Jorge Falcone, Contrehegemoniaweb,
12/6/2023
Original : Medio siglo de la masacre de Ezeiza: el día en que el peronismo le dijo basta a la revolución
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Jorge
“Chiqui” Falcone (La Plata, 1953) est poète, journaliste, essayiste,
communicateur audiovisuel et cinéaste spécialisé dans l’animation (IDAC, 1992).
Il est professeur à l’université de Palermo au département audiovisuel et au
département de recherche et de production de la Faculté de design et de
communication, Ancien directeur des relations publiques de la Société argentine
des écrivains, juré dans de nombreux concours littéraires et festivals de
cinéma, il publie régulièrement des articles dans divers médias. Membre
fondateur du Mouvement des cinéastes documentaires.
Chiqui au siècle dernier et de nos jours
Petit-fils du poète populaire de Magdalena (Province de
Buenos Aires) Délfor B. Méndez, et fils du Dr Jorge Ademar
Falcone, premier sous-secrétaire à la Santé publique (1947-1950), sénateur puis
prisonnier politique, “Chiqui” était officier dans la structure de presse des
Montoneros sous
le pseudonyme de Hugo Conte. Sa sœur María Claudia a été
assassinée à l’âge de 16 ans par la dictature lors de la tristement célèbre
" Nuit des crayons"
en septembre 1976 à La Plata.
Préambule
Après presque 18 ans de proscription des grandes majorités nationales,
et surfant sur la crête de la vague de résistance qu’elle a engendrée, un
couple d’amoureux arrive dans les bois d’Ezeiza passé midi, le Jour du Drapeau
(20 juin) en 1973. Ils se connaissent depuis près d’un an à l’École supérieure
des Beaux-Arts de La Plata. En pleine période de désorientation
professionnelle, il entame une licence en sciences médicales, elle est en
terminale d’arts plastiques. Ils sont à peine une
goutte d’eau dans l’océan plébéien qui inonde les environs de l’aéroport
international dans l’espoir de rencontrer l’homme qui, lors des déjeuners et
des dîners de famille, leur a été présenté par leurs parents comme le leader
incontesté de la nation argentine.
Photo de Juan José Rincón,
secrétaire de presse de la Jeunesse péroniste de la République argentine (JPRA)
d’Avellaneda, victime d’une tentative de lynchage depuis l’estrade où Perón
devait parler, à son retour en Argentine, lors de l’événement violent connu
sous le nom de massacre d’Ezeiza. Source : Jorge Zicolillo, (La era de los culatas. La derecha peronista y
el patoterismo sindical. Buenos Aires, 2013
C’est
une journée ensoleillée et la joie est générale. Ayant pris position avec le
contingent militant de la tendance péroniste révolutionnaire de la région sud
de Buenos Aires, lui se rend dans la zone des pîscines pour boire quelque
chose. Elle reste avec les autres et engage une conversation avec une militante
de Mar del Plata. Peu après, sans raison apparente, les gens se mettent à
courir. Et, sentant qu’il se passe quelque chose de grave, il tente de s’approcher
de l’endroit où il l’a laissée, s’abritant dans les arbres, et entendant pour
la première fois de sa vie le son court et sec, sans aucune réverbération, de
ce qui semblent être des coups de feu. Une Ford Falcon commence à être dévorée
par les flammes. La foule rassemblée devant la scène principale, adoptant le
comportement d’un gigantesque organisme unicellulaire, engloutit un tireur
présumé. Les haut-parleurs appellent au calme. Puis, sans se soucier de rien,
il court, angoissé, à la recherche de sa compagne. Il lutte pour la retrouver
et la prend dans ses bras. La jeune femme tremble comme une feuille. Elle
bredouille que son interlocutrice a une tache rouge qui s’élargit dans la
poitrine, et qu’elle est tombée, inanimée. Une nouvelle volée de ce qui est
manifestement des coups de feu est tirée, sifflant à proximité et soulevant des
poignées de terre autour d’eux. Les coups de feu semblent provenir des arbres.
Au milieu des tirs, une voix familière crie « les voilà, ce sont ceux avec
le brassard rouge et noir ». Les deux jeunes se laissent tomber dans un
fossé à sec et s’y abritent pour une durée indéterminée.
Elle,
c’est Nilda Ema Eloy - à la mémoire de
laquelle ce texte rend hommage - et lui, c’est le soussigné. Ce qui suit
tentera de faire la lumière sur une circonstance que ces apprentis militants
populaires, dans le feu de l’action, n’avaient pas su saisir.
