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13/08/2023

GIANFRANCO LACCONE
Le consommateur idéal n’existe pas

Gianfranco Laccone, climateaid.it, 10/82023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

 

Il y a quelques jours, j’ai été frappé par le titre d’un article de quotidien : « Ceux qui ont peur sont les consommateurs idéaux ». Une affirmation péremptoire suivie d’un discours très discutable, pour ne pas dire incorrect, qui visait à identifier la capacité à lire et à comprendre la réalité, en la manipulant pour son propre usage et sa propre consommation, dans un groupe dominant, en la considérant capable d’induire un changement dans la “consommation” par la peur d’un avenir sombre déterminé par le changement climatique. J’ai souri en considérant que l’auteur de l’article lui-même, après tout, appartient à l’une des élites dirigeantes, qui pense manifestement d’une manière différente de celle qu’il décrit, et utilise l’un des moyens habituels de communication des élites (de quelque parti que ce soit).

 


-Purée, vous bouffez tout ça ?
-Vous savez, on vient d'acheter un nouveau WC

Altan


Ce que je veux dire, c’est qu’une lutte de pouvoir entre groupes est évidente sur la planète aujourd’hui, qui n’a pas grand-chose à voir avec les résultats scientifiques.  Les conclusions scientifiques sur la gravité du changement climatique étaient acceptées par une minorité, même parmi les chercheurs, il y a encore vingt ans ; aujourd’hui, données à l’appui, le changement climatique est presque unanimement considéré comme un processus auquel nos actions ont donné une impulsion défavorable. Dans notre mode de vie, il est important de considérer l’accélération des phénomènes atmosphériques et des changements induits : paradoxalement, il est relativement plus important de comprendre à quelle vitesse nous devrons changer nos habitudes et quelle est la cause sur laquelle nous pouvons intervenir, que de déterminer si la planète se dirige vers un climat torride ou une nouvelle ère glaciaire.

 

Des phénomènes extrêmes vont se succéder dans des régions où cela ne s’est jamais produit jusqu’à présent, mettant à rude épreuve les habitudes sociales et les productions diffuses, à commencer par la production agricole. Enfin, nous avons pris conscience - mieux vaut tard que jamais ! - que dans un monde fini, il ne peut y avoir de consommation infinie, c’est pourquoi nous devrons agir simultanément dans plusieurs domaines : régénérer les outils de la vie (mieux prendre soin de son alimentation, en équilibrant la consommation et la santé, faire de la prévention par une vie moins stressante) ; réduire les résidus de la consommation qui ne peuvent être utilisés par d’autres êtres vivants (plantes, animaux, micro-organismes) ; et toujours réutiliser les matériaux rares récupérés. La réduction du CO2 dans l’atmosphère ne peut être obtenue uniquement en remplaçant les combustibles fossiles par d’autres systèmes renouvelables, mais aussi en réduisant l’impact de la consommation que la société de marché a généré.

 

Depuis l’avènement de la société industrielle, la consommation des produits est l’objectif explicite de toute production et le consommateur dans les plans commerciaux est devenu un stéréotype “idéal”. Au fil du temps, nous nous sommes rendu compte que la consommation totale n’existe pas, car ce que nous n’utilisons pas, nous le retrouvons partout (voir le plastique), ce que nous utilisons mal et en grande quantité, nous le retrouvons même dans la graisse de notre organisme, et ce qui s’avère toxique au fil du temps tue le vivant, souvent de manière subtile et discrète.

 


L'idéal, c'est quelque chose qui expire après ma mort
-Altan

 

Au contraire, le consommateur est une personne en chair et en os, qui change en fonction des habitudes, des possibilités, de la culture, et si, par la peur ou la manipulation, on peut obtenir un consensus, la “peur” dans un régime de marché ne peut pas pousser à la consommation. Le ressort de la consommation est l’idée d’amélioration, et pour ce faire, nous ne pouvons que stimuler les valeurs positives. La peur engendre les spéculations.

 

Le changement des habitudes et des comportements à partir de la période de la pandémie est quelque chose de très complexe, une phase que l’humanité a traversée au cours de différentes périodes historiques, lorsque de petites réalités autosuffisantes sont nées par opposition à de grandes agrégations administratives, souvent organisées en société de castes. Aujourd’hui, un changement similaire est en cours (évidemment avec des formes adaptées à la réalité actuelle), qui produira une consommation réduite par rapport à celle d’aujourd’hui, éventuellement organisée en circuits courts. Ce sera le déclin (sans regrets) de nombreux événements (tourisme de masse, méga-concerts), devenus de plus en plus ingérables.

 

Ce n’est pas une conspiration qui en est la cause, mais les conditions mêmes dans lesquelles fonctionne le marché qui développent les changements socioculturels ; par exemple, si la circulation et l’approvisionnement dans les mégapoles deviennent problématiques, il n’y a pas d’autre moyen que de raccourcir les circuits et de favoriser l’autoconsommation à commencer par l’énergie, en développant le marché local pour une masse de besoins aujourd’hui liés aux circuits internationaux. Tous les produits ou services ne prendront pas ces caractéristiques mais, à mon avis, nos habitudes changeront beaucoup : la voiture de mes petits-enfants ne sera plus un symbole de statut comme elle l’était pour ma génération, aussi parce qu’il y en aura certainement moins (elles coûteront plus cher) alimentées par d’autres énergies que les combustibles fossiles.

 

L’erreur de considérer la consommation induite par la peur de la catastrophe est de croire que les règles de la consommation sont toujours les mêmes en tout temps et en tout lieu. Au contraire, les consommateurs changent de peau et, de plus en plus, ils peuvent choisir de devenir producteurs de ce qu’ils consomment. Le cas le plus frappant, qui commence à peine à se développer, est celui du “prosommateur” d’énergie, la personne qui produit seule ou avec d’autres l’énergie qu’elle consomme et qui peut décider comment et quand le faire non seulement pour elle-même mais aussi pour d’autres, influençant ainsi le système de production d’une nouvelle manière. Cet aspect est encore peu étudié, surtout en Italie où il est pratiquement inexistant, en attendant la création du système des Communautés d’ énergie renouvelable (CER).

 

Le changement social produit par ce changement de rôles ne reçoit que peu d’attention de la part de tous les acteurs du système (syndicats, associations de consommateurs, associations patronales et commerciales, administrateurs et gouvernements), qui se disent en paroles extrêmement intéressés, mais qui, en pratique, se montrent engagés dans la défense des privilèges, petits ou grands, qu’ils ont obtenus au fil du temps, au lieu d’ouvrir de nouvelles voies au bien-être collectif et à la coopération. Les plus attentifs semblent être les bureaux de marketing et les instituts de sondage qui, cependant, analysent les changements à des fins individuelles et souvent très limitées.

 

Enfin, une question que nous nous posons tous : les “Persuadeurs clandestins” existent-ils ? Je me souviens que c’était le titre du livre publié en 1957 par Vance Packard, une balise du consumérisme, qui nous apprenait comment, pour induire des comportements d’achat de masse et d’uniformisation, les flatteries et les sirènes de la vie tranquille de la classe moyenne usaméricaine passaient par des messages publicitaires directs mais aussi des messages “subliminaux”, précurseurs du marché des fake news d’aujourd’hui. Près de quarante ans après cette première alerte, en 1995, deux auteurs britanniques, Tim Lang et Yiannis Gabriel, écrivent “The Unmaneageable Consumer. Contemporary Consumption and its Fragmentations” [Le consommateur ingérable. La consommation contemporaine et ses fragmentations], constatant que, loin d’une homologation totale, la fragmentation des typologies et de l’idée même de consommation s’était produite au fil du temps, créant un fossé divergent entre les rêves des industriels et des détaillants et ceux des consommateurs eux-mêmes. Mais même dans ce cas, les auteurs ont montré que si les consommateurs continuaient à rêver de gérer la consommation, la réalité produisait des situations dans lesquelles c’était exactement le contraire qui se produisait sans que ceux qui géraient l’offre ne puissent orienter les comportements.

 

Aujourd’hui, les dynamiques entre les différents produits sont encore plus divergentes et contradictoires, et les changements dans l’organisation industrielle et commerciale correspondent également aux différentes caractéristiques anthropologiques des consommateurs. Rappelons que le monde de la consommation n’est pas motivé par la peur de quelque chose, mais par l’aspiration à une vie meilleure.

