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13/09/2024

GIDEON LEVY
Quand Tsahal dit “Mort aux instigateurs” : c’est ainsi qu’une manifestante usaméricaine est tuée

Gideon Levy, Haaretz, 12/9/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Tsahal est redevenue l’armée la plus morale du monde. Quatre jours seulement se sont écoulés depuis que ses soldats ont tué la militante usaméricain des droits humains  Ayşenur*  Ezgi Eygi, avant que l’enquête approfondie lancée par l’armée ne s’achève, aboutissant à la conclusion absolutoire que « la civile a été touchée par les tirs non ciblés et non intentionnels d’une force des FDI qui visait un instigateur clé ». Des tirs non ciblés et non intentionnels qui visaient... Vous avez compris ? J’en doute.

L’endroit où  Ayşenur  Ezgi Eygi a été tuée, en Cisjordanie, dimanche. Photo Ammar Awad/Reuters

Pendant que le porte-parole des FDI descendait le long d’une corde dans un shoiw montrant le tunnel dans lequel six otages avaient été exécutés, pour montrer au monde les terribles conditions dans lesquelles ils avaient été détenus (quand nous emmèneront-ils à la base militaire de Sde Teiman pour nous montrer les conditions choquantes de détention des Palestiniens menottés et kidnappés ?), des soldats de sa propre unité mettaient au point l’explication alambiquée pour l’homicide volontaire d’une femme innocente.

Rassemblement devant l’hôpital Rafidia pour protester contre l’assassinat d’ Ayşenur Ezgi Eygi, 26 ans, le 8 septembre 2024, à Naplouse. Photo Issam Rimawi/Anadolu Ajansi 

Il est inutile de préciser que cette enquête approfondie n’avait pour but que d’apaiser les USAméricains, dont le président s’était dit « troublé » par l’assassinat d’une citoyenne de son pays. Ne vous inquiétez pas, l’annonce contournée de l’armée suffit à apaiser les inquiétudes présidentielles. La dernière chose qui dérange la Maison Blanche, c’est l’assassinat d’une militante qui s’identifie aux Palestiniens. Ceux qui auraient dû être troublés par cette explication sont ceux qui ne s’intéressaient pas à toute l’histoire au départ : les Israéliens. Le porte-parole des FDI a déclaré : mort aux instigateurs. Des soldats ont tiré sur un instigateur pour l’exécuter, touchant par erreur une autre instigatrice. Ce sont des choses qui arrivent. En d’autres termes : un changement radical des règles d’engagement, désormais officiellement déclaré.

 

Funérailles d’ Ayşenur à Naplouse, lundi 9 septembre 2024 

 

Si, par le passé, il était nécessaire de prouver la présence d’un danger, il suffit désormais de discerner l’instigation. Et qui est au juste un instigateur ? Quelqu’un qui appelle à la libération du peuple palestinien lors d’une manifestation? Quelqu’un qui demande le démantèlement de l’avant-poste provocateur d’Evyatar ? Quelqu’un qui manifeste pour ses droits sur sa terre ? En d’autres termes : lorsque les soldats de Tsahal discerneront une instigation, ils tireront désormais pour tuer l’instigateur, sur ordre.

Comment disions-nous ? L’armée la plus morale du monde. Il est fort douteux que le porte-parole de l’armée russe oserait admettre que son armée tire pour tuer les instigateurs.

Pour les soldats de l’armée de propagande du porte-parole Daniel Hagari, l’« instigation », quoi que ça signifie, est une raison d’exécuter quelqu’un. Tout ce qui reste à prouver, c’est la mauvaise maîtrise du tir des soldats, qui visaient un incitateur (le « principal ») mais en ont touché une autre. Rien n’est plus facile que de qualifier la touriste usaméricaine d’instigatrice : elle était en faveur de la justice pour les Palestiniens. Les procédures seront affinées et les soldats seront envoyés au stand de tir pour s’entraîner davantage. Veuillez vérifier les passeports avant la prochaine exécution. Il vaut mieux ne pas frapper les USAméricains. Personne n’enquêtera sur l’assassinat d’une jeune Palestinienne de 13 ans [Banya Laboum] le même jour, dans un village voisin. Personne ne s’émeut de cette affaire. Peut-être qu’elle aussi instiguait alors qu’elle se tenait à sa fenêtre ?

Un soldat tire pendant une manifestation et un manifestant est tué. Quoi de plus normal ? Mais notre collègue Jonathan Pollak, qui se trouvait dans le village lors de la fusillade, affirme que les soldats ont tiré sur l’activiste 20 minutes après la fin des affrontements. Si c’est le cas, il s’agit d’un meurtre de sang-froid. C’était la première et dernière manifestation d’ Ayşenur.

Mais ce qui devrait vraiment nous préoccuper, c’est le sous-texte de l’annonce du porte-parole de l’IDF : L’instigation est une cause d’exécution. Mais l’instigation a plusieurs visages. Si un appel à la liberté des Palestiniens est une instigation passible de la peine de mort, on s’engage sur une pente glissante. Pourquoi la police n’est-elle pas autorisée à tuer les instigateurs des manifestations de la rue Kaplan ? Et que dire des plus grands instigateurs au sein du gouvernement et des médias, qui appellent à « raser » Gaza ou à « tondre la pelouse », estimant que les habitants de cette région méritent tous de mourir. Snipers, ouvrez le feu. Vous y êtes autorisés par Hagari.

