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21/01/2024

JAKOB MONETA (1914-2012)
Plus de force pour les sans-pouvoir
Le rêve fracassé d’un révolutionnaire juif allemand dans la Palestine d’avant 1948


Jakob Moneta, Kursbuch n°51, mars 1978
Traduit par Michèle Mialane, édité par Fausto Giudice, Tlaxcala

 
NdE
Jakob Moneta, mort en 2012, était né en 1914 dans une famille juive et fut trotskiste depuis sa prime jeunesse. Chassé de la maison familiale par son père qui l’a surpris lisant Trotsky, il émigre en Palestine en 1933 mais retourne en Allemagne en 1948, quelques mois avant la fondation de l’Etat d’Israël. Il avait rompu avec le sionisme socialiste en 1936, au début de la Grande révolte arabe. Exclu de son kibboutz puis interné par les Britanniques, il a vécu dans sa chair l’échec du rêve de nombreux jeunes révolutionnaires juifs : un État socialiste pour tous les habitants de Palestine. Il quitta donc ce qui était pour lui une terre de fausses promesses. De 1953 à 1962 il fut chargé des affaires sociales auprès de l’ambassade d’Allemagne à Paris et fit partie du réseau des « porteurs de valise » qui aidèrent le FNL algérien. Il devint en 1962 rédacteur en chef du journal syndical Metall à Francfort-sur-le-Main. Il a publié le texte ci-dessous dans la revue Kursbuch de mars 1978, au lendemain de « l’automne allemand » de 1977, marqué par le détournement d’avion de Mogadiscio et la mort à la prison de Stammheim, le 18 octobre, d’Andreas Bader, Gudrun Ensslin et Jan-Carl Raspe, fondateurs de la RAF (Fraction Armée Rouge). Son témoignage sur son expérience de 15 ans de vie en Palestine mandataire est important : il démontre que tous les Juifs européens de gauche réfugiés en Palestine n’étaient pas disposés à devenir des colons armés sionistes, même si la majorité d’entre eux s’engagèrent activement dans la prédation de la « Terre promise ».

Jakob Moneta en 1976

  I

Błażowa est située entre Cracovie et Lemberg [Lwów  puis Lviv], à l’Ouest de la rivière San, qui sépare les Polonais des Ukrainiens, qu’on appelait Ruthènes dans ce qui était la province austro-hongroise de Galicie orientale. J’ai eu quatre ans  le 11 novembre 1918, jour de la fondation de la République de Pologne. Josef Pilsudski se fit proclamer chef provisoire du nouvel État. Il avait été autrefois le cofondateur et leader du Parti socialiste polonais. À Vilna, il avait fait un temps partie du même groupe (illégal) que Leo Jogiches, compagnon de lutte de Rosa Luxembourg et qui devait être comme elle assassiné par les forces contre-révolutionnaires allemandes. En 1926 le maréchal Pilsudski prit le pouvoir par un coup d’État et instaura un régime autoritaire. La réunification de la Pologne – alors divisée en trois parties, la Galicie, sous administration polonaise, la Pologne du Congrès, sous administration russe et la Prusse-Orientale – ainsi que sa libération sous la conduite de Pilsudski donna lieu à Blazowa, la ville où je suis né, et pas seulement dans cette ville, à un pogrome anti-juif : c’est ainsi que les Polonais célébrèrent ce jour.

Affiche pour le film Pogrom, d’Alfred Halm, du plus vieux cinéma de Berlin, le Marmorhaus sur le Kurfürstendamm (1919)

On avait entassé tous les Juifs, hommes, femmes et enfants dans une même pièce, dont les fenêtres avaient été obstruées par des matelas, pour empêcher la lumière de filtrer vers l’extérieur. Des hommes armés y pénétrèrent, traînèrent quelques-uns à l’extérieur, les frappèrent et les fouillèrent sans ménagement, à la recherche d’argent. On fit sortir ma mère avec brutalité. Mon père voulut la secourir. Il écopa d’un coup de canon de fusil qui lui fit éclater le tympan. Je vis ma mère se cramponner au chambranle, crier « Au secours, on me brutalise ! » L’homme armé qui la frappait à coups de pied était l’un de ses anciens camarades de classe. La haine anti-juive attisée par les nationalistes polonais ne put pas se donner partout libre cours sans rencontrer de résistance. Là où le Bund, la principale organisation juive prolétarienne, disposait de troupes armées, les participants au pogrome repartirent la plupart du temps avec le crâne en sang.