 

C’est dans cette réalité que l’intelligence artificielle (IA) est introduite, et pour comprendre ces changements, il est nécessaire d’étudier les comportements réels et de ne pas se limiter aux sondages ou, pire, aux likes sur certains médias sociaux.  


 

 

05/07/2023

LUIS CASADO
L’inflation

Luis Casado, Politika, 5/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

“Qui me prête une échelle
pour monter sur la croix
et enlever les clous
à Jésus de Nazareth ?

Antonio Machado

 

Si je vous demande ce qu’un mathématicien étudie ou sait, vous me répondez : « Les mathématiques ! » Si je demande de qui s’occupe un médecin, la réponse est : « De la santé de ses patients ». Si je demande ce que sait ou de quoi s’occupe un économiste... j’attends la réponse.

À l’origine, la question centrale de ce que l’on a appelé l’économie politique portait sur la répartition des richesses créées par les efforts de tous. Vous souvenez-vous d’avoir lu ou entendu quelque chose à ce sujet récemment ?

Un économiste explique que les “facteurs de production”, c’est-à-dire le travail et le capital, doivent être rémunérés de manière à ce que la production soit attrayante et ait un sens. Depuis l’abolition de l’esclavage, il existe une lutte que Marx a appelée « lutte des classes » : les détenteurs du travail et du capital tentent d’obtenir la meilleure rémunération possible.

Il est facile de comprendre que si la rémunération du capital augmente, celle du travail diminue et vice versa. Le « surplus » qui reste après le paiement de la rémunération du travail et du capital - surplus que l’on appelle aussi profit - est ajouté à la rémunération du capital. Connaissez-vous un entrepreneur qui partage le profit avec ses travailleurs ?

Améliorer le “taux de rentabilité” est l’obsession du capitaliste. Augmenter son salaire est l’obsession du travailleur. Pendant ce temps, en fonction de l’état de la demande, les prix de tel ou tel produit - pétrole, cuivre, grilles de barbecue, etc.- montent ou beissant. En tout cas, c’est ce que dit un économiste...

Aurel

À Rostov, par exemple, le prix des billets d’avion pour la Turquie a été multiplié par dix lorsque les troupes mercenaires d’Evgueni Prigojine - Wagner - se sont emparées de la ville. Le coût de production d’un tel service n’avait pas changé, mais la “demande”, imposée par les oligarques russes, a provoqué cette hausse.

Shakespeare, dans sa pièce Vie et mort du roi Richard III, raconte que, vaincu à la bataille de Bosworth (1485), Richard III, désespéré de s’enfuir et de sauver sa vie, prononça la célèbre phrase : « Un cheval, un cheval, mon royaume pour un cheval ». L’inflation du prix des chevaux à l’heure des comptes  fut grave…

Une hausse généralisée des prix est un phénomène appelé “inflation”, dont il est utile de connaître les causes. Il est alors plus facile de s’attaquer à l’inflation pour la réduire ou l’éliminer. Certains (Irving Fisher, Milton Friedman, les monétaristes) ont prétendu que l’inflation provient d’un excès de monnaie en circulation. Cet excès génère une augmentation de la demande de biens et de services. Si la production de ces biens et services n’augmente pas en même temps, il y a inflation.

Lorsque les banques centrales augmentent les taux d’intérêt, elles le font pour réduire la demande de monnaie, et donc l’inflation. Elles parviennent généralement à provoquer une baisse de l’activité productive, voire une récession et une hausse du chômage... alors que l’inflation est toujours là, merci.

Dans les années 1980, la masse monétaire a augmenté plus que la production, et il n’y a pas eu d’inflation. Dans les années 1990, elle a augmenté au même rythme que la production, et il y a eu de l’inflation. Lorsque la crise de 2008 a éclaté, les banques centrales ont émis de la monnaie en quantités industrielles, souvenez-vous de l’assouplissement quantitatif, et il n’y a pas eu d’inflation. Les taux d’intérêt des banques centrales sont tombés à zéro, et ont même été négatifs : elles ont payé pour emprunter !

L’augmentation de la masse monétaire n’est pas miraculeusement transférée dans les poches des citoyens. Lorsque les Banques centrales ont connu leur diarrhée monétaire à partir de la crise de 2008, la seule chose qui a augmenté, c’est le prix des actifs financiers. Et à cela, le populo n’a pas participé, c’est clair pour vous ?

Il arrive généralement, c’est la chose la plus fréquente, que les prix augmentent... sauf les prix du travail : les salaires restent à leur niveau et leur “pouvoir d’achat” diminue. Pas besoin de s’appeler Marx pour comprendre que dans ce cas la demande baisse... Pourtant, l’“inflation” continue. Pourquoi ?

Certains prétendent que l’inflation est toujours la manifestation de conflits dans la répartition des richesses générées par les efforts de tous, ou en d’autres termes, que le but de l’“inflation” est de réduire la rémunération du travail, en augmentant la rémunération du capital. Les gens sont méchants...

Il n’échappera pas à votre sagacité que lorsque les banques centrales augmentent les taux d’intérêt, le coût de location du capital augmente. Pour rembourser et toucher sa part de profit, l’entrepreneur doit obtenir un taux de rendement plus élevé... et le seul moyen - nous l’avons déjà vu - est de réduire la rémunération du travail. Ou... d’auimenter ses prix, ce qui revient à peu près au même.

Il faut préciser que ceux qui mesurent l’“inflation” forcent un peu les statistiques. La presse française titrait il y a quelques jours que l’inflation annuelle était tombée à un peu plus de 4 %. Alléluia ! Mais, et c’est un grand mais, elle omettait de préciser que l’inflation alimentaire (qui représente une part importante des revenus des pauvres) était montée à 14 %...

L’indice “inflation” est un agrégat qui comprend les produits de base (loyer, nourriture, etc.) et les produits et services de luxe. Ce sont ces derniers qui ont baissé... Capisc ? Si vous n’achetez pas une Porsche tous les ans ou si vous ne partez pas en vacances à Tahiti, vous ne vous rendez pas compte que l’inflation s’est modérée. Un travailleur qui vit et travaille à Barcelone (pour ne citer qu’un exemple), ne paie que la moitié de son salaire en loyer. Le reste est consacré à l’essentiel : la nourriture, le transport et deux ou trois autres choses.

John Maynard Keynes (1883 - 1946), le célèbre économiste anglais, a prouvé que les théories monétaristes sont un leurre. Les faits lui ont donné raison.

Aujourd’hui encore, avec l’inflation, les familles modestes subissent un effet inattendu de la relativité einsteinienne : le temps s’allonge et il est de plus en plus difficile de joindre les deux bouts. Le pire, disait Coluche, ce sont les 30 derniers jours....

En résumé, l’inflation produit ce que les économistes patentés appellent “la reconstitution des marges des entreprises”, qui obtiennent une plus grande part du gâteau, réduisant celle qui revient aux pauvres bougres.

Les Banques Centrales, qui connaissent la chanson, prennent le taureau par les cornes : augmenter les taux d’intérêt, pour lutter contre l’inflation, produit, comme on l’a dit, une récession, donc du chômage, et par conséquent un excès de travail sur le marché du travail, ce qui détermine ce qu’on appelle la “modération salariale” ou la baisse des salaires, qui contribue à améliorer la rémunération du capital. C’est-y pas beau, l’’économie?

Dans un récent travail réalisé en France par un patriote nommé Philippe Askénazy (Paris Sciences Economiques, CEPREMAP, IZA), dans le cadre d’une conférence organisée par l’Institut National de la Statistique (INSEE), on peut lire ce qui suit :

« À priori, la répartition de la valeur ajoutée ou la répartition primaire des revenus semble une notion simple. Pour un euro de richesse créée, les travailleurs reçoivent A de rémunération et le reste, 1-A, rémunère les capitalistes".

A = Part du travail = Rémunération du travail / Valeur ajoutée.

 « En France, la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail est au centre de controverses récurrentes depuis au moins 20 ans. La baisse de la part du travail au milieu des années 1980 a donné lieu à deux interprétations très différentes. D’une part, il ne s’agit que d’un retour à la “normalité” historique et internationale qui ne nécessite aucune intervention particulière. D’autre part, ce recul serait le résultat d’une déformation durable qui soulignerait un déséquilibre pouvant appeler un rééquilibrage en faveur du travail et de la demande (Timbeau, 2002) ou un dysfonctionnement des institutions, en particulier de la régulation du marché du travail (Blanchard, 2005) ».

