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23/10/2024

Yahya Sinwar : « L’heure du changement a sonné, mettez fin au siège »
Un entretien de 2018 avec une journaliste italienne

Il y a six ans, la journaliste italienne Francesca Borri (Bari, 1980), avait rencontré pendant cinq jours le leader du Hamas dans la bande de Gaza, Yahya Sinwar, et s’était entretenue avec lui. Au cours de leurs échanges, Sinwar souligne que l’échange de prisonniers est un élément important de tout accord avec Israël et affirme qu’il n’est pas intéressé par la poursuite des combats, mais « cela ne veut pas dire que je ne me battrai pas si c’est nécessaire ». L’entretien a été publié par le journal israéliien Yedioth Ahronoth le 10 mai 2018. On peut lire à la suite de l’entretien une brève conversation récente de Borri avec la Radio publique nationale des USA .- Fausto Giudice, Tlaxcala

Francesca Borri, Yedioth Ahronoth, 10/5/2018 

English original

Quand je dis que j’ai rencontré Yahya Sinwar, la première question est toujours : et où ? Dans un tunnel ? Non, dans son bureau. Mais aussi dans d’autres bureaux, en visitant des ministères ou un magasin, une usine, un hôpital, dans des cafés, dans des maisons ordinaires de familles ordinaires. Pendant une heure ou trois heures. En tête à tête ou non. Pendant cinq jours. J’ai été libre de parler de tout, et avec tout le monde, le reste du temps. Sans aucune restriction. Et je n’ai jamais eu peur. Jamais. Je n’ai jamais eu de raison de me sentir en danger.

Nous avons obtenu cette interview après de longues négociations. C’est normal, en effet, d’autant plus que ces dernières années, j’ai passé la majeure partie de mon temps à couvrir la Syrie et que j’avais en quelque sorte perdu mes contacts avec le Hamas. J’ai donc été aidée par d’autres Palestiniens, en premier lieu par un dirigeant de longue date qui n’appartient pas au Hamas, bien au contraire : il vient de la gauche. Mais il est l’un des intermédiaires des gouvernements d’union nationale. Et l’union nationale, ici, c’est ce que tout le monde veut.


Francesca Borri et Yahya Sinwar

J’ai été soutenue par de nombreux Palestiniens de renom, mais aussi par de nombreux Palestiniens ordinaires, qui n’ont cessé de m’appeler, de m’envoyer des SMS, de m’écrire et de m’arrêter dans la rue. Parce qu’ils voulaient que le Hamas parle, qu’il s’ouvre enfin. Mais aussi parce qu’ils voulaient que le Hamas soit écouté. Ils voulaient que nous nous ouvrions. Yahya Sinwar dit deux fois : « Nous faisons partie intégrante de cette société, quel que soit notre nombre ». Et c’est vrai. Par ailleurs, des Palestiniens qui ne voteraient jamais pour le Hamas critiquent la mise au ban du Hamas. Ils disent : « Ils ont remporté des élections libres et équitables. C’est la démocratie ».

J’ai également été aidée par des islamistes d’autres pays. Je ne les citerai pas, mais ils nous rappellent que la question palestinienne - qui est aujourd’hui un peu oubliée, les djihadistes étant sous les feux de la rampe - reste une priorité pour tous les musulmans. Emotionnellement, et pas seulement politiquement.

Je dis « aidée » non pas parce que j’avais besoin de convaincre le Hamas que je ne suis pas une espionne. Heureusement, mon travail parle de lui-même. Non. Mais j’avais besoin de convaincre le Hamas que je le connaissais bien. Je connaissais son histoire et ses antécédents, de sorte que je n’aurais rien compris de travers. J’étais dans un bureau du Hamas, en juin dernier, et il y avait au mur un portrait de son fondateur, Ahmed Yassine. Il y avait aussi un autre journaliste [occidental]. Et il a dit : c’est remarquable qu’Al-Qaida soit toujours une référence. Il avait confondu Yassine avec Ayman Al Zawahiri.

Et pourtant, une fois que nous avons conclu notre accord, je n’ai jamais eu la moindre raison de me sentir en danger. Et c’était quelque chose dont je ne doutais pas, honnêtement.

Le cessez-le-feu que le Hamas - le Hamas de Yahya Sinwar - s’efforce d’obtenir suscite une certaine opposition. Je le sais. Mais avec les islamistes - et peut-être en fin de compte avec tout le monde - c’est juste une question de transparence. Si vous êtes honnête, si vous respectez les règles, vous n’aurez pas d’ennuis. Et en fait, à ce moment-là, vous êtes leur invité, avant d’être un journaliste : ils vous protégeront contre tout et n’importe qui. Ce sont des hommes de foi. Et comme tous les hommes de foi, ils tiennent leur parole.


Yahya Sinwar

Ce qui m’a impressionnée, c’est de relire les livres sur le Hamas que j’ai étudiés à l’université. Il y a une dizaine d’années, le Hamas venait de remporter les élections et l’embargo commençait à peine. Il y avait des affrontements dans les rues avec le Fatah à l’époque et des raids contre les stations de radio, la musique, l’alcool, les cigarettes, etc. Il y avait une police du vice et de la vertu et beaucoup de tension. Et ces livres ne parlaient que de la charia : d’un avenir où les voleurs auraient les mains coupées et où les femmes seraient soumises à la ségrégation. Il n’y avait pas une page qui pouvait être utile aujourd’hui. Il s’agissait de livres sur l’islam, sur la compatibilité entre l’islam et la démocratie. Et au lieu de cela, dix ans plus tard, nous avons simplement parlé de l’occupation et de sa compatibilité avec la vie.

Je suis arrivée avec un hijab, c’est vrai, en signe de respect. Mais ils ont tous insisté et, à la fin, j’ai dû l’enlever - en signe de respect pour moi.

Gaza a profondément changé. Et en fait, mis à part le fait qu’elle s’effondre - physiquement mais aussi psychologiquement -, elle est magnifique. Parce qu’elle est au bord de la mer, avec le soleil. Et dans certaines rues, le sable, les palmiers et toutes ces fleurs grimpantes - à chaque pas, on se rappelle ce que cela pourrait être.

On y trouve l’un des meilleurs cafés que j’aie jamais fréquentés : un chariot en bois avec une chaudière et de vieilles lampes en fer, de vieilles bouteilles de whisky vides, un portrait de Che Guevara parmi toutes les photos d’Oum Kalthoum, et des bougies dans de petites boîtes, parce qu’il n’y a pas d’électricité. Et il n’y a que du Nescafé, servi sur des tables en plastique à un dollar pièce. Mais l’atmosphère est celle d’un café parisien, car c’est le lieu de rendez-vous de tous ces jeunes d’une vingtaine d’années qui ne sont jamais sortis d’ici et qui, pourtant - je ne sais pas comment - parlent couramment l’anglais. Et ils veulent toujours me rencontrer, même si mes reportages ont été traduits en hébreu, entre autres langues.

Ici, Israël signifie chars d’assaut et frappes aériennes, rien d’autre. La plupart d’entre eux n’ont jamais vu un Israélien. Ce n’est pas Ramallah, ici on vit mal. Mais vraiment mal. Partout on croise des blessés, des amputés, et cette pauvreté brutale. Ils auraient tous les droits de ne pas vouloir de moi ici. Bien sûr, je suis italienne, pas israélienne, et ça fait une différence. Ils disent :  « Ce n’est pas l’Italie qui nous assiège, ce n’est pas à l’Italie que nous devons nous adresser ». Ils veulent tous s’adresser à Israël.


Yahya Sinwar avec d’autres dirigeants du Hamas

Yahya Sinwar est à l’image de Gaza : normal, malgré tout ça. Sur les quelques photos que j’ai trouvées en ligne, il a cette expression dure. Mais c’est un homme comme les autres, un homme simple, toujours vêtu d’une chemise grise. Sa particularité est en quelque sorte de n’avoir aucun signe distinctif, comme tous ses conseillers.

Il y a beaucoup de rumeurs sur les tunnels, sur la contrebande. Et à Gaza, il y a quelques millionnaires, quelques riches hommes d’affaires. Mais alors que je me trouvais un soir avec des dirigeants du Hamas - et c’est en fait de cela que nous parlions -, ils se sont soudain tous levés. J’ai pensé à un raid de l’armée, mais au lieu de cela, l’électricité était revenue et ils se sont tous précipités pour recharger leur téléphone. Parce que, comme tout le monde, ils n’ont ni électricité, ni eau, ni rien.

Je sais que pour les Israéliens, Sinwar est un ennemi, un terroriste. Cette interview n’est donc pas facile à lire. Je sais aussi que je ne pourrai jamais vraiment ressentir ce que vous ressentez. Je peux vous promettre une chose : j’ai essayé de faire le travail journalistique le plus professionnel qui soit, de poser les questions difficiles sans faire de concessions.

Mais je suis également convaincue qu’il est très important que le public israélien - malgré toutes les difficultés - sache de première main ce que pense Sinwar, ce qui le motive et où il s’efforce d’aller. Le fait que des fonctionnaires israéliens soient en contact avec le Hamas est un autre indice de ce que l’époque où écouter l’autre partie était considérée comme illégitime est révolue.

Et si j’ai fait ce choix, c’est peut-être aussi parce que - si j’y réfléchis bien - Yahya Sinwar a un trait distinctif. Il écoute beaucoup, il ne décide jamais seul. Mais une fois qu’il s’est décidé, il se décide vraiment : il a du courage et de la détermination. Il est prêt à prendre des mesures importantes. Et il insiste pour terminer l’interview par le mot par lequel elle se termine. 

Et en parlant de mots, j’ai remarqué qu’il n’a jamais dit « Israël ». Je peux me tromper. Mais il a toujours utilisé des synonymes tels que : “Netanyahu”, “l’armée”, “l’autre côté”. Et surtout : « l’occupation ». Ce dont je suis sûre, c’est qu’il n’a jamais dit « l’entité sioniste » ou « les Juifs ». Seulement : « L’occupation ».

Je ne sais presque rien de vous. On dit de vous que vous êtes très discret, un homme de peu de mots. Vous parlez rarement aux journalistes. C’est d’ailleurs la première fois que vous vous adressez à des médias occidentaux. Pourtant, vous dirigez le Hamas depuis plus d’un an. Pourquoi avez-vous choisi de parler maintenant ?