Les Juifs ne furent pas seuls pour se défendre ; des ouvriers de toute nationalité animés par la conscience de classe leur prêtèrent main forte. À leurs yeux l’antisémitisme était une des armes les plus dangereuses dont disposait l’ennemi de classe pour sa propagande. Il fallait le combattre. Par tous les moyens. À Blazowa, on appelait mon père « l’Allemand. » Il venait de Francfort-sur-le-Main et avait rencontré sa femme dans cette petite ville de l’industrie textile galicienne. Après le pogrome, il porta plainte contre les meneurs. Ils le menacèrent de se venger. Là-dessus il revint en Allemagne. C’est ainsi que j’arrivai à Cologne en 1919. Je fus scolarisé à cinq ans. Dès l’âge de trois ans, on m’avait enseigné l’alphabet hébraïque au heder, l’école élémentaire juive. À Cologne, j’allais à l’école publique allemade le matin et au heder l’après-midi ; on nous y enseignait la Bible, en hébreu, et plus tard le Talmud, en araméen. Les professeurs étaient en général des commerçants qui avaient fait faillite. L’un d’eux avait constamment avec lui un long fouet à chiens, dont il frappait ceux qui désobéissaient ou donnaient de mauvaises réponses.

C’était le plus souvent à la sortie du heder que commençait le véritable combat. À peine dehors nous étions accueillis par une bande de jeunes garçons qui se jetaient sur nous aux cris de « HEP HEP  ». Il nous fallut apprendre à courir plus vite qu’eux, ou encore à contre-attaquer. Toute une série de boxeurs amateurs est sortie des rangs des élèves du heder. L’autodéfense avait contribué à leur formation sportive. HEP est une abréviation pour « Hierosolima est perdita - Jérusalem est perdue »

Je me mis à rêver de cette Jérusalem perdue. Une légende juive raconte que chaque soir à minuit un chacal traverse la place dévastée de Jérusalem où s’élevait le Temple détruit par les Romains en l’an 70 après J.C. Si l’on réussit à capturer ce chacal, l’ancien royaume juif sera rétabli dans toute sa splendeur. Quoi de plus naturel pour moi, près de 19 siècles après la destruction du Temple, que de capturer ce chacal ? Pour commencer mon entraînement je suis entré dans un groupe de jeunesses sionistes. Mais à cette époque les sionistes ne vivaient pas encore en Palestine. Le mouvement ouvrier allemand, alors le plus important du monde capitaliste, attirait aussi les jeunes sionistes juifs. Ce sont neuf millions de voix qui étaient allées au SPD (Parti social-démocrate), fort de près d’un million d’adhérents, lors des élections de 1924 au Reichstag, ce qui lui permit d’entrer au Parlement avec 152 députés. Le KPD (Parti communiste) remporta 54 sièges, le NSDAP – les nazis – 12 seulement. En Prusse les sociaux-démocrates avaient obtenu la majorité absolue avec 229 sièges sur 450. L’« Allgemeiner Deutscher Gewerkschaftsbund » (Confédération générale des syndicats ouvriers, ADGB) comptait 4,7 millions de membres, la Fédération sportive et gymnique des Travailleurs 770 000, la Fédération ouvrière de cyclisme « Solidarité » 220 000. Il y avait une Fédération ouvrière d’athlétisme , un club d’échecs, une association de Bons Samaritains et même un club de tir à l’arc. Le mouvement ouvrier avait créé une contre-société dans l’État capitaliste.

Quand le social-démocrate Hermann Müller forma le nouveau gouvernement, son ministre de l’Intérieur, Karl Severing, déclara que le nouveau gouvernement projetait de s’accorder quatre ans de vacances. Plus de crises politiques, de programmes ni de directives. Ces quatre années seraient consacrées aux travaux pratiques pour construire la République.