Graphique : part du travail dans la valeur ajoutée en France (source : Piketty).

Le même ouvrage d’Askénazy souligne ce qui suit :

« La question du partage ne se limite pas à la France, l’effondrement de la part du travail aux États-Unis pose également la question d’une relance de la dynamique salariale au sein même de l’administration Bush ».

Par pitié, et dans l’intérêt de mon temps et de la longueur de cette note, je n’inclus pas ici les données du Chili. Cela ne m’empêchera pas de le faire plus tard.

L’important, pour l’instant, est de comprendre les raisons qui ont déclenché le processus inflationniste et les remèdes miraculeux que les banques centrales nous proposent, remèdes qui se révéleront pires que le mal.

De nombreux économistes de renom affirment haut et fort que la hausse des taux d’intérêt n’est pas la solution à l’inflation et qu’elle n’aboutira qu’à une nouvelle récession.

Surprenez-moi !


05/02/2023

JORGE MAJFUD
Les cent millions de morts du communisme
Et les mille millions du capitalisme

 Jorge Majfud, Escritos Críticos, 29/1/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Résumé d’un chapitre du livre à paraître “Moscas en la telaraña” (Des mouches dans la toile d’araignée)

Je sais que ce n’est nécessaire d’aucun point de vue, mais pour commencer, je tiens à préciser que je ne suis pas communiste. J’ai d’autres idées, moins parfaites, sur ce que devraient être la société et le monde, qui n’est pas celui-ci, si fanatiquement fier de ses propres crimes. Mais comme j’ai horreur de la propagande du maître qui accuse toute autre forme de pensée de propagande, me voici à contre-courant une nouvelle fois.

Dans La frontera salvaje (2021), nous nous sommes arrêtés à l’Opération Oiseau-Moqueur, l’un des plans les plus secrets et, en même temps, les plus connus de la guerre psychologique et culturelle organisée et financée par la CIA pendant la guerre froide. Examinons maintenant l’un des cas les plus médiatisés et viralisés des années 1990, Le Livre noir du communisme, publié par l’ex- maoïste Stéphane Courtois et d’autres universitaires en 1997. Nous ne nous attarderons pas maintenant sur la psychologie bien connue du converti, car ce n’est pas nécessaire. Le livre était une sorte de Manuel du parfait idiot latino-américain*, mais du premier monde et avec beaucoup plus de vie médiatique.


Ce livre est à l’origine des innombrables publications sur les réseaux sociaux sur “les cent millions de morts du communisme”, alors que ses auteurs eux-mêmes estiment un nombre inférieur, entre 65 et 95 millions. Les spécialistes du domaine (les auteurs ne le sont pas) ont noté que Courtois a répertorié tous les événements où un pays communiste était impliqué et a pris le chiffre le plus élevé dans tous les cas.

Par exemple, la Seconde Guerre mondiale est attribuée à Hitler et à Staline, alors que c’est le second qui est le principal responsable de la défaite du premier, et que c’est le premier, et non le second, qui a causé cette tragédie. En outre, il conclut que Staline a tué plus qu’Hitler, sans examiner les raisons de chaque tragédie et en attribuant à Staline une partie des 70 à 100 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’un a commencé la guerre et l’autre l’a terminée. Les vingt millions de morts russes sont attribués à Staline. Les spécialistes de l’ère soviétique estiment la responsabilité de Staline à un million de morts, ce qui est un chiffre horrible, mais bien en deçà de ce qui lui est attribué et encore plus loin de tous les massacres causés par les autres superpuissances victorieuses, les anciens alliés de Staline.

En 1945, le général LeMay a dévasté plusieurs villes japonaises, dont Nagoya, Osaka, Yokohama et Kobe, trois mois avant les bombes atomiques. Dans la nuit du 10 mars, LeMay ordonne le largage de 1 500 tonnes d’explosifs sur Tokyo à partir de 300 bombardiers B-29. 500 000 bombes pleuvent de 1 h 30 à 3 h du matin. 100 000 hommes, femmes et enfants ont été tués en quelques heures et un million d’autres ont été gravement blessés. Un précédent pour les bombes au napalm a été testé avec succès. "Les femmes couraient avec leurs bébés comme des torches enflammées sur le dos", se souviendra Nihei, un survivant. "Je ne m’inquiète pas de tuer des Japonais", a déclaré le général LeMay, le même général qui, moins de deux décennies plus tard, recommanderait au président Kennedy de larguer quelques bombes atomiques sur La Havane pour résoudre le problème des rebelles barbus. Au début des années 1980, le secrétaire d’État Alexander Haig dira au président Ronald Reagan : "Donnez-moi juste l’ordre et je transformerai cette île de merde en un parking vide".

Le livre de Courtois énumère deux millions de morts en Corée du Nord attribués au communisme sur les trois millions de morts totaux, sans tenir compte du fait que les bombardements aveugles du général MacArthur et d’autres “défenseurs de la liberté” ont anéanti 80 % du pays. Depuis 1950, des centaines de tonnes de bombes ont été larguées en une seule journée, qui, selon Courtois, ses répétiteurs de Miami et l’oligarchie latino-américaine, n’auraient pas été responsables de la mort de nombreuses personnes.

Courtois compte également un million de morts au Vietnam à cause des communistes, sans considérer qu’il s’agissait d’une guerre d’indépendance contre les puissances impériales de la France et des USA, qui a fait au moins deux millions de morts, dont la plupart n’étaient pas des combattants mais ont subi les classiques bombardements aériens usaméricains (inaugurés en 1927 contre Sandino au Nicaragua) et l’utilisation du produit chimique Agent Orange, qui a non seulement a rayé de la carte un million d’innocents sans distinction mais dont les effets sur les mutations génétiques se font encore sentir aujourd’hui.

Il attribue également la barbarie du régime des Khmers rouges au Cambodge entièrement au “communisme”, juste parce que le régime était communiste, sans mentionner que Pol Pot avait été soutenu par Washington et les entreprises occidentales ; que c’est le Vietnam communiste qui a vaincu les USA, ce qui a mis fin à cette barbarie, alors que l’Occident a continué à soutenir les génocidaires en les reconnaissant à l’ONU comme gouvernement légitime jusque dans les années 1980. Entre 1969 et 1973, il est tombé plus de bombes sur le Cambodge (500 000 tonnes) que sur l’Allemagne et le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Il en a été de même pour la Corée du Nord et le Laos. En 1972, le président Nixon a demandé : « Combien en avons-nous tué au Laos ? » Ce à quoi son secrétaire d’État, Ron Ziegler, a répondu : « Environ dix mille, ou peut-être quinze mille ». Henry Kissinger a ajouté : « Au Laos, nous avons également tué environ dix mille, peut-être quinze mille personnes ». Le dictateur communiste qui suivra, Pol Pot, dépassera largement ce chiffre, massacrant un million de ses concitoyens. Les Khmers rouges, enfants de la réaction anticolonialiste contre l’Occident, ont été soutenus par la Chine et les USA. C’est un autre régime communiste, celui du Vietnam, qui a vaincu les USA, a mis fin au massacre de Pol Pot après le massacre de 30 000 Vietnamiens. Outre les personnes massacrées par les bombes de Washington rien qu’au Laos et au Cambodge, des dizaines de milliers d’autres personnes continuent de mourir depuis la fin de la guerre, à cause de bombes qui n’ont pas explosé lors de leur largage.

Le plus grand nombre ajouté aux 94 millions de victimes du communisme concerne la famine catastrophique qui a sévi dans la Chine de Mao dans les années 1960. Cette famine de 1958-62 n’a pas fait 60 millions mais, très probablement, entre 30 et 40 millions et n’était en aucun cas un plan d’extermination délibéré et raciste, à la manière ceux des nazis en Allemagne ou des Britanniques en Inde. La nécessité de l’industrialisation a été répétée dans des pays comme le Brésil et l’Argentine, et leur seul péché a été d’être en retard. Dans le cas de la Chine, elle a combiné une politique désastreuse avec des problèmes climatiques. Néanmoins, l’espérance de vie en Chine a commencé à s’améliorer rapidement à partir des années 1960. Pendant la même période de la guerre froide, le nouvel État démocratique indien a commencé à améliorer l’espérance de vie de sa population. Mais cela n’était pas dû à un quelconque plan, mais simplement au fait de ne plus être une colonie affamée, brutalisée et pillée par l’Empire britannique, qui, rien qu’entre 1880 et 1920, a été responsable de la mort de 160 millions de personnes.