Arrière-plan du massacre
Depuis
le renversement du gouvernement populaire (de Pérón) et la restauration
oligarchique qui s’en est suivie en 1955, la résistance contre le régime de
facto s’est intensifiée, passant du sabotage de la production, des grèves
et des prises d’usines à la généralisation des foyers de lutte armée.
Ces premières expressions
de rébellion ont été menées par des militants politiques et syndicaux du
péronisme originel, et celles qui ont suivi par une nouvelle génération de
militants qui n’ont pas vécu cette “Nouvelle Argentine” dans laquelle “les
seuls privilégiés [seraient] les enfants” [Pérón, 2 avril 1951], mais ont
compris que son créateur synthétisait là le désir de la majorité des Argentin·es,
et la possibilité de donner une continuité à cet “instant dans la Patrie du
Bonheur” (sous-titre du film “Pulqui”, d’ Alejandro Fernández Mouján, 2007)
En
1973, le slogan Luche y Vuelve [Lutte et reviens, sous-entendu Perón,
slogan lancé dans un meeting au Stade Nueva Chicago, le 28 juillet 1972, par Rodolfo Galimberti, lideur de la Jeunesse
Péroniste, NdT], qui n’a jamais eu besoin d’être traduit, a été massivement
repris, car tout le monde s’accordait à dire que celui qui n’avait pas besoin d’être
nommé garantirait la justice sociale tant attendue.
S’emparer de la tribune pour que la
gauche ne contamine pas les masses
Après
l’échec de ses tentatives de retour de Perón en 1964 et 1972, à la suite de l’“urnazo”
[victoire électorale] du 25 mai 1973, qui a consacré Héctor J. Cámpora comme
président, les conditions étaient réunies pour un retour réussi et définitif de
l’ancien dirigeant dans sa patrie, un événement prévu pour le 20 juin de cette
année-là.
Des
nervis de droite armés sur la tribune; ils ont canardé les attroupements des formations
spéciales péronistes de gauche
Pour
célébrer cet événement tant attendu, une commission fut créée, dont la
composition montrait un net déséquilibre dans le poids de chacun des secteurs
en conflit au sein du mouvement péroniste. Juan Manuel Abal Medina - qui vient de publier
sa version de cette période -,
Norma Kennedy, le colonel (ER) Jorge Osinde, José Rucci et Lorenzo Miguel,
responsables respectivement de la CGT et des 62 organisations péronistes, y ont
participé. Ils décident que la loge d’accueil de Perón sera située à l’intersection
de la route Ricchieri et de la route 205, afin de permettre l’accès et la
participation des millions d’Argentin·es qui viendront à la rencontre de leur Líder.
C’est ainsi qu’elle a été installée près du pont 12, à proximité de Ciudad
Evita, tout près de l’aéroport où atterrirait l’avion.
Les lieux. En bleu, le pont où avait été installée la tribune. En rouge,
le foyer-école. En jaune, l’autoroute Ricchieri (la flèche indique la
direction de l’aéroport). Source : Patrick Viannais, 2021
Dès
le matin, les gardes désignés par la Commission d’organisation s’impatientent.
Ils sont des centaines, des gros bras des services d’ordre syndicaux
syndicalistes, des militants du Comando de Organización, de l’Alianza
Libertadora, des militaires et des policiers à la retraite, et quelques
mercenaires français engagés par Ciro
Ahumada, un ancien capitaine de l’armée qui a participé à la
résistance péroniste et qui, à un moment donné, a commencé à travailler pour les
services de renseignement de l’État.
Ils
étaient armés de fusils FAL, de mitraillettes Uzi, Ingram et Halcón. L’opération
paramilitaire comprenait également une arrière-garde : quelques jours
auparavant, ils avaient occupé Le Foyer École Santa Teresa, situé à quelque 600
mètres de la scène, qui abritait des centaines d’enfants en internat. Ces
enfants ont été témoins de l’installation des nervis dans les chambres
utilisées pour étudier et dormir.
La droite et la gauche péroniste s’affrontent à
coups de feu à Ezeiza avant l’arrivée de Juan Perón en 1973
A
la tête de l’opération, Alberto
Brito Lima, issu de la résistance et des premiers groupes des
Jeunesses péronistes, déterminé à rayer de la carte la tendance révolutionnaire
du péronisme. L’opération est centralisée et surveillée en permanence par
Osinde lui-même et Norma Kennedy, installés dans l’hôtel Internacional d’Ezeiza,
et entourés d’hommes lourdement armés.