NdT
* Ayşenur [= Aychènour] : graphie turque de l’arabe
أأيشنور, “lumière de vie”


-Je suis Américaine
-Moi aussi
Mohammed Sabaaneh

08/09/2024

GIDEON LEVY
La société israélienne a vraiment sombré dans la cruauté, la violence et l’apathie : il suffit de nous regarder

Gideon Levy, Haaretz, 8/9/2024
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala 

Vendredi 6 septembre, 11 enterrements ont eu lieu dans le camp de réfugiés de Jénine. Huit des personnes décédées étaient des résidents du camp qui ont été tués par l’armée israélienne ; trois sont morts de causes naturelles. Aucun d’entre eux n’a pu être enterré au cours des dix jours précédents, en raison de l’opération brutale des Forces de défense israéliennes dans le camp. Les corps de cinq autres personnes ont été saisis par l’armée pour ses besoins.



Photos Nasser Nasser/AP

Vendredi matin, les FDI ont quitté le camp, après avoir mené à bien la mission qui a reçu le nom sadique d’Opération Camp d’été, et les habitants ont commencé à retourner dans ce qui restait de leurs maisons après le camping de l’armée. Ils étaient en état de choc.

Un homme a déclaré samedi que les images étaient encore pires que les scènes de destruction après l ‘opération Bouclier défensif de 2002 et que le comportement des soldats pendant ces dix jours terribles avait été plus violent et vicieux que jamais. L’esprit de la guerre à Gaza est devenu le zeitgeist de l’armée.

Mon interlocuteur, Jamal Zubeidi - qui avait déjà perdu neuf membres de sa famille dans la lutte palestinienne, dont deux de ses fils, et qui a perdu la semaine dernière Hamudi, le fils de son neveu Zakaria Zabeidi - est retourné une fois de plus dans une maison en ruine, comme en 2002. Pendant les dix jours de l’opération, il s’est caché dans la maison de sa fille, dans la montagne. Environ deux tiers des quelque 12 000 résidents du camp ont été évacués, conduits en colonnes de réfugiés sous la supervision des soldats, comme à Gaza.

 Alors que les habitants de Jénine enterraient leurs morts, les soldats ont tiré sur une jeune fille de 13 ans et l’ont tuée. Banya Laboum est morte dans sa maison du village de Qaryout, dont les habitants ont tenté de se défendre après que des colons ont mis le feu à leurs champs. Les colons font une émeute, l’armée arrive - et tue curieusement des Palestiniens. Les médias appellent ces incidents des « confrontations ». La victime d’un viol affronte son violeur, la victime d’un vol son voleur. Dans la folie de l’occupation, l’agresseur est la victime et la victime est l’agresseur.


À peu près au même moment, non loin de Qaryout, dans le village de Beita, des soldats ont tué une manifestante - une militante usaméricain des droits humains qui était également citoyenne turque.  Ayşenur Ezgi Eygi a reçu une balle dans la tête lors d’une manifestation contre la colonie sauvage d’Evyatar, construite sur les terres du village et qui a déjà coûté la vie à au moins sept Palestiniens.

La Maison Blanche s’est déclarée « profondément troublée par cette mort tragique ». Mais il ne s’agit pas d’une « mort tragique ». Jonathan Pollak, un journaliste de Haaretz, a déclaré avoir vu les soldats sur un toit : « J’ai vu les soldats tirer. J’ai vu les soldats tirer... Je les ai vus viser », ajoutant qu’à ce moment-là, il n’y avait pas d’affrontements actifs. Quant à la « profonde perturbation » à la Maison Blanche, elle passera rapidement.

Le président Joe Biden n’a pas appelé la famille de la femme, comme il a appelé la famille Goldberg-Polin ; Ezgi Eygi n’a pas non plus été déclaré héroïne usaméricaine, comme l’a été Hersh Goldberg-Polin, qui avait été enlevé et exécuté.


Samedi, Josh Breiner a publié une vidéo filmée dans la prison de Megiddo le matin des meurtres criminels, dans laquelle des dizaines de Palestiniens sont allongés sur le sol - prostrés, à moitié nus, les poignets liés dans le dos - tandis que des gardes israéliens passent devant eux ; l’un d’eux tient un chien policier qui passe à quelques centimètres des visages des détenus, aboyant vicieusement.

Le drapeau israélien flotte au-dessus de ce spectacle honteux - un cadeau à Itamar Ben-Gvir. L’administration pénitentiaire israélienne a rassuré la poignée d’observateurs indignés : « C’est un exercice de routine ». C’est de la routine. Un divertissement ordinaire de l’administration pénitentiaire, une cérémonie de Shabbat pour les gardiens sadiques.

Tout cela s’est passé un vendredi, un jour ordinaire. Israël a baillé. Il a été beaucoup plus bouleversé par l’ arrestation (exaspérante) d’une jeune femme juive qui avait jeté une poignée de sable sur Ben-Gvir en goguette familiale sur la plage de Tel Aviv que par la fusillade mortelle d’une femme non juive qui était motivée par des principes au même titre que la jeune femme de Tel-Aviv.

Dans les ruines du camp de réfugiés de Jénine, Jamal Zubeidi tente de mesurer l’étendue des dégâts subis par sa maison, dont les soldats ont jeté le contenu dans la rue. Il n’y avait plus d’électricité dans le camp et l’obscurité s’est abattue sur lui. Au cours de nos longues années d’amitié, je n’avais jamais entendu Zubeidi parler avec autant de désespoir. « Ils reviendront et nous reviendrons. Une nouvelle génération arrivera. Cela ne s’arrêtera pas là », a-t-il déclaré avec lassitude.

Regardez ce qui s’est passé vendredi dans le camp de réfugiés de Jénine, à Qaryout, à Beita et dans la prison de Megiddo - et peut-être nous verrez-vous, enfin.