1878

Cependant, en cette période de démocratie capitaliste en Inde, les décès attribuables à l’absence de réformes sociales s’élèvent à 100 millions. Amartya Sen, économiste mondialement primé et professeur à l’université de Harvard, et Jean Drèze, de la London School of Economics, avaient publié en 1991 Hunger and Public Action, où ils analysaient avec une rigueur statistique plusieurs cas négligés de famines mondiales causées par des systèmes, des modèles et des décisions politiques. Au chapitre 11, ils observent : « Si l’on compare le taux de mortalité de 12 pour mille de l’Inde avec celui de 7 pour mille de la Chine et si l’on applique cette différence à une population de 781 millions d’habitants en Inde en 1986, on obtient une estimation de la surmortalité en Inde de 3,9 millions par an ».

La presse grand public n’a pas repris l’histoire et le monde n’en a pas entendu parler. Au contraire, six ans plus tard, Le Livre noir du communisme et d’autres ouvrages du même genre commercial, qui se vendent vite, se consomment vite et sont faciles à digérer, sont devenus célèbres comme par magie.

Nous avons précédemment analysé la position de l’intellectuel et diplomate indien et britannique Shashi Tharoor et des professeurs Jason Hickel et Dylan Sullivan sur l’impact des politiques impériales du capitalisme, qui contredit les récits populaires les plus promus par les médias grand public et les agences gouvernementales, ce qui pourrait être résumé par l’une de leurs conclusions : "Dans toutes les régions étudiées, l’incorporation dans le système mondial capitaliste a été associée à une baisse des salaires en dessous du minimum vital, à une détérioration de la taille humaine et à un pic de la mortalité prématurée ».

Si, avec les mêmes critères que Courtois et ses répétiteurs, on continuait à compter les millions d’indigènes tués aux Amériques dans le processus qui a rendu le capitalisme possible en Europe, les dix millions de morts au moins que le roi belge Léopold II a laissés dans l’entreprise appelée Congo et tant d’autres massacres de Noirs en Afrique qui n’ont pas d’importance, ou en Inde, ou au Bangladesh, ou au Moyen-Orient, on dépasserait facilement plusieurs centaines de millions de morts dans n’importe quel Livre noir du capitalisme.

Plus que ça. Utsa Patnaik, économiste de renom et professeure à l’université Jawaharlal Nehru, a calculé que la Grande-Bretagne a volé à l’Inde 45 billions de dollars rien qu’entre 1765 et 1938 et a causé, au cours de ces siècles, la mort non pas de cent millions mais de plus d’un milliard de personnes. Le chiffre auquel aboutit son livre publié par Columbia University Press de New York, qui semble à première vue exagéré, n’est pas moins excessif que celui attribué par Courtois sur la même base - mais mieux documenté.

Un seul des deux récits fait les gros titres et atteint sa cible : dans les démocraties détournées, ce n’est pas le poids des vérités qui compte, mais la somme des opinions inoculées.

NdT

* Manuel du parfait idiot latino-américain : essai de de Plinio Apuleyo Mendoza, Carlos Alberto Montaner et Álvaro Vargas Llosa (le fils), préfacé par Mario Vargas Llosa (le père), publié en 1996, qui se voulait une réponse “libérale” aux Veines ouvertes de l’Amérique latine (1971) d’Eduardo Galeano. Les auteurs ont récidivé en 2077 avec une suite, El regreso del idiota (Le retour de l’idiot). Commentaire d’Atilio Boron sur l’opus : « un catalogue de trivialités, de mensonges et de faussetés sur les causes du sous-développement de nos pays et qui, selon l’analyse incisive de ces auteurs, est dû au penchant malsain des Latino-américains pour l’étatisme et le caudillisme (...) une monstruosité, préfacée par Mario Vargas Llosa, qui démontre irréfutablement que la droite est incapable de produire des idées et que son discours est incapable de transcender le niveau des bons mots, le niveau le plus élémentaire et primaire de l’intellection. » (in Página 12, 29/3/2008)

 

06/10/2022

WORKERS WORLD
Un ouragan, deux systèmes

Éditorial du Workers World,   3/10/2022

Original  One hurricane, two systems 

Español  Un huracán, dos sistemas

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les images et les récits dramatiques de la dévastation causée par l'ouragan Ian continuent de dominer l'actualité. Le nombre de morts, qui avoisine les 100 à l'heure où nous écrivons ces lignes, devrait encore augmenter. Plus d'un million de personnes sont toujours privées d'électricité en Floride, des centaines de milliers sont privées d'eau. Des maisons ont été rasées, des routes et des ponts emportés. Et d'autres horreurs trop nombreuses pour être énumérées.

Des vies ont été bouleversées par un ouragan monstre, l'un des plus puissants jamais enregistrés, dont le diamètre s'étendait sur toute la largeur de la péninsule de Floride.

Dans les grands médias commerciaux, les histoires de yachts et de résidences secondaires endommagés semblent être plus nombreuses que les reportages sur l'impact disproportionné de la tempête sur les personnes à faible revenu, les classes populaires et surtout les personnes de couleur. Mais la réalité ne peut être cachée : Un grand nombre de propriétaires et de locataires à faible revenu - qui n'avaient pas les moyens de s'assurer ou qui se démènent pour trouver les fonds nécessaires au paiement des franchises requises pour déposer une demande d'indemnisation - sont désormais sans abri.

Le fossé entre les classes sous le capitalisme se révèle le plus brutalement chaque fois qu'une soi-disant “catastrophe naturelle” se transforme soudainement en un désastre économique pour la classe ouvrière.

Ces crises révèlent le fait que l'objectif premier de l'État capitaliste n'est pas d'aider les personnes dans le besoin. Il suffit de considérer le nombre de décès dans le comté de Lee, qui comprend Fort Myers, qui auraient pu être évités si l'évacuation avait été mieux organisée. La responsabilité de ce mauvais timing incombe au gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, et aux responsables du comté de Lee.

Même après l'émission des ordres d'évacuation obligatoire, le shérif du comté de Lee, Carmine Merceno, a refusé d'évacuer la prison du comté, qui compte 457 lits, laissant les prisonniers en danger. Dans tout l'État, seuls 2 500 prisonniers environ, sur 81 000, ont été évacués. (Democracy Now, 29 septembre)

06/09/2022

KEEANGA-YAMAHTTA TAYLOR
‘“Bon sang oui, nous sommes subversif·ves”
Note de lecture de l’autobiographie d’Angela Davis et d’une anthologie d’auteures communistes noires

Keeanga-Yamahtta Taylor, The New York Review of Books, 22/9/2022
Traduit par Fausto Giudice

Keeanga-Yamahtta Taylor est professeure Leon Forrest d'études afro-américaines à l’Université Northwestern (Evanston, Illinois). Elle est l'auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation (2016) [fr. Black Lives Matter, Le renouveau de la révolte noire américaine, Agone, 2017) et How We Get Free : Black Feminism and the Combahee River Collective (2017). @KeeangaYamahtta

Malgré toute son influence en tant que militante, intellectuelle et écrivaine, Angela Davis n'a pas toujours été prise autant au sérieux que ses pairs. Pourquoi ?

Angela Davis, par  Johnalynn Holland, NYRB

Ouvrages recensés :

Angela Davis: An Autobiography
by Angela Y. Davis
Haymarket, 358 pp., $28.95

Organize, Fight, Win: Black Communist Women’s Political Writing
edited by Charisse Burden-Stelly and Jodi Dean
Verso, 323 pp., $29.95 (paper)

En 1969, un étudiant de l'UCLA qui était aussi un agent infiltré du FBI a révélé dans le journal du campus que le département de philosophie de l'école avait récemment embauché un membre du Parti communiste. Une semaine plus tard, le San Francisco Examiner rapportait que cette personne était une professeure de vingt-cinq ans nommée Angela Davis.