« Parce que je vois maintenant une réelle opportunité de changement.

Une opportunité ? Maintenant ?

« Maintenant. Oui. »

Pour être honnête, ce qui semble le plus probable ici, c’est plutôt une nouvelle guerre. J’étais à Gaza en juin dernier, et c’était comme d’habitude : des balles qui volaient, des gaz lacrymogènes, des blessés partout. Et puis des frappes aériennes, des roquettes, encore des frappes aériennes. Une occasion en or de se faire tirer dessus. Depuis avril, depuis le début de cette dernière vague de manifestations, on compte près de 200 morts.

« Alors que de l’autre côté, il n’y a eu qu’un seul mort. Et donc, tout d’abord, je dirais que “guerre” est un mot assez trompeur : ce n’est pas qu’il y ait une guerre à un moment donné, et que les autres jours, nous ayons la paix à la place. Nous sommes toujours sous occupation, c’est une agression quotidienne. Elle est simplement d’intensité variable. Quoi qu’il en soit, la vérité est qu’une nouvelle guerre n’est dans l’intérêt de personne. En tout cas, ce n’est pas le nôtre. Qui voudrait affronter une puissance nucléaire avec des lance-pierres ? Mais si nous ne pouvons pas gagner, pour Netanyahou, une victoire serait encore pire qu’une défaite, car ce serait la quatrième guerre. Elle ne peut pas se terminer comme la troisième, qui s’est déjà terminée comme la deuxième, qui s’est déjà terminée comme la première. Ils doivent prendre le contrôle de Gaza. Et ils font de leur mieux pour se débarrasser des Palestiniens de Cisjordanie et conserver une majorité juive. Je ne pense pas qu’ils veuillent deux millions d’Arabes supplémentaires. Non, la guerre ne sert à rien.


Manifestations à Gaza (Photo : AP)

Ces propos semblent un peu étranges de la part d’un membre de l’aile militaire du Hamas.

« Je ne suis pas le chef d’une milice, je suis du Hamas. Et c’est tout. Je suis le chef du Hamas à Gaza, de quelque chose de beaucoup plus complexe qu’une milice, un mouvement de libération nationale. Et mon principal devoir est d’agir dans l’intérêt de mon peuple : de le défendre et de défendre son droit à la liberté et à l’indépendance. Vous êtes correspondante de guerre. Aimez-vous la guerre ?

Pas du tout.

« Et pourquoi devrais-je l’aimer ? Celui qui sait ce qu’est la guerre n’aime pas la guerre. »

Mais vous vous êtes battu toute votre vie.

« Et je ne dis pas que je ne me battrai plus, en effet. Je dis que je ne veux plus de la guerre. Je veux la fin du siège. Vous marchez sur la plage au coucher du soleil, et vous voyez tous ces adolescents sur le rivage qui discutent et se demandent à quoi ressemble le monde de l’autre côté de la mer. À quoi ressemble la vie. Ça les brise. Et ça devrait briser tout le monde. Je veux qu’ils soient libres ».

Les frontières sont pratiquement fermées depuis 11 ans. Gaza n’a même plus d’eau, seulement de l’eau de mer. Comment se passe la vie ici ?

« Qu’en pensez-vous ? 55 % de la population a moins de 15 ans. Nous ne parlons pas de terroristes, mais d’enfants. Ils n’ont aucune affiliation politique. Ils n’ont que la peur. Je veux qu’ils soient libres ».

80 % de la population dépend de l’aide. Et 50 % d’entre eux souffrent d’insécurité alimentaire - 50 % ont faim. Selon les Nations unies, Gaza sera bientôt impropre à la vie. Pourtant, ces dernières années, le Hamas a trouvé des ressources pour creuser ses tunnels.

« Et heureusement. Sinon, nous serions tous morts. La façon dont vous voyez les choses, c’est la façon dont la propagande sioniste les raconte. Le siège n’est pas venu après les tunnels, ce n’est pas une réaction aux tunnels. C’est l’inverse. Il y avait un siège et une crise humanitaire, et pour survivre, nous n’avions pas d’autre choix que de creuser des tunnels. À certains moments, même le lait était interdit ».


Sinwar s’entretient avec des habitants de Gaza

Vous voyez ce que je veux dire. Ne pensez-vous pas que vous avez une part de responsabilité ?

« La responsabilité incombe à l’assiégeant, pas à l’assiégé. Ma responsabilité est de travailler avec tous ceux qui peuvent nous aider à mettre fin à ce siège mortel et injuste, et je pense en particulier à la communauté internationale. Parce que Gaza ne peut pas continuer comme ça, la situation ici est insoutenable. Et de cette façon, une explosion (escalade) est inévitable ».

Alors pourquoi ne pas acheter du lait plutôt que des armes ?

« Si nous n’avions pas acheté (des armes), nous ne serions plus en vie. Nous les avons achetées, ne vous inquiétez pas. Nous avons acheté du lait et bien d’autres choses : de la nourriture, des médicaments. Nous sommes 2 millions. Avez-vous une idée de ce que cela signifie d’obtenir de la nourriture et des médicaments pour 2 millions de personnes ? Les tunnels ne sont utilisés que de façon minimale pour la résistance - et parce qu’autrement, vous ne mourriez peut-être pas de faim, mais vous mourriez des frappes aériennes. Et le Hamas paie la résistance de sa poche, pas avec des fonds publics. De sa propre poche ».

Le Hamas a donc obtenu de bons résultats une fois au gouvernement.

« Vous pensez qu’être au pouvoir à Gaza, c’est comme être au pouvoir à Paris ? Nous avons été au pouvoir pendant des années dans de nombreuses municipalités, précisément en raison de notre réputation d’efficacité et de transparence. En 2006, nous avons remporté les élections générales et nous avons été mis au ban. Il n’y a pas d’électricité, c’est vrai, et ça affecte tout le reste. Mais croyez-vous que nous n’avons pas d’ingénieurs ? Que nous ne sommes pas capables de construire une turbine ? Bien sûr que oui. Mais comment ? Avec du sable ? Vous pouvez avoir le meilleur chirurgien de la ville, mais vous prétendez qu’il sait opérer avec une fourchette et un couteau. Regardez votre peau, elle se détache déjà. Ici, si vous arrivez de l’extérieur, si vous arrivez du monde, vous tombez tout de suite malade. Ce qui devrait attirer votre attention, c’est que nous sommes encore en vie ».


(Photo : AP)

Le Hamas semble donc envisager un cessez-le-feu. Les négociateurs travaillent sans relâche. Qu’entendez-vous par « cessez-le-feu » ?

« Je veux dire un cessez-le-feu. Le calme. La fin du siège. »

Du calme pour du calme.

« Non, attendez. Le calme pour le calme, et la fin du siège. Un siège n’est pas tranquille. »

Et le calme... Pour combien de temps ?

« Ce n’est pas la question principale, honnêtement. Ce qui compte vraiment, c’est plutôt ce qui se passe sur le terrain entre-temps. Car si le cessez-le-feu signifie que nous ne sommes pas bombardés, mais que nous n’avons toujours pas d’eau, pas d’électricité, rien, alors nous sommes toujours en état de siège - cela n’a pas de sens. Parce que le siège est un type de guerre, c’est juste une guerre par d’autres moyens. Et c’est aussi un crime au regard du droit international. Il n’y a pas de cessez-le-feu en cas de poursuite du siège. Mais si nous voyons Gaza revenir à la normale... si nous voyons non seulement de l’aide, mais aussi des investissements, du développement - parce que nous ne sommes pas des mendiants, nous voulons travailler, étudier, voyager, comme vous tous, nous voulons vivre et nous débrouiller seuls - si nous commençons à voir une différence, nous pouvons continuer. Et le Hamas fera de son mieux. Mais il n’y a pas de sécurité, pas de stabilité, ni ici ni dans la région, sans liberté et sans justice. Je ne veux pas de la paix du cimetière ».

D’accord, mais c’est peut-être juste une astuce pour vous réorganiser. Et dans six mois, vous repartirez en guerre. Pourquoi les Israéliens vous feraient-ils confiance ?

« Tout d’abord, je n’ai jamais fait la guerre - la guerre est venue à moi. Et ma question, en toute vérité, est le contraire. Pourquoi devrais-je leur faire confiance ? Ils ont quitté Gaza en 2005, et ils ont simplement remodelé l’occupation. Ils étaient à l’intérieur, maintenant ils bloquent les frontières. Qui sait ce qui se passe vraiment dans leur tête ? Et pourtant, c’est de cela qu’il s’agit lorsque l’on fait confiance. Et c’est peut-être là notre erreur. Nous pensons toujours en termes de « qui va faire le premier pas, toi ou moi ? ».

D’accord, mais... Encore une fois. Si le cessez-le-feu ne fonctionne pas...

« Mais pour une fois, pouvons-nous imaginer ce qui se passerait si ça fonctionnait ? Parce que cela pourrait être une motivation puissante pour faire de notre mieux pour que ça marche, non ? Si nous imaginons un instant Gaza telle qu’elle était il n’y a pas si longtemps - avez-vous déjà vu des photos des années 1950 ? Quand, en été, nous recevions des touristes de partout ? »

Et Gaza avait beaucoup de cafés, de magasins, de palmiers. J’ai vu ces photos. Oui.

« Mais aujourd’hui aussi... Avez-vous vu à quel point notre jeunesse est brillante ? Malgré tout. Comme ils sont talentueux, inventifs et dynamiques ? Avec de vieux fax et de vieux ordinateurs, un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années a assemblé une imprimante 3D pour produire le matériel médical interdit d’accès. C’est ça Gaza. Nous ne nous résumons pas à la misère et aux enfants pieds nus. Nous pouvons être comme Singapour, comme Dubaï. Et faisons en sorte que le temps travaille pour nous. Guérissons nos blessures. J’ai été en prison pendant 25 ans. Il a perdu un fils, tué lors d’un raid. Votre traducteur a perdu deux frères. L’homme qui nous a servi le thé - sa femme est morte d’une infection. Rien de grave, une coupure. Mais il n’y avait pas d’antibiotiques, et c’est ainsi qu’elle est morte. Pour quelque chose que n’importe quel pharmacien pourrait traiter. Vous croyez que c’est facile pour nous ? Mais commençons par ce cessez-le-feu. Donnons à nos enfants la vie que nous n’avons jamais eue. Et ils seront meilleurs que nous. Avec une vie différente, ils construiront un avenir différent ».


