Sergio
Rodríguez Gelfenstein, 13/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La semaine dernière, nous avons effectué un “voyage” à travers le processus de dédollarisation que nous avons qualifié d’inévitable. Aujourd’hui, nous poursuivons l’analyse en essayant de tirer quelques conclusions, tout en tenant compte du fait que l’alternative au dollar en tant que principale monnaie d’échange n’est toujours pas claire. Plusieurs options sont envisagées.
L’une d’entre elles découlera de la décision prise par les BRICS lors de leur sommet qui se tiendra en Afrique du Sud au mois d’août prochain. À cet égard, le gouverneur de la Reserve Bank of South Africa, Lesetja Kganyago, a déclaré que toute discussion visant à établir une monnaie commune conduirait à un autre débat, celui de la création et de la localisation d’une banque centrale. Le dirigeant sud-africain a exprimé son incertitude sur la question, disant qu’il ne savait pas comment on pourrait parler d’une « monnaie émise par un bloc de pays situés dans des lieux géographiques différents, parce que les monnaies sont nationales par nature ».
Ce
qui est certain, en revanche, c’est que lors du sommet, les pays membres du
conglomérat discuteront - en tête de l’ordre du jour - des mesures nécessaires
pour protéger la Nouvelle banque de développement (NDB) du groupe de l’hégémonie
du dollar. Dans ce contexte, le Brésil a proposé de mettre en place des
mécanismes de protection des transactions financières au sein de l’Union afin d’éviter
“l’abus de dollars”, selon le ministre des Affaires étrangères du pays, Mauro
Vieira.
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a déclaré que la dédollarisation avait déjà commencé, mais qu’il était nécessaire de développer d’autres initiatives pour donner forme au processus. Dans le cas de son pays, il a expliqué qu’il avait été obligé de « répondre fermement, par principe et de manière cohérente à la guerre qui nous a été déclarée ».
Dans le cadre de ce débat, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a soutenu la proposition de son homologue brésilien Lula da Silva de créer de “nouvelles monnaies d’échange”.
Dans le prolongement de l’article précédent sur les mesures concrètes qui ont été prises pour faire avancer le processus de dédollarisation, il est important de souligner l’annonce faite par le ministre russe des Finances, Anton Siluanov, selon laquelle plus de 70 % des accords commerciaux entre la Russie et la Chine utilisent désormais soit le rouble, soit le yuan. De même, les échanges de pétrole entre la Russie et l’Inde ont commencé à se faire en roupies. Un accord a également été signé entre la Russie et le Bangladesh pour la construction de la centrale nucléaire de Rooppur, qui sera financée en dehors du dollar. Le premier paiement de 300 millions de dollars sera effectué en yuans, mais la Russie essaiera de le convertir en roubles.
Même en Occident, le processus a commencé à éclore. La China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et la société française Total ont signé leur premier contrat de GNL en yuans par l’intermédiaire de la Bourse du pétrole et du gaz naturel de Shanghai.
En Amérique latine, des signes positifs ont également été observés dans le cadre de la dédollarisation. Ainsi, il y a quelques semaines, la banque brésilienne Bocom BBM est devenue la première banque latino-américaine à participer directement au système de paiement interbancaire transfrontalier (CIPS), qui est l’alternative chinoise au système de messagerie financière occidental SWIFT. Ces derniers jours, il a également été convenu que le commerce bilatéral entre la Russie et la Bolivie accepterait désormais les règlements en pesos boliviens. Cette mesure est cruciale à un moment où la société russe Rosatom va commencer à jouer un rôle clé dans le développement des gisements de lithium de la Bolivie.
Lors du récent sommet du Mercosur qui s’est tenu à Puerto Iguazú, en Argentine, le 4 juillet, la Bolivie a souligné la nécessité de réduire la dépendance à l’égard du dollar, de diversifier les relations économiques et de renforcer les liens commerciaux et financiers entre les pays afin d’encourager les investissements nationaux et de promouvoir la coopération en matière de politique monétaire. Le président bolivien Luis Arce a affirmé que « la réduction de la dépendance au dollar, par le biais d’une plus grande intégration et coopération régionales, implique de modifier les termes de l’échange qui, jusqu’à présent, ne favorisent que le pays du nord ». Il a donc proposé de renforcer les liens commerciaux et financiers entre les pays, notamment en renforçant les monnaies au niveau régional, en encourageant les investissements nationaux et en promouvant la coopération en matière de politique monétaire et financière, ainsi qu’en recherchant des alliances stratégiques avec d’autres acteurs internationaux, tels que la Chine, qui offrent des alternatives au dollar dans le domaine du commerce et de l’investissement.
Dans
une perspective plus large, le dirigeant bolivien a déclaré : « Nous ne
pouvons pas ignorer, dans l’analyse de ce monde en transition, l’émergence d’un
bloc eurasien et asiatique qui, organisé au sein des BRICS et d’autres
mécanismes d’intégration, est projeté comme un espace pour la construction d’un
nouvel ordre économique mondial ».
Parallèlement,
en Asie, les ministres des finances et les gouverneurs des banques centrales de
l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) ont également décidé, à
l’issue de leur réunion des 30 et 31 mars en Indonésie, de réduire leur
dépendance à l’égard du dollar usaméricain. À cette fin, ils ont convenu de « renforcer
la résilience financière [...] par l’utilisation de monnaies locales pour
soutenir le commerce et les investissements transfrontaliers ».