Détourner l’avion pour que le Líder
ne rejoigne pas la génération qui a permis son retour
À
la date de retour convenue, Vicente
Solano Lima, président de la nation par intérim, a communiqué
depuis Ezeiza avec l’avion présidentiel, qui survolait alors Porto Alegre, au
Brésil :
-
Écoutez, docteur, la situation est grave. Il y a déjà huit morts, sans compter
les blessés par balle et les blessés plus ou moins graves. C’est l’information
que j’ai reçue peu après midi. Deux heures se sont écoulées depuis et les
affrontements risquent de s’intensifier. De plus, la zone la plus grave est
précisément celle où Juan
Domingo Perón va s’exprimer.
-
Héctor J. Cámpora (depuis le cockpit de l’avion présidentiel) : Mais docteur,
comment le peuple peut-il ne pas voir le général ?
-
Lima : Comprenez-moi bien, s’ils viennent ici, on leur tirera dessus. Il est
impossible de contrôler quoi que ce soit. Personne ne peut le faire.
Au
moment de la réunion prévue, la fête s’est transformée en pandémonium. Il y eut
des lynchages, des castrations et des pendaisons aux arbres, et l’avion qui
ramenait Perón a atterri sur la base de Morón.
Dans les
bois d’Ezeiza et aux abords de l’aéroport, la droite et la gauche péroniste s’affrontent
le 20 juin 1973
Accompagner le feu balistique d’un
feu médiatique
Ce
qui aurait dû être une fête s’est soldé par 13 morts et 365 blessés.
Le
massacre d’Ezeiza : il n’y a pas d’informations précises sur le nombre de
morts
De
nombreuses personnes ont quitté les bois d’Ezeiza du mieux qu’elles pouvaient
sans savoir ce qui s’était passé, laissant derrière elles un véritable champ de
bataille jonché de cartes d’identité perdues, de chaussures orphelines et, à l’occasion,
de poupées piétinées. Il y avait un énorme sentiment de consternation face à la
frustration du plus grand événement jamais vu en Argentine et au-delà, sans
orateur, sans rien. Il n’y a pas eu une confrontation, comme l’affirme encore
la presse malhonnête de notre pays, mais un massacre.
Il
s’agissait d’un événement historique, et la tendance révolutionnaire du
péronisme - dont la direction s’est également munie d’armes défensives - a eu
la volonté politique de montrer clairement que le processus en cours avait une
orientation transformatrice, marquée par les nouvelles générations. C’est
pourquoi elle a mobilisé tout son peuple à l’intérieur du pays et à Buenos
Aires, en déployant un effort d’organisation maximal, avec des bannières
claires et sans slogans, juste une présence.
Le
lendemain, Perón rend ce secteur responsable des événements et abandonne le
discours en faveur d’un socialisme national [à ne pas confondre avec le
national-socialisme, NdT] qu’il avait tenu pendant son exil.
Dans
ces circonstances, la tension entre le peuple et l’oligarchie, qui s’était
accrue au cours des années de résistance aux coups d’État militaires
successifs, s’est déplacée vers le centre de gravité du mouvement péroniste.
Le chemin vers la débâcle de la
nation argentine
Le
13 juillet 1973, le président Cámpora - alors très discrédité par les
orthodoxes de son mouvement en raison de sa condescendance à l’égard des
secteurs radicalisés de la jeunesse - est démis de ses fonctions par un
auto-coup d’État institutionnel qui consacre Raúl Lastiri comme président intérimaire, lequel
appelle à de nouvelles élections qui placeraient Perón sur le “Fauteuil de
Rivadavia” [premier président -1826-1827 - des “Provinces Unies du Rio de la
Plata en Amérique du Sud”, devenues la République argentine en 1860. En fait le
fauteuil date de 1885, il est en noyer italien et a été acheté à la Maison
Forest à Paris, NdT]
Le
1er octobre de la même année - le jour de son anniversaire et avant
d’assumer son troisième mandat présidentiel - Perón a convoqué les membres de
son gouvernement, les militaires et les hauts fonctionnaires de police à une
réunion qui devait déboucher sur un “document réservé” publié par le journal La
Opinión le lendemain. Ce document déclarait qu’il y avait une guerre et que
l’État devait utiliser tous les moyens nécessaires pour faire face à l’ennemi.
