différente de celle où la conception de la justice est raisonnable, mais où sa mise en œuvre entraînerait des conséquences indésirables. En effet, en se concentrant exclusivement sur la justice pour le peuple juif, Jabotinsky ignore délibérément ses conséquences pour les Palestiniens, à savoir leur dépossession et la privation de leurs droits politiques. Sa logique politique est inflexible et l’emporte impitoyablement sur les considérations éthiques. Buber conteste la politique sioniste guidée par cette seule logique politique. En poursuivant ses intérêts fondamentaux, il faut accepter la responsabilité morale de limiter les dommages que ses actions peuvent causer aux autres. Comme l’a dit Hannah Arendt, personne n’habite le monde seul. Nous sommes destinés à partager le monde et, en fin de compte, nous n’avons pas d’autre choix que de trouver un moyen d’y vivre ensemble.


Statue de Buber à Heppenheim, en Hesse, où il vécut de 1916 à 1938 

En honorant cet impératif existentiel et éthique, Buber a promu la vision d’un État binational. Ni les sionistes ni les Palestiniens n’ont jugé cette idée digne de considération. N’oublions pas que dans les années 1920, les Juifs ne représentaient pas plus de 10 à 15 % de la population de la Palestine. Il est vrai que leur nombre a augmenté au cours des deux décennies suivantes, atteignant 35 % au moment de la partition en 1947. Bien que l’idée binationale envisagée garantisse aux Juifs et aux Arabes une part égale dans le gouvernement et l’administration du futur État, les Palestiniens l’ont rejetée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’idée de parité, indépendamment de la proportionnalité démographique, impliquait que les Palestiniens renoncent à leur statut de majorité et à leur patrie. La simple idée qu’une minorité d’immigrants (les Juifs) offre l’égalité - individuelle et collective - à la majorité palestinienne autochtone a été jugée déraisonnable, voire carrément absurde. Pourquoi les Palestiniens devraient-ils renoncer à la moitié de leur patrie ? Certes, les sionistes devraient également renoncer à leur rêve, comme le dit leur hymne national, « un espoir vieux de deux mille ans / D’être une nation libre [politiquement souveraine] sur notre terre / La terre de Sion, Jérusalem ». Il y a tout de même une différence entre renoncer à un rêve et renoncer à sa réalité : sa terre.

Le problème majeur qui a rendu l’acceptation du binationalisme plus difficile est le simple fait que la réalité n’était pas binationale à l’époque. Pour accepter le binationalisme, les Palestiniens auraient dû accepter l’immigration juive en Palestine sous la tutelle du mandat britannique. Par ailleurs, Buber ne s’est pas adressé aux Palestiniens. Il a débattu avec ses collègues sionistes. Les dirigeants sionistes ne se sont pas non plus adressés aux Palestiniens, estimant que seule l’aide de l’Empire britannique leur permettrait d’établir un foyer national en Palestine. En bref, la tentative de Buber de situer le sionisme comme un nationalisme subalterne, un nationalisme de décolonisation, était en contradiction avec les faits sur le terrain. Il s’efforçait de situer le sionisme à côté et en complément - et non en opposition - du nationalisme palestinien, en tant que nationalisme anticolonial, mais cela ne cadrait pas avec le fait que ce sont les Britanniques qui ont préparé le terrain pour la colonisation juive de la Palestine.

Les arguments de Buber posent des questions intéressantes au mouvement national palestinien, principalement en raison de son minimalisme et de sa tentative de trouver un moyen de concilier les intérêts des deux mouvements sans que le sionisme ne domine les Palestiniens. La version du sionisme de Buber était-elle plausible et aurait-elle dû être acceptée par les Palestiniens ? Il s’agit en partie d’une question historique. Mais la question est toujours d’actualité étant donné que nous luttons toujours pour trouver un moyen d’assurer une existence pacifique, décente et digne pour les deux peuples. Certains des arguments de Buber en faveur des droits des Juifs en Palestine sont expliqués dans son discours de 1929 intitulé « Le foyer national et la politique nationale en Palestine ». Ce texte révèle des traces évidentes de la pensée et de l’imagination coloniales, comme lorsqu’il fonde le droit sur « un fait avéré : après des milliers d’années au cours desquelles le pays était une terre inculte, nous l’avons transformé en un pays habité, là où il nous était loisible de le faire, par des années de travail ». Le droit découlant de la création et de la fertilisation est en fait le droit des colons. Même lorsque Buber a cherché à étendre l’égalité aux Palestiniens indigènes, il l’a fait dans une perspective coloniale, déclarant que « la situation de notre colonie inclut la vie des habitants arabes du pays, que nous n’avons pas l’intention d’expulser ». Pour tout Palestinien à l’oreille sensible, cela sonne comme si les immigrants juifs faisaient une faveur aux Arabes en ne les expulsant pas, un geste bienveillant qui mérite d’être récompensé ! 


Buber lors de sa première visite en Palestine en 1927

La mentalité coloniale de Buber apparaît à nouveau dans sa lettre de 1939 au Mahatma Gandhi, dans laquelle il tente d’expliquer pourquoi les Juifs persécutés d’Allemagne cherchent refuge en Palestine : « Les Juifs sont persécutés, volés, maltraités, torturés, assassinés ». Pourquoi pas une autre terre que la Palestine ? Parce que les Juifs ont un lien historique, religieux et spirituel avec cette terre, et qu’elle leur appartient (« nous avons besoin de notre propre sol »). Pour ceux qui connaissent le langage des droits, je dirais que l’argument se réfère à la fois à un droit général basé sur le besoin et à un droit spécial qui lie spécifiquement le peuple juif à cette terre. Les arguments fondés sur la nécessité sont d’ordre général. Si je meurs de faim, j’ai le droit d’être nourri, mais ce droit est général et s’impose à tous ceux qui sont en mesure de m’aider ; par conséquent, il peut imposer un devoir de solidarité imparfait. Mais mon devoir de solidarité envers les autres, d’aider ceux qui sont dans le besoin, est différent de mon devoir spécial de payer celui à qui j’ai emprunté de l’argent ou celui dont j’ai endommagé les biens. Il s’agit de devoirs particuliers, plus lourds que le devoir général d’assistance. Les Palestiniens avaient le devoir d’assistance, le devoir de solidarité, en tant que devoir général. C’était le même devoir général que celui des Français, des Russes, des Iraniens et des USAméricains. Comment un peuple peut-il se réveiller en découvrant qu’il a un devoir spécial d’aider un autre peuple en lui cédant la moitié de sa patrie, quelle que soit la gravité de la situation ? L’argument de la nécessité peut difficilement établir un tel devoir. La plupart des dirigeants sionistes n’ont même pas envisagé de proposer des arguments ou des réponses à cette question. Buber s’approche d’une réponse, mais il le fait dans son débat épistolaire avec Gandhi, et non avec un dirigeant palestinien. Néanmoins, je pense qu’il y a une différence entre un devoir de solidarité qui garantit le droit d’immigrer des Juifs fuyant les persécutions et un devoir d’accepter la demande d’un autre peuple pour un État-nation séparé ou même un partenaire égal dans un État binational. Cela ne va pas de soi et ne doit pas l’être.