 

 

01/09/2024

GIDEON LEVY
Depuis 11 mois, la botte d’Israël appuie de manière impitoyable sur la nuque de la Cisjordanie, et vous voudriez que les Palestiniens se laissent faire ? Normal qu’il y ait de la “terror”*

Gideon Levy, Haaretz, 1/9/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Surprise, surprise ! La résistance palestinienne violente en Cisjordanie relève la tête. Les monstres humains se sont réveillés de leur sommeil et ont commencé à exploser. Les kamikazes sont de retour et les nombreux experts israéliens ont une explication savante : c’est l’argent iranien. Sans lui, la Cisjordanie serait calme. Avec cet argent, les gens sont prêts à se suicider juste pour mettre la main dessus. C’est la pieuvre iranienne qui est en cause.


Des soldats israéliens près d’un véhicule militaire lors d’un raid israélien dans le camp de Nour Chams à Tulkarem, en Cisjordanie, jeudi 29 août. Photo : Mohamad Torokman/Reuters

Comme c’est facile de tout attribuer à l’Iran. Les Israéliens adorent ça. Il y a un diable, il est iranien et il est responsable de tout. Il y a peut-être de l’argent iranien, peut-être pas, mais l’intensification de la lutte est l’évolution la plus prévisible et la plus compréhensible, compte tenu de ce qui s’est passé en Cisjordanie au cours des 11 mois de la guerre de Gaza. La seule surprise est que cela ne se soit pas produit plus tôt.

Au cours des 11 mois de guerre, Israël a déchiré la Cisjordanie, comme il le fait actuellement avec les routes de Tulkarem et de Jénine ; il n’en reste rien. C’est la période la plus difficile que les Palestiniens aient connue depuis l’opération “Bouclier défensif” en 2002, d’autant plus difficile qu’elle se déroule à l’ombre d’une autre attaque, plus barbare, à Gaza. Contrairement à l’opération “Bouclier défensif”, l’assaut actuel n’a ni raison ni justification. Israël a exploité la guerre à Gaza pour mettre le souk en Cisjordanie. La réponse a été tardive, mais elle est maintenant arrivée.

Cette fois-ci, l’assaut israélien s’appuie sur deux armes : l’armée, le Shin Bet et la police des frontières d’une part, et les milices de colons violentes d’autre part. Les deux armes sont coordonnées ; elles ne se gênent pas l’une l’autre. Elles se fondent parfois l’une dans l’autre, lorsque les Sturmtruppen des avant-postes revêtent des uniformes - ce sont les « équipes d’intervention d’urgence », qui légitiment tous les pogroms. L’armée se garde bien d’intervenir, que ce soit lors de petits ou de grands incidents.

Dans ce contexte, une déclaration d’une source militaire de haut rang qui a mis en garde contre la violence des colons au cours du week-end a exprimé un culot inouï. « La terreur juive porte gravement atteinte à la sécurité en Cisjordanie », a déclaré cette source, dont les forces auraient pu et dû mettre fin à la terreur juive il y a longtemps. Il n’y a pas eu un seul pogrom auquel les soldats n’ont pas assisté et n’ont rien fait pour l’arrêter. Parfois, ils y participent - et l’officier supérieur ose le déplorer.

Le 7 octobre n’a pas été seulement un jour de calamité pour nous Israéliens, il l’a été aussi pour les Palestiniens. Il n’y a pas de mots pour décrire ce qu’Israël a fait dans la bande de Gaza, mais il ne s’est pas arrêté non plus en Cisjordanie, avec l’encouragement des membres du cabinet kahaniste et le silence du premier ministre, des autres ministres et de l’opinion publique.

Ces dernières semaines, j’ai visité Jénine, Tulkarem, Qalqilyah, Ramallah et Hébron. Rien ne ressemble à la réalité du 6 octobre, même si la Cisjordanie n’a joué aucun rôle dans l’attaque du 7 octobre. Le 8 octobre, trois millions de Palestiniens se sont réveillés dans une nouvelle réalité, sans que la précédente ait été humaine ou légitime. Avec la passion de la vengeance et de la saisie d’opportunités, la botte israélienne a écrasé sans pitié la nuque de la Cisjordanie.

Des dizaines de milliers d’hectares ont été expropriés et spoliés au cours de ces mois ; il ne reste plus guère de colline en Cisjordanie sans drapeau israélien ou sans avant-poste qui sera un jour une ville. Les barrages routiers sont également revenus en force. Il est impossible de se déplacer d’un endroit à l’autre en Cisjordanie sans les rencontrer et y poireauter, humilié, pendant des heures. Il est impossible de planifier quoi que ce soit dans une réalité où au moins 150 000 personnes ont perdu leurs moyens de subsistance, après que le travail en Israël leur a été complètement interdit. Tout le monde a été pénalisé pour le 7 octobre. Onze mois sans salaire laissent des traces. À quoi vous attendiez-vous ?

Il y a maintenant un nouveau venu : le drone. À l’ombre de la guerre, l’armée de l’air a commencé à tirer sur la Cisjordanie, densément peuplée. Selon les chiffres de l’ONU, 630 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie depuis le début de la guerre, dont 140 dans 50 frappes aériennes. Ce qui est autorisé à Gaza l’est désormais en Cisjordanie. Les soldats ont intériorisé ce fait et leur comportement à l’égard des Palestiniens a changé en conséquence. Si nous ne sommes pas à Gaza, comportons-nous au moins comme si nous y étions. Demandez à n’importe quel Palestinien ce qu’il a vécu. Le désespoir n’a jamais été aussi grand.

Et après tout ça, il ne devrait pas y avoir de terror ?

NdT

*Terrorisme se dit en hébreu israélien moderne « טרור » [« terror »]. C’est le terme généralement utilisé pour qualifier tout acte de résistance palestinien, armé ou non.


