Sergio
Rodríguez Gelfenstein, 31/3/2022
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
En 1982, j'étais
au Nicaragua. C'était les premières années de la révolution sandiniste et je
travaillais dans l'armée. Un jour d'avril, quelqu'un dont je ne me rappelle
malheureusement pas le nom m'a demandé si j'étais prêt à aller aux Malouines
pour combattre aux côtés du peuple argentin dans la lutte pour récupérer les
îles de la domination coloniale britannique.
J'avais un peu
plus de 25 ans et je n'avais encore jamais été confronté à un dilemme éthique
d'une telle ampleur. Cela signifiait apporter une contribution à la juste
aspiration de l'Argentine à récupérer la souveraineté d'un territoire qui, par
l'histoire et la justice, lui appartient, mais cela signifiait aussi me mettre
aux ordres d'une dictature satrape, violatrice des droits humains, ce pour quoi
elle était répudiée par la grande majorité de l'humanité décente de la planète.
Bien que le
contingent qui avait été autorisé à combattre n'ait pas rejoint le combat, il
était impossible d'éviter la polémique interne née de la nécessité de résoudre
la controverse morale qui nous a tourmentés pendant plusieurs semaines.
«Les Malouines sont argentines» : banderole exposée
par l’équipe nationale argentine à La Plata, avant un match face à la Slovénie,
en juin 2014
La résolution de
cette lutte intime a fourni de précieux outils de gestion politique pour
l'avenir. L'un d'eux était de comprendre que la dimension tactique doit
toujours être subordonnée à l'évaluation et au sens stratégique. Dans ce cas, l’enjeu
stratégique était la responsabilité argentine et latino-américaine de récupérer
les Malouines comme un impératif de notre propre condition d'hommes et de
femmes de ce temps.
La contradiction
éthique à laquelle a été confrontée la décision sur le comportement le plus
correct à assumer dans cette situation, a mis en évidence et indique sans
équivoque qu'il n'y a aucun obstacle ni aucune limite connue à la nécessité de
combattre le colonialisme et l'impérialisme dans toutes leurs
manifestations et avec toutes les méthodes à notre disposition.
Nous, Latino-américains
de cette époque, ne pouvons pas vivre dans le doute quant à la manière dont
nous devons nous comporter face à certains faits et situations. En ce sens, une
conscience critique nous oblige à réfuter l'imposition coloniale qui, en
Amérique latine, exerce encore - au XXIe siècle - un contrôle sur
les Malouines, Porto Rico et d'autres pays et territoires des Caraïbes.
Se réveiller
chaque jour en sachant que la squame coloniale continue de s'étendre comme un
cancer dans certaines régions d'un continent qui a décidé d'être libre il y a
plus de 200 ans, circonscrit l'idée que la tâche n'est pas encore achevée. Aux premières heures du 2 avril 1982, Ronald Reagan et le général Leopoldo Galtieri ont eu une conversation téléphonique tendue qui a duré environ cinquante minutes. Le dictateur argentin ne s'est pas senti à l'aise ou satisfait une fois l'entretien avec le président usaméricain terminé. Galtieri avait secrètement espéré obtenir un soutien clair de Reagan, ou au moins une neutralité effective et complice qui permettrait d'éviter une réaction utilisant toute la force de ses armes. Au contraire, le président usaméricain avait essayé à plusieurs reprises de convaincre le général de s'abstenir d'une opération de guerre aux Malouines, et l'avait averti que l' « agression », comme il l'appelait, provoquerait une réponse sûre et énergique de Margaret Thatcher. Enfin, il aurait proposé une médiation face à l'imminence d'un conflit international.
Le
16 juin 1982, un mois et demi après l'annonce par les USA de leur soutien
inconditionnel à la Grande-Bretagne, Galtieri reconnaît publiquement dans un
message au pays la défaite des troupes argentines face aux forces britanniques.
Quelques jours plus tard, Galtieri lui-même, dans une interview avec la
journaliste Oriana Fallaci, reconnaît avec amertume et déception, entre autres,
le rôle des USA dans la défaite, qualifiant leur action de « trahison ».
Le même jour et le même mois de juin, Nicanor Costa Méndez, diplomate de
carrière, anticommuniste invétéré, très proche des USA et ministre des Affaires
étrangères du gouvernement argentin, dut reconnaître la capitulation qu'il
attribuait à la supériorité militaire et technologique de la Grande-Bretagne et
de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), acceptant avec
amertume la participation décisive des USA, qui agissaient davantage comme
membre de l'alliance militaire qui unit les deux pays que comme membre du
Traité interaméricain d'assistance réciproque (TIAR). Le ministre argentin des Affaires
étrangères a ensuite annoncé de manière surprenante le démantèlement du système
de défense et du pacte hémisphérique face au mépris du gouvernement usaméricain
pour ses résolutions.