Manifestations à Gaza (Photo : AFP)

Alors, vous abandonnez ?

« Nous avons lutté toute notre vie pour avoir une vie normale. Une vie libérée de l’occupation et de l’agression. Nous ne nous rendons pas, nous persistons ».

Et pendant ce cessez-le-feu, le Hamas conserverait ses armes ? Ou vous accepteriez une protection internationale, comme les casques bleus ? Comme à Srebrenica ? À mon avis, non.

« Vous avez deviné juste. »

Désolée si je persiste, mais ce cessez-le-feu ne devrait-il pas fonctionner ? Je ne veux pas porter la poisse, mais vous savez, le passé n’est pas vraiment encourageant. Jusqu’à présent, les partisans de la ligne dure ont fait échouer toutes les tentatives d’accord.

« Jusqu’à présent. Tout d’abord, vous semblez très confiante, mais il n’y a pas encore d’accord. Nous sommes prêts à le signer, le Hamas et presque tous les groupes palestiniens sont prêts à le signer et à s’y conformer. Mais pour l’instant, il n’y a que l’occupation. Cela dit, si nous sommes attaqués, c’est évident, nous nous défendrons. Comme toujours. Et nous aurons une nouvelle guerre. Mais alors, dans un an, vous serez à nouveau ici. Et je serai à nouveau là pour dire : la guerre ne sert à rien ».

Vous avez une arme emblématique : les roquettes. Des roquettes de fortune, en fait, qui sont généralement arrêtées par le Dôme de fer, et auxquelles Israël répond avec ses missiles beaucoup plus puissants. Des milliers de Palestiniens ont été tués. Les roquettes ont-elles été utiles ?

« Soyons clairs : avoir une résistance armée est notre droit, en vertu du droit international. Mais nous n’avons pas que des roquettes. Nous avons utilisé toute une série de moyens de résistance. Toujours. Honnêtement, une telle question s’adresse plus à vous qu’à moi, à vous tous, journalistes. Nous ne faisons les gros titres qu’avec du sang. Et pas seulement ici. Pas de sang, pas de nouvelles. Mais le problème n’est pas notre résistance, c’est leur occupation. Sans occupation, nous n’aurions pas de roquettes. Nous n’aurions pas de pierres, de cocktails Molotov, rien. Nous aurions tous une vie normale ».


Militants à Gaza (Photo : AP)

Mais pensez-vous qu’ils ont atteint leur objectif ?

« Certainement pas. Sinon, nous ne serions pas ici. Mais alors, qu’en est-il de l’occupation ? Quel était son objectif ? Former des tueurs ? Avez-vous regardé la vidéo où un soldat nous tire dessus comme si nous étions des quilles de bowling ? Et il rit, il rit. Ils (les Juifs) étaient des gens comme Freud, Einstein, Kafka. Des experts en mathématiques et en philosophie. Aujourd’hui, ce sont des experts en drones, en exécutions extrajudiciaires ».

Vous avez maintenant une nouvelle arme emblématique : les cerfs-volants incendiaires. Ils rendent Israël fou, car ils échappent au Dôme de fer et ne peuvent être abattus un par un.

« Les cerfs-volants ne sont pas une arme. Tout au plus, ils mettent le feu à un peu de chaume. Un extincteur et c’est fini. Ce n’est pas une arme, c’est un message. Parce que ça n’est que de la ficelle, du papier et un tapis imbibé d’huile, alors que chaque batterie du Dôme de fer coûte 100 millions de dollars. Ces cerfs-volants disent : vous êtes immensément plus puissants. Mais vous ne gagnerez jamais. Vraiment. Jamais ».

Les Palestiniens de Cisjordanie sont confrontés à la même occupation, et pourtant ils ont opté pour une stratégie bien différente : faire appel aux Nations unies, à la communauté internationale.

« Et c’est crucial. Tout est crucial, tous les moyens de résistance. Mais, si je peux me permettre, désolé : quand il s’agit de la Palestine, la communauté internationale fait plutôt partie du problème. Lorsque nous avons remporté les élections - et nous avons remporté des élections libres et équitables - la réaction a été un blocus. Immédiatement. Nous avons proposé un gouvernement avec le Fatah, et pas seulement une fois, mais une centaine de fois, et rien. La seule réponse a été le blocus. Si les choses se sont passées ainsi, c’est aussi votre faute (celle de la communauté internationale). Aujourd’hui aussi. Vous prévenez le Hamas : nous ne traiterons avec vous que si le Fatah existe. Puis vous prévenez le Fatah : Nous ne traiterons avec vous que si le Hamas n’existe pas. Le clivage qui nous a été tant reproché est aussi un effet du blocus. De vos pressions qui ne sont parfois rien d’autre que des menaces. Avec un gouvernement d’union nationale, Ramallah ne toucherait plus un centime. Elle ferait faillite ».


Sinwar et Abbas (Photos : AFP, AP)

Le blocus est en place parce que le Hamas est considéré comme un mouvement antisystème, un mouvement anticonstitutionnel pour ainsi dire. Il ne respecte pas les règles du jeu.

« Quel jeu ? L’occupation ? »

Vous savez... Oslo. La solution à deux États.

« Mais Oslo, c’est fini. Je pense que c’est le seul point sur lequel tout le monde est d’accord ici. Mais vraiment tout le monde. Ce n’était qu’une excuse pour distraire le monde avec des négociations sans fin et, pendant ce temps, construire des colonies partout et effacer physiquement toute possibilité d’un État palestinien. 25 ans se sont écoulés et qu’avons-nous obtenu ? Rien. Mais surtout, pourquoi insistez-vous toujours sur Oslo ? Pourquoi ne parlez-vous jamais de ce qui s’est passé par la suite ? Comme le document d’unité nationale, par exemple, qui était basé sur le fameux document des prisonniers de 2006. Ce document expose notre stratégie actuelle, je veux dire, le Hamas, le Fatah, nous tous, tous ensemble - un État dans les frontières de 1967, avec Jérusalem comme capitale. Et avec le droit au retour des réfugiés, bien sûr. 12 années se sont écoulées, et vous continuez à demander : « Pourquoi n’acceptez-vous pas les frontières de 1967 ? Pourquoi n’acceptez-vous pas les frontières de 1967 ? J’ai l’impression que le problème n’est pas de notre côté ».

La communauté internationale dépense des millions de dollars pour les Palestiniens.

« Dépense. Exactement. Elle dépense tout simplement. À tort. Vous avez honoré les accords d’Oslo d’un prix Nobel de la paix et vous avez disparu. Personne n’a contrôlé leur mise en œuvre. La question clé est la suivante : était-ce la bonne stratégie (pour les Palestiniens) que d’aider à établir leur propre État et toutes ses institutions ? Entre autres choses, je dois vous rappeler que la quatrième convention de Genève est claire : le coût de l’occupation doit être supporté par l’occupant. Ce n’est pas à vous de construire des routes et des écoles, et surtout de reconstruire ce qui a été démoli. Sinon, au lieu de vous opposer à l’occupation, vous la facilitez ».

Le plus farouche opposant à ce cessez-le-feu semble être non pas Israël - qui se concentre désormais sur l’Iran - mais le Fatah, qui craint qu’il ne soit un succès pour le Hamas.

« Un succès ? Ce cessez-le-feu n’est pas pour le Hamas ou le Fatah : il est pour Gaza. Pour moi, ce qui compte, c’est que vous réalisiez enfin que le Hamas est là. Qu’il existe. Qu’il n’y a pas d’avenir sans le Hamas, qu’il n’y a pas d’accord possible, parce que nous faisons partie intégrante de cette société, même si nous perdons les prochaines élections. Mais nous sommes un morceau de la Palestine. Plus encore, nous sommes un morceau de l’histoire de l’ensemble du monde arabe, qui comprend aussi bien des islamistes que des laïcs, des nationalistes et des gauchistes. Cela dit, évitons le mot « succès ». Parce que c’est scandaleux pour tous les malades en phase terminale qui se trouvent en ce moment même à la frontière et qui attendent qu’elle s’ouvre. Pour tous les pères qui, ce soir, n’oseront pas regarder leurs enfants parce qu’ils n’auront pas de repas (à leur offrir). De quelle réussite parlons-nous ? »

Vous êtes entré en prison à l’âge de 27 ans. Lorsque vous en êtes sorti, vous aviez 50 ans. Comment s’est passée la réadaptation à la vie ? Au monde ?

« Lorsque je suis entré en prison, c’était en 1988. La guerre froide durait encore. Et ici, l’Intifada. Pour diffuser les dernières nouvelles, nous imprimions des tracts. Je suis sorti et j’ai découvert l’internet. Mais pour être honnête, je ne suis jamais sorti - je n’ai fait que changer de prison. Et malgré tout, l’ancienne était bien meilleure que celle-ci. J’avais de l’eau, de l’électricité. J’avais tant de livres. Gaza est beaucoup plus dure ».


Sinwar à sa sortie de prison

Qu’avez-vous appris de la prison ?

« Beaucoup de choses. La prison vous construit. Surtout si vous êtes Palestinien, parce que vous vivez au milieu des points de contrôle, des murs, des restrictions de toutes sortes. Ce n’est qu’en prison que vous rencontrez enfin d’autres Palestiniens et que vous avez le temps de parler. On réfléchit aussi à soi-même. À ce en quoi vous croyez, au prix que vous êtes prêt à payer. Mais c’est comme si je vous demandais maintenant : qu’avez-vous appris de la guerre ? Vous me répondriez : beaucoup de choses. Vous diriez : La guerre vous construit. Mais il est certain que vous aimeriez ne jamais avoir fait la guerre. J’ai beaucoup appris, oui. Mais je ne souhaite la prison à personne. Mais vraiment personne. Pas même ceux qui, aujourd’hui, à travers ces barbelés, nous assomment comme des quilles de bowling en riant, sans se rendre compte qu’ils risquent de finir dans 25 ans à La Haye.

À la Cour pénale internationale.