“Armes palestiniennes saisies en Cisjordanie et à Gaza”, un dessin de 1988 d’Etta Hulme (1923-2014)

 

 

HANNA ALSHAYKH
Notre Yalu, notre histoire: un jour, les exilés reviendront dans le village qu’Israël a détruit


Ma famille comprend quatre générations de Palestiniens vivant en exil, aspirant à la justice et à un retour légitime.

Hanna Alshaikh, Middle East Eye, 13/8/2021
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Vers 23 heures, on a frappé à la porte de la maison de mon grand-père à Amman, alors que je préparais mes bagages en vue d’un vol de retour pour Chicago le lendemain.

Un voisin et membre de l’association communautaire de Yalu était venu apporter un livre. Ayant appris que mon grand-père, connu dans tout le village palestinien sous le nom d’Abou Hussein, avait une petite-fille en visite des USA qui souhaitait en savoir plus sur le passé de Yalu, il a insisté pour que je reçoive un exemplaire de ce livre avant mon départ.

J’ai été émue par la générosité de cet homme et par ce texte, qui revêt une grande importance sentimentale et politique pour ma famille et pour les originaires de Yalu. Il s’agit du livre de Rabhi Mustafa Alyan, kay la nunsi yalu: alqaryat alfilastiniat almudamaratta كي لا ننسي يالو: القرية الفلسطينية المدمرة (« Pour que nous n’oubliions pas : Yalu, le village palestinien détruit »).


Aujourd’hui, plus de cinq décennies plus tard, au cours d’une conversation sur la destruction des villages palestiniens et les pertes humaines, mon grand-père sourit encore lorsqu’il évoque la beauté de Yalu.


 En 1967, Israël a procédé à un nettoyage ethnique de notre village, Yalu. Ses habitants faisaient partie des quelque 300 000 Palestiniens qui ont été transformés en réfugiés par Israël lors de la guerre de 1967, connue sous le nom de Naksa ou « revers » pour les Arabes et les Palestiniens. Mais contrairement à de nombreuses autres terres palestiniennes colonisées, Israël n’a jamais remplacé les habitants de Yalu par des colons. Pour se venger de la résistance locale lors de la guerre de 1948, Israël a décidé de laisser les terres vides, illustrant ainsi la logique raciste du sionisme qui considère la vie des Palestiniens comme une menace.

En 1975, le Fonds national juif canadien a transformé Yalu et deux villages voisins en Parc du Canada, qu’Israël cite aujourd’hui comme un exemple de son engagement en faveur de l’environnement. Mais pour les Palestiniens qui ont été violemment chassés de leurs maisons, aujourd’hui enfouies sous ce parc, celui-ci est le symbole de la destruction des arbres, des cultures, des maisons et des vies palestiniennes.

Notre histoire réfute les mythes perpétués par Israël pour justifier ses crimes de guerre, passés et présents. Elle souligne également la résilience et la détermination des Palestiniens exilés à reprendre possession de leurs terres et de leur destin politique.

Un paysage parsemé de joyaux

Yalu et les villages voisins d’Imwas [Emmaüs] et de Bayt Nuba étaient autrefois connus sous le nom de villages de Latroun, situés entre la Cisjordanie et la Ligne verte, qui délimitait ce qui est devenu Israël après la Nakba de 1948. Les villages de Latroun étaient situés près d’une route stratégique qui reliait Jérusalem à la côte palestinienne.

La vie à Yalu avant sa destruction en 1967 était digne, mais non sans difficultés. Ma famille de paysans était propriétaire des terres sur lesquelles elle vivait et dont elle tirait sa subsistance, se rendant parfois dans les grandes villes palestiniennes pour y vendre ses excédents de production. Mon arrière-grand-père possédait un acre et demi [0,6 hectare] de terre sur laquelle notre famille plantait le blé, l’orge et le maïs qui lui assuraient une subsistance de base.

Comme dans de nombreux autres villages palestiniens, le paysage de Yalu était parsemé d’arbres fruitiers. Les anciens de la famille se souviennent de la douceur des figues, des abricots, des pommes, des raisins et des pêches cultivés chez eux, ainsi que de l’abondance des oliviers. Aujourd’hui, plus de cinq décennies plus tard, au milieu d’une conversation sur la destruction des villages palestiniens et les pertes humaines, mon grand-père sourit encore lorsqu’il évoque la beauté de Yalu.

Lorsqu’il était temps de presser les olives pour obtenir de l’huile, ils se rendaient avec leurs olives fraîchement cueillies à Beit Ur al-Tahta, un village près de Ramallah, pour utiliser son pressoir. En 1967, les habitants de Yalu n’ont pas pu faire ce voyage. En juin, les soldats israéliens les ont forcés à marcher vers la Cisjordanie et la Jordanie avec rien d’autre que les vêtements qu’ils portaient sur le dos, pour y vivre en tant que réfugiés.

Résistance de masse

« Ils étaient enchaînés », c’est ainsi que mon grand-père décrit l’état des Palestiniens deux décennies avant la destruction de notre village. Les autorités coloniales britanniques ont désarmé les Palestiniens en réponse au soulèvement arabe de 1936-1939, un moment de résistance massive à la collusion entre l’impérialisme britannique et le colonialisme sioniste. Mon grand-père se souvient que la police britannique imposait une peine automatique de six mois à toute personne trouvée en possession d’un simple couteau à cran d’arrêt.


Photo non datée du village de Yalu avant sa destruction par Israël. Le village est situé entre la Cisjordanie occupée et la Ligne verte (Palestineremembered.com).

Orphelin de 18 ans à l’époque, mon grand-père se souvient que l’ambiance à Yalu avant la Nakba de 1948 était « misérable ». Les milices sionistes qui allaient former le noyau de l’armée israélienne ont tenté de s’emparer de Yalu et des villages voisins, mais les habitants ont infligé aux forces sionistes bien armées une rare défaite.