Buber, par LAUTIR

Bien que les idées de Buber aient été en son temps reléguées aux marges de l’histoire, il pourrait être utile de les revisiter aujourd’hui afin d’envisager l’avenir. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’un des problèmes des idées de Buber est qu’il a proposé une solution binationale dans une réalité qui ne l’était pas. Non seulement parce que le nombre de Juifs était relativement insignifiant, mais aussi en raison de la nature coloniale du projet d’installation. Si l’aspect colonial de la colonisation existe toujours 100 ans plus tard, le paysage démographique est différent : les Juifs de Palestine sont aujourd’hui la troisième ou la quatrième génération à vivre sur cette terre et ne connaissent pas d’autre foyer. Les idées de Buber sont donc à nouveau pertinentes, mais il est clair qu’elles doivent être actualisées pour répondre aux nouveaux défis. Ces défis comprennent la reconnaissance de la Nakba palestinienne et la nécessité de mettre fin à la dépossession actuelle des Palestiniens. Dans un premier temps, les Israéliens juifs devraient reconnaître et réparer les injustices historiques de la dispersion, de la discrimination et de l’occupation subies par les Palestiniens. En conséquence, le binationalisme ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un projet de décolonisation qui met fin à l’héritage de l’assujettissement et de la domination. Le binationalisme sans décolonisation n’est qu’une continuation de la domination parée d’autres atours.

Pour de nombreux intellectuels palestiniens, le binationalisme est intrinsèquement intenable, car il implique de reconnaître les droits historiques des Juifs en Palestine et de reconnaître que la résistance palestinienne a échoué et qu’elle était peut-être simplement malavisée. En outre, nombreux sont ceux qui affirment que la meilleure solution à la question juive en Palestine serait un État laïque, multiethnique et libéral fondé sur l’égalité des droits pour tous ses citoyens, sans distinction de race, de religion, de sexe ou d’appartenance culturelle. 


Buber par Brigitte Dietz, 2014

Un État binational qui soutient l’autonomie culturelle et religieuse n’exige pas nécessairement, à mon avis, d’accepter le récit sioniste concernant les droits historiques des juifs en Palestine. Reconnaître les droits collectifs des Juifs en Palestine ne doit pas être interprété comme une reconnaissance de leur droit historique à la terre. De nombreux droits que nous possédons ne sont pas historiques et ne sont pas non plus fondés sur une affiliation historique. Mon droit d’être représenté par un avocat dans un procès pénal et mon droit à la liberté d’expression sont des droits purement juridiques. Ces droits reposent sur certaines perceptions de la fragilité de l’existence humaine et de ses besoins fondamentaux. Je ne vois aucune raison de croire qu’accepter un droit collectif à l’autodétermination juive en Palestine dans le cadre du binationalisme revient à accepter une quelconque version du sionisme. Nous devrions être capables d’imaginer un nationalisme juif en Palestine qui ne soit pas colonialiste.

Quant à la suggestion d’un État libéral laïque qui ne reconnaît aucune appartenance religieuse, culturelle ou nationale dans la sphère publique, j’ai tendance à penser qu’elle n’est pas attrayante à l’heure actuelle. Le rêve libéral d’une sphère publique neutre qui met entre parenthèses les identités et les limite à la sphère privée n’est pas convaincant. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici toute la littérature du dernier demi-siècle qui souligne l’importance de l’identification culturelle, de Will Kymlicka à Charles Taylor, Bhaikhu Parekh, et d’autres. J’ai tendance à penser que l’identité collective des deux groupes est importante pour eux et qu’ils ont tout intérêt à conserver et à développer leur vie culturelle et religieuse distincte.

Une autre réserve avancée par les intellectuels palestiniens pour empêcher tout rapprochement avec l’État juif concerne l’alignement du sionisme sur l’impérialisme occidental et sa volonté de préserver ses intérêts aux dépens de l’Orient en général et du monde arabe en particulier. Buber partageait certaines de ces préoccupations et dénonçait constamment les dirigeants sionistes qui cherchaient à obtenir le soutien des puissances impérialistes. Il a proposé un autre type de sionisme qui était en un sens non colonial (il a essayé de faire la différence entre le colonialisme expansif et le colonialisme limité concentré, une distinction qui peut difficilement tenir dans la pratique), malgré la rhétorique coloniale avec laquelle il a célébré l’idéalisme des pionniers des colonies agricoles sionistes (voir son essai de 1939, “Concerning Our Politics”). Il envisageait le sionisme comme un moyen de faciliter le retour des Juifs à leurs origines orientales et de servir ainsi de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident (voir son essai de 1956, “Instead of Polemics” et son essai de 1965, “The Time to Try”). Mais Israël, depuis sa création il y a 77 ans, a choisi, aux côtés des USA et d’autres puissances impérialistes hégémoniques occidentales, de perpétrer une attaque permanente contre la région, ses peuples et leurs intérêts et de se positionner ainsi comme l’ennemi de la région (les guerres de 1956, 1967, 1982 et 1996 n’en sont que quelques exemples). En outre, plus Israël lance des guerres contre la région, plus il devient dépendant des puissances occidentales, comme le montre clairement la récente guerre à Gaza. Tout cela pour dire que l’avenir de la Palestine ne peut se concevoir sans remodeler l’image de toute la région et la nature des relations entre l’Orient et l’Occident, en mettant fin aux politiques coloniales et impériales. Buber espérait que le peuple d’Israël servirait de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident. Depuis la disparition de Buber il y a six décennies, l’image de ce pont continue de s’éloigner dans un horizon toujours plus lointain. Israël est désormais pleinement au service des grandes puissances impériales occidentales contre les peuples du Proche-Orient. La guerre de 2023 sur la bande de Gaza contre les Palestiniens fait de plus en plus ressembler Israël à un krak de croisés en Terre sainte, repoussant désespérément les armées de Saladin au 13e siècle. Buber l’avait prévu et, malheureusement, il avait raison.