Tout cela se reflétait aussi chez nous, jeunes juifs qui étudions, lisions, travaillions. La plupart d’entre nous devinrent socialistes. Pas toujours avec Marx, même si le puissant langage du Manifeste communiste nous enthousiasmait. L’homme est bon, de Leonhard Frank, éveilla en nous la haine de la guerre. Hitler le fit déchoir de sa nationalité à cause de livre. La Jungle, d’Upton Sinclair, aiguisa notre conscience sociale. Son Boston, où il décrit l’assassinat légal de Sacco et Vanzetti, ainsi que Faits divers, d’Henri Barbusse, nous révoltèrent contre la justice de classe.

En 1929 la crise économique mondiale qui s’amorçait mit une fin brutale aux « travaux pratiques pour construire la République » des sociaux-démocrates. Le nombre des sans-emploi s’élevait à deux millions, trois un an plus tard. Il devait atteindre six millions en 1933. Sans compter les travailleurs à temps partiel. Parallèlement les agriculteurs virent baisser le prix de vente de leurs produits.

Artisans et professions libérales furent happés par le tourbillon de la crise. En outre, des scandales liés à des affaires de corruption ébranlèrent la crédibilité du SPD. Aux élections de septembre 1930 au Reichstag les sociaux-démocrates ne perdirent cependant qu’un demi-million de voix. Le nombre de voix recueillies par le KPD passa même de 3,25 à 4,5 millions. Le point décisif fut la montée des nazis, qui passèrent de 800 000 à 6 millions et demi de voix, remportant ainsi 107 sièges. Sur quatre millions de nouveaux électeurs trois avaient choisi Hitler, qui en avait enlevé en plus deux millions et demi aux autres partis de droite.

Pour répondre à l’agitation politique qui allait croisant au sein du SPD, on eut recours à des mesures disciplinaires et à des exclusions. En octobre 1931 les députés Max Seydewitz et Kurt Rosenfeld, tous deux exclus du SPD, fondèrent le Parti socialiste ouvrier (SAP). Leur organisation de jeunesse, l’« Organisation des Jeunesses socialistes » (SJV) attira une grande partie des jeunes sociaux-démocrates. Moi-même et d’autres membres de la jeunesse socialiste sioniste avons adhéré à la SJV, faisant ainsi un premier pas en direction de l’internationalisme. Pour la première fois j’entrais en contact avec des jeunes Allemands idéalistes, révolutionnaires et décidés à se battre. Et ceci juste au moment où la victoire des nazis allait sauver la bourgeoisie allemande du socialisme.

Dans les rues de Cologne, il y avait presque chaque jour des heurts sanglants. Des nazis montés sur des motos ouvrirent le feu sur un groupe d’ouvriers en train de discuter. On se battait dans des salles de réunion. Rue des Alsaciens (Elsässertrasse), un bastion rouge de Cologne, des femmes vidèrent par la fenêtre leurs seaux hygiéniques sur la tête de manifestants nazis. En me rendant de chez moi au lycée, je croisais sans cesse des groupes d’ouvriers en train de discuter. Je me rappelle les discours enflammés d’un jeune nazi fraîchement converti qui cherchait à convaincre ses auditeurs que les guerres étaient le vrai remède au chômage.

La réponse qu’il obtint dans le « Kölsch » (le dialecte de Cologne, NdlT) le plus pur fut claire et simple : « Dann häng dich doch op. Dann is doch also ein winniger do ’ » (« Alors pends-toi donc. Ça en fera toujours un de moins. »)

Le 20 juillet 19232 le gouvernement du Reich, dirigé par von Papen, décréta la déposition du gouvernement social-démocrate de Prusse. Il la justifia la nécessité de remettre entre les mains du Reich le maintien de l’ordre, du calme et de la sécurité, puisque les sociaux-démocrates étaient incapables de combattre correctement les troubles fomentés en Prusse par les communistes.

Ce coup d’État froidement exécuté par le gouvernement central cassa les reins de la République. Il se déroula « comme prévu et sans incidents ». C’est ce qu’écrit von Papen dans ses Mémoires (Flammarion, 1992, paru sous le titre Der Wahrheit eine Gasse, Munich, 1952).