Les paysans de la région de Latroun ont risqué leur vie pour obtenir des armes afin de défendre leurs terres. Ceux qui possédaient des terres en ont vendu une partie pour s’armer ; certaines femmes ont offert l’or de leur dot et l’ont vendu pour aider à armer la résistance locale. Ces forces de Latroun ont participé à la bataille de Bab al-Wad, et la défaite qui s’en est suivie a incité Yitzhak Rabin, alors chef d’état-major de l’armée israélienne, à prendre sa revanche en 1967.

La résistance de Yalu a hanté Rabin et Moshe Dayan, alors ministre israélien de la défense. Rabin et Dayan ont donné l’ordre d’expulser les habitants, montrant ainsi qu’en dépit des affirmations israéliennes ultérieures, le nettoyage ethnique de Yalu et des localités voisines était en fait prémédité. Israël a commis des crimes de guerre en s’emparant des terres et en expulsant les habitants.

Les habitants des villages ont été rassemblés dans un champ à l’extérieur de Yalu ; trois d’entre eux sont morts au cours de la marche. Les survivants se souviennent des cris des enfants, de la faim et de la soif extrêmes qu’ils ont endurées. Selon Alyan, qui est l’auteur du livre que notre voisin m’a remis, les trois hommes se sont effondrés de faim avant que les soldats israéliens ne les abattent.

Alyan a également indiqué que six personnes ont été tuées sous les décombres de leurs maisons, dont un bébé d’un an. Les anciens de notre famille se souviennent avec horreur de l’histoire d’un vieil homme aveugle à Yalu, qui a été écrasé sous les décombres de sa maison parce qu’il n’a pas pu s’enfuir à temps. Les forces israéliennes ont utilisé des explosifs et des bulldozers pour raser le village, détruisant plus de 500 maisons et bâtiments.

Rasé de fond en comble

La souffrance ne s’est pas arrêtée là. Les soldats israéliens ont tué cinq personnes âgées de 17 à 60 ans qui tentaient de retourner à Yalu. Une semaine après leur expulsion initiale, un commandant israélien a ordonné aux réfugiés de Latroun de rentrer chez eux ; à leur arrivée, des soldats israéliens leur ont dit que la région était une zone militaire fermée et qu’ils n’avaient pas le droit d’y entrer. Cinq d’entre eux ont refusé ces ordres et ont été massacrés sur place, leurs corps étant cachés à leurs familles, selon Alyan. Les autres ont regardé de loin les bulldozers israéliens raser leurs maisons et leurs arbres.


En 2009, des militants pacifistes israéliens se souviennent des crimes de guerre commis par Israël à Yalu. Photo Ayman Nimer/Palestineremembered.com

Après cette attaque dévastatrice, les autorités militaires israéliennes ont changé de cap, indiquant aux habitants des villages de Latroun qu’ils ne devaient pas rentrer chez eux, mais plutôt se rendre à Amman. Des membres de ma famille élargie et d’autres habitants de Yalu ont marché vers la Jordanie, en traversant le pont Allenby, détruit par les bombes.

Ces membres de la famille ont été portés disparus pendant des semaines, voire des mois. Mon grand-père allait de camp de réfugiés en camp de réfugiés en Jordanie, cherchant chaque soir la famille de son frère.

À l’âge de six ans, mon père a été exilé de son pays d’origine. Un souvenir marquant de son enfance a été de partir avec son père à la recherche de sa tante et de ses cousins disparus. Ils ont fini par être retrouvés, mais d’autres n’ont pas eu cette chance.

Le droit au retour est un droit sacré pour les habitants des trois villages de Latroun, dont ma famille, qui vit toujours dans des camps de réfugiés et en exil, loin de ses terres et de ses biens. Pour nous, réaliser ce droit signifie lutter contre le sionisme et contre les dirigeants palestiniens qui ont trahi nos droits.

En 1993, ma famille a regardé avec horreur et dégoût Yasser Arafat serrer la main, sur la pelouse de la Maison Blanche, de l’homme qui avait ordonné la destruction de notre village. Aujourd’hui, alors que l’Autorité palestinienne tue et torture les Palestiniens, elle représente un régime de collaboration qui a sapé notre droit au retour, détourné nos institutions nationales et travaillé sans relâche pour protéger les intérêts israéliens en échange d’une poignée de dollars et d’un pouvoir illusoire.

Enraciné dans la mémoire

À chaque grain de terre dans Yalu.
À chaque arbre qui se tient encore debout, défiant le temps
Et au mépris de l’occupation
Et qui attend le retour de son peuple sur sa terre

Dans les terres occupées d’abord
Et dans toutes les parties du monde ensuite
À tous les enfants de Yalu.
Qui sont nés et ont grandi en exil
J’offre ce livre,
Pour que Yalu reste
ancré dans les mémoires
Jusqu’au jour du retour
Et si Dieu le veut, ce sera bientôt.

C’est par ces mots qu’Alyan ouvre l’histoire de son village. Cette dédicace illustre le caractère intergénérationnel de la lutte palestinienne et la responsabilité de chaque génération de transmettre à la suivante cet engagement envers la terre.

Mon grand-père avait six ans lorsque le soulèvement arabe de 1936-1939 a commencé. Mon père avait six ans lorsque Yalu a fait l’objet d’un nettoyage ethnique, ce qui a fait de lui un exilé. J’avais sept ans lorsque la deuxième Intifada a éclaté. Pour de nombreux Palestiniens exilés de ma tranche d’âge, cet événement a été déterminant pour notre conscience politique.

Jeune enfant, j’ai manifesté à Chicago contre les meurtres de Palestiniens par Israël et l’attaque de la mosquée al-Aqsa. En mai dernier, de jeunes enfants de ma famille ont manifesté pour condamner le bombardement massif de Gaza par Israël, l’attaque de la mosquée Al-Aqsa et la tentative de nettoyage ethnique de Sheikh Jarrah et Silwan.