Dans une série de sachets de sucre sionistes, Martin Buber


07/05/2025

JOSIE GLAUSISZ
“Que Tsahal les ratiboise !” : pâtisseries génocidaires
En Israël, la violence est omniprésente dans la vie quotidienne

Josie Glausiusz, Haaretz , 6/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Que peut-on dire d’une société qui vend des éclairs incitant les FDI à détruire Gaza alors que les enfants palestiniens font la queue dans les cuisines communautaires, incapables de savourer ne serait-ce qu’un biscuit ?



Éclairs vendus dans une boulangerie de Modi’in avec un glaçage portant l’inscription : “Que Tsahal les ratiboise !” Photo Josie Glausiusz

Une rangée d’éclairs, dégoulinant de crème, sont alignés dans le réfrigérateur d’une boulangerie, leur surface sucrée glacée avec une écriture bleue : “Que l’armée israélienne les frappe durement !” ou, littéralement, “Que Tsahal les ratiboise !” Lorsque j’ai vu ces éclairs dans une boulangerie de ma ville de Modi’in, trois jours avant la fête de l’indépendance, je me suis sentie malade de rage. Une friandise enfantine gluante est “encrée” d’un message violent, destinée à être savourée alors que les enfants de Gaza survivent avec un seul repas, ou un seul pain pita, par jour. Sur les éclairs sont plantés de petits drapeaux israéliens.

Le mot hébreu écrit sur les éclairs signifie “tondre”, comme pour tondre une pelouse, mais tondre est aussi un euphémisme pour quelque chose de plus brutal. L’expression “tondre l’herbe” a été popularisée en 2013 pour désigner la “stratégie d’usure d’Israël visant principalement à affaiblir les capacités de l’ennemi”. En d’autres termes, tondre l’herbe signifie bombarder périodiquement Gaza pour assurer une tranquillité temporaire à Israël.

En début de semaine, le cabinet de sécurité israélien a “approuvé à l’unanimité” un plan visant à étendre les opérations à Gaza, en déplaçant la population vers le sud et en maintenant ensuite “une présence israélienne soutenue”. Le cabinet a également approuvé un plan visant à renouveler l’aide humanitaire dans la bande de Gaza, mais seulement après le début des opérations militaires (prévues au plus tôt à la mi-mai), et gérée par des sociétés civiles privées plutôt que par l’ONU et des groupes humanitaires déjà familiarisés avec le contexte gazaoui.

Que dire d’une société qui vend des éclairs incitant à la destruction alors qu’à moins de cent kilomètres de là, des enfants de Gaza font la queue dans des cuisines communautaires, tendant des pots vides et des bacs en plastique pour obtenir leur allocation d’un repas pour la journée, peut-être un ragoût de lentilles, de pois chiches ou de riz, et incapables de savourer ne serait-ce qu’un biscuit ?

Que dire d’une société qui célèbre le jour de l’indépendance avec des barbecues alors qu’environ 60 000 enfants de Gaza montrent actuellement des signes de malnutrition, selon le ministère de la santé de Gaza ?

Ce n’est pas comme si la nourriture n’existait pas. Le Programme alimentaire mondial (PAM) indique qu’il dispose de "plus de 116 000 tonnes d’aide alimentaire" - ce qui permettrait de nourrir environ la moitié des habitants de la bande de Gaza, soit un million de personnes, pendant quatre mois - qui attendent d’entrer à Gaza dès la réouverture des points de passage. Israël a interrompu toute aide alimentaire et humanitaire à Gaza le 2 mars, puis a rompu un bref cessez-le-feu avec le Hamas le 18 mars, date à laquelle les FDI ont recommencé à “tondre la pelouse” à Gaza.

Le 25 avril, le Programme alimentaire mondial a annoncé qu’il n’y avait plus de nourriture à Gaza.

Des Palestiniens font la queue pour obtenir une portion de nourriture chaude distribuée par une cuisine caritative dans le camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza. Photo Eyat Baba/AFP

En lisant les reportages des médias et en parcourant les réseaux sociaux, je suis frappée par la profonde dissonance cognitive dont souffrent tant de membres de la société israélienne. Nous nous délectons de l’abondance sucrée et crémeuse, d’un éventail de légumes et de fruits frais tout au long de l’année et de magasins aux noms tels que “Meatman”, qui vantent les mérites de steaks marbrés. Non loin de là, les Palestiniens de Gaza brûlent des déchets plastiques et toxiques pour faire cuire le peu de nourriture qu’ils peuvent obtenir ou récupérer.

J’ai moi-même passé le jour de l’Indépendance avec des nausées dues à la fumée des incendies de forêt de la veille qui s’était répandue dans ma ville. Au même moment, je sentais l’odeur de la viande grillée sur les barbecues de mon quartier. Je m’interrogeais sur l’apparente indifférence à l’égard de la souffrance humaine si proche de moi.

Ce n’est pas comme si les Israéliens ne savaient pas, ou ne pouvaient pas savoir, ce qu’il en est de la faim et de la malnutrition à Gaza. Un flot de reportages documente la malnutrition dans les moindres détails et illustre ses rapports par des vidéos d’enfants suppliants.

En tant que journaliste scientifique ayant rendu compte de la coopération transfrontalière entre scientifiques israéliens et palestiniens, même en temps de guerre, je suis de nombreux entrepreneurs technologiques palestiniens à Gaza sur LinkedIn. Parfois, en scrollant, je vois des vidéos de femmes préparant d’énormes cuves de lentilles, tandis que des enfants et des adultes font la queue avec leurs bols et leurs casseroles. Je vois des photos d’enfants émaciés. J’apprends le prix d’un litre d’huile végétale à Gaza en lisant leurs posts : Le kilo de sucre, écrivent-ils, coûte 100 shekels, soit 28 dollars.