« Bien sûr. Parce que, encore une fois, il n’y a pas d’avenir sans justice. Et nous chercherons à obtenir justice. »

Mais vous savez que certains Palestiniens pourraient aussi finir à La Haye.

« En vertu du droit international, nous avons tous le droit de résister à l’occupation. Mais le tribunal est le tribunal, bien sûr. Il travaillera sur tout ce qu’il aura à faire. Et pourtant, son rôle est essentiel. Et pas seulement pour mettre fin aux crimes - il est essentiel de punir les criminels. Son rôle est également essentiel pour les victimes, car seul un procès permet de reconstruire ce qui s’est passé et, ainsi, de le traiter, d’une certaine manière. En matière de deuil, aucun tiers ne peut se substituer aux victimes. Aucun accord politique, quel qu’il soit, ne peut leur permettre de surmonter leur perte et d’aller de l’avant. C’est l’affaire des victimes ».

Vous avez été libéré dans le cadre de l’échange avec Gilad Shalit. Le Hamas détient actuellement deux Israéliens, ainsi que les restes de deux soldats tués au cours de la dernière guerre. Dans un accord de cessez-le-feu, je suppose qu’un échange de prisonniers serait une clause essentielle pour vous.

« Plus qu’essentielle, indispensable. Ce n’est pas une question politique, pour moi c’est une question morale. Car vos lecteurs pensent probablement que si vous êtes en prison, vous êtes un terroriste, ou en quelque sorte un hors-la-loi. Un voleur de voiture. Non. Nous sommes tous arrêtés, tôt ou tard. Mais littéralement, tous. Jetez un coup d’œil à l’ordre militaire 101. Sans autorisation de l’armée, c’est un crime d’agiter un drapeau ou d’être plus de dix (personnes) dans une pièce pour prendre le thé, en discutant de politique. Peut-être que vous ne faites que discuter de Trump, mais vous pouvez être condamné à une peine pouvant aller jusqu’à 10 ans. D’une certaine manière, c’est un rite de passage. C’est notre passage à l’âge adulte. Car s’il y a quelque chose qui nous unit, quelque chose qui nous rend tous égaux, tous les Palestiniens, c’est bien la prison. Et pour moi, c’est une obligation morale : Je ferai de mon mieux pour libérer ceux qui sont encore au trou ».


(Photo : AP)

D’une certaine manière, vous avez obtenu plus de résultats par les enlèvements que par les roquettes.

« Quels enlèvements ?

Comme celui de Gilad Shalit.

« Gilad Shalit n’était pas un otage, mais un prisonnier de guerre. Vous voyez pourquoi nous parlons rarement aux journalistes ? Un soldat est tué, vous publiez une photo de lui sur la plage et vos lecteurs pensent que nous l’avons tué à Tel-Aviv. Ce type n’a pas été tué alors qu’il portait un bermuda et une planche de surf, mais alors qu’il portait un uniforme et un M16 et qu’il nous tirait dessus.

Et avec le cessez-le-feu ?

« Avec le cessez-le-feu, personne ne nous tirera dessus, n’est-ce pas ? Et donc personne ne sera capturé. »

Vous parliez de la prison, du passage à l’âge adulte. Le Hamas a eu 30 ans, comment avez-vous changé ?

« Comment voyiez-vous tout ça, il y a 30 ans ? »

Il y a 30 ans, j’avais 8 ans.

« Et c’est tout : nous avons changé comme vous avez changé. Comme tout le monde. C’était en 1988, et comme je vous l’ai dit, il y avait encore la guerre froide. Le monde était beaucoup plus idéologique qu’aujourd’hui. Beaucoup plus de noir et de blanc, d’amis et d’ennemis. Et notre monde aussi était un peu comme ça. Puis, avec le temps, on apprend que l’on peut trouver des amis et des ennemis là où l’on ne s’y attendait pas ».


Sinwar pendant son séjour dans une prison israélienne (camp de Ketziot)

La charte du Hamas est toujours aussi noire et blanche.

« C’est notre premier document. Et peut-être que... le dernier est plus important. Pourquoi me questionnez-vous sur une charte datant d’il y a 30 ans, et pas toutes celles qui l’ont suivie et qui montrent notre évolution ? Des dizaines et des dizaines de documents, tout y est : nos relations avec la société civile et avec les autres groupes politiques, le contexte régional, le contexte international, et l’occupation, bien sûr. La réponse à toutes vos questions est là. Et à vrai dire, nous nous attendions à ce que vous receviez le signal et que vous entamiez un dialogue avec le Hamas. Car, je le répète, nous ne sommes pas un phénomène transitoire. Il n’y a pas d’avenir sans le Hamas. Et pourtant, vous continuez à questionner sur quelque chose qui date d’il y a 30 ans. Et donc, en ce qui concerne Oslo, j’ai le sentiment que le problème n’est pas de notre côté ».

Qui est le problème ?

« Tous ceux qui nous considèrent encore comme un groupe armé, et rien de plus. Vous n’avez aucune idée de ce à quoi ressemble vraiment le Hamas. Un petit aperçu : la moitié de nos employés sont des femmes. L’auriez-vous deviné ? Vous vous concentrez sur la résistance, sur les moyens plutôt que sur l’objectif, qui est un État fondé sur la démocratie, le pluralisme et la coopération. Un État qui protège les droits et la liberté, où les différences sont affrontées par les mots et non par les armes. Le Hamas est bien plus que ses opérations militaires. C’est dans notre ADN. Nous sommes avant tout un mouvement social, pas seulement un mouvement politique. Nous créons des soupes populaires, des écoles, des hôpitaux. Depuis toujours. Parce que pour faire sa part, on n’a pas besoin d’être ministre du welfare. Si vous êtes du Hamas, vous êtes un citoyen avant d’être un électeur ».

Pourtant, lorsque la plupart de mes lecteurs pensent au Hamas, ils ne pensent pas aux organisations caritatives. Ils pensent plutôt à la deuxième Intifada et aux attentats suicides. Pour les Israéliens, vous êtes un terroriste.

« Et c’est ce qu’ils sont pour moi, à la lumière des crimes qu’ils ont commis contre nous ».

Un début parfait pour un cessez-le-feu.

« Et que dois-je dire ? Nous frappons des civils ? Ils ont frappé des civils. Ils ont souffert ? Nous avons souffert. Parlez-moi d’un de leurs morts, et je vous parlerai d’un de nos morts. De dix de nos morts. Et alors ? C’est pour ça que vous êtes ici ? Vous êtes ici pour parler des morts, ou pour éviter de nouvelles pertes ? Mais surtout, vous. Pensez-vous être innocents, seulement parce que vous êtes italiens, ni arabes, ni juifs ? Comme il est facile pour vous de venir de loin et de vous sentir sage et juste. Nous avons tous du sang sur les mains. Vous aussi. Où étiez-vous pendant ces 11 années de siège ? Et pendant ces 50 années d’occupation ? Où étiez-vous ? »


Sinwar avec d’autres dirigeants du Hamas (Photo : Reuters)

Quel genre de vie espérez-vous pour vos enfants ?

« Une vie de Palestiniens, bien sûr. La tête haute. Toujours. Malgré tout, j’espère qu’ils seront forts et qu’ils continueront à lutter jusqu’au jour où ils obtiendront la liberté et l’indépendance. Parce que je veux que mes enfants rêvent de devenir médecins, non seulement pour soigner les blessés, mais aussi les cancéreux. Comme tous les enfants du monde. Je veux qu’ils soient des Palestiniens en toute sécurité, afin qu’ils puissent être bien plus que des Palestiniens ».

J’ai oublié de vous interroger sur le « deal du siècle », le plan de paix de Donald Trump. Même si on ne sait pas très bien de quoi il s’agit, il n’y a rien sur le papier.

« C’est en fait une oblitération très claire de notre perspective de liberté et d’indépendance. Il n’y a pas de souveraineté, pas de Jérusalem. Pas de droit au retour... Il n’y a qu’une chose : notre (refus). Et ce n’est pas seulement la position du Hamas. C’est une chose sur laquelle nous sommes tous d’accord. Non. »

Pour l’instant, vous allez donc continuer à protester, à manifester comme vous l’avez fait en avril. Tous les vendredis, le long de la clôture. On vous y a vu assez souvent.

« Et je ne vous donnerai que deux noms : Ibrahim Abu Thuraja et Fadi Abu Salah. Ils avaient tous les deux 29 ans et se déplaçaient en fauteuil roulant. Ce ne sont que deux des nombreux amputés des dernières guerres. C’est à ce moment-là que l’on se rend compte qu’ici, on ne se fait pas tuer parce que l’on représente un danger - car quel danger représentez-vous, sur une chaise roulante, pour une armée qui se trouve de l’autre côté d’un fil barbelé, à des centaines de mètres de vous ? Non. Ici, on ne se fait pas tuer pour ce que l’on fait, mais pour ce que l’on est. Vous êtes tué parce que vous êtes Palestinien. Vous n’avez aucune chance ».

Si vous deviez résumer tout ce que vous avez dit en une seule phrase. Quel est le message que vous aimeriez que les lecteurs retiennent le plus ?

« L’heure du changement a sonné. Il est temps de mettre fin à ce siège. De mettre fin à cette occupation. »


(Photo : AP)

Pensez-vous que l’on vous croira ?

« Vous étiez ici en juin, avec des centaines d’autres journalistes, et votre reportage a été le plus dur pour nous. Et vous êtes également traduite en hébreu. Et pourtant, vous êtes ici, encore une fois, parce que vous nous respectez profondément, et que nous vous respectons profondément. Parfois, d’une certaine manière, le messager est aussi le message. Vous allez partir maintenant, et tout écrire. Serez-vous lue ? Serez-vous écoutée ? Je n’en sais rien. Mais nous avons fait notre part ».

Vous semblez assez confiant.

« Je suis juste réaliste. Il est temps de changer. »

Après l’assassinat de Yahya Sinwar, une journaliste se souvient de l’avoir interviewé

Rob Schmitz , NPR, 19/10/2024

ROB SCHMITZ, ANIMATEUR :

L’assassinat de Yahya Sinwar est un événement majeur dans la guerre qui oppose depuis un an le Hamas, le groupe militant qu’il dirigeait autrefois, à Israël. Sinwar était un personnage clé dans la planification de l’opération du 7 octobre qui a tué quelque 1 200 personnes en Israël. Son assassinat a eu lieu dans la bande de Gaza, où il est né, a grandi et a finalement accédé au pouvoir en tant que figure centrale du Hamas, le mouvement islamiste palestinien le plus dur. Nous voulions passer un peu de temps à réfléchir à l’héritage de Sinwar dans la bande de Gaza. Pour cela, nous avons fait appel à Francesca Borri. Journaliste couvrant le Moyen-Orient, elle a interviewé Sinwar en 2018, après qu’il était devenu le chef du Hamas à Gaza. Francesca, bienvenue.