Nous sommes quatre générations vivant en exil, aspirant à la justice et à notre retour légitime à Yalu. Nous portons une immense douleur, tout comme les 300 000 autres réfugiés de 1967, les millions de réfugiés de la Nakba et les dizaines de personnes à Silwan et Sheikh Jarrah qui luttent aujourd’hui contre l’effacement colonial.

Leur résistance aujourd’hui met en lumière le refus des Palestiniens d’abandonner leur lutte de libération. J’ai été élevé dans la connaissance et l’amour de cette terre comme si j’avais moi-même vécu à Yalu. Nous avons l’intention d’y retourner ensemble. Nos aînés ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour nous épargner la douleur de la dépossession, et nous rendons hommage à leur sacrifice en œuvrant pour mettre fin à la Nakba.

Hanna Alshaikh (1993) est née à Chicago dans une famille originaire du village palestinien de Yalu, près de Latroun, nettoyé ethniquement partiellement en 1948 et entièrement en 1967, les sionistes le rasant entièrement. Elle est chercheuse en histoire intellectuelle arabe et palestinienne dans le cadre du programme de doctorat conjoint d’histoire et d’études du Moyen-Orient de l’Université de Harvard (Cambridge, USA). Ses recherches portent sur le rôle de la diaspora palestinienne dans le discours politique du monde arabe, et plus particulièrement sur les Palestiniens des USA et leur participation transnationale à la formation du mouvement national palestinien. Son travail se situe à l’intersection de l’histoire intellectuelle arabe et palestinienne, de l’histoire des activistes, des études sur la diaspora, des études arabo-usaméricaines et de l’histoire des mouvements sociaux usaméricains. Hanna est titulaire d’une maîtrise du Center for Middle Eastern Studies de l’université de Chicago, où elle a rédigé un mémoire sur l’histoire sociale palestinienne à la fin de la période ottomane. Auparavant, Hanna était professeure adjoint d’études religieuses à l’université DePaul (Chicago), où elle a donné un cours sur l’islam et un cours sur la religion et la politique au Moyen-Orient. Elle est aussi la coordinatrice du projet Palestine à l’Arab Center Washington DC. @yalawiya

 

30/08/2024

GIDEON LEVY
Pour avoir un peu d’air, la députée palestinienne Khalida Jarrar s’allonge sur le sol, près de la fente sous la porte de la cellule

Gideon Levy, Haaretz, 30/8/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

La députée palestinienne Khalida Jarrar* a été de nouveau arrêtée après le déclenchement de la guerre et est emprisonnée depuis lors sans inculpation. Elle est maintenant totalement isolée, dans des conditions inhumaines.


Ghassan Jarrar, le mari de Khalida, chez lui à Ramallah cette semaine. Il est très inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout défenseur des droits humains en Israël et ailleurs. Photo Moti Milrod

Après avoir été emprisonnée lors des arrestations massives de Palestiniens de Cisjordanie par Israël quelques mois après le déclenchement de la guerre à Gaza, Khalida Jarrar a reçu l’ordre de rester derrière les barreaux pendant encore six mois, toujours en détention administrative - sans inculpation et sans procès.

La prisonnière politique palestinienne n° 1 - dont Israël affirme qu’ elle est membre de la direction politique du Front populaire de libération de la Palestine, qu’il considère comme un groupe terroriste - a été enlevée à son domicile il y a huit mois et est incarcérée depuis lors. Jusqu’à il y a deux semaines et demie, elle était détenue avec d’autres prisonnières de sécurité dans la prison de Damon, sur le mont Carmel, à l’extérieur de Haïfa. Puis, soudainement, sans aucune explication, elle a été transférée à Neve Tirza, une prison pour femmes dans le centre d’Israël, jetée dans une minuscule cellule de 2,5 x 1,5 mètres et laissée dans un isolement total 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Sa cellule n’a pas de fenêtre. Il n’y a pas d’air, pas de ventilateur, seulement un lit en béton et un mince matelas, ainsi que des toilettes, sans eau la plupart du temps. Cette semaine, elle a dit à son avocat que pour respirer un peu, elle s’allongeait sur le sol et essayait d’aspirer un peu d’air par la fente située sous la porte de la cellule. Elle ne boit pas beaucoup, afin d’éviter d’avoir à utiliser les toilettes, qui dégagent une odeur nauséabonde.

C’est ainsi qu’Israël détient ses prisonniers politiques : sans inculpation ni procès, dans des conditions inhumaines qui sont illégales, même selon les décisions de la Haute Cour de justice (comme celles relatives à la surpopulation des cellules, que les autorités pénitentiaires ignorent).


Jarrar célèbre sa libération après 14 mois d’emprisonnement, en 2016. Photo Majdi Mohammed / AP

Parfois, la féministe et militante politique de 61 ans appelle pendant des heures un garde pour qu’il l’assiste - Jarrar est malade et prend des médicaments - sans aucune réponse. Lorsque j’ai demandé à son mari, Ghassan, cette semaine, ce qu’il pensait qu’elle faisait pendant toutes ces heures d’isolement inhumain, il s’est tu et ses yeux sont devenus humides. Khalida et Ghassan ont une longue expérience de l’incarcération : lui a passé une dizaine d’années de sa vie en prison, elle environ six. Mais son emprisonnement actuel est sans aucun doute le plus dur et le plus difficile de tous, sous la poigne de fer de l’administration pénitentiaire israélienne d’Itamar Ben-Gvir.