Le conseil des Régents de l'Université de Californie a convoqué Davis et lui a demandé si elle était communiste. Oui, répondit-elle. « Bien que je pense que cette appartenance ne nécessite aucune justification, écrit-elle au conseil, je veux que vous sachiez qu'en tant que femme noire, je ressens le besoin urgent de trouver des solutions radicales aux problèmes des minorités raciales et nationales dans les USA capitalistes blancs. » Le conseil l'a renvoyée, la mettant sous les feux des projecteurs nationaux sur les questions de liberté académique et les effets persistants de l'anticommunisme de la guerre froide.

Un juge a contesté la décision du conseil, estimant qu'il n'avait pas le droit de licencier Davis en raison de ses affiliations politiques. Pendant le processus d'appel, elle a été autorisée à enseigner (avec des critiques élogieuses). Mais quelques mois plus tard, le conseil, dirigé par le gouverneur de l'époque, Ronald Reagan, renvoya Davis. Cette fois, ils ont affirmé que son discours politique ne convenait pas à un professeur d'université, citant sa déclaration : « Bon sang, oui, nous sommes subversif·ves…et nous allons continuer à être subversif·ves jusqu'à ce que nous ayons subverti tout le satané système d'oppression. »

Alors que le destin professoral de Davis passait par les tribunaux, elle s'impliqua dans une campagne réclamant justice pour trois prisonniers connus sous le nom de Soledad Brothers, qui étaient accusés d'un meurtre en représailles d'un gardien de prison blanc. L'un des frères était le célèbre écrivain et panthère noire George Jackson, avec qui Davis aurait une relation amoureuse.

En août 1970, quelques mois seulement après le deuxième licenciement de Davis, Jonathan, le frère de Jackson âgé de dix-sept ans, a pris le contrôle d’un palais de justice dans le comté de Marin. Il interrompit le procès de deux détenus noirs, leur donna des armes et tenta d'enlever le juge, le procureur et les membres du jury. Les gardes ont ouvert le feu. Jonathan Jackson, le juge, le procureur et les deux détenus ont été tués.

Les armes utilisées par Jonathan Jackson avaient été enregistrées par Davis. Elle les avait achetées bien avant qu'il ne prenne d'assaut le palais de justice, par souci de sa sécurité. Depuis l'article de l’Examiner, Davis avait reçu des menaces de mort quotidiennes. De plus, en tant que membre du Black Panther Party à Los Angeles, elle avait vu les efforts de la police pour détruire le groupe. En décembre 1969, trois cents policiers ont utilisé des grenades et de la dynamite pour assiéger le quartier général du parti à Los Angeles. Au mois de mai suivant, des troupes de la Garde nationale ont tué des étudiants non armés dans l'État du Kent, dans l'Ohio, et la police a tué des étudiants manifestant au Jackson State College, dans le Mississippi. La répression de la gauche, en particulier de la gauche radicale noire, s'intensifiait.

Alors, quand les nouvelles de la fusillade du palais de justice ont atteint Davis, elle a conclu qu'il valait mieux partir en cavale. À partir d'août 1970, Davis était sur la liste des personnes les plus recherchées du FBI, la troisième femme jamais apparue sur cette liste. Elle a été arrêtée en octobre, dans un motel à New York, et a passé seize mois en prison en attendant d'être jugée - principalement en isolement cellulaire, parce que les fonctionnaires craignaient son influence sur les femmes détenues. Au début, Davis était passible de la peine de mort. Cinq jours après l'abolition de la peine de mort par la Cour suprême de Californie en février 1972, elle a été autorisée à obtenir une mise en liberté sous caution. Son procès a commencé en mars. Personne ne croyait qu'elle aurait un procès équitable, alors le président Richard Nixon a personnellement invité quatorze scientifiques soviétiques à l'observer par eux-mêmes.

Le portrait de Davis s'est répandu dans tout le pays, non plus sur des affiches, mais sur des badges, des dépliants et des t-shirts. Une campagne « Free Angela Davis » a éclaté dans le monde entier. Aretha Franklin s'est engagée à payer sa caution en espèces, « non pas parce que je crois au communisme, mais parce qu'elle est une femme noire qui veut la liberté pour tous les Noirs ». Davis devint un symbole pour la liberté d'expression, pour les femmes qui parlaient ouvertement, et pour le militantisme noir, une incarnation de l'agitation et de la rébellion qui définissaient l'époque.

Pourtant, elle a travaillé pour détourner l'attention de sa situation personnelle et vers le mouvement. Même dans le moment étonnant où la présidente du jury a lu le verdict de non-culpabilité - le jury ayant trouvé des preuves insuffisantes pour étayer sa participation à l’acte de Jonathan -, elle a redirigé l'attention vers la campagne internationale qui avait exigé sa liberté. Davis a décrit cette décision comme une « victoire du peuple ».

Le cinquantième anniversaire de l'acquittement historique de Davis pour meurtre, enlèvement et conspiration, accusations qui lui avaient fait risquer autrefois une exécution, a été peu remarqué en juin dernier, mais en tant que penseuse, elle peut être aussi influente aujourd'hui qu'elle ne l'a jamais été. Depuis les soulèvements de Baltimore et de Ferguson, dans le Missouri, jusqu'aux manifestations de l'été 2020, la dernière décennie n'a pas été une période de pragmatisme et d'obéissance des Noirs, comme y a insisté Jaime Harrison, président (noir) du Comité national démocrate, mais une ère de rébellion des Noirs. L'acharnement des récentes manifestations, la lueur des bâtiments en feu et la brutalité pure de la police en réponse ont provoqué des souvenirs du radicalisme noir des années 1960. Et les débats que ces protestations ont inspirés ont également été des débats sur la façon de se souvenir d'une ère antérieure de militantisme et de pensée politique noirs - et sur la meilleure façon de poursuivre cette tradition.

Il y a deux façons prédominantes de mal comprendre la tradition radicale noire. D'un côté, les libéraux ont soutenu que l'émergence du radicalisme noir dans les années 1960 avait suscité une réaction blanche et gâché la bonne volonté acquise par le mouvement des droits civiques,  plus appétissant. « Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous admettrons qu'il y a eu des moments où certains d'entre nous, prétendant faire pression pour le changement, se sont égarés », a déclaré le président Barack Obama en 2013, lors d'un événement marquant le cinquantième anniversaire de la Marche sur Washington. « L'angoisse des assassinats a déclenché des émeutes auto-vaincues. Des griefs légitimes contre la brutalité policière ont été invoqués pour justifier un comportement criminel. » C'est ainsi, explique Obama, « que les progrès ont stagné. C'est comme ça que l'espoir a été détourné. C'est ainsi que notre pays est resté divisé. »

De ce point de vue, le mouvement des droits civiques représente un « progrès graduel » contre les excès de la politique radicale noire. Mais cette dichotomie entre le patient mouvement des droits civiques et l'autodestruction du mouvement de libération des Noirs ne tient pas la route à la lumière de l'examen historique. Et cela oblitère la relation entre les deux parties : l'insurrection noire de la fin des années 1960 a été menée par des personnes désillusionnées par la lenteur du changement, même après l'adoption d'une législation très vantée sur les droits civils.

Ce point de vue, hélas, persiste chez les politiciens qui pensent que Bernie Sanders n'a pas remporté la majorité des voix des démocrates noirs dans les primaires présidentielles de 2020 parce que les électeurs noirs sont tout simplement trop pragmatiques et ont trop à perdre. Ou chez Jim Clyburn, l'ancien président du caucus noir du Congrès et actuellement le troisième démocrate à la Chambre. Après les manifestations de l'été 2020, Clyburn a déclaré que lui et feu John Lewis avaient convenu en privé que la demande de définancement de la police « pourrait saper le mouvement BLM, tout comme « Burn, baby, burn » [Brûle, bébé, brûle]- un slogan des émeutes de Watts - « a détruit notre mouvement dans les années soixante ».

« John ne crierait jamais : ‘Brûle, bébé, brûle’ », dit Clyburn. En fait, lorsque Lewis devait prendre la parole lors de la Marche sur Washington, Bayard Rustin et A. Philip Randolph le pressaient de changer ses propos à la dernière minute, craignant que ses commentaires ne soient si incendiaires qu'ils pourraient offenser les responsables du Parti Démocrate, tous les deux faisant pression pour qu’ils agissent plus rapidement sur la législation des droits civils. « Le temps viendra où nous ne limiterons pas notre marche à Washington », avait prévu Lewis de dire.