FRANCESCA BORRI : Ciao.

SCHMITZ : Merci de nous avoir rejoints. Vous savez, il s’est passé tellement de choses depuis 2018, date à laquelle vous avez interviewé Sinwar. Mais prenons un peu de recul et parlons du contexte dans lequel vous l’avez rencontré. Pouvez-vous me décrire le cadre de votre visite et ce que vous espériez obtenir en lui parlant ?

BORRI : C’était il y a une vie, il y a un monde. Le Hamas était dans un coin, vous savez ? Le Hamas et Sinwar étaient très faibles à l’époque. Et Sinwar, qui a toujours été très déterminé - je veux dire, une fois qu’il décide quelque chose, il fait tout. Maintenant, nous le savons, en fait, après le 7 octobre, non ?

SCHMITZ : C’est exact.

BORRI : Mais à l’époque, son choix était inverse, il essayait de parvenir à un compromis avec Netanyahou. C’est pourquoi l’interview a été possible. Vous savez, c’est pour cela que c’est arrivé parce qu’en fait, Sinwar voulait ouvrir un canal avec Israël, et c’est arrivé. Je veux dire, il l’a ouvert.

SCHMITZ : Y a-t-il un souvenir ou une interaction particulière avec Yahya Sinwar qui vous vient à l’esprit ?

BORRI : Tant de choses - la première fois que je l’ai rencontré, j’avais un hijab. Je ne savais pas - je ne suis pas musulmane, et je ne savais pas si je devais le porter ou non. Et puis j’ai pensé, peut-être par respect, vous savez - et donc je portais ce hijab, vert, vous savez, comme la couleur de l’Islam. C’est pour cela qu’il ne m’a pas reconnue parce qu’il ne s’attendait pas à ce qu’une Italienne porte un hijab. Et puis, vous savez, il m’a demandé de l’enlever...

SCHMITZ : C’est vrai.

BORRI : ...Parce que c’est pour ça que, sur la photo ensemble, nous - j’ai mis un hijab. Il a été très critiqué par les extrémistes du Hamas parce qu’il n’était pas un extrémiste du Hamas. Dans le Hamas, il y a des gens plus radicaux. Et il a été très critiqué pour cette photo...

SCHMITZ : C’est vrai.

BORRI : ...Parce qu’il était avec une femme étrangère célibataire, sans hijab, une femme non mariée. Il a été très critiqué. Il a dit, non, parce que je ne veux pas qu’on pense que je vous demande, vous savez, de porter un hijab. Vous n’êtes pas musulmane, rien. Vous êtes libre. Et vous venez ici en tant qu’invitée. C’était très différent de la façon dont - enfin, de la façon dont il a été décrit dans nos médias, mais je dois dire, bien sûr, qu’il était très différent du Yahya Sinwar du 7 octobre.

SCHMITZ : J’aimerais revenir un peu sur ce point parce que, vous savez, Sinwar - les tactiques de Yahya Sinwar impliquaient souvent la violence, même avant l’attaque du 7 octobre, comme vous venez de le mentionner. J’aimerais savoir si vous avez déjà rencontré des habitants de Gaza qui pensaient que ses tactiques militantes et celles du Hamas en général ne faisaient qu’empirer les choses pour eux ?

BORRI : Oh, bien sûr, bien sûr. Quand vous êtes enraciné dans une communauté - je parle des Palestiniens maintenant, vous savez - ils sont très honnêtes avec vous, vous savez, bien sûr, bien sûr. Mais quand même, ses derniers moments, vous savez, quand vous voyez la capture d’écran, vous savez, et qu’il lance un bâton, vous savez, sur le drone avec une seule main - il va mourir, vous savez, et il se bat encore.

Si vous lisez un peu l’arabe et que vous pouvez lire ou écouter ce que tout le monde arabe dit, y compris les ennemis du Hamas, les ennemis de Sinwar, pour tout le monde il est comme le Che Guevara du Moyen-Orient maintenant. Il était mort jusqu’à hier. Aujourd’hui, il est plus vivant que jamais, non ? Il y a toujours un débat en Palestine. Rien n’est, vous savez, ouvert. Rien n’est ouvert parce que si vous parlez en Palestine, si vous osez dire quelque chose contre le Fatah, contre le Hamas, contre Israël, bien sûr - quoi que vous disiez, vous êtes arrêté. Vous pouvez être arrêté par Israël, bien sûr, mais la plupart du temps, vous êtes arrêté par le Hamas ou le Fatah. C’est aussi pour cela que c’est si compliqué.

SCHMITZ : Francesca, il y a six ans, lorsque vous avez interviewé Yahya Sinwar, il vous a dit, je cite, « nous ne sommes pas un phénomène transitoire. Il n’y a pas d’avenir sans le Hamas. » Comment pensez-vous qu’il envisageait l’avenir du Hamas ? Et a-t-il des candidats pour lui succéder ?

BORRI : Pour moi, vous savez, la question principale n’est pas de savoir ce qui a changé pour le Hamas. D’accord, le Hamas est fini, mais l’idée du Hamas n’est pas finie du tout. Et encore une fois, cette image emblématique de Sinwar, qui se bat jusqu’à son dernier souffle, c’est le début du nouveau Hamas, quel que soit son nom. Le Hamas n’est donc pas fini en tant qu’idée. La question principale devrait donc être : et maintenant, qu’en est-il d’Israël ?

SCHMITZ : C’était la journaliste Francesca Borri. Francesca, merci de nous avoir rejoints.

BORRI : Grazie.



17/02/2024

AMIRA HASS
Non, cher lecteur, l’occupation israélienne de Gaza n’a pas été “annulée” en 2005

Amira Hass, Haaretz, 12/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

Le mini-État qui a déçu : Réponse au lecteur S., qui demande pourquoi « la résistance la plus forte » est apparue « à l’endroit où Israël avait annulé l’occupation ».

Ariel Sharon arpente le Néguev occidental à la recherche d’endroits où reloger les personnes évacuées des colonies de Gaza, 2005. Photo : Avi Ohayon/GPO

S., qui vit dans une communauté de la frontière de Gaza, m’a posé plusieurs questions que d’autres m’ont également posées. Avec son accord, je publie ici une première réponse à sa lettre. Il a écrit :

« Je suis un lecteur régulier de Haaretz et de vos articles. En tant qu’habitant d’une communauté frontalière de Gaza, j’essaie de comprendre votre point de vue sur ce qui s’est passé dans la bande de Gaza depuis le désengagement. Pourquoi, selon vous, la résistance la plus forte a-t-elle émergé de l’endroit où Israël a annulé l’occupation ?

« Pendant des années, les gens ont crié que tous les problèmes majeurs provenaient de l’occupation. Et ici, une petite expérience visant à annuler l’occupation a été menée. Les Palestiniens auraient pu y construire un mini-État modèle. Au lieu de cela, ils ont préféré investir l’argent dans une guerre contre Israël. Avez-vous une explication à cela ? »

Shalom lecteur S.,

Tout d’abord, l’occupation israélienne n’a pas été annulée. Israël a continué à contrôler de manière autoritaire la vie des habitants de la bande de Gaza et les options de développement de Gaza, bien après le démantèlement par Israël des colonies et des bases militaires qui s’y trouvaient. Deuxièmement, conformément aux accords d’Oslo, dont Israël est signataire, la bande de Gaza n’est pas une entité distincte, mais une partie intégrante du territoire palestinien occupé en 1967.

Selon les Palestiniens et l’opinion internationale, ce territoire était censé devenir l’État palestinien. Le fait qu’Israël ait séparé la population de Gaza de celle de la Cisjordanie et que les Israéliens aient continué à traiter une bande de Gaza isolée, d’une superficie de 365 kilomètres carrés et dépourvue de ressources, comme une entité distincte, constitue en soi une preuve du contrôle israélien sur ce territoire - et de la chutzpah israélienne par-dessus le marché.

Je ne peux pas citer ce que j’ai écrit dans des centaines, voire des milliers d’articles. Je serai donc brève : le Premier ministre Ariel Sharon n’a pas consulté les dirigeants de l’Autorité palestinienne au sujet du désengagement et n’a pas non plus coordonné sa mise en œuvre avec ce gouvernement autonome limité qui, en 2005, n’était pas encore divisé entre le Fatah et le Hamas. Sharon a suivi une voie progressive qu’Israël avait tracée dès le début des années 1990, tout en s’efforçant de dissimuler sa gravité et son importance au cours du processus d’Oslo : créer un régime d’interdictions et de restrictions à la liberté de mouvement des Palestiniens, tout en créant des enclaves palestiniennes. Le 15 janvier 1991, Israël a entamé cette politique globale, dont le résultat immédiat, qui s’est aggravé au fil des ans, a été de couper la population de Gaza de la Cisjordanie et du monde.

Sharon a poursuivi le travail de ses prédécesseurs. Le siège draconien imposé à Gaza par le Premier ministre Ehud Olmert en 2007 était un changement quantitatif, mais pas un changement d’essence. Cette politique cohérente indique la prévision qui sous-tend l’action : il ne s’agit pas d’une expérience visant à annuler l’occupation, mais de l’un des moyens d’empêcher la création de l’État palestinien sur la base du plan que l’Organisation de libération de la Palestine et la communauté internationale avaient en tête.

Le maintien de la domination israélienne sur la bande de Gaza, jusqu’au 7 octobre, s’est manifesté de plusieurs manières. La première est le contrôle total du registre de la population palestinienne, qui inclut les résidents de Gaza. C’est Israël qui décide qui est autorisé à porter une carte d’identité de résident de Gaza ou de Cisjordanie. Chaque détail - y compris le lieu de résidence - inscrit sur la carte d’identité, techniquement  délivrée par l’Autorité palestinienne, doit être approuvé par Israël. Même les natifs de Gaza, dont Israël a révoqué le statut de résident avant 1994, ne peuvent le renouveler sans l’approbation d’Israël.

