Gideon
Levy, Haaretz,
6/3/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Une grande catastrophe a été évitée cette semaine. Au nouveau Big Fashion Glilot, le plus grand centre commercial d’Israël et le couronnement des récentes réalisations nationales, 10 Palestiniens qui se trouvaient en Israël sans permis d’entrée ont été découverts.
Imaginez, 10 Palestiniens sans
papiers dans un complexe de “loisirs et de shopping”. Des idoles dans le temple
sacré israélien.
Les 150 000 Israéliens avides de
shopping qui ont pris d’assaut le centre commercial au cours du week-end ont
été exposés à un danger dont ils ne soupçonnaient pas l’existence. Nommez imméiatement
une commission d’enquête. Les survivants de la
catastrophe qui n’a pas eu lieu ont été interviewés partout et ont déclaré qu’ils
n’auraient jamais imaginé qu’il y aurait des Palestiniens non autorisés dans
leur nouveau centre commercial.
Après tout, ils veulent se sentir en sécurité lorsqu’ils
vont manger un hamburger ou acheter une paire de baskets. Un homme de ménage
sans papiers a été découvert dans un magasin Zara, et il semblerait qu’il y en
ait eu un autre dans le magasin Delta.
Le centre commercial lundi. Les “clandestins”
ont été emmenés, menottés, à la vue de tous. Photo Tomer Appelbaum
Les “clandestins” ont été
emmenés, menottés, au vu et au su de tout le monde. Les policiers des
frontières, héros israéliens, les ont capturés avec le courage et la
détermination qui les caractérisent. Les responsables des relations publiques
des chaînes de magasins s’efforcent de limiter les dégâts et de rassurer le
public : Il n’y aura plus de “clandestins” à Big Fashion.
Tout le monde est invité à
revenir dans un centre commercial nettoyé.
Comme leur statut le suggère, les
Palestiniens “illégaux” ne sont pas des êtres humains. Ils n’ont ni noms ni
visages, ni rêves ni crises personnelles. Il suffit de savoir qu’ils sont en
Israël sans permis. Ce sont des des objets suspects.
Bientôt, des outils seront
développés pour les localiser et les éliminer sans aucun contact humain. Quand
on dit « il n’y a pas d’innocents à Gaza », on
désigne également les Palestiniens de Cisjordanie qui se trouvent en Israël
sans autorisation. Ce sont des bombes à retardement, jusqu’à preuve du
contraire.
Les journalistes israéliens
audacieux s’empressent de les dénoncer aux autorités ; ils ont alors le
sentiment d’avoir rempli une mission journalistique.
L’un des chasseurs d’hommes,
Yossi Eli, de Canal 13, est depuis longtemps obsédé par le fait de tourmenter
les Palestiniens. Ses yeux se sont illuminés lorsqu’il a présenté un rapport
embarrassant sur les mauvais traitements infligés aux détenus des
Forces Nukhba du Hamas.
Le journaliste est resté bouche
bée devant le spectacle scandaleux que les gardes ont organisé en son honneur,
humiliant les détenus devant les caméras. Peut-être pensait-il faire son devoir
de journaliste. Dans l’Israël de 2025, montrer des Palestiniens en train d’être
maltraités fait partie des relations publiques ; autrefois, c’était une cause
de honte.
Eli est persuadé que la chasse à
Big Fashion a été motivée par son futur article sur les « nuées de
[Palestiniens] non autorisés qui inondent Israël ». Sur X, il s’est vanté
d’avoir rejoint une « initiative civile » visant à expulser les « illégaux »
qui, selon lui, ne sont pas « traités ». Lui aussi raconte l’histoire des médias israéliens.
Les Palestiniens qui se trouvent
en Israël sans permis sont des êtres humains. Des gens désespérés, privés de
leurs moyens de subsistance par Israël dans un acte arbitraire de punition
collective.
Depuis un an et demi, ils sont
interdits d’entrée, laissant des centaines de milliers d’entre eux dans le
dénuement. Le désespoir en Cisjordanie s’accroît, tout comme la pauvreté.
Certains recourent à la violence, d’autres tentent de se faufiler en Israël
pour y travailler. Ils se faufilent en Israël tout comme les Juifs se
faufilaient hors des ghettos pour obtenir de la nourriture. Eux aussi étaient
des clandestins.
Ils savent ce qui les attend s’ils
sont pris, mais leurs enfants ont faim à la maison. Israël leur interdit de travailler à l’intérieur de ses
frontières mais les autorise étonnamment à travailler dans
les colonies. Là, ils ne sont pas “illégaux”.
L’avidité des colons - la plupart
sont des “opérateurs”, certains exploitent la main-d’œuvre palestinienne bon
marché - l’emporte sur tout. Après tout, il faut bien que quelqu’un nettoie les
rues des colons et construise leurs maisons. Ce qui est dangereux à Big Fashion
ne l’est pas à Halamish.
Une barrière bloque l’accès pour les Palestiniens, selon des résidents locaux, sur une zone d’un avant-poste de
colons israéliens près du village de Tuwani en Cisjordanie, lundi. Photo
Leo Correa/AP
Par-dessus tout, les lignes du
racisme et de la déshumanisation, enveloppées dans la cellophane de la sécurité
qui permet tout, y compris la punition collective, l’humiliation et la famine.
Mais il n’est pas du tout évident de savoir ce qui est le plus dangereux pour
Israël : la fermeture des frontières, qui conduit à la faim et au désespoir, ou
leur ouverture contrôlée.
Entre-temps, des générations d’Israéliens
sont élevées ici, qui viennent au centre commercial le jour du shabbat et
voient des Palestiniens chassés comme des animaux. C’est choquant lorsqu’il s’agit
d’un malheureux animal, mais pas moins choquant lorsqu’il s’agit d’un
malheureux travailleur, l’un des milliers qui ont construit ce pays et pavé ses
routes.
Au secours, il y a un clandestin
ici. Appelez la police des frontières, ou Yossi Eli.