Elle est imprégnée de souffrance : au cours de chacune de ses précédentes incarcérations - toutes sauf une étant également des détentions administratives - un proche parent est décédé, et Israël l’a empêchée de participer aux funérailles ou aux rituels de deuil. En 2015, lorsque son père est décédé, elle était en détention ; en 2018, lorsque sa mère est décédée, elle était en détention ; en 2021, l’une de ses deux filles, Suha, est décédée à l’âge de 31 ans, et même dans ce cas, Israël a été dur et a refusé d’autoriser la mère endeuillée à assister à l’enterrement. Khalida Jarrar a été libérée trois mois après la mort de sa fille et s’est rendue directement de la prison de Damon à la tombe de Suha. « Vous pensez que nous n’avons pas de sentiments », m’a-t-elle dit à l’époque.[Libérée d’une prison israélienne, Khalida Jarrar fait le deuil de sa fille mais ne va pas cesser de batailler contre l'occupation]

Et maintenant, pendant sa détention actuelle, son neveu, Wadia, qui a grandi chez elle comme un fils, est mort d’un arrêt cardiaque à l’âge de 29 ans.

Les catastrophes qui ont frappé Khalida dépassent l’entendement : les tragédies se succèdent et elle y fait face héroïquement, du moins en apparence ; elle est derrière les barreaux pour la cinquième fois de sa vie et pour la quatrième fois depuis 2015. Le fait que, à l’exception d’un cas, elle n’ait jamais été condamnée pour quoi que ce soit (et même cette seule condamnation était pour un délit politique, « appartenance à une association illégale », et non pour avoir commis des actes de terrorisme ou de violence), sans qu’Israël n’ait jamais présenté la moindre preuve contre elle lors d’un procès - cela devrait choquer toute personne en Israël ou à l’étranger qui croit en la démocratie. À cinq reprises, Haaretz a demandé sa libération dans des éditoriaux, mais en vain.

Jarrar, qui s’oppose au régime, au régime d’occupation, est membre du Conseil législatif palestinien, qui ne fonctionne pas actuellement, mais cela devrait lui conférer l’immunité parlementaire. Elle est prisonnière de conscience en Israël. Lorsque nous parlons de prisonniers d’opinion au Myanmar, en Russie, en Iran ou en Syrie, nous ne devons pas non plus oublier Jarrar. Lorsque nous parlons d’Israël en tant que démocratie, nous avons l’obligation de nous souvenir de Jarrar.

La dernière fois que nous avons visité la belle maison en pierre des Jarrar dans le centre de Ramallah, c’était après sa libération de sa précédente peine de prison, directement dans la période de deuil de la mort de Suha. C’est à cette occasion qu’elle a vécu son retour de prison le plus douloureux. La Jeep rouge neuve que son mari lui avait achetée deux ans plus tôt et qu’elle avait à peine réussi à conduire avant d’être arrêtée était garée en contrebas.

Cette semaine, la Jeep rouge est restée silencieuse dans l’allée. Mais la maison est plus vide et plus triste que jamais : Suha est morte, Khalida est en prison et l’autre fille, Yafa, l’aînée du couple, vit à Ottawa avec son mari canadien et leur fille de deux ans, qu’ils ont appelée Suha en mémoire de sa tante. Seuls Ajawi (datte mûre) et Asal (miel), deux chats roux, errent encore ici.


Khalida Jarrar tient une photo de sa fille Suha, décédée alors qu’elle était emprisonnée en Israël, en 2019. Elle a appris sa mort par la radio. Photo Alex Levac

Un cerf-volant a volé cette semaine dans le ciel de Ramallah, bien au-dessus des lugubres embouteillages autour du point de contrôle de Qalandiyah. De l’autre côté de la fenêtre de la maison des Jarrar, le bruit des hélicoptères se fait soudain entendre : Le président palestinien Mahmoud Abbas revient apparemment après une nouvelle mission diplomatique - la Jordanie lui a fourni deux hélicoptères.

Il y a deux mois, Ghassan a fermé son usine de Beit Furiq, au sud-est de Naplouse, qui fabriquait des animaux en peluche. L’épreuve des points de contrôle à l’aller et au retour - Beit Furiq est verrouillée par les autorités israéliennes depuis le début de la guerre de Gaza - et la situation économique, dans laquelle les jouets captivants et colorés fabriqués à partir d’une fourrure synthétique spectaculaire n’ont aucune chance, l’ont contraint à fermer son entreprise. De nombreux Palestiniens ont subi le même sort en Cisjordanie, où les revenus se sont taris parce que les travailleurs ne sont plus autorisés à entrer en Israël.

Ghassan, 65 ans, est actuellement membre du conseil municipal de Ramallah, à la tête d’une faction indépendante de quatre personnes. Depuis l’enlèvement le plus récent de Khalida à leur domicile, il s’est lancé dans un régime sportif vigoureux, courant 10 kilomètres par jour et nageant.

Les ravisseurs sont arrivés le 26 décembre 2023 à 5 heures du matin, forçant discrètement la porte d’entrée en fer et faisant irruption dans la chambre à coucher au deuxième étage. Ghassan, qui dormait profondément et n’a rien entendu au début, a été réveillé en sursaut par des coups de crosse et des coups de poing au visage donnés par des soldats, dont certains étaient masqués. Il se souvient avoir instinctivement essayé de protéger son visage, sans comprendre ce qui se passait, jusqu’à ce qu’il entende l’un des soldats dire : « Il a essayé d’attraper l’arme ». Ghassan s’est réveillé brusquement. Il a entendu les fusils être armés et a senti les rayons laser rouges de leurs viseurs passer sur son visage. C’est l’instant où il a le plus frôlé la mort, dit-il. Il a immédiatement levé les mains en signe de reddition et a sauvé sa vie.