La séparation de la Cisjordanie (et d’Israël) a gravement endommagé les capacités de développement économique de la bande de Gaza. En tout état de cause, la bande de Gaza se trouve dans une situation de détérioration ou de stagnation économique depuis 1967 en raison des mesures délibérées adoptées par Israël. Israël contrôle non seulement les postes-frontières mais aussi l’espace aérien et maritime de Gaza, ce qui signifie qu’il ne permet pas aux Gazaouis d’exercer leur droit à la liberté de mouvement par mer et par air.

Israël utilise également ce contrôle pour restreindre l’industrie de la pêche palestinienne, empêcher les Palestiniens d’utiliser les réserves de gaz découvertes dans les eaux de Gaza et contrôler les fréquences sans fil nécessaires au développement technologique. En contrôlant les importations et les exportations, il limite la capacité et la faisabilité de la production nationale. Israël continue de contrôler les revenus provenant des paiements douaniers. L’Égypte - que ce soit par crainte que les habitants de Gaza ne s’y installent, par opposition politique à la séparation de Gaza de la Cisjordanie ou par obéissance aux diktats israéliens - n’a pas ouvert la frontière de Rafah à la libre circulation des Palestiniens et des étrangers.

Que ce soit délibérément ou par inadvertance, la démarche unilatérale de Sharon a affaibli l’Autorité palestinienne, qui s’en tenait à la voie des négociations. Il a ainsi récompensé le mouvement Hamas, qui affirme que seule la “lutte armée” - qu’il a pratiquée pendant la seconde Intifada, tout en améliorant ses capacités militaires - peut contraindre l’armée israélienne à se retirer, et non des négociations et la signature d’un accord.

C’est ce que pensaient et pensent encore de nombreux Palestiniens. Il n’est pas étonnant que quelques mois après le désengagement, en janvier 2006, le Hamas ait remporté la majorité des sièges aux élections du parlement palestinien (mais pas la majorité des voix de l’électorat).

Il faut d’abord répondre à la question de savoir pourquoi Israël a tout fait pour empêcher la création du petit État palestinien dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Ensuite, nous pourrons tenter d’expliquer pourquoi les habitants du “mini-État” assiégé et coupé du monde qu’il a façonné à Gaza se sont sentis comme des prisonniers à vie, alors que leurs frères de Cisjordanie vivent sous la domination violente de l’entreprise de colonisation en pleine expansion. Ensuite, à la première occasion, nous pourrons parler de l’illusion, de la chimère ou du projet de lutte armée.

Tjeerd Royaards, Pays-Bas 

27/01/2024

SARA ROY
Vivre avec l’Holocauste : l’itinéraire d’une enfant de survivants de l’Holocauste

Sara Roy, Journal of Palestine Studies, Vol. 32, no. 1 (automne 2002), p. 5
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À l’occasion de ce 79ème anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz par l’Armée rouge (27 janvier 1943), nous publions la traduction d’une intervention de Sara Roy lors de la deuxième conférence annuelle sur la mémoire de l’Holocauste au Centre d’études américaines et juives et au Séminaire George W. Truett de l’Université Baylor (Waco, Texas), le 8 avril 2002. L’auteure étudie Gaza depuis 40 ans et elle retrace ci-dessous son cheminement exemplaire.-FG

Il y a quelques mois, j’ai été invitée à réfléchir à mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste. Ce parcours se poursuit et se poursuivra jusqu’à ma mort. Bien qu’il me soit impossible de tout dire, il me semble particulièrement poignant d’aborder ce sujet à un moment où le conflit entre Israéliens et Palestiniens s’enfonce si tragiquement dans un abîme moral et où, pour moi du moins, l’essence même du judaïsme, de ce que cela signifie d’être juif, semble s’enfoncer dans le même abîme.

L’Holocauste a été l’élément déterminant de ma vie. Il n’aurait pas pu en être autrement. J’ai perdu plus de 100 membres de ma famille et de ma famille élargie dans les ghettos nazis et les camps de la mort en Pologne - grands-parents, tantes, oncles, cousins, un frère ou une sœur pas encore né(e) - des personnes dont j’ai tant entendu parler tout au long de ma vie, mais que je n’ai jamais connues. Ils vivaient en Pologne dans des communautés juives appelées shtetls.

Déportation des Juifs du ghetto de Lodz vers le camp de la mort de Chelmno, avril 1942. Photo Walter Genewein

En réfléchissant à ce que je voulais dire sur ce parcours, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre consciente avec l’Holocauste. Bien que je n’en sois pas certaine, je pense que c’est la première fois que j’ai remarqué le numéro que les nazis avaient tatoué sur le bras de mon père. Pour ses oppresseurs, mon père, Abraham, n’avait pas de nom, pas d’histoire et pas d’identité autre que ce numéro à l’encre bleue, que je n’ai jamais noté. Lorsque j’étais un jeune enfant de quatre ou cinq ans, je me souviens avoir demandé à mon père pourquoi il avait ce numéro sur le bras. Il m’a répondu qu’il l’avait peint une fois, mais qu’il s’était rendu compte qu’il ne s’enlevait pas au lavage, et qu’il était donc resté avec.

Mon père était l’un des six enfants de sa famille et il a été le seul à survivre à l’Holocauste. Je sais très peu de choses sur sa famille, car il ne pouvait pas en parler sans s’effondrer. Je sais peu de choses sur ma grand-mère paternelle, dont je porte le nom, et encore moins sur les sœurs et le frère de mon père. Je ne connais que leurs noms. Je souffrais tellement de le voir souffrir de ses souvenirs que j’ai cessé de lui demander de les partager.     

Le nom de mon père a été reconnu dans les milieux de l’Holocauste parce qu’il était l’un des deux survivants connus du camp de la mort de Chelmno, en Pologne, où 350 000 Juifs ont été assassinés, parmi lesquels la majorité de ma famille, du côté de mon père et de ma mère. Ils y ont été emmenés et gazés à mort en janvier 1942. J’ai appris par un cousin de mon père qu’il y a maintenant une plaque à l’entrée de ce qui reste du camp de la mort de Chelmno avec le nom de mon père dessus - quelque chose que j’espère voir un jour. Mon père a également survécu aux camps de concentration d’Auschwitz et de Buchenwald, ce qui lui a valu d’être appelé à témoigner lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961.

Ma mère, Taube, était l’une de neuf enfants - sept filles et deux garçons. Son père, Herschel, était rabbin et schohet - un sacrificateur rituel d’animaux- et profondément aimé et respecté par tous ceux qui l’ont connu. Herschel était un homme érudit qui avait étudié avec certains des plus grands rabbins de Pologne. Les histoires que ma mère et ma tante m’ont racontées indiquent également qu’il était une sorte de féministe, se mettant à quatre pattes pour aider sa femme ou ses filles à laver le sol, traitant les femmes de sa vie avec le même respect et la même révérence qu’il accordait aux hommes. Ma grand-mère, Miriam, dont j’ai également le nom, était une âme gentille et douce, mais c’est elle qui imposait la discipline dans la famille, car Herschel ne pouvait jamais élever la voix face à ses enfants. Ma mère venait d’une famille profondément religieuse et aimante. Mes oncles et tantes étaient aussi dévoués à leurs parents qu’ils l’étaient à eux-mêmes. La famille vivait très modestement, mais chaque shabbat, mon grand-père ramenait à la maison un pauvre ou un sans-abri qui s’asseyait en bout de table pour partager le repas.

Ma mère et sa sœur Frania ont été les deux seules de leur famille à survivre à la guerre. Tous les autres ont péri, à l’exception d’une autre sœur, Shoshana, qui avait émigré en Palestine en 1936. Ma mère et Frania avaient réussi à rester ensemble pendant toute la guerre - sept ans dans les ghettos de Pabanice et de Lodz, puis dans les camps de concentration d’Auschwitz et d’Halbstadt. La seule fois où elles ont été séparés en sept ans, c’est à Auschwitz. Elles se trouvaient dans une ligne de sélection, où les Juifs étaient alignés et leur destin scellé par le médecin nazi Joseph Mengele, qui était le seul à déterminer qui vivrait et qui mourrait. Lorsque ma tante s’est approchée de lui, Mengele l’a envoyée sur la droite, au travail (un sursis temporaire). Lorsque ma mère s’est approchée de lui, il l’a envoyée à gauche, à la mort, ce qui signifiait qu’elle serait gazée. Miraculeusement, ma mère a réussi à se faufiler à nouveau dans la ligne de sélection, et lorsqu’elle s’est approchée à nouveau de Mengele, il l’a envoyée au travail.

Un moment décisif de ma vie et de mon parcours en tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste s’est produit avant même ma naissance. Il s’agit de décisions prises par ma mère et sa sœur, deux femmes très remarquables, qui allaient changer leur vie et la mienne.

Après la fin de la guerre, ma tante Frania voulait désespérément se rendre en Palestine pour y rejoindre sa sœur, qui s’y trouvait depuis dix ans. La création d’un État juif était imminente et Frania pensait que c’était le seul endroit sûr pour les Juifs après l’Holocauste. Ma mère n’était pas d’accord et a refusé catégoriquement de partir. Elle m’a dit à plusieurs reprises au cours de ma vie que sa décision de ne pas vivre en Israël était fondée sur une conviction, apprise et renforcée par ses expériences pendant la guerre, selon laquelle la tolérance, la compassion et la justice ne peuvent être pratiquées ou étendues lorsque l’on ne vit qu’avec les siens. « Je ne pouvais pas vivre en tant que juive parmi les seuls juifs », a-t-elle déclaré. « Pour moi, ce n’était pas possible et ce n’était pas ce que je voulais. Je voulais vivre en tant que juive dans une société pluraliste, où mon groupe restait important, mais où d’autres étaient également importants pour moi ».

Frania a émigré en Israël et mes parents sont partis en Amérique. Il était extrêmement douloureux pour ma mère de quitter sa sœur, mais elle estimait qu’elle n’avait pas d’autre choix. (Elles sont restées très proches et se sont vues souvent, tant dans ce pays qu’en Israël). J’ai toujours trouvé remarquable le choix de ma mère et le contexte dans lequel il s’inscrivait.

