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14/09/2025

GIDEON LEVY
“Un père de 10 enfants qui a travaillé en Israël pendant plus de 30 ans : comment les soldats peuvent-ils le tuer si facilement ?”

Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 12/09/2025
Traduit par Tlaxcala

Exécution au poste de contrôle : Un éleveur de volailles palestinien quitte un mariage et se rend acheter des plateaux de carton pour ses œufs dans une ville voisine. Des soldats israéliens à un poste de contrôle lui tirent près de 20 balles à bout portant, alors qu’il était déjà blessé.


Des proches en deuil chez Ahmed Shahadeh, au village d’Urif, non loin de Naplouse

Un coup de feu, puis un autre, puis un troisième. À travers les fentes entre les blocs de béton, on distingue un homme s’effondrer, étendu sur le dos, bras écartés sur la route. Le tir continue, balle après balle.

Deux soldats israéliens se tiennent sous un toit de toile rouge à un poste de contrôle, visant leur victime de leurs fusils, alors qu’elle gît blessée. À ce moment-là, il est déjà certainement mort. En un clin d’œil, un père de dix enfants est abattu. Sa voiture est garée à proximité. La vidéo entière dure 22 secondes, y compris le moment où, pour une raison obscure, la caméra est tournée ailleurs.

C’est ce qui s’est passé vendredi dernier au crépuscule. Le poste de contrôle d’Al-Murabba’a, au sud-ouest de Naplouse, est l’un des rares points de passage restés ouverts pour entrer et sortir de la ville, après que le poste principal de Hawara a été fermé lorsque la guerre à Gaza a éclaté il y a presque deux ans.


Le corps d’Ahmed Shahadeh, entouré de soldats israéliens. Photo fournie par la famille

C’est une barrière de blocs de béton avec une installation de fortune pour les soldats, derrière laquelle se dresse une grille de fer jaune. Parfois les soldats contrôlent les voitures et leurs conducteurs, parfois non. Vendredi dernier, ils ont contrôlé la voiture de leur victime.

Que s’est-il passé durant les instants où l’éleveur de volailles, Ahmed Shahadeh – qui avait travaillé des décennies en Israël et parlait hébreu couramment – est sorti de son véhicule, apparemment sur ordre des soldats, avant d’être abattu par près de vingt balles tirées à bout portant ?

Peut-être ne le saura-t-on jamais. La vidéo – on ne sait pas qui l’a publiée – diffusée sur les réseaux sociaux montre peu et dissimule beaucoup. On n’y comprend pas pourquoi les soldats ont tiré sur leur victime avec une telle rage.

Il est douteux qu’Ahmed ait représenté un danger, même un instant. Mais alors qu’il gisait blessé sur la route, près du poste de contrôle, les soldats ont apparemment décidé de l’exécuter coûte que coûte. Qu’est-ce qui a bien pu provoquer un tel acte ?

Un appartement du village d’Urif, près de Naplouse. C’est le troisième jour de deuil de la famille. Au rez-de-chaussée, un petit poulailler, avec son odeur désagréable. Le défunt vivait à l’étage avec son épouse malade ; dans un autre appartement du même immeuble vivait l’un de ses fils avec sa famille. Depuis le 7 octobre 2023, deux attentats ont été perpétrés par des habitants d’Urif.

Ahmed Shahadeh avait travaillé en Israël durant des décennies, comme certains de ses enfants avant la guerre. Âgé de 57 ans, il avait travaillé dans une imprimerie à Holon, dans la banlieue de Tel-Aviv, puis 15 ans dans l’usine de plastiques Keter, dans la zone industrielle de Barkan, près de la colonie d’Ariel. Ses fils affirment qu’il avait des amis juifs.

Il y a un an, il a pris sa retraite. Ou peut-être a-t-il été licencié. Il a alors monté une petite activité à domicile pour rester occupé et gagner un peu d’argent. Il vendait les œufs de ses quelque 200 poules aux magasins d’Urif.

Vendredi après-midi, les Shahadeh ont assisté au mariage d’un proche, dans une salle du village. Le matin, Ahmed avait nettoyé le poulailler, nourri les poules, s’était bien habillé et était parti avec son épouse à l’événement. Aelia, 55 ans, souffre d’atrophie musculaire et a besoin d’aide pour se déplacer ; Ahmed s’occupait d’elle.


Une banderole commémorative d’Ahmed Shahadeh cette semaine à Urif.  “Un homme qui a 10 enfants et travaillé en Israël plus de 30 ans – comment les soldats peuvent-ils le tuer si facilement ?”, demande son frère.

Ses trois fils s’appellent Jihad (37 ans), Abdelfatteh (33 ans) et Mohammed (32 ans), ouvrier du bâtiment dans la colonie de Beit Arye, qui parle hébreu. Vendredi, Ahmed est resté environ une heure au mariage, puis a dit à ses fils qu’il partait pour le village de Tal, à 15 minutes en voiture, acheter des plateaux en carton pour les œufs récoltés. Il les a invités à l’accompagner mais ils ont préféré rester. Leur père leur a dit qu’au retour il ramasserait leur mère. Personne n’imaginait qu’il ne reviendrait jamais.

