Cristina
Morini, Effimera,
1/10/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Cristina Morini (1963) est une
chercheuse indépendante et essayiste italienne, diplômée d’histoire des idées
politiques (Università degli Studi, Milan) et journaliste professionnelle au
sein du plus grand groupe de presse italien, Rcs Periodici (qui publie le Corriere
della Sera). Elle mène depuis de nombreuses années des enquêtes
sociologiques sur les conditions de travail des femmes et les processus de transformation
du travail. Elle participe aux mouvements de précaires et de migrants, contribuant
à l’organisation de l’EuroMayday et au journal City of God. Elle fait
partie du réseau international de recherche, d'analyse et de discussion Effimera
et de l'équipe de rédaction de son site ouèbe.
Continuer à
évoquer l'effroi que nous cause le néofascisme interprété par Fratelli
d'Italia, première force politique du pays depuis dimanche dernier, risque de lui
donner force de vérité. En effet, je crois que les lectures qui aplatissent le
présent sur le passé ne peuvent pas être reproposées, et nous ne pouvons pas
non plus omettre le fait que le néolibéralisme a considérablement modifié les
relations entre la politique et l'économie, et a donc bouleversé les
caractéristiques de la gestion du pouvoir, les chaînes de commandement et les
"équilibres" entre les parties.
Mais avant
tout, il est important d'essayer de dire quelques mots sur le rôle joué par
Giorgia Meloni, la lideure de ce parti de frères, et sur les relations entre
les femmes et la droite, ainsi que sur certains malentendus qui risquent de se
créer parmi les féministes. On peut dire, en effet, que la droite a atteint une
sorte d'apogée insupportable ces derniers temps dans l'autovalorisation de son
rôle de vecteur privilégié de l'accession des femmes au pouvoir.
Je crois
aussi, et c'est certainement ce qui m'inquiète le plus, que les féministes
risquent de s'égarer en se laissant embrouiller par ces discours qui ne sont
que des provocations liées à des sirènes émancipatrices et surtout à des
exaltations individualistes, des incarnations du pouvoir personnel et des
capacités uniques de "la femme forte", une reconstitution en travesti
de "l'homme fort", qui excluent "les autres" et effacent
toute idée et pratique de politique collective. Des discours qui risquent donc,
à mon avis, d'annuler l'héritage alternatif de la politique des femmes. Les
questions ataviques au sein du féminisme remontent à la surface. Des visions
qui divisent, juste quand nous avons besoin d'une perspective commune. Comme
dans un retour en arrière, je me souviens qu'il y a des années, on avait
remarqué le côté sombre de la féminisation du travail, c'est-à-dire
l'exploitation des caractéristiques féminines, qui n'était rien d'autre que la
forme extrême de la précarisation existentielle. Certains ont préféré adopter
un point de vue sexiste qui a donné lieu à des attentes déformées d'un
processus qui ne permettait pas du tout aux différentes énergies et
potentialités féminines de s'exprimer dans le monde du travail, mais qui les
exploitait dans des modèles de travail extractifs.
Robin
Morgan, dans The Loving Demon, rappelle que les femmes ont toujours été
des réfugiées : « Pendant des siècles, la droite a accusé les femmes
d'être dangereusement radicales, tandis que la gauche les a taxées de dangereux
conservatisme ». « La sous-réalité patriarcale que vivent les femmes
est en soi un tiers politique. La transformation que nous recherchons exige que
nous entrions dans l'histoire à notre manière et que nous nous placions
audacieusement au centre ».
S'il n'y a
pas de vision « de l'histoire à notre manière » et de son propre
côté, mais que l'on n'est que le porte-parole des intérêts, des logiques et des
ordres patriarcaux, quel genre de sujets imprévus sommes-nous ? Comment
peut-on soutenir qu'une femme au pouvoir est déstabilisante, que son ascension
est une réussite admirable, même si elle se débarrasse entièrement de
l'appareil de pensée et de toute la symbolique de l'univers de valeurs masculin
occidental se référant au féminin ? Une femme, mère, chrétienne, se déplaçant
dans une communauté hétéronormative imaginée pour consolider le sentiment
national et les politiques probablement racistes et sexistes.
