Les faits
Le 10 octobre, les comptes officiels israéliens se font le relais d’une allégation sordide, mais infondée. Six mois plus tard, celle-ci continue de circuler, alimentant les accusations de désinformation israélienne.
Après l’attaque du Hamas contre Israël qui a fait environ 1 160 victimes le 7 octobre 2023, les images du massacre ont inondé les réseaux sociaux et les médias du monde entier.
Mais dans ce flot de témoignages de meurtres, pillages, mutilations, une rumeur a pris une ampleur extraordinaire : 40 bébés décapités auraient été retrouvés dans le kibboutz de Kfar Aza, l’une des localités israéliennes les plus meurtries. Ce récit, et ses variantes, a connu une viralité inédite, jusqu’à être évoqué à la Maison-Blanche. Pourtant, dans l’horreur qu’a constituée ce massacre, où 38 mineurs dont deux nourrissons ont été tués, il n’y a jamais eu 40 bébés décapités. Ni à Kfar Aza, ni dans aucun autre kibboutz, a confirmé au Monde le bureau de presse du gouvernement israélien.
Comment cette fausse information est-elle née ? Peut-on la comparer à l’affaire des couveuses du Koweït, un récit fabriqué de toutes pièces de bébés kidnappés et massacrés, qui avait en partie servi à justifier la première guerre du Golfe ? L’enquête du Monde met en lumière une rumeur née de manière organique, d’un mélange d’émotion, de confusion et d’exagération macabre. Mais Israël n’a rien fait pour lutter contre, et a plus souvent tenté de l’instrumentaliser que de la démentir, alimentant les accusations de manipulation médiatique.
Trois jours après l’attaque du Hamas, l’armée convie des dizaines de journalistes et correspondants étrangers, dont celui du Monde, dans le kibboutz de Kfar Aza, où les terroristes du Hamas ont tué plus de 60 civils. Richard Hecht, plus haut porte-parole de l’armée israélienne et coorganisateur de cette visite, veut « montrer à la presse internationale que ce qui s’est passé est sans précédent. »
Le territoire n’a été repris par l’armée que depuis quelques heures, et les cadavres sont encore partout : des victimes israéliennes enveloppées dans des sacs mortuaires, des combattants du Hamas gisant là où ils sont tombés, une odeur de mort, témoignent une dizaine de journalistes, secouristes et soldats interrogés par Le Monde.
Témoignage de notre journalisteSamuel Forey, correspondant du « Monde » à Jérusalem et coauteur de cet article, a participé à la visite de presse du 10 octobre à Kfar Aza.
« Nous ne sommes pas intégrés à une unité militaire, c’est une visite pour la presse, sous bonne escorte (…) Comme souvent dans les zones de conflit, le contrôle serré se relâche au bout de quelque temps. Nous pouvons parler à tous les soldats qui le veulent bien. Nous pouvons entrer dans les maisons déjà inspectées par l’armée, car les autres peuvent être piégées.
La visite se termine. Elle a duré une heure et trente minutes. Je rentre à Jérusalem. Mon responsable au Monde m’appelle. Ai-je vu des bébés décapités ? Je lui réponds que j’ai vu passer l’information sur les réseaux sociaux, alors que j’étais sur le chemin du retour, mais que rien ne semblait l’affirmer. Aucun soldat ne m’en a parlé – j’ai échangé avec une demi-douzaine d’entre eux. En m’asseyant à mon bureau, je vois l’emballement médiatique. Je ne pense pas cette histoire possible. Les soldats étaient présents dans le kibboutz depuis la veille, au moins. Un événement aussi atroce aurait été documenté, et pas confié par certains soldats à certains journalistes.
Je contacte deux organisations de secourisme déployées lors de l’attaque. Aucune ne mentionne de décapitation – sans dire que ça n’a pas existé. Au 11 octobre, date de parution de mon reportage, je ne peux pas confirmer de décapitations. Je ne le fais donc pas. Mais l’image, forte, prend le pas sur la réalité. Elle sert notamment à faire du Hamas l’incarnation du mal absolu – qui mérite une réponse du même ordre. Je ne veux pas minimiser les exactions de ce mouvement islamiste palestinien. Je veux les documenter, le plus précisément possible.
Le problème, c’est que si l’image des bébés décapités sert une certaine propagande israélienne, elle sert aussi à ses ennemis pour nier d’autres exactions, par exemple l’existence de violences sexuelles – avérées – ou le fait que des victimes ont été brûlées vives ; voire à réfuter l’ensemble du massacre. C’est le fond de mon message publié sur X, le lendemain de la visite à Kfar Aza. J’ai constaté, quelque temps après, que mon post n’était plus accessible en France et dans certains pays européens. Depuis, l’histoire des bébés décapités s’est révélée être une fausse information. »
Itai Veruv, le général qui a mené la contre-attaque, multiplie les parallèles avec les camps de la mort. Il évoque un bilan provisoire de 100 à 150 morts. Des cérémonies funéraires sont parfois réalisées sous l’œil des caméras. Certains reporters ont confié au Monde un sentiment de malaise face à la théâtralisation du site du massacre.
En raison du risque de pièges explosifs, les journalistes ne peuvent entrer que dans quelques maisons. Les seuls cadavres israéliens qu’ils voient sont dans des sacs mortuaires, tous de taille adulte. Sur place, selon des journalistes présents, l’état-major n’évoque pas de bébés morts, mais les reporters sont libres d’interroger les militaires et premiers secours présents, dont les récits sont plus troubles, et troublants.
Les approximations et exagérations des secouristes
Sur les lieux opèrent des secouristes de Zaka, une organisation non gouvernementale (ONG) ultraorthodoxe chargée de récupérer les corps dans le respect des préceptes juifs. Ils étaient aussi présents le matin dans un autre kibboutz, Be’eri, où le photographe Tomer Peretz a décrit « des bouts de corps, des bébés, des enfants » et a pris la photo d’un berceau ensanglanté, très partagée, qui a alimenté la confusion de certains journalistes, qui l’ont utilisée pour parler de Kfar Aza.
Dans les maisons ravagées, les bénévoles de Zaka découvrent des corps rendus méconnaissables par les projectiles, les explosions et les incendies. Dénués de formation médicale, certains se méprennent sur l’identité ou l’âge des victimes. Un secouriste évoque une famille de cinq personnes, mortes fusillées, mais prend la mère pour une grand-mère, et les deux adolescents pour des enfants. D’autres affirment à la presse qu’une femme enceinte aurait été éventrée et son fœtus poignardé, ce qui n’a jamais été le cas, comme l’a confirmé au Monde Nachman Dyksztejn, volontaire francophone de Zaka. Dans un rapport sur les violences sexuelles commises le 7 octobre, l’Organisation des Nations unies soulignera le « défi » qu’a représenté « les interprétations imprécises et peu fiables des preuves par des non-professionnels ».
Ces approximations ne sont pas toujours volontaires. « Les secouristes ont vu tellement de morts, des cadavres de femmes et d’enfants, des morceaux de corps, peut-être qu’ils ont dit des choses qu’ils ont imaginées », explique aujourd’hui Nachman Dyksztejn. Mais sur le moment, les porte-parole de l’ONG font preuve de surenchère macabre. Auprès de différents médias, Yossi Landau, son fondateur, déclare avoir « vu de ses propres yeux des enfants et des bébés qui avaient été décapités ». Le quotidien israélien Haaretz a révélé plus tard que l’association, à la santé financière précaire, avait essayé de profiter de la tragédie pour drainer des dons.