J’ai grandi dans un foyer où le judaïsme était défini et pratiqué non pas comme une religion, mais comme un système d’éthique et de culture. Dieu était présent mais pas central. Ma première langue était le yiddish, que je parle encore avec ma famille. Mon foyer était rempli de joie et d’optimisme, même s’il était parfois ponctué de chagrins et de pertes. Israël et la notion de patrie juive étaient très importants pour mes parents. Après tout, les restes de notre famille s’y trouvaient. Mais contrairement à beaucoup de leurs amis, mes parents n’étaient pas sans critique à l’égard d’Israël, dans la mesure où ils estimaient qu’ils pouvaient l’être. L’obéissance à un État n’était pas une valeur juive ultime, ni pour eux, ni après l’Holocauste. Le judaïsme a fourni le contexte de notre vie et des valeurs et croyances qui ne dépendaient pas des frontières
nationales, mais les transcendaient. Pour ma mère et mon père, le judaïsme signifiait témoigner, s’élever contre l’injustice et renoncer au silence. Il signifiait compassion, tolérance et secours. Cela signifiait, comme l’a écrit Ammiel Alcalay, veiller dans la mesure du possible à ce que les souvenirs du passé ne deviennent pas les souvenirs de l’avenir. Telles étaient les valeurs juives ultimes. Mes parents n’étaient pas des saints ; ils avaient leurs défauts et commettaient des erreurs. Mais ils se souciaient profondément des questions de justice et d’équité, et ils se souciaient profondément des gens - de tous les gens, pas seulement des leurs.
    
Les leçons de l’Holocauste m’ont toujours été présentées comme étant à la fois particulières (c’est-à-dire juives) et universelles. Le plus important peut-être, c’est qu’elles étaient présentées comme indivisibles. Les diviser reviendrait à diminuer leur signification.

En repensant à ma vie, je me rends compte que, par leurs actes et leurs paroles, ma mère et mon père n’ont jamais essayé de me protéger de la connaissance de soi ; au contraire, ils ont insisté pour que j’affronte ce que je ne savais pas ou ne comprenais pas. Noam Chomsky parle des « paramètres de la pensée pensable ». Ma mère et mon père ont constamment repoussé ces paramètres aussi loin qu’ils le pouvaient, ce qui n’était pas assez loin pour moi, mais ils m’ont appris à les repousser et à comprendre l’importance de le faire.

Carlos Latuff, 2008

Il était peut-être inévitable que je suive un chemin qui me conduirait à la question israélo-arabe. J’ai visité Israël à de nombreuses reprises au cours de mon enfance. Enfant, je trouvais que c’était un endroit magnifique, romantique et paisible. Adolescente et jeune adulte, j’ai commencé à ressentir certaines contradictions que je n’arrivais pas à expliquer complètement, mais qui étaient centrées sur ce qui semblait être l’absence presque totale, dans la vie et le discours israéliens, de la vie juive en Europe de l’Est avant l’Holocauste, et même de l’Holocauste lui-même. Je demandais à ma tante pourquoi ces sujets n’étaient pas abordés et pourquoi les Israéliens n’apprenaient pas à parler yiddish. Mes questions se heurtaient souvent à un silence sinistre.

Le plus douloureux pour moi était le dénigrement de l’Holocauste et de la vie juive d’avant l’État [d’Israël] par nombre de mes amis israéliens. Pour eux, c’était l’époque de la honte, où les Juifs étaient faibles et passifs, inférieurs et indignes, méritant non pas notre respect mais notre dédain. « Nous ne nous laisserons plus jamais massacrer et nous n’accepterons plus jamais d’être massacrés », disaient-ils. Il n’était guère nécessaire de comprendre ces millions de personnes qui ont péri ou les vies qu’elles ont vécues. Il était encore moins nécessaire de les honorer. Pourtant, dans le même temps, l’Holocauste était utilisé par l’État pour se défendre contre les autres, pour justifier des actes politiques et militaires.

Je n’arrivais pas à comprendre ni à donner un sens à ce que j’entendais. Je me souviens avoir eu peur pour ma tante. Dans ma confusion, je me souviens aussi d’une profonde colère. C’est peut-être à ce moment-là que j’ai commencé à penser aux Palestiniens et à leur conflit avec les Juifs. Si tant d’entre nous pouvaient nier les leurs et pervertir ainsi la vérité, pourquoi pas les Palestiniens ? Y avait-il un lien quelconque entre les Juifs assassinés d’Europe et les Palestiniens ? Je ne le savais pas, mais c’est ainsi que mes recherches ont commencé.

Le voyage a été douloureux, mais il a été l’un des plus significatifs de ma vie. À mes côtés, toujours, se trouvait ma mère, qui m’a toujours soutenu, même si elle était parfois ambivalente et en conflit. Mon père était mort jeune ; je ne sais pas ce qu’il aurait pensé, mais j’ai toujours senti sa présence. Ma famille israélienne s’est opposée à ce que je faisais et est toujours restée ferme dans son opposition. En fait, je n’ai pas parlé de mon travail avec eux pendant plus de quinze ans.

Carlos Latuff, 2014

Malgré de nombreuses visites en Israël durant ma jeunesse, je me suis rendue pour la première fois en Cisjordanie et à Gaza durant l’été 1985, deux ans et demi avant le premier soulèvement palestinien, afin d’effectuer des recherches sur le terrain pour ma thèse de doctorat, qui portait sur l’aide économique usaméricaine à la Cisjordanie et à la bande de Gaza. Mes recherches visaient à déterminer s’il était possible de promouvoir le développement économique dans des conditions d’occupation militaire. Cet été-là a changé ma vie, car c’est à ce moment-là que j’ai compris et expérimenté ce qu’était l’occupation et ce qu’elle signifiait. J’ai appris comment fonctionne l’occupation, son impact sur l’économie, sur la vie quotidienne et sur les personnes. J’ai appris ce que cela signifiait d’avoir peu de contrôle sur sa vie et, plus important encore, sur la vie de ses enfants.

Comme pour l’Holocauste, j’ai essayé de me souvenir de ma toute première rencontre avec l’occupation. L’une de mes premières rencontres a impliqué un groupe de soldats israéliens, un vieil homme palestinien et son âne. Alors que je me trouvais dans une rue avec des amis palestiniens, j’ai remarqué qu’un Palestinien âgé marchait dans la rue en conduisant son âne. Il était accompagné d’un petit enfant de trois ou quatre ans maximum, manifestement son petit-fils. Des soldats israéliens qui se trouvaient à proximité se sont approchés du vieil homme et l’ont arrêté. L’un d’eux s’est approché de l’âne et lui a ouvert la bouche. « Hé le vieux », lui a-t-il demandé « pourquoi est-ce  que les dents de ton âne sont si jaunes ? Pourquoi elles ne sont pas blanches ? Tu ne brosses pas les dents de votre âne ? ». Le vieux Palestinien était mortifié, le petit garçon visiblement bouleversé. Le soldat a répété sa question, en criant cette fois, tandis que les autres soldats riaient.

L’enfant s’est mis à pleurer et le vieil homme est resté là, silencieux, humilié. Cette scène s’est répétée alors qu’une foule s’était rassemblée. Le soldat ordonne alors au vieillard de se tenir derrière l’âne et lui demande d’embrasser le derrière de l’animal. Le vieil homme a d’abord refusé, mais comme le soldat lui criait dessus et que son petit-fils devenait hystérique, il s’est penché et l’a fait. Les soldats ont et s’en sont allées. Ils avaient atteint leur but : humilier le vieil homme et son entourage. Nous sommes tous restés là en silence, honteux de nous regarder les uns les autres, n’entendant rien d’autre que les sanglots incontrôlables du petit garçon. Le vieil homme n’a pas bougé pendant un temps qui nous a semblé très long. Il est resté là, humilié et détruit.

Je suis restée là moi aussi, stupéfaite et incrédule. J’ai immédiatement pensé aux histoires que mes parents m’avaient racontées sur la façon dont les Juifs avaient été traités par les nazis dans les années 1930, avant les ghettos et les camps de la mort, sur la façon dont les Juifs étaient forcés de nettoyer les trottoirs avec des brosses à dents et de se faire couper la barbe en public. Ce qui est arrivé au vieil homme était absolument équivalent dans son principe, son intention et son impact : il s’agissait d’humilier et de déshumaniser. Dans ce cas, il n’y avait aucune différence entre le soldat allemand et le soldat israélien. Tout au long de l’été 1985, j’ai assisté à des incidents similaires : de jeunes Palestiniens forcés par des soldats israéliens à aboyer comme des chiens à quatre pattes ou à danser dans les rues.

 À cet égard, ma première rencontre avec l’occupation a été la même que ma première rencontre avec l’Holocauste, avec le numéro sur le bras de mon père. Le message était le même : la négation de l’humanité. Il est important de comprendre les différences très réelles de volume, d’échelle et d’horreur entre l’Holocauste et l’occupation et d’être prudent dans les comparaisons, mais il est également important de reconnaître les parallèles lorsqu’ils existent.  

En tant qu’enfant de survivants de l’Holocauste, j’ai toujours voulu pouvoir, d’une manière ou d’une autre, vivre et ressentir certains aspects de ce que mes parents ont enduré, ce qui, bien sûr, était impossible. J’ai écouté leurs histoires, en voulant toujours en savoir plus, et j’ai partagé leurs larmes. Je me demandais souvent : à quoi ressemble la terreur pure ? À quoi ressemble-t-elle ? Qu’est-ce que cela signifie de perdre toute sa famille de manière aussi horrible et aussi immédiate, ou de voir tout un mode de vie s’éteindre de manière aussi irrévocable ? J’essayais de m’imaginer à leur place, mais c’était impossible. C’était hors de ma portée, trop insondable.