Le logo
de la Triple A et une caricature de son leader José López Rega, alias “El Brujo”
(Le Sorcier) avec un masque de Perón
C’est
à l’initiative de secteurs factieux motivés par cette orientation, et en liaison
avec une Internationale de la Terreur, qu’est née l’Alliance anticommuniste
argentine
- plus connue sous le nom de Triple A -, un gang parapolicier d’extrême droite
visant à liquider la gauche et l’aile radicalisée du mouvement péroniste. On
estime qu’elle a assassiné entre 1 500 et 2 000 personnes et qu’elle a
fonctionné jusqu’au coup d’État militaire de 1976. Elle comptait dans ses rangs
des policiers, des ex-policiers, des militaires, des hommes de main de la
bureaucratie syndicale et même des mercenaires croates. Le chef local du gang
était José López Rega, secrétaire de Perón
chargé du ministère de la protection sociale, d’où partaient de nombreux hommes
armés pour mener à bien les opérations.
En
janvier 1974, le gouvernement péroniste transmet au Congrès un projet de loi
visant à modifier le code pénal. L’objectif est de freiner la guérilla de l’ERP
[Armée révolutionnaire du peuple créée par le Parti révolutionnaire des
travailleurs, trotskyste, NdT] qui, profitant de l’abrogation des lois
répressives, a perpétré 185 actions armées entre juillet et décembre 1973, soit
une moyenne d’une par jour. Les députés Montoneros s’opposent aux changements.
Perón les reçoit et leur explique la nécessité des réformes. Mécontents, huit d’entre
eux démissionnent.
Avant
la fin du mois, un répresseur de triste mémoire a été convoqué par le ministre
de la protection sociale de l’époque, le général Jorge Osinde, avec l’approbation
immédiate du président Perón. Il s’agit d’Alberto Villar. Il est d’abord nommé
chef adjoint, puis chef de la police et, par le décret 312/74, il est promu
commissaire général. En même temps que Villar, un autre poids lourd et
moraliste implacable reprend du service, le commissaire Luis Margaride, nommé surintendant de la
sécurité fédérale. Pendant son bref intérim, Villar avait créé l’agence privée
de sécurité et d’investigation Intermundo S.R.L., rebaptisée au fil des ans
Escorpio, dont l’un des nouveaux propriétaires était le général Carlos Suárez Mason. L’une des premières
tâches d’Intermundo fut de prendre en charge le créateur de l’Opus Dei,
Monseigneur José María Escrivá de Balaguer, qui s’était rendu à
Buenos Aires en 1973.
Le
mercredi 27 février de la même année, une sorte de contre-Cordobazo a eu lieu, qui a
renversé le gouverneur constitutionnel de la province de Cordoba, Ricardo Obregón Cano, et
son vice-gouverneur Atilio
López, qui n’ont pas pu communiquer avec le président Perón
alors que des hordes de fascistes sous le commandement du lieutenant-colonel Antonio Navarro assiégeaient
le siège du gouvernement.
Le
“Navarrazo” est un coup d’État policier validé par le gouvernement national
lorsqu’il est intervenu dans la province sans réintégrer les représentants
démocratiques destitués. Il a été considéré comme un antécédent immédiat de la
dictature instaurée le 24 mars 1976.
Il
convient de rappeler que lors des élections du 11 mars 1973, le FREJULI (Front
Justicialiste de Libération] a remporté une large victoire, avec pratiquement
50 % des voix pour Cámpora. Outre la présidence, cinq provinces sont remportées
par des candidats liés au péronisme révolutionnaire, dont les provinces
stratégiques de Buenos Aires, avec Oscar
Bidegain comme gouverneur, et de Cordoba. Ces deux dernières
sont rejointes par Mendoza, avec le gouverneur Alberto Martínez Baca, Salta avec le
gouverneur Miguel Ragone et
Santa Cruz avec le gouverneur Jorge
Cepernic. Tous seront démis de leurs fonctions sous le
gouvernement péroniste et, dans le cas de Ragone, il disparaîtra également.
Cordoba
avait été l’une des provinces où la résistance populaire contre la dictature
avait atteint l’un de ses points les plus élevés, sur la base de la convergence
du mouvement syndical avec le mouvement étudiant. Le ticket péroniste pour le
poste de gouverneur de la province était celui d’Obregón Cano et du dirigeant
syndical combatif Atilio López. Tous deux avaient participé activement au “Cordobazo”
de 1969 et aux mouvements de résistance contre la dictature. Obregón Cano s’est
également imposé comme un candidat solide à la présidence en cas de décès de
Perón, alors âgé de 78 ans.