Nous marcherons à travers le Sud, à travers le cœur de Dixie, comme Sherman l'a fait. Nous poursuivrons notre propre politique de la terre brûlée et brûlerons Jim Crow jusqu’à l’os sans violence. Nous allons fragmenter le Sud en mille morceaux et les reconstituer à l'image de la démocratie. Nous rendrons l'action des derniers mois minable.

Le fait n'est pas que Lewis était un radical de libération des Noirs, mais qu'en 1963, il était aussi frustré et en colère au sujet du rythme du changement que le sont les radicaux noirs d'aujourd'hui qui exigent que la police ne soit plus financée.

L'autre incompréhension des années 1960 vient généralement de jeunes gens qui cherchent l'inspiration d'un précédent mouvement de libération des Noirs. Les militants radicalisés d'aujourd'hui peuvent parfois se livrer à la nostalgie pour ce qui est essentiellement une unité imaginaire, comme si les années 1960 avaient été une période définie par l'efficacité organisationnelle et la clarté politique. Cela rend parfois plus difficile de se souvenir à la fois des provocations incessantes dirigées contre les militants du mouvement par la police et les agents fédéraux et des désaccords politiques au sein du mouvement lui-même. Comme toujours à gauche, il y avait une tension sur les rôles de leadership que les femmes devraient avoir, si les USA étaient fascistes, et si l'organisation multiraciale était nécessaire ou souhaitable. Parfois, nous négligeons une histoire plus douloureuse de récriminations, de sectarisme et d'intolérance politique et sociale parmi ceux qui, à part ça, étaient camarades. Ces désaccords peuvent expliquer pourquoi Davis - pour toute son influence en tant que militante, intellectuelle et écrivaine - n'a pas toujours été prise autant au sérieux que ses pairs de l'époque.

Ces dernières années, de nombreux universitaires et militants se sont efforcés de retrouver l'histoire de ces luttes de masse.

En particulier, ils ont essayé d'examiner le travail du Parti communiste. Dans leur nouvelle collection Organize, Fight, Win, qui rassemble les écrits des femmes communistes noires à partir des années 1920, Jodi Dean et Charisse Burden-Stelly fournissent une généalogie des souches du féminisme noir qui ont émergé dans le cadre de la radicalisation des années 1960. Elles établissent une lignée qui relie la politique radicale et l'émergence de Davis dans les années 1960 aux femmes noires qui, dès les années 1920, avaient aidé à analyser ce qu'elles appelaient le « triple fardeau » de la race, du genre et de la classe comme base de leur oppression. Comme Davis, elles se considéraient comme faisant partie d'une lutte mondiale contre le capitalisme et le colonialisme et pour le socialisme et un monde meilleur.

Les contributions, les observations, l'expérience et l'originalité de Davis dans le cadre de cette tradition ont souvent été négligées même si ses contemporains masculins des années 1960 ont été examinés de manière exhaustive. Pourquoi ? En tant que femme queer noire, Davis ne s'intègre pas dans des versions de l'histoire radicale qui valorisent de façon prévisible les hommes noirs - de Martin Luther King Jr. à Malcolm X, Fred Hampton et Huey Newton - comme sujets dignes et compliqués.

De nombreuses biographies et documentaires ont ignoré non seulement Davis et d'autres femmes, mais aussi les mouvements auxquels elles et des milliers de personnées ordinaires étaient attachés. Une série de biographies critiques qui sont apparues peu après l'arrestation de Davis n'ont pas réussi à capter sa croyance que sa radicalisation politique était l'expérience typique des autres jeunes Noirs. Toni Morrison a qualifié l'un de ces portraits de « vue cyclopéenne d'Angela Davis qui laisse au lecteur une biographie totalement inutile, en quelque sorte offensante dans son regard borgne ».

Une autre raison pour laquelle Davis a été négligée est son appartenance au Parti communiste. Les communistes ont longtemps été accusés d'invoquer l'antiracisme pour recruter des Noirs à leur cause sans s'intéresser véritablement à leur bien-être. Richard Wright, un ancien membre, a décrit sa désillusion avec le parti dans American Hunger ; Ralph Ellison, dans Invisible Man, s'est demandé si l'engagement des communistes envers l'antiracisme était vraiment réel.

Pour sa part, en 1968 Davis a rejoint une branche entièrement noire du parti à Los Angeles, dont les membres avaient une réputation locale en tant que bons et fiables militants. Dans son écriture, comme les femmes communistes noires qui l'ont poursuivie, elle est allée bien au-delà de la ligne du parti, en théorisant sur l'imbrication de la race, de la classe et du genre dans la vie des femmes noires des années avant que « intersectionnalité » ne soit dans les salles de classe et sur chaque chyron nerveux. Elle a même critiqué le parti en tant qu’ organisation nationale : il n'a pas accordé « une attention suffisante aux dimensions nationales et raciales de l'oppression du peuple noir, et donc submergé les caractéristiques spéciales de notre oppression sous l'exploitation générale de la classe ouvrière ».

Elle a quitté le parti en 1991 à cause de ce qu'elle décrit comme un manque de démocratie interne. Tout au long, elle était lucide dans sa compréhension de ses lacunes, mais la longévité de son mandat signifiait qu'elle pouvait être rejetée comme son porte-parole. Son adhésion avait également causé de la rancœur chez certains Afro-USAméricains pris dans la peur du rouge de longue date.

Depuis cinq décennies maintenant, Davis est une écrivaine prolifique et une intellectuelle public, expliquant à un large public comment l'inégalité raciale façonne la vie des Noirs. Son essai prophétique révolutionnaire « The Black Woman' s Role in the Community of Slaves » (1971), dédié à George Jackson et écrit à partir de la prison du comté de Marin en attendant d'être jugée, portait autant sur la résistance des femmes noires à l'esclavage que sur la critique acerbe du Rapport Moynihan de 1965 sur la pauvreté noire, qui offrait une vision déformée des matriarches noires émasculant les hommes noirs, idée qui était devenue populaire parmi les hommes noirs dans le mouvement révolutionnaire.

Davis avait été sceptique à l'égard du mouvement des femmes, le jugeant essentiellement blanc et de classe moyenne. Puis, en prison, elle a vu comment la race et la pauvreté chevauchaient le genre et rendaient les femmes détenues, en particulier celles qui étaient enceintes, particulièrement vulnérables à l'État. Cela l'a persuadée d'intégrer le genre dans ses analyses politiques - tout comme la théorie concoctée par les procureurs selon laquelle Davis a participé au siège du tribunal pour libérer son amant, George Jackson (une femme bafouée !). À l'époque, les écrits de Davis étaient des interventions nécessaires pour construire l'unité entre les hommes et les femmes noirs au sein du mouvement. Ce n'est que plus tard qu'ils ont fini par être considérés comme du « féminisme noir ».

Davis a presque quatre-vingts ans. Elle reste politiquement active et très visible, une source d'inspiration pour les jeunes militant·es et organisateur·trices internationaux·ales. Elle n'a pas disparu dans le milieu universitaire après son procès, pas plus qu'elle n’a renoncé à ses idées radicales. Au lieu de cela, au cours du demi-siècle qui s'est écoulé depuis son acquittement, elle a continué à faire campagne contre les prisons et au nom des détenu·es. Elle a également continué d'embrasser la politique de l'internationalisme, de défendre l'autodétermination pour les Palestiniens, de dénoncer les abus de la police au Brésil et de lutter contre le néolibéralisme en Afrique du Sud. Elle reste controversée : en 2019, le Birmingham Civil Rights Center a annoncé qu'il honorait Davis, puis a annulé le prix dans ce qui a été largement considéré comme une réaction à son soutien à la campagne de Boycott, désinvestissement et sanctions contre Israël, seulement pour rétablir le prix plus tard ce mois-ci.