Une fillette palestinienne tente de soulever un récipient d’eau rempli à partir d’un réservoir de distribution dans le camp de réfugiés de Nuseirat, au centre de la bande de Gaza Photo Eyad Baba/ AFP

Les Palestiniens de Gaza ne sont pas les seuls à souffrir de la faim. Le Hamas détient encore 59 captifs, presque tous israéliens, mais aussi trois Thaïlandais, un Népalais et un Tanzanien. Israël pense que 35 de ces otages sont morts. Il est presque certain que les captifs encore en vie, enchaînés dans des tunnels par leurs ravisseurs du Hamas, sont gravement affamés : les familles de trois captifs israéliens décharnés libérés en février les ont comparés à des survivants de l’Holocauste.

Lors d’une audience à la Cour internationale de justice, la conseillère juridique des Nations unies, Elinor Hammarskjöld, a déclaré qu’Israël avait clairement l’obligation, en tant que force d’occupation, d’autoriser et de faciliter l’acheminement de l’aide humanitaire destinée à la population de Gaza. Le ministre des affaires étrangères, Gideon Sa’ar, a réagi en qualifiant les audiences de “cirque”.

Le jour de la commémoration de l’Holocauste, un groupe de manifestants affiliés à l’organisation israélienne Parents Against Child Detention a fait la queue dans une rue de Tel Aviv, tenant des casseroles vides pour protester contre le blocus de l’aide israélienne à Gaza, tandis que les passants criaient et les injuriaient.

J’ai demandé à Moria Shlomot, PDG de PACD, ce qu’elle pensait de ces éclairs. Elle a écrit : « Pendant que les enfants de Gaza meurent de faim, les enfants d’Israël mangent des éclairs remplis de haine. Des éclairs empoisonnés. Cela me choque ». Elle a ajouté que « plus de 10 000 enfants de Gaza ont été diagnostiqués comme souffrant de malnutrition sévère et plus de 1 600 enfants sont en situation de malnutrition aiguë sévère » depuis le début de l’année 2025, comme le rapporte le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l’ONU.

Ce n’est certainement pas un cirque pour ces enfants ou leurs familles. Et pour autant que je sache, aucun d’entre eux ne se laisse tenter par des éclairs moelleux.


06/05/2025

AMOS HAREL
Israël se dirige vers un nouveau désastre à Gaza, alimenté par les plans délirants de Netanyahou

L’offensive élargie à Gaza approuvée par le cabinet est susceptible d’échouer, conduisant à un enchevêtrement prolongé et à de lourdes pertes de soldats, de captifs et de Palestiniens - sans vaincre le Hamas. Netanyahou suit l’extrême droite, tandis que les dirigeants de Tsahal espèrent l’intervention de Trump

Amos Harel, Haaretz, 5/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Soldats de l’IDF à côté de chars près de la frontière de Gaza, lundi. Photo MENAHEM KAHANA/AFP

Permettez-moi d’être franc : nous nous dirigeons vers un nouveau désastre dans la bande de Gaza. Si le président Trump choisit de ne pas se mêler de l’affaire lors de sa visite dans le Golfe la semaine prochaine, Israël commencera à intensifier ses opérations militaires à Gaza une fois qu’il sera rentré à Washington. 

Étant donné la manière dont la manœuvre est planifiée, on peut s’attendre à une invasion de larges pans de Gaza, à un contrôle territorial prolongé, à des pertes en vies humaines parmi les captifs israéliens et les soldats, et à une nouvelle détérioration de la situation humanitaire dont souffrent déjà les Palestiniens. Il est toutefois douteux qu’elle parvienne à vaincre le Hamas de manière décisive.

Le cabinet de sécurité a tenu une longue réunion dimanche, au cours de laquelle les ministres ont approuvé le plan de l’armée pour une expansion majeure de son opération actuelle. Fait inhabituel, les politiciens se sont empressés de donner du crédit au chef d’état-major de Tsahal, Eyal Zamir. Des sources politiques (lire : le Premier ministre Benjamin Netanyahou) et des responsables de la défense (autrement dit, le ministre de la défense Israel Katz) ont expliqué que la nouvelle opération entraînerait enfin la défaite du Hamas et exercerait une pression irrésistible sur lui pour qu’il libère tous les captifs.


Eyal Zamir

Le ministre des finances Bezalel Smotrich, l’homme qui a dirigé la politique du gouvernement malgré tous les sondages montrant que son parti ne dépasserait pas le seuil d’entrée à la Knesset lors des prochaines élections, a déclaré dimanche : « Dès que nous commencerons l’opération, il n’y aura pas de retrait des territoires que nous avons conquis, pas même en échange d’otages ». 

S’adressant à une conférence parrainée par le journal sioniste religieux B’Sheva, il a poursuivi : « Nous occupons Gaza pour y rester. Il n’y aura plus d’entrées et de sorties ». Il a expliqué que tous les habitants de Gaza seraient évacués au sud du corridor de Morag. En d’autres termes, l’armée prévoit d’entasser plus de deux millions de personnes dans une zone représentant moins d’un quart de la bande de Gaza.

Lorsque Netanyahou et Katz ont interviewé Zamir avant sa nomination au poste de chef d’état-major, il leur a dit que l’armée aurait besoin de trois mois pour reconquérir Gaza et de neuf mois supplémentaires pour pacifier efficacement la région. Netanyahou préfère le citer sur la première partie du plan. 

Depuis qu’il a repris l’uniforme, Zamir a appris certaines choses et s’est peut-être un peu assagi. Les fuites de la réunion du cabinet de dimanche concernent les disputes que Zamir a eues avec le ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben-Gvir, et la ministre des missions nationales, Orit Strock. 

Zamir n’était apparemment pas satisfait de leur demande de réprimer davantage l’aide humanitaire, qu’Israël bloque depuis près de deux mois. « Vous nous mettez tous en danger », a déclaré Zamir, avertissant que l’élargissement de l’opération mettait en péril la vie des captifs.

Mais ce qui est également intéressant, c’est l’équilibre des forces en coulisses. Il ne fait aucun doute que les deux partis d’extrême droite souhaitent étendre l’occupation de Gaza, imposer un gouvernement militaire, renouveler les colonies et expulser les habitants. 