Dans la même logique, lors du récent sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), le président chinois Xi Jinping a jugé opportun d’augmenter le pourcentage de paiements en monnaies nationales au sein de l’organisation. Il convient de noter que la relation de Xi entre cette question et d’autres à l’ordre du jour international est extrêmement importante lorsqu’il a fait référence à la responsabilité de l’OCS de faire face aux “révolutions de couleur” et à l’ingérence de puissances extérieures dans les affaires des pays de la région.
Dans ce domaine, le dirigeant chinois a proposé aux pays de l’OCS d’augmenter leurs paiements en monnaie nationale, les exhortant à lutter contre les sanctions économiques unilatérales, l’hégémonisme et la politique de puissance. Il a également appelé à la “coopération plutôt qu’à la concurrence”, exposant l’engagement de son pays à travailler ensemble pour la sécurité mondiale. Manifestement, Xi a lié la question de la dédollarisation à celle de la sécurité et de la souveraineté mondiales, lui conférant ainsi un caractère stratégique.
Du point de vue de la Russie, la concrétisation de cette initiative passe par la mise en place d’une alternative au système d’échange de messages financiers SWIFT. À cet égard, le président du conseil d’administration de la banque russe VTB - l’une des plus grandes du pays - Andrei Kostine, a proposé à la Banque centrale de Russie de créer un nouveau système bancaire pour le Sud, dans le but de réduire la dépendance à l’égard de la réglementation internationale. Kostine a fait valoir que le moment était venu de procéder à une transformation plus profonde, car il ne suffisait pas que chaque pays s’attaque au problème individuellement. Il a estimé qu’il fallait « entreprendre une réforme fondamentale pour construire un nouveau système de paiement international et l’infrastructure nécessaire à un marché mondial des capitaux ».
Pour concrétiser cette décision, le directeur de la VTB a établi une feuille de route en quatre points : la première consisterait à établir une alternative à SWIFT, la plupart des grandes banques russes ayant été déconnectées en raison des sanctions occidentales. Bien que la Russie, la Chine et l’Inde disposent de leurs propres systèmes de messagerie financière, ceux-ci ne sont ni unis ni cohérents.
Le deuxième point propose de remplacer l’actuel système usaméricain de banques correspondantes par une interconnexion entre les banques qui rejoignent le partenariat grâce aux nouvelles technologies, telles que la blockchain.
De même, il est essentiel de rechercher de nouveaux outils pour attirer les capitaux, en évitant qu’ils ne proviennent de l’Union européenne, comme c’est le cas actuellement. De même, il faut construire une infrastructure parallèle qui ne soit pas située en Occident, ce qui crée une extrême faiblesse pour les ressources financières qui peuvent faire l’objet de sanctions et de blocus.
Enfin, pour éviter l’effet des sanctions, Kostine propose de créer un “hub” [plaque tournante] international dans un pays du golfe Arabo-Persique qui fonctionnerait comme une alternative de règlement des dépôts, en profitant du fait que cette région « a une forte concentration de capitaux ».
Cependant, ce processus ne peut être considéré comme une question technique ; son dépassement vient des implications politiques et géopolitiques qu’il génère. Au fond, il s’agit d’une expression de la crise de l’hégémonie usaméricaine qui a commencé dans l’avant-dernière décennie du XIXe siècle ou, si nous l’envisageons dans une perspective plus large, nous pourrions parler d’une crise de l’hégémonie anglo-saxonne qui a commencé en 1763 après la victoire anglaise sur la France dans la guerre de Sept Ans et s’est consolidée en 1815 après la défaite napoléonienne à Waterloo.
Cependant, force est de constater que nous n’en sommes qu’au début du processus. Bien qu’en net déclin d’un point de vue stratégique militaire face à la Russie et à la Chine, les USA conservent une force militaire puissante et un appareil culturel et médiatique qui favorise leur hégémonie. Toutefois, comme l’indique le sociologue argentin Gabriel Merino, « le déclin de 10 % au cours des dix dernières années du dollar en tant que monnaie de réserve et moyen de paiement mondial témoigne d’un processus qui risque de s’aggraver dans les années à venir ».
Merino ajoute que les conditions sont en train d’être créées pour le développement d’un scénario “multi-monnaie ou bloc monétaire”. Son argument est étayé par le fait que l’utilisation du dollar comme arme de guerre économique accélère ce processus. La secrétaire au Trésor usaméricain, Janet Yellen, a elle-même déclaré que : « Les sanctions économiques imposées par les USA, en particulier à la Russie, constituent un “risque” pour l’hégémonie du dollar, pour lequel les pays concernés cherchent des alternatives. ». Bien que, selon elle, ces alternatives soient difficiles à mettre en place.
Merino observe que « les cycles d’hégémonie du système capitaliste mondial, les étapes de sa crise et son expression dans l’orbite économique, s’observent d’abord dans la perte de la primauté productive de l’hégémon (de nouveaux “ateliers du monde” apparaissent), puis dans le commerce mondial et, enfin, dans la monnaie et la finance. Nous entrons probablement dans cette dernière phase et il y aura un conflit central, qui sera défini par rapport à un processus global ».
En d’autres termes, la voie de la dédollarisation doit être considérée - comme l’a dit le président Xi Jinping - comme un processus large, marqué par la nécessité de garantir la sécurité et la stabilité de la planète, ce qui est très complexe lorsque le système international évolue vers la multipolarité.
Une différence avec le passé est que cette approche ne se limite plus aux pays du Sud. La participation de la Chine, de la Russie et du groupe des BRICS en tant que protagonistes actifs du processus pourrait être la garantie que, cette fois-ci, il est possible d’avancer dans un processus qui fracturera définitivement l’un des piliers fondamentaux de l’hégémonie usaméricaine et occidentale.