Peu
après le soulèvement, la journaliste Ana
Guzzetti du quotidien El Mundo a interrogé Perón -
désormais responsable de l’exécutif national - sur les activités des groupes
para-policiers. D’abord perplexe, puis en colère, il lui confisque l’information
et intente une action en justice. Le journal où elle travaillait a été fermé
peu après et on a tenté de l’enlever.
Le
même mois, une série de réunions entre Perón et les différents groupes de la
Jeunesse Péroniste a eu lieu, auxquelles les Montoneros ont participé. Le 26
avril, Perón les reçoit à nouveau. Alberto
Molinas, au nom de cette organisation politico-militaire, parle
de l’imminence du 1er mai et l’avertit que “toutes nos organisations vont venir sur la
Place de Mai et vont s’exprimer par des slogans et des chœurs”. Il a ensuite longuement
critiqué la “bureaucratie syndicale” et d’autres secteurs, et a dressé une
liste de revendications à l’intention du gouvernement. Il termine en déclarant
qu’ils se rendront sur la Place conformément à la promesse faite par Perón le
12 octobre de l’année précédente : " »Chaque 1er mai, j’irai sur la Place de Mai pour
demander au peuple s’il est satisfait du gouvernement que nous sommes en train
de mettre en place ».
Le
30 avril, les Montoneros ont publié un appel à rassemblement sur la Plaza de
Mayo, avec cette liste de demandes au gouvernement.
Aux
premières heures de la fête du travail, de grandes colonnes de bus ont convergé
vers l’Acceso Norte dans la matinée et les manifestants se sont rendus à la
faculté de droit sur l’Avenida Figueroa Alcorta, d’où ils ont défilé.
Plaza de Mayo, 1er Mai 1974. Les phrases de Perón qui ont déclenché le bordel : «Tout au long de ces vingt années, les organisations syndicales sont restées inébranlables, et aujourd'hui il s'avère que des imberbes prétendent avoir plus de mérites que ceux qui ont lutté pendant vingt ans [...] [Je promets de mener à bien la reconstruction] et la libération du pays non seulement du colonialisme qui frappe la République depuis tant d'années, mais aussi de ces infiltrés qui travaillent à l'intérieur et qui traîtreusement sont plus dangereux que ceux qui travaillent de l'extérieur, sans compter que la plupart d'entre eux sont des mercenaires au service de l'argent étranger». La messe était définitivement dite. Le compte à rebours commençait pour le putsch militaire de mars 1976 [NdT]
L’événement
a été précédé d’un festival réunissant des artistes populaires. Les
JP-Montoneros scandaient : « Nous ne voulons pas de carnaval/Assemblée
populaire ». Au moment du couronnement de la reine du travail [sic :
encore une curiosité péroniste, NdT], c’est l’épouse [Isabelita] du Líder
qui a procédé au couronnement. Les colonnes de contestataires ont scandé : “No
rompan más las bolas/Evita hay una sola” [Ne cassez plus les burnes/Evita, y en
a qu’une].
À
chaque fois qu’il est question de syndicats, les slogans : « On va en
finir/on va en finir/avec la bureaucratie syndicale » et « Rucci,
traître, salut à Vandor » [José Ignacio Rucci, métallo, lideur
péroniste de la CGT, assassiné par balles en 1973 ; Timoteo Vandor,
secrétaire général de l’Union des métallos, assassiné par balles en 1969, NdT].
Le
slogan prédominant des Montoneros était : «Qué pasa/qué pasa General/está lleno
de gorilas/el gobierno popular » [ Qu’est-ce qui se passe/qu’est-ce
qui se passe, mon Général/ il est plein de gorilles/le gouvernement populaire].
Lorsque Perón est sorti sur le balcon, a demandé le silence avec ses mains et a
commencé son discours : « Il
y a dix-neuf ans aujourd’hui, sur ce même balcon et par une journée lumineuse
comme celle-ci, j’ai parlé aux travailleurs argentins pour la dernière fois... »,
les tambours et les « qu’est-ce qui se passe, Général » l’ont empêché
d’être entendu. Il prononce encore une phrase, qui n’est entendue par personne
sur la place et, en colère, il s’emporte : « malgré ces imbéciles qui crient... ».