Les soldats n’ont pas fait de mal à Khalida. On lui a ordonné de s’habiller, de prendre quelques vêtements et ses médicaments, et de descendre avec les soldats. Là, dans l’allée, elle a été menottée et on lui a bandé les yeux. Les ravisseurs n’ont rien dit sur les raisons de sa détention et sur le lieu où elle était emmenée.

Elle a été placée en détention administrative pendant six mois sans subir d’interrogatoire. Le 24 juin, cette détention a été prolongée de six mois, comme d’habitude, sans inculpation ni explication. Les conditions de détention à la prison de Damon sont pires que celles de la prison de Hasharon, près de Netanya, où elle avait été incarcérée la fois précédente. En outre, depuis le début de la guerre, la situation des prisonniers de sécurité s’est considérablement aggravée grâce au duo sadique formé par le ministre de la sécurité nationale Ben-Gvir et son chef de cabinet et laquais, Chanamel Dorfman.

À Damon, il y avait entre 73 et 91 prisonnières et détenues palestiniennes lorsque Khalida s’y trouvait, rapporte Ghassan, qui ajoute qu’elle s’y est montrée plus prudente et n’a pas essayé de jouer le rôle de cheffe de ses codétenues, comme elle l’avait fait auparavant. Depuis décembre, bien sûr, son mari ne l’a pas rencontrée et ne lui a même pas parlé - toutes les visites aux prisonniers palestiniens ont été interrompues par Ben-Gvir. En 2021, Khalida a appris la mort de sa fille par la radio, mais aujourd’hui, il n’y a ni radio, ni bouilloire électrique, ni plaque chauffante, ni aucun autre appareil susceptible d’améliorer son sort. Rien non plus ne peut être acheté dans les cantines des prisons de l’ère Ben-Gvir.

Le 13 août, un avocat qui avait rendu visite à une autre détenue a signalé que Khalida n’était plus à Damon. Naturellement, personne au sein de l’administration pénitentiaire israélienne n’a pensé à en informer la famille, qui a immédiatement entrepris des démarches fiévreuses pour savoir où elle se trouvait. L’avocate de la famille, Hiba Masalha, a contacté le conseiller juridique de l’administration pénitentiaire, mais n’a pas obtenu de réponse. Finalement, on lui a dit à Damon que Khalida avait été transférée à Neve Tirza. Aucune autre information n’a été communiquée.

Pour autant que l’on sache, il n’y a pas d’autres prisonniers de sécurité à Neve Tirza. Ses détenus criminels pourraient représenter un danger pour une prisonnière de sécurité palestinienne comme Khalida, mais elle a été immédiatement placée en isolement. Personne n’a expliqué à son avocat les raisons de son isolement ni sa durée. Pour une femme de plus de 60 ans en mauvaise santé, il s’agit en effet de conditions inhumaines.

Le 20 août, l’association palestinienne Addameer de soutien aux prisonniers, a envoyé une lettre urgente aux chefs de toutes les missions diplomatiques à Ramallah et à Jérusalem, décrivant le sort de cette femme connue dans le monde entier comme une prisonnière d’opinion.

La semaine dernière, le directeur de la prison a informé Khalida qu’elle avait droit à une promenade quotidienne de 45 minutes dans la cour de la prison, seule. Depuis, elle n’est sortie que deux fois pour des promenades encore plus courtes que celles d’un chien. Mais ce privilège lui a été retiré cette semaine. Masalha lui a rendu visite et Khalida lui a dit qu’elle n’avait ni brosse à dents, ni dentifrice, ni brosse à cheveux, ni aucune sorte de pantoufles. Ghassan s’inquiète de ce qui se passera si elle s’évanouit à cause du diabète et d’autres maladies dont elle souffre, car les gardiens ne répondent pas à ses appels.

Haaretz a envoyé cette semaine les questions suivantes à l’administration pénitentiaire : Pourquoi Jarrar a-t-elle été transférée à Neve Tirza ? Pourquoi a-t-elle été placée en isolement total ? Pourquoi la permission de faire des promenades quotidiennes a-t-elle été annulée ? Pourquoi ne lui a-t-on pas fourni les produits de première nécessité ?

La réponse à toutes ces questions a été la suivante : « L’IPS [Service pénitentiaire israélien] fonctionne conformément à la loi, sous le contrôle strict de nombreux fonctionnaires de surveillance. Chaque prisonnier et détenu a le droit de déposer des plaintes de la manière prévue et leurs allégations seront examinées ».

Entre-temps, Ghassan Jarrar est très inquiet du sort de sa femme, comme devrait l’être tout défenseur des droits humains en Israël et ailleurs. Selon l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, une soixantaine de détenus palestiniens sont déjà morts ou ont été tués dans les prisons israéliennes depuis le début de la guerre, soit bien plus que le total des 20 années d’existence de la tristement célèbre prison militaire de Guantanamo.

Cette semaine, Khalida n’avait qu’une seule demande à faire à son avocat : veiller à ce qu’elle puisse respirer. « Il n’y a pas d’air, je suffoque », a-t-elle déclaré à Masalha cette semaine, d’une voix étranglée.

NdT

*Khalida Jarrar (1963) est une des 3 député·es du Bloc Abu Ali Mustapha (FPLP ) au Conseil Législatif Palestinien (le parlement de Ramallah) depuis 2006. Arrêtée à plusieurs reprises depuis 1989, elle a purgé des peines de prison en 2015-2016 et 2017-2019. Féministe, elle a aussi fait partie de la direction d’Addameer, association de soutien aux prisonniers et pour les droits humains. Elle a été interdite de voyages à l’étranger par Israël depuis le début de ce siècle.

Lire Khalida Jarrar est maintenue en isolement depuis 16 jours : Libérez-la maintenant !, par Samidoun, 28/8/2024