Netanyahou les suit pour préserver la coalition. Il n’a dérogé à cette position que deux fois depuis le 7 octobre 2023, lors d’accords de libération de captifs conclus en novembre 2023 et en janvier 2025. Seule une forte pression de la part de Trump a permis de conclure le second accord. 

Poursuivre la lutte sur plusieurs fronts permet de maintenir la coalition en vie. C’est plus important, de son point de vue, que la vie des otages. Aujourd’hui, Netanyahou doit tenir compte d’un autre élément : à la fin du mois, la phase de contre-interrogatoire de son procès doit commencer, ce qui le met très mal à l’aise. 

Trump ne permet pas encore à Netanyahou de lancer une attaque contre les installations nucléaires iraniennes. Les échanges de coups avec les Houthis au Yémen ne peuvent pas durer trop longtemps. Reste Gaza et, dans une moindre mesure, les frictions avec le nouveau régime syrien, sous prétexte de protéger la communauté druze.

L’avis du ministre de la défense n’a que peu d’importance. Quant au chef d’état-major et aux généraux, ils donnent l’impression, au sein du cabinet, de prier pour un miracle, même si ce n’est pas celui que Smotrich et Strock anticipent. Le miracle de l’establishment de la défense est censé venir de Trump, qui imposerait aux parties un accord partiel ou total sur les captifs et mettrait fin à une guerre totale et préjudiciable à Gaza qui n’a pas de date de fin prévisible. 

Ce n’est pas la ligne que Zamir avait adoptée, que ce soit en public ou lors de discussions à huis clos. Le nouveau chef d’état-major est un homme qui respecte la hiérarchie et la discipline. Selon lui, le cabinet dit à l’armée ce qu’il attend d’elle, et le rôle de l’armée est de présenter les plans opérationnels et les répercussions possibles. 

A l’exception des fanatiques du sionisme religieux et du kahaniste Otzma Yehudit, il est fort douteux que quiconque dans la salle dimanche se soit vraiment fait des illusions sur les résultats de la nouvelle opération, qu’ils ont solennellement baptisée “Chariots de Gédéon”. Si on les avait soumis à un détecteur de mensonges, on aurait probablement découvert que la plupart des officiers, et même la plupart des ministres du Likoud, ne croient pas que le plan conduira à la défaite du Hamas.

L’idée de déplacer les habitants de Gaza, que Smotrich colporte avec enthousiasme, est de préparer un transfert “volontaire” (et en pratique une expulsion violente). C’est le plan que Trump a évoqué il y a trois mois, lors de sa première rencontre avec Netanyahou. Depuis, le président n’en a pratiquement pas parlé. Il semble qu’il ait d’autres maux de tête, qu’il s’agisse de la guerre des tarifs douaniers avec la Chine ou de l’annonce qu’il a faite ce week-end d’imposer des droits de douane de 100 % sur les films réalisés à l’étranger afin de sauver Hollywood d’une “mort très rapide”, comme il l’a dit.

Jusqu’à présent, les appels aux réservistes ont été limités. Il n’y avait aucune raison de prétendre dimanche à une mobilisation totale. Seules quelques unités ont été appelées et, dans la plupart des cas, uniquement leurs officiers. Les brigades mobilisées sont destinées à remplacer les troupes régulières actuellement stationnées à la frontière libanaise, dans le Golan syrien et en Cisjordanie, qui seront ensuite redéployées à Gaza. 

Il reste moins de deux semaines avant que Trump n’achève sa tournée dans les États du Golfe. Si un accord n’est pas conclu et que le plan approuvé par le cabinet est mis en œuvre, plusieurs divisions de réserve devront être mobilisées à grande échelle.

En fait, le gouvernement Netanyahou est engagé dans des fantasmes qui seront très difficiles à réaliser. En cours de route, l’opération militaire pourrait entraîner la mort d’autres captifs et la perte de nombreux soldats. Ce n’est pas une coïncidence si la plupart des familles de captifs affichent un niveau d’anxiété aussi élevé. 

Étant donné que l’armée tentera de minimiser les pertes, les analystes s’attendent à ce qu’elle utilise une force particulièrement agressive qui causera des dommages considérables aux infrastructures civiles restantes de Gaza. Le déplacement de la population vers les zones des camps humanitaires, combiné à la pénurie actuelle de nourriture et de médicaments, pourrait entraîner d’autres décès massifs de civils.

Même si Israël a l’intention de reprendre les livraisons d’aide humanitaire, son plan est plein de lacunes. On peut se demander si Israël sait comment assurer seul un flux régulier de nourriture à une population aussi importante, d’autant plus que les organisations internationales ont déjà déclaré qu’elles ne coopéreraient pas avec lui dans la distribution de l’aide (d’un autre côté, Zamir refuse à juste titre de risquer la vie des soldats pour acheminer l’aide). En outre, l’armée semble avoir des difficultés à fournir des données sur la situation humanitaire réelle à Gaza.

À terme, Israël sera contraint d’autoriser l’entrée de l’aide humanitaire dans l’enclave. Mais cela prendra du temps, et les combats s’intensifieront d’ici là. Malgré la nouvelle administration Trump, hostile aux tribunaux internationaux, davantage de dirigeants et d’officiers israéliens pourraient faire l’objet de poursuites judiciaires personnelles à leur encontre. Le gouvernement tente d’obtenir un avantage politique temporaire, dont le prix pourrait se payer en monnaie stratégique.


04/05/2025

GIDEON LEVY
En réalité, Israël se moque du sort des Druzes en Syrie

 Gideon Levy, Haaretz , 04/5/2025

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Il est parfois difficile de croire ce que l’on lit : Le ministre des Affaires étrangères, Gideon Sa’ar, appelle la communauté internationale à « jouer son rôle dans la protection des minorités en Syrie, en particulier la communauté druze, contre le régime et ses gangs terroristes, et à ne pas fermer les yeux sur les graves incidents qui s’y déroulent ».