Le 20 juillet à 10 heures du matin le ministre de l’Intérieur prussien, le social-démocrate Severing, affirmait encore « qu’il ne céderait qu’à la violence ». À 8 heures du soir, la violence fit son apparition sous les traits d’un préfet de police accompagné de deux officiers, et il céda. Il expliqua par la suite « qu’il avait voulu éviter une effusion de sang. »

Si seulement il ne l’avait pas évitée ce jour-là ! Peut-être alors que des millions de morts torturés, assassinés, gazés dans les bagnes et camps de concentration, tombés au front dans la Deuxième Guerre mondiale nous auraient, eux, été épargnés En tout cas, Evelyn Andersen écrit au sujet de cette peu glorieuse capitulation de la plus solide forteresse de la social-démocratie : « Dans toutes les villes allemandes des formations de la Bannière du Reich et du Front de fer se tenaient prêtes, astiquaient leurs fusils et attendaient l’ordre de passer à l’action. » (Le marteau ou l’enclume, Nuremberg 1948, p.206). Henning Duderstadt est encore plus explicite : « Nous étions enfiévrés, nous attendions le signal du combat ! La grève générale ! Chacun prend les armes comme il le peut. La victoire ou la mort ! » (De la Bannière du Reich à la croix gammée. Comment on en est arrivé là. Un témoignage, Stuttgart 1933)

L’« ordre de passer à l’action », le « signal du combat » ne vinrent jamais. Les étapes de la capitulation progressive face aux nazis jusqu’à la mise à genoux dans les écrits que Theodor Leipart, le dirigeant de la Confédération générale des syndicats allemands (ADGB), adressa les 21 et 29 mars 1933 au Führer du Reich allemand, Adolf Hitler, furent ignominieuses. Au nom du Bureau confédéral, Leipart déclara que l’ADGB devait s’acquitter de ses tâches sociales, « quel que soit le régime en place à la tête de l’État. » Au Reichstag, les sociaux-démocrates votèrent la « résolution de paix » du 17 mai 1933 parce que – selon eux – ils approuvaient par là une politique étrangère pacifique et ne votaient nullement la confiance à Hitler. En réalité ils espéraient, en trahissant publiquement l’idée socialiste, sauver leur organisation et être magnanimement intégrés dans la « communauté du peuple. » Tout cela laissa des cicatrices profondes dans les esprits et les cœurs de ceux qui durent payer au prix de la prison, du bagne, du camp de concentration ou de l’exil le retrait sans combat de leurs dirigeants face à la violence des puissants.

Ce n’est que le jour où la retraite aux flambeaux de la SA en armes traversa le bastion communiste de Cologne, la Thieboldgasse (rue Thiebold) devant les prolétaires débordants de haine, muets, désarmés par leurs propres dirigeants et devant leurs femmes qui pleuraient de rage impuissante que je compris : c’était fini. Nous étions battus, sans même avoir tenté de nous défendre. On nous avait livrés.

Que tous ceux qui ont voulu par la suite faire porter aux « masses » la responsabilité de leur propre échec se souviennent : dans les dernières élections un peu libres aux Comités d’entreprise organisées en avril1 933 par les nazis qui s’imaginaient avoir pris pied aussi dans le monde ouvrier les Syndicats libres remportèrent 73,4% des mandats et l’Organisation des cellules d’entreprise nationales-socialistes seulement 11,7%. Il existait une volonté de résistance à la base. Mais le sommet avait déserté.


Invitation à la première conférence nationale des “Hashomer HaTsair” àTel Aviv, 1938. Né en 1913 en Galicie, ce mouvement sur le modèle du scoutisme s'établit en 1929 en Palestine et crée des kibboutz sur tout le territoire.

 II

Sept mois après mon bac, le 2 novembre 1933 je débarquai en Palestine, à Haïfa. C’était le jour anniversaire de la déclaration par laquelle le ministre britannique des Affaires étrangères, Lord Balfour, avait garanti en 1917 le droit de tous les Juifs à trouver en Palestine arabe « un foyer national juif ». Ce jour-là les Arabes faisaient grève, en signe de protestation contre la Déclaration Balfour. On nous expédia à Jaffa, où j’atterris avec en poche une livre anglaise. Je cherchais un kibboutz.