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26/04/2023

Miguel Ávila Carrera
La gauche chilienne ou le syndrome du parvenu

Miguel Ávila Carrera, Con Nuestra América, avril 2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Miguel Ávila Carrera est sociologue/historien et professeur de collège à Huechuraba, un quartier populaire de Santiago du Chili.

La fin du cycle politique post-dictatorial chilien, dont la protagoniste a été la nouvelle génération d’étudiants en rupture avec le système binominal, nous permet d’observer l’émergence d’un syndrome dans la gauche chilienne, celui du parvenu*, qui permet d’expliquer son virage vers la social-démocratie et le progressisme** de gauche dans le Chili daujourd'hui.

Gabriel Boric, vu du Venezuela

Le parvenu, nous dit Hannah Arendt, est un escaladeur social qui nie la réalité donnée, c’est-à-dire qu’il se nie lui-même : sa culture et sa vision politique, pour s’inclure dans la vie sociale des classes nanties, utilisent de préférence les structures de l’État, tant dans le domaine de la gestion que dans celui de la santé et de la reproduction culturelle. Elles exigent du sujet de nouvelles formes relationnelles, un langage avec les catégories de sens du monde libéral, il cherche de nouveaux espaces géographiques où habiter, niant ainsi sa propre condition humaine.

Son rôle d’escaladeur social ne se limite pas à assumer une consommation et des modes de vie, l’habitus selon Bourdieu, mais a une fonction beaucoup plus complexe, en projetant une image du “bon” sujet socialement accepté, avec des modèles de socialisation et des façons de comprendre la politique qui défendent les intérêts des classes hégémoniques. Le mode de vie nouvellement acquis est lié à des réseaux de coopération interclasse, sa dépendance à l’égard de l’État, et donc de ces relations, construit un petit espace-monde, recouvert d’un vernis intellectuel prétendument critique à l’égard de la réalité vécue, et donc fonctionnel par rapport au système économique, politique et culturel dominant. Ses relations avec le pouvoir l’obligent à abandonner le lieu de la critique et à “habiter” ses postes fonctionnels de pouvoir, niant ainsi la nécessité de le transformer. Il promeut de nouveaux oripeaux de combat, éloignés des travailleur·ses, excluant les ouvrier·ères et les paysan·nes de leur rôle central de moteur révolutionnaire, laissant la place à de nouveaux acteurs (identitaires) et à leurs nouvelles revendications (particulières), défendant l’ordre et soutenant les bases structurelles du système. 

Le parvenu de gauche construit des mécanismes de mimétisme liés aux images symboliques classiques de la gauche, comme Salvador Allende ou le Che, tout en trafiquant avec des grands dirigeants de la classe dominante. Ainsi, la musique contestataire, la littérature de critique sociale ou la poésie, le monde de la culture en général, quel que soit le genre, permettent la projection d’une image de continuité, historique et culturelle, qui a permis d’accoucher d’une “gauche” sociale-démocrate, d’une “gauche progressiste”, d’une gauche qui a besoin d’un adjectif.

Au cours de la première année du gouvernement du Frente Amplio, la conviction de la “gauche” progressiste et sociale-démocrate chilienne est devenue évidente. Des questions telles que la visite de l’ancienne ministre de l’Intérieur à une communauté mapuche en conflit sans la coordination nécessaire, le discours de “supériorité morale” véhiculé par les fonctionnaires du gouvernement, l’attitude violente du ministre de l’Éducation à l’égard d’une députée, sont autant de manifestations typiquement élitistes. Leur expression à l’égard de la majorité populaire du pays est devenue évidente après le plébiscite constitutionnel du 4 septembre 2022, lorsque le président de la République a traité de culs-terreux l’ensemble des classes populaires, et pas seulement celles et ceux qui ont rejeté le projet constitutionnel, et torpillé leur condition humaine, les représentant comme ignorants, sans idéologie, sans capacité à transformer le monde. Cela en dit long sur les attentes créées en termes d'intégration dans l'administration et la gestion de l'État, main dans la main avec le modèle néolibéral, et sur les relations entre les aristocrates libéraux progressistes et les parvenus de “gauche”.

La promotion de l’agenda de la sécurité publique, et la loi connue sous le nom de “gâchette facile”, nous permet de constater que l’élite “frenteamplista” au gouvernement a repris les oripeaux historiques de combat de la droite : ordre, répression, violence. Elle a assimilé leurs catégories d’analyse et leurs représentations sociales, donnant une nouvelle dimension au mépris de classe pour les culs-terreurs évoqué plus haut. Défendre l’État bourgeois et les relations sociales de la haute société est un geste de soumission à l’ordre étatique post-dictatorial, mais aussi de mise au pas disciplinaire des classes populaires, afin de permettre sa propre promotion personnelle, des gestes que nous pourrions caractériser comme des mutations du bail colonial chilien, des relations qui ne se construisent plus dans le cadre de l’hacienda ou du latifundium, mais désormais dans les structures de l’État.

NdT

*Sur les notions de paria et de parvenu chez Hannah Arendt, lire l’article lumineux d’Ariel Colonomos, Figures du parvenu, in Revue des Deux Mondes, juin 2002.

**On désigne comme “progressistes” en Amérique latine les gouvernements de gauche modérée/accommodante issus des élections depuis 2018, à savoir ceux d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique, Alberto Fernández en Argentine, Luis Arce en Bolivie, Pedro Castillo au  Pérou, Xiomara Castro au Honduras, Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et Lula bis au Brésil.