Frederic Wehrey, The New York
Review of Books, 3/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Le changement climatique a apporté une nouvelle dimension dangereuse à la
guerre des bandes politico-militaires
Vue d’une tempête de poussière dans le désert du Sahara, septembre 2014 ; Stocktrek/Getty
Images.
Dans un bureau exigu et éclairé par des lampes fluorescentes, un
fonctionnaire d’âge moyen et son équipe travaillent à ce qui est peut-être le
travail le plus important pour les futures générations de Libyens. C’est une
sorte de centre de commandement : des écrans d’ordinateur clignotants sur les
bureaux, des câbles partout, et des cartes satellites au mur marquées de
grandes spirales et de flèches. La bataille n’est pas contre un adversaire
militaire, comme les innombrables groupes armés et leurs soutiens politiques
qui se disputent le pouvoir et le butin économique dans cet État riche en
pétrole depuis l’éviction de Mouammar Kadhafi lors de la révolution de 2011
soutenue par l’OTAN. Le fléau est bien plus insidieux, et les élites du pays,
qui se chamaillent, semblent terriblement mal préparées à le combattre.
C’est le siège temporaire du Centre météorologique national de Libye, un
bâtiment en béton coulé indescriptible, niché sur la route Qurji, du nom d’un
capitaine de la marine ottomane qui a également fait construire une mosquée
ornée dans la vieille ville voisine. Le directeur du centre, Ali Salem
Eddenjal, affable et nerveux, m’accueille en s’excusant de l’exiguïté des lieux
: il a dû quitter un autre quartier de la capitale en raison de violents
affrontements entre milices, une histoire de déplacement forcé que de nombreux
Libyens ne connaissent que trop bien.
Pourtant, M. Eddenjal et son équipe poursuivent leurs efforts, surveillant,
analysant, prévoyant et rapportant avec diligence un flux de données alarmantes
que la plupart des Libyens connaissent déjà de première main. Le pays se
réchauffe, les sécheresses sont plus sévères et plus longues, les
précipitations plus rares, les tempêtes de sable et de poussière plus
puissantes et plus fréquentes. Ce dernier phénomène s’est manifesté de manière
spectaculaire en mars et en avril, lorsqu’un blizzard de particules s’est élevé
du Sahara et a recouvert Tripoli et sa région. La brume de couleur saumon,
stupéfiante sur Instagram, a entraîné la suspension des vols de l’aéroport de
la ville. Elle a également suscité un avertissement de la mission de l’Union européenne en Libye, selon lequel les autorités
du pays devaient s’attaquer aux effets actuels et imminents du changement
climatique.
C’est un avertissement qu’Eddenjal, qui a rédigé une thèse sur le
changement climatique, n’a pas besoin d’entendre. Depuis des années, il prévoit
les effets dévastateurs du réchauffement climatique anthropique sur son pays de
près de sept millions d’habitants qui souffre d’un manque d’eau, effets qui
seront exacerbés par des années de conflit, de corruption, de délabrement des
infrastructures et de détérioration de l’environnement. Le tableau saisissant
qu’il brosse augure à bien des égards l’avenir d’une grande partie de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. La
température annuelle moyenne de la Libye, ainsi que celle de l’ensemble du sud
de la Méditerranée, augmente plus rapidement que celle du reste du monde, et
devrait augmenter de deux degrés Celsius d’ici 2050. Les précipitations
annuelles diminuent à un rythme tout aussi rapide, tandis que le niveau de la
mer le long de la côte libyenne augmente de trois millimètres par an.
Dans un pays désertique où la grande majorité de la population réside dans
une étroite bande de territoire près de la mer, ces changements seront
catastrophiques. Alors que la chaleur, la sécheresse et l’insécurité
alimentaire font des ravages à l’intérieur de la Libye, les infrastructures de
services et d’assainissement déjà faibles des villes du nord vont céder sous l’afflux
de Libyens de l’arrière-pays, qui rejoignent les milliers de citoyens toujours
déplacés par la guerre. L’eau potable, dont 80 % est puisée dans des aquifères
fossiles situés en profondeur dans le désert par un système de canalisations
appelé “Grande rivière artificielle”, va diminuer en raison de l’évaporation
des réservoirs ouverts et de l’extraction non durable. La hausse des
températures s’accompagne également d’une augmentation de la demande d’électricité,
qui poussera un réseau surchargé jusqu’au point de rupture, avec des
conséquences dangereuses pour la santé et la sécurité alimentaire. Pendant ce
temps, les tempêtes se déchaîneront sur des systèmes de drainage de mauvaise
qualité, et certaines zones côtières, comme la ville portuaire orientale de
Benghazi, seront gravement endommagées ou inondées.
Des Libyens pataugent dans des eaux de crue suite à de fortes pluies à
Tripoli, Libye, octobre 2022. Mahmud Turkia/AFP/Getty Images
À cette crise s’ajoutent deux précarités flagrantes. La dépendance de la
Libye à l’égard des exportations pétrolières pour financer le budget gonflé du
secteur public - qui emploie 85 % de la population - l’a dangereusement exposée
à la baisse imminente des prix mondiaux du pétrole, connue sous le nom de “pic
pétrolier”, résultant de la transition vers les énergies renouvelables et des
engagements en faveur de la réduction nette des émissions de carbone. De plus,
le minuscule secteur agricole libyen, en déclin rapide, et la dépendance de la
Libye à l’égard des importations pour plus des trois quarts de ses denrées
alimentaires la rendent tout aussi vulnérable aux chocs alimentaires. Il est
facile d’imaginer le cataclysme qui se profile à l’horizon : des pertes
humaines et une ruine économique vertigineuses, accompagnées de la dissolution
violente du pays en une mosaïque de territoires dirigés par des milices
prédatrices utilisant l’eau, l’électricité, le carburant et la nourriture comme
sources d’autorité.
Les signes avant-coureurs de cette dystopie sont déjà là. Rappelez-vous,
par exemple, le spectacle, il y a quelques années, des habitants de Tripoli
creusant pour trouver de l’eau à travers le béton à l’extérieur de leurs
maisons, après le sabotage de la Grande Rivière artificielle - une cible
privilégiée des criminels et des milices dans le sud. Ou encore la lutte que se
livrent les quartiers de la capitale et de ses environs, soutenus par des
groupes armés, pour le rationnement de l’électricité pendant les chauds mois d’été.
Ou encore les blocages trop fréquents des ports et des champs pétroliers par
des groupes armés et des factions politiques, qui contribuent aux longues files
d’attente pour le gaz et l’électricité lors des pannes et créent un marché pour
les générateurs privés de combustibles fossiles qui crachent des gaz d’échappement
à proximité des habitations.
Mais les signes avant-coureurs les plus tragiques de l’avenir climatique
qui s’assombrit sont les milliers de réfugiés et de migrants libyens, dont
beaucoup viennent des États subsahariens, qui ont fui les pénuries
alimentaires, la violence et la pauvreté écrasante - des difficultés exacerbées
par la dégradation de l’environnement et les événements climatiques - pour
subir d’horribles abus aux mains des trafiquants et des groupes armés libyens,
parfois soutenus par l’État libyen et, indirectement, par une Europe de plus en
plus nativiste.
Eddenjal sait tout cela et plus encore. Mais pour l’instant, il veut me
parler des tempêtes de sable.