Un religieux druze, à gauche, qui est passé de la Syrie à Israël plus tôt dans la journée, est accueilli par un soldat israélien dans le sanctuaire du Prophète Shuaib [tombe de Jethro, le beau-père de Moïse], à Hittin, dans le nord d’Israël, vendredi. Photo Leo Correa/AP

Israël s’est depuis longtemps forgé une réputation de chutzpah [culot], mais il semble qu’il se soit surpassé cette fois-ci. Le ministre des Affaires étrangères appelle le monde à intervenir pour aider une minorité opprimée par un gouvernement dans un autre pays, alors que d’autres dirigeants politiques agissent déjà dans ce domaine.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a donné des instructions, Eyal Zamir, des Forces de défense israéliennes, a ordonné à l’armée de frapper des cibles précises et le ministre de la Défense Israel Katz a déjà menacé qu’Israël répondrait “durement” ; les Forces de défense israéliennes ont déjà bombardé. Une véritable armée du salut pour défendre les Druzes opprimés.

  Le ministre israélien des Affaires étrangères n’a aucun droit moral d’ouvrir la bouche et de prononcer ne serait-ce qu’un mot sur l’oppression d’une nation ou d’une minorité, et certainement pas d’appeler le monde à prendre leur défense. Israël, qui ferme les yeux sur l’Ukraine après avoir fait la même chose pendant la guerre civile en Syrie, n’a pas non plus le droit d’appeler le monde à ouvrir les yeux sur les événements en Syrie.

 
Des membres de la communauté druze israélienne se tiennent près de la frontière, en attendant que des bus transportant des religieux druzes syriens traversent la Syrie vers la ville de Majdal Shams, sur les hauteurs du Golan occupées par Israël, vendredi. Photo : Maya Alleruzzo/AP

Le manque de conscience de soi des dirigeants israéliens bat tous les records. Lorsque Gideon Sa’ar parle d’un régime oppressif et de bandes de terroristes, il devrait avant tout parler de son propre pays. Il n’y a pas beaucoup de pays dans le monde où un régime oppressif et des voyous terroristes prospèrent comme en Israël, tourmentant les membres d’une autre nation. Et comment Israël réagit-il aux appels lancés au monde pour qu’il prenne la défense de la nation opprimée qui y vit ? Par des hurlements et des cris à l’antisémitisme.

Et comment Israël réagirait-il à une intervention militaire d’un autre État ou d’un autre acteur venant en aide aux opprimés ? C’est exactement ce que les pays arabes ont dit dans le passé, et ce que le Hezbollah et les Houthis disent aujourd’hui : ils interviennent contre Israël pour protéger les Palestiniens.

De même que les Druzes locaux exigent aujourd’hui qu’Israël vienne en aide à leurs frères syriens, les populations des pays arabes exigent que leurs gouvernements interviennent en faveur de leurs frères soumis à l’occupation israélienne.

Et qu’en est-il des frères de sang des Arabes israéliens [Il veut dire : Palestiniens de 48, NdT], qui ont été massacrés à Gaza, en Syrie et au Liban ? Israël a-t-il jamais envisagé de leur venir en aide ?

Un homme tient un bébé sauvé des décombres, qui a survécu à une frappe aérienne des forces loyales au président syrien Bachar el-Assad à Alep en 2014.Photo Hosam Katan/Reuters

Au Liban, Israël a dressé les phalangistes contre les Palestiniens. Lorsque le peintre palestinien Abed Abadi, vivant à Haïfa, a tenté d’exfiltrer sa sœur, née dans ce pays, du camp de réfugiés assiégé de Yarmouk, en Syrie, en 2014, Israël a refusé. Mais pour “sauver les Druzes”, Israël est prêt à bombarder.

Imaginez que la France bombarde les colonies israéliennes dans les territoires occupés parce qu’elle les considère comme des « bases terroristes », d’où sortent des terroristes pour nuire aux Palestiniens. Quel tollé cela provoquerait ici !

Cette demande est empreinte de cynisme. Après tout, Israël ne se soucie pas vraiment du sort des Druzes en Syrie, tout comme il ne se souciait pas vraiment des victimes de l’ancien régime syrien. Après l’adoption de la loi sur l’État-nation, il est évident que le gouvernement ne se soucie même pas des droits de la population druze d’Israël.


Des Druzes manifestent contre la loi sur l’État-nation en 2019.Photo Tomer Appelbaum

Se mobiliser pour la défense des Druzes de Syrie n’est rien de plus qu’une ruse cynique, un autre prétexte pour attaquer la Syrie dans sa faiblesse, peut-être aussi un clin d’œil aux électeurs druzes du Likoud. Au lieu de donner une chance au nouveau régime, Israël fait du bellicisme. C’est le seul langage qu’il a employé ces dernières années : frapper, bombarder, bombarder, tuer, démolir, autant que possible et en tous lieux.

Si Israël souhaite promouvoir la justice où que ce soit, qu’il commence chez lui, où d’horribles méfaits et crimes contre l’humanité sont de plus en plus souvent perpétrés.

Même l’appel d’Israël au monde pour qu’il envoie du matériel de lutte contre les incendies afin d’aider à surmonter les feux de forêt près de Jérusalem la semaine dernière, alors qu’il empêche la nourriture et l’aide humanitaire d’entrer à Gaza depuis plus de deux mois, est une demande impudente qui aurait dû être rejetée. Un pays qui affame deux millions de personnes n’a pas droit à l’aide de la communauté internationale, même lorsque des incendies menacent ses communautés.

Hittin, 5 février 1949 : un groupe de Druzes brandit un drapeau avec l’étoile à 5 branches représentant les 5 principes cosmiques (haad, plur. houdoud) de leurs croyances, généralement confondue par les ignorants avec l’étoile de David à six branches adoptée par les sionistes. En arabe, le nom de Sultan Pacha El Atrache (1891-1982), leader de la révolte antifrançaise syrienne de 1925-1927 et héros des mouvements de libération arabes

27/04/2025

NITZAN PERELMAN BECKER
Ce que masque l’expression « Arabes israéliens »

Nitzan Perelman Becker, Université Paris Cité

Environ 20 % des citoyens israéliens sont Palestiniens. Désignés officiellement comme « Arabes israéliens » – une expression sujette à controverse –, ils subissent de nombreuses formes de discrimination et sont perçus, par le pouvoir en place ainsi que par une partie significative de la population juive, comme une « menace intérieure ». Une perception qui s’est encore durcie depuis le 7 octobre 2023.

Une grande partie des Juifs israéliens, ainsi que de nombreuses personnes extérieures à Israël, désignent les 1,7 million de Palestiniens citoyens de l'État d'Israël – soit près de 20 % de la population du pays – par l'expression d'«Arabes israéliens».