 Ce n’est que lorsque j’ai vécu avec des Palestiniens sous occupation que j’ai trouvé au moins une partie des réponses à certaines de ces questions. Je n’ai pas cherché les réponses, elles m’ont été imposées. J’ai appris, par exemple, à quoi ressemblait la terreur pure grâce à mon amie Rabia, dix-huit ans, qui, figée par la peur et des tremblements incontrôlables, est restée collée au milieu d’une pièce que nous partagions dans un camp de réfugiés, incapable de bouger, alors que des soldats israéliens tentaient d’enfoncer la porte d’entrée de notre abri. J’ai éprouvé de la terreur en voyant des soldats israéliens frapper une femme enceinte au ventre parce qu’elle leur avait fait un signe de V, et j’étais trop paralysée par la peur pour l’aider. J’ai pu comprendre plus concrètement la signification de la perte et du déplacement lorsque j’ai vu des hommes adultes sangloter et des femmes hurler lorsque les bulldozers de l’armée israélienne ont détruit leur maison et tout ce qu’elle contenait parce qu’ils avaient construit leur maison sans permis, que les autorités israéliennes avaient refusé de leur accorder.

C’est peut-être dans le concept de maison et d’abri que je trouve le lien le plus profond entre les Juifs et les Palestiniens, et peut-être l’illustration la plus douloureuse de la signification de l’occupation. Je ne saurais décrire à quel point il est horrible et obscène d’assister à la destruction délibérée de la maison d’une famille, sous les yeux de celle-ci, impuissante à l’arrêter. Pour les Juifs comme pour les Palestiniens, une maison représente bien plus qu’un toit, elle représente la vie elle-même. À propos de la démolition des maisons palestiniennes, Meron Benvenisti, historien et universitaire israélien, écrit :

On ne saurait trop insister sur la valeur symbolique d’une maison pour un individu pour qui la culture de l’errance et de l’enracinement dans la terre est si profondément ancrée dans la tradition, pour un individu dont le mythe national repose sur la tragédie du déracinement d’une patrie volée. L’arrivée d’un fils premier-né et la construction d’une maison sont les événements centraux de la vie de cet individu, car ils symbolisent la continuité dans le temps et l’espace physique. La démolition de la maison de l’individu s’accompagne de la destruction du monde.

L’occupation des Palestiniens par Israël est au cœur du problème entre les deux peuples et le restera tant qu’elle n’aura pas pris fin. Au cours des trente-cinq dernières années, l’occupation a signifié la dislocation et la dispersion, la séparation des familles, le déni des droits humains, civils, juridiques, politiques et économiques imposés par un système de régime militaire, la torture de milliers de personnes, la confiscation de dizaines de milliers d’hectares de terres et le déracinement de dizaines de milliers d’arbres, la destruction de plus de 7 000 maisons palestiniennes, la construction de colonies israéliennes illégales sur des terres palestiniennes et le doublement de la population de colons au cours des dix dernières années ; d’abord l’affaiblissement de l’économie palestinienne et maintenant sa destruction ; le bouclage ; le couvre-feu ; la fragmentation géographique ; l’isolement démographique ; et la punition collective.

Carlos Latuff, 2014

L’occupation des Palestiniens par Israël n’est pas l’équivalent moral du génocide des Juifs par les nazis. Mais il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Non, ce n’est pas un génocide, mais c’est une répression, et elle est brutale. Et c’est devenu effroyablement naturel. L’occupation, c’est la domination et la dépossession d’un peuple par un autre. Il s’agit de la destruction de leurs biens et de la destruction de leur âme. L’occupation vise essentiellement à priver les Palestiniens de leur humanité en leur refusant le droit de déterminer leur existence, de mener une vie normale dans leur propre maison. L’occupation, c’est l’humiliation. Elle est synonyme de désespoir. Et tout comme il n’y a pas d’équivalence morale ou de symétrie entre l’Holocauste et l’occupation, il n’y a pas non plus d’équivalence morale ou de symétrie entre l’occupant et l’occupé, même si nous, les Juifs, nous considérons comme des victimes.

C’est dans ce contexte de privation et d’étouffement, aujourd’hui largement oublié, que les horribles et ignobles attentats suicides ont vu le jour et ont coûté la vie à davantage d’innocents. Pourquoi des Israéliens innocents, dont ma tante et ses petits-enfants, devraient-ils payer le prix de l’occupation ? Comme les colonies, les maisons rasées et les barricades qui les ont précédés, les kamikazes n’ont pas toujours été là.

La mémoire dans le judaïsme - comme toute mémoire - est dynamique et non statique, embrassant une multiplicité de voix et rejetant l’hégémonie d’une seule. Mais dans le monde de l’après-Holocauste, la mémoire juive a failli, voire échoué, sur un point essentiel : elle a exclu la réalité de la souffrance palestinienne et la culpabilité juive à cet égard. En tant que peuple, nous avons été incapables de faire le lien entre la création d’Israël et le déplacement des Palestiniens. Nous n’avons pas voulu voir, et encore moins nous souvenir, que le fait de trouver notre place signifiait la perte de la leur. La férocité du conflit actuel s’explique peut-être par le fait que les Palestiniens insistent pour faire entendre leur voix, en dépit de nos efforts constants et désespérés pour la maîtriser.

Au sein de la communauté juive, il a toujours été considéré comme une forme d’hérésie de comparer les actions ou les politiques israéliennes à celles des nazis, et il faut certainement être très prudent en le faisant. Mais que signifie le fait que les soldats israéliens peignent des numéros d’identification sur les bras des Palestiniens ; que les jeunes hommes et garçons palestiniens d’un certain âge sont invités par des haut-parleurs israéliens à se rassembler sur la place de la ville ; que les soldats israéliens admettent ouvertement qu’ils tirent sur des enfants palestiniens pour le sport ; que certains morts palestiniens doivent être enterrés dans des fosses communes tandis que les corps d’autres sont abandonnés dans les rues de la ville et les allées des camps parce que l’armée ne veut pas autoriser un enterrement correct ; lorsque certains responsables israéliens et intellectuels juifs appellent publiquement à la destruction de villages palestiniens en représailles à des attentats suicides ou au transfert de la population palestinienne hors de Cisjordanie et de Gaza ; lorsque 46 % du public israélien est favorable à de tels transferts et que le transfert ou l’expulsion devient un élément légitime du discours populaire ; lorsque des responsables gouvernementaux parlent de « nettoyage des camps de réfugiés » et lorsqu’un intellectuel israélien de premier plan appelle à une séparation hermétique entre Israéliens et Palestiniens sous la forme d’un mur de Berlin, sans se soucier de savoir si les Palestiniens de l’autre côté du mur risquent de mourir de faim à cause de cela.

 Que sommes-nous censés penser lorsque nous entendons cela ? Que doit penser ma mère ?  Dans le contexte de l’existence juive d’aujourd’hui, que signifie préserver le caractère juif de l’État d’Israël ? Cela signifie-t-il préserver une majorité démographique juive par tous les moyens et maintenir la domination juive sur le peuple palestinien et sa terre ? Quel est le récit que nous créons en tant que peuple, et quel type de voix recherchons-nous ? Quel sens donnons-nous, en tant que Juifs, à l’avilissement et à l’humiliation des Palestiniens ? Qu’est-ce qui est au centre de notre discours moral et éthique ? Quelle est la source de notre héritage moral et spirituel ? Quelle est la source de notre rédemption ? Le processus de création et de reconstruction est-il terminé pour nous ?     


Je voudrais terminer cet essai par une citation d’Irena Klepfisz, écrivaine et enfant survivante du ghetto de Varsovie, dont le père les a fait sortir, elle et sa mère, avant de mourir lui-même lors de l’insurrection :

« J’en ai conclu que l’une des façons de rendre hommage à ceux que nous aimions, qui ont lutté, résisté et sont morts, est de s’accrocher à leur vision et à leur indignation féroce face à la destruction de la vie ordinaire de leur peuple. C’est cette indignation que nous devons maintenir vivante dans notre vie quotidienne et appliquer à toutes les situations, qu’elles impliquent des Juifs ou des non-Juifs. C’est cette indignation que nous devons utiliser pour alimenter nos actions et notre vision chaque fois que nous voyons des signes de perturbation de la vie commune : l’hystérie d’une mère pleurant son adolescent abattu ; une famille stupéfaite devant une maison vandalisée ou démolie ; une famille séparée, déplacée ; des lois arbitraires et injustes qui exigent la fermeture ou l’ouverture de magasins et d’écoles ; l’humiliation d’un peuple dont la culture est étrangère et jugée inférieure ; un peuple laissé sans abri et sans citoyenneté ; un peuple vivant sous un régime militaire. Grâce à notre expérience, nous reconnaissons ces maux comme des obstacles à la paix. Dans ces moments de reconnaissance, nous nous souvenons du passé, nous ressentons l’indignation qui a inspiré les Juifs du ghetto de Varsovie et nous la laissons nous guider dans les luttes actuelles. »

Pour moi, ces mots définissent la véritable signification du judaïsme et les leçons que mes parents ont cherché à transmettre. 


Holocaust parting: Zionism, par Mohamed Afefa, 2024

 L'auteure

Sara Roy est chercheuse principale au Center for Middle Eastern Studies de l’Université de Harvard (USA), spécialisée dans l’économie palestinienne, l’islamisme palestinien et le conflit israélo-palestinien. La Dre. Roy est également coprésidente du Séminaire sur le Moyen-Orient. Elle est l’auteure notamment de The Gaza Strip : The Political Economy of De-development (Institute for Palestine Studies, 1995, 2001, troisième édition 2016 avec une nouvelle introduction et une postface et édition arabe, 2018) et de l’ouvrage primé Hamas and Civil Society in Gaza : Engaging the Islamist Social Sector (Princeton University Press, 2011, 2014 avec une nouvelle postface). Son dernier ouvrage s’intitule Unsilencing Gaza, Reflections on Resistance (Pluto Press, 2021). Sara Roy a beaucoup écrit sur la question palestinienne et le conflit israélo-palestinien. Elle a commencé ses recherches dans la bande de Gaza et en Cisjordanie en 1985, en se concentrant sur le développement économique, social et politique de la bande de Gaza et sur l’aide étrangère des USA à la région. Depuis lors, elle a beaucoup écrit sur l’économie palestinienne, en particulier à Gaza, et sur le dé-développement de Gaza, un concept qu’elle a inventé. Elle a donné de nombreuses conférences aux USA, en Europe, au Moyen-Orient et en Australie, entre autres. Outre ses travaux universitaires, elle siège au conseil consultatif de l’American Near East Refugee Aid (ANERA) et a été consultante auprès d’organisations internationales et de groupes d’entreprises privées travaillant au Moyen-Orient.