Dès
lors, la place devient une foire d’empoigne, de coups de bâton et de coups de
poing entre les colonnes syndicales et celles des Montoneros qui, spontanément
débordés par la frustration de leur base, commencent à se retirer.
Parmi
ceux qui sont restés sur place, le père Carlos
Mugica et Don Arturo
Jauretche. Sous les colonnes du Cabildo [ancien hôtel de
ville], avec un groupe de la Jeunesse Péroniste de La Plata dirigé par Carlos Negri, le jeune
militant Néstor Kirchner reste
également sur place. Dès lors, un courant va germer qui, sous prétexte de
fidélité au Líder, abandonnera toute perspective critique face à l’abandon
progressif du programme voté en 1973 par les grandes majorités.
Cette
interpellation du Líder a fracturé le mouvement, déclenchant une véritable
guerre civile dans ses rangs, et confirmant que si le Souverain Pontife
excommunie, la Sainte Inquisition brûle sur le bûcher.
Épilogue
Après
la mort de Perón [1er juillet 1974], l’activité de la parapolice s’est
multipliée de manière exponentielle.
Le
mercredi 5 février 1975, Isabel
Perón - sa veuve, qui lui a succédé à la présidence - et sept
ministres de son gouvernement ont signé un décret “secret” à la Casa Rosada
[palais présidentiel]. L’article 1 de ce décret autorise l’armée à mener « les
opérations militaires nécessaires pour neutraliser et/ou anéantir les actions
des éléments subversifs » à Tucumán.
Au
fil des ans, on s’est demandé si l’ordre d’“anéantir les actions...” impliquait
une “élimination physique”, mais c’est bien ce qui s’est passé.
En
outre, le décret a accéléré l’autonomie des forces armées par rapport au
système politique.
La
table était donc mise pour mettre notre pays sur les rails en tant que wagon de
queue d’un nouvel ordre international en gestation.
Parallèlement,
dans le cadre de la transition entre l’ancien capitalisme productif et l’actuel
capitalisme financier, le ministre de l’économie, Celestino Rodrigo, a annoncé, le 4 juin
1975, un méga ajustement qui précéderait les changements structurels perpétrés
au cours de la dernière dictature génocidaire civilo-militaro-ecclésiastique
par un fils chéri de l’oligarchie, José
Alfredo Martínez de Hoz.
Le
reste appartient à l’histoire : une lobotomie sociale de la pensée critique et
une Argentine qui, après 40 ans d’ordre constitutionnel, a un taux de pauvreté
de plus de 43 % et dont la classe politique n’exclut pas de payer la dette
extérieure impayable avec des morceaux de territoire national, plaçant ainsi
notre pays au bord de la désintégration.
S’il
faudra encore du temps pour savoir s’il s’agit du chant du cygne du mouvement
né en 1945 qui a fait de la Justice sociale son cheval de bataille, il est plus
difficile d’ignorer que le cycle initié par la version kirchnériste en 2003
commence à se refermer, et la tentative de La Cámpora [organisation
kirchnériste], de l’Instituto Patria [boîte à idées kirchnériste] et
des Massistes [partisans de Sergio
Massa, ministre de l’Économie actuel, kirchnéro-néolibéral] de constituer un think tank autour de la toute nouvelle École
Justicialiste “Néstor Kirchner” ne semble pas devoir inverser la tendance.
Un
défi à relever pour les nouvelles générations qui osent être les dépositaires
de l'héritage héroïque de la lutte du peuple argentin, afin de le mettre en
œuvre pour un avenir plus heureux.
Marchandisage kirchnériste. Pan dulce [version argentine du panettone lombard/piémontais/tessinois] vendu à 30 € en décembre 2020. L'emballage
de pan dulce était agrémenté d'une citation historique de l'immortelle
Evita en 1950 : "La nuit de Noël appartient aux pauvres, aux humbles,
aux descamisados [sans-chemise, défavorisés], car le Christ, méprisé par
les riches qui lui ont fermé toutes les portes, est né dans une
étable". On trouvait aussi un"vin péroniste", un malbec vendu à 30€ la bouteille. Ces initiatives de la Fédération des travailleurs de l'économie sociale ont donné des idées à des commerçants très peu sociaux. Entretemps, la production de "vin péroniste", un malbec de Mendoza, s'est industrialisée et une bouteille est vendue 50 €. Un salaire minimum argentin officiel est actuellement de 300 €, soit six bouteilles. Pas vraiment destiné aux humbles et aux défavorisés. Avis aux collectionneurs. [NdT]