Fresque murale rappelant la guerre des Malouines dans
une rue de Buenos Aires, en Argentine. Photo Juan Mabromata/AFP
Le désarroi amer
et douloureux des généraux argentins face à l'abandon yankee, qui a même
conduit Galtieri à les traiter de traîtres, a montré que leur formation les
empêchait de comprendre l'essence impérialiste de la politique étrangère usaméricaine,
dans laquelle il existe une longue histoire de liens avec les pays au sud du
Rio Bravo, invariablement basés sur leurs intérêts économiques, leur expansion
et leur domination, plutôt que sur des principes et des engagements éthiques et
politiques.
Pour la première
fois dans l'histoire des relations interaméricaines, l'essence du « panaméricanisme »
et sa conception supposée de la défense régionale contre une puissance
extra-continentale, en l'occurrence la Grande-Bretagne, agissant contre l'une
des nations des Amériques, était mise à l'épreuve. Dans le conflit des
Malouines, les complexités des relations internationales créées après la
Seconde Guerre mondiale et les intentions des militaires de résoudre la grave situation
interne sur la base de la juste revendication nationale des Malouines ont
déconstruit un scénario international longtemps construit par les USA contre le
communisme et les pays du camp socialiste. Au grand regret de l'Amérique, lors
de la guerre des Malouines, ce n'est pas précisément la flotte soviétique qui a
agi avec art sur le continent américain.
Le conflit des
Malouines a non seulement sonné le glas du TIAR, mais a également remis en
question les fondements sur lesquels le modèle d'intégration de notre continent
a été construit. La contradiction entre les idées de la
doctrine Monroe et panaméricaines se heurte une fois de plus et de manière
ostensible à l'idée bolivarienne qui propose l'intégration des peuples des
territoires que José Martí a regroupés sous le nom de « Notre Amérique ».
L'appartenance
géographique à une région de la planète ne suffit pas à générer de véritables
motifs d'intégration et de solidarité face à un ennemi extérieur. D'autres
composantes - complémentarité culturelle, identitaire et économique -
contribuent à la construction d'un processus d'intégration qui a dans la
constitution d'un mécanisme de sécurité régionale entre égaux, l'un des piliers
fondamentaux pour maintenir la paix et garantir la coexistence harmonieuse
entre les peuples.
Le TIAR devrait
disparaître, tout comme l'OEA, car ils ne représentent pas les intérêts de la
région dans la mesure où une puissance peut imposer une hégémonie qui n'est pas
formellement acceptée dans les documents constitutifs de ces organisations. La
nécessité de faire place à
de nouveaux mécanismes d'intégration entre les
peuples de la région située au sud du Rio Bravo a connu dans le conflit des
Malouines un tournant dans la voie à suivre. Les gouvernements et les peuples
d'Amérique latine, surmontant les différences évidentes avec un gouvernement
satrape et violeur des droits humains, se sont portés à la défense des intérêts
de l'Argentine, expression des principes de droit latino-américains, piliers de
la construction des États-nations de la région, en utilisant tous les
instruments politiques, diplomatiques et même militaires à leur disposition. À
la seule exception des actions astucieuses du gouvernement dictatorial
d'Augusto Pinochet, le reste des pays de la région ont montré leur esprit de
solidarité et leur vocation latino-américaniste. Le cri : « Les Malouines
sont argentines » a été un slogan qui a traversé vallées et montagnes,
rivières et mers, enveloppant un sentiment qui dépasse et surpasse les
Argentins comme un cri de solidarité de nous tous qui sommes nés et vivons
entre le Mexique et la Patagonie.
Seul un
rapprochement entre nos pays et la réalisation de l'intégration dans des
instruments qui sauvegardent la souveraineté et l'autodétermination des peuples
et qui ont une capacité de réponse politique, diplomatique et
militaire sans avoir besoin de recourir à des puissances extra-régionales
peuvent augurer une nouvelle ère qui ne répétera jamais l'ignominie que
l'invasion impériale des Malouines a signifié pour notre région.
Lorsque nous y
serons parvenus, nous serons plus proches de la véritable indépendance et, dans
la justice, nous devrons nous souvenir de ces jeunes Argentins qui, en ces
jours fatidiques de 1982, ont donné leur vie pour la dignité et l'honneur de
tous les Latino-américains et Caribéens et ont hissé haut un drapeau qui
flottera à jamais sur tout le territoire de notre Patria Grande.
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