Aujourd'hui, près de cinquante ans après sa première publication en 1974, Davis a sorti une nouvelle édition d'Angela Davis : An Autobiography, un texte historique de la politique noire de gauche. Aujourd'hui, il est populaire de voir le socialisme comme une préoccupation des jeunes hommes blancs ; la réédition nous rappelle la longue tradition de l'implication des Noirs dans les organisations socialistes et communistes, et de l'éclat de cette éminente femme noire radicale. Il préserve le texte des deux premières éditions avec quelques corrections mineures de faits : Davis reconnaît dans une nouvelle préface longue et perspicace que ses vues ont évolué ou que son langage aujourd'hui serait différent. (« Je ne suis que trop consciente des façons dont les suppositions masculinistes m'ont empêché de comprendre l'impact des régimes carcéraux sur les femmes », écrit-elle au sujet de ses observations homophobes sur les relations queer derrière les barreaux.) Une autobiographie reste un document important pour comprendre l'ampleur de la radicalisation politique dans les années 1960 ainsi que sa lignée étendue, car l'histoire personnelle de Davis est intimement liée à celle du mouvement noir de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours.

Davis est née à Birmingham, en Alabama, en 1944. Après une éducation élémentaire dans les écoles noires locales sans ressources, elle a poursuivi ses études dans des écoles privées blanches d'élite du Nord-Est. Sa famille n'était pas riche mais avait des liens à l'extérieur du Sud qui lui donnaient, ainsi qu'à ses frères et sœurs, accès à un monde au-delà du Birmingham jimcrowisé - des liens qui passaient presque entièrement par des membres noirs du Parti communiste. Elle a ensuite étudié la philosophie en Europe ; à vingt-cinq ans, elle était professeure adjointe à l'UCLA.

Ce n'était pas, se plaignaient certains critiques de An Autobiography, l'expérience des Noirs ordinaires. Mais Davis a vu quelque chose de général dans son histoire de vie : la contradiction entre les proclamations officielles des USA comme société libre et démocratique et le racisme quotidien qu'elle et ses pairs ont enduré. C'est ce qui l'a radicalisée. « Certes, depuis 1959–1960, les Noirs dans leur ensemble dans ce pays ont fait d'énormes progrès dans la conscience de la nécessité de la libération, et je pense que j'en fais partie », a-t-elle déclaré à Ebony en 1972. « Tout comme je pouvais signaler des centaines, des milliers d'autres hommes et femmes noirs de mon âge qui ont connu presque le même type de développement. »

Pendant les quinze premières années de la vie de Davis, le gouvernement fédéral a utilisé tout son pouvoir pour marginaliser le Parti communiste et criminaliser sa participation. Dans une série de procès entre 1949 et 1958, 108 communistes ont été reconnus coupables d'avoir prôné le renversement du gouvernement et condamnés cumulativement à plus de quatre cents ans de prison. En 1947, le président Harry Truman a signé un décret établissant un programme fédéral de fidélisation des employés afin d'éliminer les communistes qui travaillaient peut-être dans la bureaucratie. Près de cinq millions de travailleurs fédéraux ont fait l'objet d'enquêtes. En 1950, la loi McCarran exigeait que les membres des « organisations d'action communiste » s'inscrivent auprès du procureur général. Ces efforts législatifs et d'autres ont contribué à créer un climat de suspicion et de récriminations. Des listes noires ont été créées qui compilaient les noms des vrais communistes et aussi de toute personne jugée sympathisante de la cause, coûtant à des milliers de personnes leurs moyens de subsistance.

Pour Davis, ces persécutions étaient personnelles. Sallye Davis, sa mère, avait été une dirigeante du Southern Negro Youth Congress (SNYC), une organisation cofondée par des membres noirs du Parti communiste et qui faisait campagne contre la taxe de vote et pour le droit de vote. Sallye Davis avait organisé, au nom des Scottsboro Boys, neuf jeunes Noirs accusés à tort d’avoir violé deux femmes blanches. On en sait moins sur l'activité politique du père d'Angela Davis, Frank, mais John Abt, l'avocat du Parti communiste, a écrit dans son autobiographie que Frank l'avait contacté personnellement pour lui demander de la représenter lorsqu'elle était emprisonnée à New York.

Beaucoup des amis d'enfance les plus proches de Davis, dont Claudia et Margaret Burnham, avaient des parents qui étaient des leaders noirs dans le parti. (Margaret, tout en travaillant comme avocate pour le Fonds de défense juridique de la NAACP, était un membre central de l'équipe juridique de Davis).

Dorothy Burnham - dont des écrits figurent dans Organize, Fight, Win- avait quitté New York pour Birmingham avec son mari, Louis, pour se joindre à la lutte contre le racisme et Jim Crow. L'anticommunisme était un phénomène national, mais la répression était particulièrement aiguë dans le Sud, où les fonctionnaires blancs attribuaient les revendications de droits civils à l'agitation extérieure des provocateurs communistes. À la fin des années 1940, Bull Connor, le fonctionnaire local réputé pour avoir fait lâcher des chiens sur des enfants noirs lors de manifestations en 1963, a forcé les Burnham à quitter Birmingham pour retourner à New York.

Lorsque Davis a commencé à fréquenter l'école secondaire à New York, son réseau d'amitié s'est élargi pour inclure les enfants des principaux membres du parti. Parmi eux, Harriet Jackson, fille de James Jackson et Esther Cooper Jackson, anciens dirigeants de la SNYC. Elle est aussi devenue amie de Mary Lou Patterson, la fille de William Patterson, surtout connu pour sa pétition de 1951 aux Nations Unies, « We Charge Genocide », qui a été soumise à Paul Robeson et qui a soutenu que le racisme du gouvernement usaméricain était un crime punissable, et avec Bettina Aptheker, dont le père était le célèbre historien du parti Herbert Aptheker, le plaignant dans une affaire de la Cour suprême de 1964 qui a contesté avec succès la constitutionnalité des interdictions fédérales de passeport pour des membres du parti.

Dans son autobiographie, Davis souligne que, précisément parce qu'elle a associé le Parti communiste avec les parents de ses amis, cela lui a d'abord semblé être une vieille organisation conservatrice. Mais ces relations contredisaient aussi les représentations officielles et populaires des communistes comme faux-jetons. Cela n'avait jamais été son expérience, ce qui signifiait qu'elle était jusqu'à un certain point imperméable à l'anticommunisme de son époque. Elle compare son expérience de la lecture du Manifeste communiste au lycée à celle d'être frappée par « un éclair ». Il offrait un moyen de donner un sens aux règles et règlements déconcertants qui maintenaient Jim Crow intact :

Les yeux lourds de haine sur Dynamite Hill ; le rugissement des explosifs, la peur, les pistolets cachés, la femme noire en pleurs à notre porte, les enfants sans déjeuners, l'effusion de sang dans la cour d'école, les jeux sociaux de la classe moyenne noire, Shack I/Shack II, l'arrière du bus, les fouilles policières, tout ça s’est combiné. Ce qui avait semblé être une haine personnelle de ma part, un refus inexplicable des Blancs du Sud d'affronter leurs propres émotions, et une volonté obstinée des Noirs d'acquiescer, est devenue la conséquence inévitable d'un système impitoyable qui s'est maintenu en vie et bien en encourageant la méchanceté, la concurrence et l'oppression d'un groupe par un autre.

Davis a passé une partie de ses années universitaires à Paris, à la Sorbonne, et a finalement suivi un programme d'études supérieures à Francfort. Là, elle a embrassé son statut de protégée de l'intellectuel marxiste Herbert Marcuse, dont elle avait assisté à des conférences pendant sa dernière année à Brandeis [première université financée par la communauté juive, Boston, NdT], en entreprenant des études doctorales de philosophie à l'Université Goethe (Francfort) avec des théoriciens dont Theodor Adorno et Jürgen Habermas. Entretemps, sa politique radicale s'approfondissait. À Paris, elle avait rencontré la résistance algérienne à l'occupation française, et maintenant en Allemagne, elle était sous l'influence du mouvement étudiant de masse. Mais elle avait ses propres batailles à mener à la maison.

Davis retourna aux USA en 1967. Elle se rendit à San Diego pour poursuivre ses études avec Marcuse, qui enseignait alors à l'UCSD. Elle a également décidé de se joindre aux activités politiques du mouvement de libération des Noirs à Los Angeles. Surtout après ses expériences à Francfort, cela signifiait faire partie d'une organisation. « En 1968, j'ai réalisé à quel point j'avais besoin de trouver un collectif », écrit-elle.

L'activité individuelle - sporadique et déconnectée - n'est pas un travail révolutionnaire. Le travail révolutionnaire sérieux consiste en des efforts persistants et méthodiques à travers un collectif d'autres révolutionnaires pour organiser les masses pour l'action. Comme je me considérais depuis longtemps comme un marxiste, les alternatives qui s'offraient à moi étaient très limitées.