Lors des précédentes guerres menées par Israël à Gaza – en 2008, en 2012, en 2014 et en 2021 –, ces Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne s'étaient mobilisés en masse. Mais, face à la guerre actuelle, la plus longue et la plus dévastatrice – au point que, à peine trois mois et demi après son déclenchement, la Cour internationale de justice évoquait déjà un risque de génocide –, ils demeurent en grande majorité silencieux. Ils s'abstiennent de manifester et, même sur leurs réseaux sociaux privés, évitent de critiquer les opérations meurtrières conduites par Tsahal dans la Bande de Gaza. Comment expliquer ce silence ?

Citoyens de seconde zone

Les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne sont les descendants des quelque 150 000 Palestiniens qui ont réussi à rester sur leurs terres ou dans leurs foyers malgré la Nakba – terme arabe signifiant « désastre », désignant l'expulsion massive des Palestiniens de la Palestine historique, accompagnée de massacres et de destructions, survenue entre 1947 et 1949.

Lorsque l’État d’Israël est officiellement fondé en 1948, ces Palestiniens obtiennent le passeport israélien, mais sont immédiatement placés sous un régime militaire, distinct de celui des citoyens juifs. Ce régime, en vigueur jusqu’en 1966, limite drastiquement leur liberté de mouvement, d’expression, d’association, ainsi que leur accès à l’emploi. Son abolition, obtenue au terme d’une mobilisation politique, marque une reconnaissance formelle de leur égalité citoyenne – du moins, sur le papier.

Bien qu’officiellement présentés comme des citoyens égaux, les Palestiniens voient leur identité palestinienne niée par l’usage institutionnalisé de l’expression « Arabes israéliens ». Cette appellation s’est longtemps imposée jusque dans leurs pièces d’identité où figurait, jusqu’aux années 2000, la mention « nationalité : arabe » – en opposition à la « nationalité juive » réservée aux citoyens juifs.

En Israël, et particulièrement à travers la langue hébraïque, les termes « nation » ou « nationalité » prennent une dimension ethnique : la notion de nation israélienne, qui engloberait l’ensemble des citoyens de l’État, n’existe tout simplement pas.

La mention a été supprimée non pour corriger une discrimination, mais parce qu’en 2002, la Cour suprême autorise l’enregistrement de personnes converties au judaïsme réformé comme juives. Opposé à cette reconnaissance, le ministre de l’intérieur ultra-orthodoxe Eli Yishaï décide alors de supprimer toute mention de nationalité.

Aujourd’hui encore, un ensemble de lois et de réglementations institutionnelles accorde des droits spécifiques aux Juifs au détriment des citoyens non juifs – en particulier des Palestiniens. Par exemple, une loi adoptée en 2003 interdit aux citoyens israéliens mariés à des Palestiniens ou Palestiniennes des territoires occupés de vivre en Israël, entraînant la fragmentation des familles. En pratique, cette mesure ne vise que les citoyens palestiniens d’Israël : les couples mixtes, entre Juifs et Palestiniens citoyens de l’État, restent très rares (2,1 % en 2008), et les unions entre Juifs israéliens et Palestiniens des territoires occupés sont quasi inexistantes.

En outre, les lois foncières en Israël favorisent l’accès à la propriété pour les Juifs et renforcent la ségrégation territoriale. Environ 13 % des terres de l’État sont gérées par le Fonds national juif, qui interdit leur vente ou leur location à des non-Juifs.

Parallèlement, des politiques sont mises en œuvre pour « judaïser » certaines régions à forte population palestinienne, comme le Néguev et la Galilée. Plusieurs lois facilitent la création de localités purement juives – notamment la loi de 2011 sur les commissions d’admission, qui autorise les communautés juives de ces régions à décider d'admettre ou non tout nouvel arrivant dans ces zones, ou encore la loi fondamentale sur l’État-nation, qui érige le « l'implantation juive » en « valeur nationale ».

Adoptée en 2018, cette loi stipule que seul le peuple juif dispose du droit à l’autodétermination en Israël, sans préciser les frontières concernées – ouvrant ainsi la voie à une interprétation englobant l’ensemble du territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. Autrement dit, elle inscrit dans le droit la légitimité d’une suprématie ethnique et nie explicitement le droit à l’autodétermination du peuple palestinien.

Enfin, certaines mesures législatives réservent des avantages financiers aux personnes ayant accompli leur service militaire – une obligation dont les Palestiniens sont exemptés -, permettant d'instaurer des privilèges sans mentionner explicitement l'appartenance ethnique.

Ces éléments sont fréquemment passés sous silence quand Israël est présenté comme une démocratie exemplaire ou la « seule démocratie du Moyen-Orient ».

Une « menace intérieure »

Le cadre légal est accompagné d'un racisme systémique, les Palestiniens étant largement perçus comme une menace intérieure. Cette perception se renforce pendant les périodes de guerre ou de tension, notamment après mai 2021, après que des affrontements violents ont éclaté entre Juifs et Palestiniens dans des villes « mixtes », où la présence palestinienne est plus marquée.

« Israël : à Kfar Qasim, le malaise des Arabes israéliens face à la guerre », France 24 (2024).

Jérusalem est au cœur de toutes ces tensions : l’évacuation programmée d’une famille palestinienne à Sheikh Jarrah, l’irruption violente de la police israélienne sur l’esplanade des Mosquées et l'interdiction de prière aux musulmans – y compris les citoyens palestiniens de l'État – en plein mois de ramadan, attisent la colère des Palestiniens citoyens d'Israël.

Dans le débat public, toute contestation de l’action des autorités par les citoyens palestiniens d’Israël est aussitôt interprétée comme la preuve de leur déloyauté envers l’État. Ils sont alors souvent présentés comme un « front intérieur » qu'il faudrait combattre comme un ennemi. Cette vision ne date pas des suites du 7 octobre 2023.