Vers 17h40, une demi-heure après son départ, ses fils ont vu un message sur le groupe WhatsApp local signalant un incident au poste de contrôle d’Al-Murabba’a, où un Palestinien avait été blessé. La photo jointe montrait une Ford Focus bleu métallisé, la voiture de leur père. Les fils ont quitté en hâte le mariage et se sont rendus au poste de contrôle.

À une centaine de mètres de la barrière, les soldats leur ont fait signe de s’arrêter et ont pointé leurs armes sur eux. « C’est mon père, c’est mon père ! », a crié Mohammed. Les soldats leur ont ordonné de sortir du véhicule, de relever leurs chemises et de lever les mains. Seul Jihad a été autorisé à avancer, très lentement. Cette semaine, il dit avoir aperçu une partie du corps encore découvert de son père, dépassant entre les blocs de béton.


Deux petites-filles d’Ahmed dans le poulailler

« Mon père est  vivant ou mort ? », a-t-il demandé avec agitation. L’un des soldats a répondu en arabe approximatif : « Ton père est mort. »

« Pourquoi vous avez tué mon père ? », a-t-il demandé. Le soldat a répondu qu’Ahmed avait lancé quelque chose vers eux. « Vous auriez pu lui tirer dans la jambe, s’il avait vraiment jeté quelque chose », a répliqué Jihad. Pas de réponse.

Quelques minutes plus tard, raconte Jihad, un autre soldat s’est approché, lui a serré la main et a dit : « Je suis désolé. » Jihad a demandé à voir le corps de son père. Le soldat a répondu qu’il le verrait lorsque les autorités israéliennes, via la COGAT (Coordination des activités gouvernementales dans les territoires), le transféreraient à l’hôpital.

Les trois fils sont rentrés à la maison, en deuil, pour annoncer la terrible nouvelle à leur mère. Vers 20h, ils ont reçu un appel de la COGAT : l’armée avait transféré le corps au camp de Hawara et il se trouvait désormais dans une ambulance palestinienne en route vers l’hôpital Rafidia de Naplouse.

Toute la famille s’y est rendue. Jihad dit avoir compté pas moins de 18 impacts de balles sur le corps de son père, la plupart dans le cou, la poitrine et l’abdomen.

Le corps est resté une nuit à Rafidia. Le lendemain, les fils l’ont enterré. Le seul témoin oculaire a rapporté avoir seulement vu les soldats ordonner à Ahmed de sortir de sa voiture, rien de plus.


Les frères d’Ahmed lors du deuil

Selon Salma al-Deb’i, chercheuse de terrain pour l’ONG israélienne B’Tselem, les soldats au poste de contrôle d’Al-Murabba’a se comportent souvent de façon très agressive, surtout lorsqu’ils voient un véhicule avec un seul conducteur. Parfois un soldat dit au conducteur d’avancer, un autre lui ordonne de s’arrêter : la situation est tendue.

Elle dit n’avoir trouvé aucun témoin capable d’éclairer ce qui s’est passé lors de ces instants fatidiques, ni pourquoi les soldats ont tué Ahmed Shahadeh. Elle ajoute que chaque poste de contrôle de Cisjordanie est équipé d’innombrables caméras de surveillance : l’armée sait donc exactement ce qui s’est passé.

Cette semaine, Haaretz a posé une question à l’armée, partant du fait que les fils de la victime avaient retrouvé la carte d’identité de leur père à la maison. Nous avons demandé si Ahmed avait été tué parce qu’il conduisait sans sa carte. Voici la réponse du porte-parole de l’armée :

« Le 5 septembre (vendredi), un suspect est arrivé à un poste de contrôle militaire près du village de Burin, dans le secteur de la brigade de Samarie de Tsahal. Lors de l’inspection, le suspect a contourné imprudemment les véhicules devant lui, est entré en collision avec une autre voiture, puis a poursuivi à pied vers les forces, tout en tenant à la main un objet identifié comme suspect.

Les soldats ont suivi la procédure d’arrestation d’un suspect, qui comprend des sommations et des tirs de sommation en l’air. Le suspect n’a pas obéi, a continué à avancer vers les forces et a lancé l’objet. En réponse, les forces ont tiré sur lui afin d’éliminer la menace, conformément aux règles d’engagement en vigueur. »

Le frère d’Ahmed arrive. Il demande que son nom ne soit pas mentionné. « Comment pouvez-vous être assis dans notre maison ? On peut venir  me dire : prends 10 millions de shekels [2,5 millions d’€] et tue-les, mais je ne le ferai jamais. Vous avez une maison, des enfants, une famille. Voilà ce qui est arrivé à mon grand frère. Un homme qui a 10 enfants et travaillé en Israël plus de 30 ans – comment les soldats peuvent-ils le tuer si facilement ? », demande-t-il, luttant pour ne pas éclater en sanglots.

Dans un coin du poulailler d’Ahmed, trois plateaux d’œufs en carton ; les poules caquettent sans cesse. Lundi, la rentrée scolaire a commencé avec retard en Cisjordanie, et la maison était pleine d’enfants dégustant des Krembos lorsque nous sommes venus en visite. Ce sont les petits-enfants d’Ahmed.

Un peu plus haut dans la rue, sur un terrain vague, la Ford Focus bleue est garée. Seule une balle parmi les nombreuses tirées a atteint le côté de la voiture : on distingue un impact et la vitre côté passager est brisée. Les baskets de la victime se trouvent encore dans le coffre.