Que Giorgia
Meloni est aussi autre chose, qu'elle a derrière elle une histoire de militante
et de protagoniste qui fait partie (peut-être pas assez consciente) d'elle et
qu'il ne faut pas l'ignorer a déjà été bien écrit. Il faut cependant ajouter
que le maternage toujours commode des
institutions ou leur camouflage féminard, dans certains passages sombres de
l'histoire humaine, est particulièrement utile, prévisible, résorbable,
manœuvrable. Pourrait-on dire que Margaret Thatcher représentait un modèle
différent, à une époque où sa présence ne suffisait même pas à garantir la
consolidation d'une émancipation généralisée (un concept déjà très
problématique) pour ses paires, mais exactement le contraire ? Des politiques
sélectives, des dispositifs de précarisation, d'expulsion qui ont pénalisé
amèrement les femmes avec l'ensemble des classes populaires anglaises.
Rappelons le personnage de Katie, dans le film de Ken Loach, I, Daniel Blake.
Une femme qui nettoie et ne mange pas pour économiser de l'argent et qui est
peut-être obligée de faire des choix qu'elle ne voudrait pas faire pour pouvoir
s'occuper de ses enfants. Elle et Daniel Blake, une excellente représentation
des effets et séquelles, sur les chairs et les corps, de la politique de
Thatcher. Se souvient-on de Thatcher comme d'une femme ou comme de l'expression
violente d'un capitalisme qui vise à élargir ses groupes de consensus, les
femmes et les jeunes, ou les homosexuels et les immigrants, selon le moment,
dans le seul et suprême but de sa propre préservation ? Si l'on ne voit pas,
voire si l'on nie, son propre camp, en approuvant la discrimination et le
suprémacisme, on devient un simple canal pour l'ordre du discours imposé par le
pouvoir masculin dominant.
Le
néolibéralisme cherche à inclure les minorités de genre et sexuelles afin de
favoriser les processus de subjectivation qui soutiennent le maintien des
hiérarchies et la démobilisation de toutes les instances conflictuelles. Nous
en étions enfin arrivés à partager certaines jonctions, essayons de nous
rappeler ce qui a été dit et écrit depuis longtemps sur les processus de pinkwashing
ou la gestion de la diversité.
« Au
sein de systèmes de pouvoir et de relations complexes et changeants,
prenons-nous le parti de la mentalité colonisatrice ou persévérons-nous dans la
résistance du côté des opprimés, prêts à offrir notre propre façon de voir, de
théoriser, de faire de la culture en faveur de cette tension révolutionnaire
[...] dans laquelle la transformation est possible ? », demande Bell Hooks
dans Praise of the Margins.
Il faut dire
que le recours aux pensées et aux paroles des femmes, aux généalogies et aux
luttes qui évoquent ce nouveau possible que l'homme ne voit plus, dans la crise
totale de l'univers qu'il a construit, n'est pas significatif de la sensibilité
transformée de nombreux auteurs masculins. Ils restent autistes, confirmation
supplémentaire de l'usage instrumental qui est fait, de manière atavique, du
féminin. Nous en sommes à la " promesse de reconnaissance "
habituelle, soumise à des conditions hétérodéterminées, ce qui confirme le
raisonnement mené jusqu'ici.
Dans tout ce
"malaise du cœur qui rend notre passion plus réelle", il me semble
que les jeunes de Non Una Di Meno qui sont descendues dans la rue le 27
septembre lors de la journée internationale de défense de l'avortement sont les
seules à avoir les idées claires : qu’elle dégage, cette "gauche" qui
ne nous représente pas, mais il faut être très vigilant·es quant aux dégâts que
la fratella d’Italia pourrait causer.
Bref, nous
devons vraiment repenser et reconfigurer la carte de notre résistance.