Par exemple, le 10 mai 2021, à la Knesset, Shlomo Karhi, alors député du Likoud et aujourd’hui ministre des communications, comparant les Palestiniens d’Israël aux « ennemis de l'extérieur », affirme :

« Ce terrorisme ne surgit pas de nulle part. Comme des bêtes sauvages qui sentent la faiblesse de leur proie, les ennemis arabes sentent la peur. Les ennemis de l’extérieur nous attaquent, et ceux de l’intérieur […] les soutiennent. »

Un discours tenu également, le 18 mai 2021, par Amichai Chikli, à l’époque député du parti d’extrême droite Yamina et aujourd’hui ministre des affaires de la diaspora :

« Il est de notre devoir de repousser les ennemis d'Israël : les repousser à Gaza, dans les rues de Lod, partout et aussi d’ici, de cet hémicycle, de la Knesset d’Israël. »

Les Palestiniens citoyens d’Israël disposent de droits politiques, dont celui de voter et de siéger à la Knesset. Deux partis arabes y sont actuellement représentés : Hadash-Ta’al, une alliance de la gauche radicale portée par un programme progressiste centré sur l’égalité et la fin de l’occupation ; et Raam, un parti islamiste conservateur, engagé dans une stratégie pragmatique visant à améliorer les conditions de vie des citoyens palestiniens. Aux législatives de 2022, ils ont remporté 5 sièges chacun, sur les 120 que compte la Knesset.

Lors de ces élections, plus de 85 % des citoyens arabes du pays ont voté pour ces partis. En excluant les Druzes – qui votent majoritairement pour des partis juifs et ne se définissent pas comme Palestiniens –, ce chiffre serait encore plus élevé. Il convient toutefois de souligner que la présence de ces partis au Parlement, souvent brandie comme preuve du caractère démocratique de l’État, est régulièrement remise en cause par la droite israélienne, qui les qualifie d’« ennemis » ou de « terroristes ».

Avant même le 7-Octobre, les événements de mai 2021 avaient renforcé ce discours, exploité par Benyamin Nétanyahou et ses alliés à leur retour au pouvoir, fin 2022. Pendant qu'ils se trouvaient dans l'opposition, ils accusaient le gouvernement précédent, en raison de la présence d'un parti arabe dans la coalition, de « soutenir le terrorisme ». Cette campagne de délégitimation, assimilant les Palestiniens à une menace intérieure, a joué un rôle crucial dans la victoire électorale du bloc pro-Nétanyahou aux législatives de 2022.

« Israël, les ministres du chaos », documentaire sur les ministres israéliens d’extrême droite, co-écrit par l’autrice de cet article, Arte (novembre 2024).

Vivre dans le viseur

Depuis l'arrivée du sixième gouvernement Nétanyahou, fin 2022, le racisme anti-arabe a atteint un niveau inégalé. Il se manifeste, entre autres, par une indifférence face à la forte hausse des crimes au sein même de la communauté palestinienne en Israël. En 2023, 223 Palestiniens d’Israël ont été assassinés, le taux de résolution de ces crimes étant inférieur à 10 %. Le gouvernement, et notamment Itamar Ben Gvir, ministre de la sécurité nationale et ancien membre du mouvement suprémaciste Kach, reste inactif face à cette situation.

Dans les villes palestiniennes israéliennes, la tension monte, alimentée par des discours xénophobes et racistes largement diffusés dans l'espace public. C'est dans ce contexte explosif que survient l'attaque du 7 octobre 2023, secouant profondément la société israélienne.

Dix jours après le massacre du 7-Octobre, en pleine offensive israélienne sur Gaza, le chef de la police Kobi Shabtai publie une vidéo sur le compte Twitter en arabe de la police. Face caméra, il menace clairement les Arabes israéliens :

« Quiconque souhaite être un citoyen israélien, ahlan wa sahlan (bienvenue, en arabe) ; quiconque exprime sa solidarité avec les Gazaouis, je le mettrai dans un bus et l’y [à Gaza] conduirai moi-même. »

Cette menace marque le point de départ d’une importante vague de persécutions, toujours en cours, contre les Palestiniens citoyens d’Israël. En trente jours seulement, la police arrête ou ouvre une enquête contre 251 personnes, dont la moitié pour de simples publications sur les réseaux sociaux. Un like, un partage ou un message de solidarité avec Gaza suffit parfois à éveiller les soupçons.

Et la répression ne vient pas uniquement des autorités : ces Palestiniens sont aussi surveillés et interrogés par leurs employeurs, leurs universités, leurs collègues ou leurs voisins. Des centaines de personnes sont licenciées ou suspendues de leur travail ou de leurs études, pour une publication privée ou un propos tenu en petit comité.

Leur citoyenneté israélienne ne peut plus les protéger. Preuve en est l'usage croissant, à leur encontre, de méthodes d'arrestation et d'enquête jusque-là réservées aux Palestiniens de Cisjordanie, soumis à l'occupation militaire et dépourvus de droits.

À ce propos, la question de la perception des Palestiniens d’Israël par les autres Palestiniens – qu’ils vivent dans les territoires occupés, dans des camps situés depuis des décennies dans des pays voisins, ou ailleurs dans le monde – mériterait un développement en soi, pour lequel nous n’avons pas la place ici.

Malgré la peur et les menaces policières, de nombreux Palestiniens tentent tout de même de manifester leur solidarité avec Gaza. Mais, depuis le 7 octobre 2023, ce droit fondamental, pourtant inhérent à tout régime se revendiquant démocratique, est réservé aux seuls citoyens juifs. Les Palestiniens, eux, se voient interdire leurs manifestations, encore et encore.

La situation critique des Palestiniens citoyens d’Israël est non seulement ignorée mais aussi, parfois, interprétée de façon erronée dans les médias étrangers. En France, certaines personnalités manipulent des sondages, comme celui de l’Université de Tel-Aviv de décembre 2023, selon lequel, depuis le 7 octobre 2023, 33 % des Palestiniens citoyens d’Israël placent leur citoyenneté israélienne au premier rang de leur identité, 32 % leur identité arabe et seulement 8 % considèrent l’identité palestinienne comme la composante principale.

Pourtant, il suffit d’écouter les Palestiniens pour saisir l’ampleur de cette erreur.

En témoigne, le juriste palestinien Mohammed Abed El Qadir, citoyen d’Israël :

« Si je reçois un appel d’un numéro israélien inconnu et qu’on me demande comment je m’identifie, je pourrais répondre que je suis sioniste et prêt à faire le service militaire, tellement j’ai peur ! Notre persécution depuis le 7 octobre nous a prouvé que l’expression “Arabe israélien” n’existe pas et n’existera jamais. Nous sommes des Palestiniens et nous le serons toujours. »The Conversation

Nitzan Perelman Becker, Docteure en sociologie politique, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.