Ne trouvant aucun point d'entrée clair ou facile dans le mouvement noir, elle dut créer le sien. Davis a aidé à organiser un syndicat d'étudiants noirs à l'UCSD et, ce faisant, a développé des liens avec l'organisation au-delà du campus. Mais elle découvrit rapidement à quel point le terrain du mouvement noir était compliqué. Dans les années qui ont suivi les émeutes de Watts à Los Angeles, le Congrès noir, qui représentait les nombreux groupes différents travaillant dans le mouvement, était devenu le centre de l'organisation radicale en Californie du Sud. C’était une bagarre constante pour positionner son groupe comme faisant partie de la direction du congrès, essayant de distinguer son groupe du reste en invoquant sa supériorité politique ou son zèle révolutionnaire.

Ces divergences pouvaient dégénérer en violence politique et ce fut bel et bien le cas. À l'automne 1967, lors d'une conférence de jeunes Noirs visant à promouvoir l'unité à Los Angeles, une fusillade a éclaté entre des membres de l'Organisation culturelle nationaliste américaine, dirigée par Ron Karenga, le créateur de Kwanzaa, et un groupe appelé United Front. Les tensions pouvaient facilement avoir été manipulées par des informateurs du FBI ou d'autres personnes voulant perturber l'activité organisationnelle de la gauche noire. « Au milieu du chaos qui a suivi la fusillade », se souvient Davis, « j'ai lu la littérature, participé à certains ateliers et découvert que la seule chose que nous avions vraiment en commun était la couleur de peau. Pas étonnant que l'unité fût fragile. »

Davis a finalement rejoint le Student Non-Violent Coordinating Committee (SNCC), qui, en Californie du Sud à la fin des années 1960, était très différent de l'organisation étudiante de défense des droits civiques qui avait été fondée en 1960 en Caroline du Nord. La branche de Los Angeles du SNCC était issue d'un compromis négocié entre le Black Panther Political Party et le Black Panther Party for Self-Defense , qui avait été formé en Californie du Nord en 1966. Davis rappelle dans son autobiographie qu'une panthère d'Oakland a exigé

que votre putain de parti se débarrasse du nom de Black Panther Party. En fait, vous feriez mieux de le changer pour le putain de Parti des Chattes Roses. Et si vous n'avez pas changé de nom d'ici vendredi prochain, on va tous vous buter.

Avec l'aide de James Forman, qui dirigeait le SNCC à l'échelle nationale, le chapitre de la côte Ouest est né.

Le SNCC s'est rapidement implanté dans la communauté en s'organisant contre les brutalités policières et en développant un programme d'éducation politique dont Davis était responsable. En quelques mois, le groupe était devenu populaire et influent. Davis l'appellerait « l'une des organisations les plus importantes de la communauté noire de Los Angeles ». Mais les succès ont été de courte durée. Au fil du temps, deux problèmes se sont développés qui ont engendré de profonds conflits politiques.

Le premier était le sexisme, qui sapait le travail quotidien du groupe. Davis décrit des hommes, inquiets de leur leadership au sein de l'organisation, accusant des dirigeantes de comploter pour un « coup d'État matriarcal ». « On m'a beaucoup critiquée (…) pour avoir fait le travail d'un homme », écrit-elle.

Je me suis familiarisée très tôt avec la présence généralisée d'un syndrome malheureux parmi certains militants noirs - à savoir confondre leur activité politique avec une affirmation de leur malveillance. Ils ont vu - et certains continuent de voir - la virilité noire comme quelque chose de distinct de la féminité noire. Ces hommes considèrent les femmes noires comme une menace à leur réalisation de la virilité, en particulier les femmes noires qui prennent l'initiative et travaillent pour devenir des leaders à part entière.

Le deuxième problème était l'anticommunisme. Les hommes qui constituaient la direction du chapitre local du SNCC s'opposaient à la proéminence de Franklin Alexander au sein du groupe parce qu'il était communiste. Finalement Alexander a été expulsé. Il ne s'agissait pas seulement de conflits sectaires, mais d'un conflit motivé par des divergences politiques de fond. Le rôle de Davis dans la direction de l’« école de libération » a été critiqué parce qu'elle enseignait le marxisme dans le cadre de ses cours d'éducation politique, où les chefs de groupe croyaient qu'il serait préférable d'enseigner aux gens des compétences commerciales pratiques qui pourraient aider à leur survie à la place.

La plupart des lois utilisées pour intimider les communistes au niveau national avaient été déclarées inconstitutionnelles à la fin des années 1960. Mais la stigmatisation sociale de l'appartenance au parti est restée, même parmi les étudiants et la gauche radicale noire émergente. Le Parti communiste a été harcelé par le gouvernement usaméricain, et sa propre direction répressive - avec ses positions toujours changeantes et équivoques, son opposition sectaire intense aux opposants politiques, et son soutien rigide et non critique à l'Union soviétique - a également terni sa réputation parmi les intellectuels et les militants.

Et pourtant, les crises de plus en plus profondes au sein de la gauche révolutionnaire noire - direction autoritaire ; sexisme suffocant, y compris la subordination des femmes dirigeantes ; lignes politiques erratiques ; une tendance à glorifier la violence au lieu d'organiser la lutte de masse - ont néanmoins ouvert la voie à Davis dans le parti. En 1968, son entrée est venue par une branche entièrement noire de Los Angeles appelée le Che-Lumumba Club. Le chapitre de Los Angeles du SNCC comprenait non seulement Franklin Alexander, mais aussi sa compagne, Kendra, une autre cadre du parti. Davis était amoureuse de la sophistication politique de Charlene Mitchell, la sœur aînée de Franklin, une organisatrice du parti qui s'est portée candidate à la présidence des USA sur un ticket du Parti communiste en 1968.

D'après l'expérience de Davis, non seulement les dirigeantes, les organisatrices et les penseuses politiques du parti - les communistes californiens étaient dirigés par la dissidente Dorothy Healy -, mais tous ses camarades la traitaient comme une égale, respectueux de son sens de l'organisation et de ses contributions politiques. Selon elle, le Parti communiste avait une compréhension claire de l'oppression et de l'exploitation sous le capitalisme, et il centrait également sa doctrine sur la construction d'un mouvement de masse multiracial enraciné dans la classe ouvrière. L'engagement de longue date de Davis envers l'organisation multiraciale provient de l'influence de ses parents et, comme elle l'a expliqué dans l’anthologie Feminist Freedom Warriors (2018), elle avait besoin de quelque chose de plus grand que le Black Panther Party :

Mes expériences au sein du Parti communiste m'ont donné ce cadre global, cette façon de m'identifier non seulement aux luttes de travailleurs et aux luttes qui étaient menées par des personnes d'autres origines raciales et ethniques, des travailleurs blancs, et ainsi de suite, mais aussi du monde.

Ce n'était pas tant un impératif moral que le seul moyen logique de réussir une révolution aux USA. Tout ce qui n'impliquait pas « les masses » était désespérément utopique.

Son rejet du nationalisme noir a mis Davis en contradiction avec les courants dominants de la gauche radicale noire. Elle a été « troublée » quand, en 1968, elle a entendu Stokely Carmichael dire à une conférence de Black Power à Los Angeles que « en tant que peuple noir…nous devons oublier le socialisme, qui est une création européenne, et commencer à penser au communisme africain ». Aux USA, écrit-elle :

lorsque les Blancs sont considérés indistinctement comme des ennemis, il est pratiquement impossible d'élaborer une solution politique…. J'ai appris que tant que la réponse noire au racisme resterait purement émotionnelle, nous n'irions nulle part.

Une Autobiographie a été écrite à l'instigation de l'éditrice de Davis à Random House, Toni Morrison. Davis craignait qu'à vingt-huit ans, elle ne soit trop jeune pour écrire des mémoires, mais Morrison l'encouragea à écrire une « autobiographie politique ». Dans la première édition du livre, Davis écrit qu’

il met l'accent sur les personnes, les événements et les forces de ma vie qui m'ont propulsé vers mon engagement actuel. Un tel livre pourrait servir un but très important et pratique. Il y avait la possibilité que, après l'avoir lu, plus de gens comprendraient pourquoi tant d'entre nous n'ont pas d'autre alternative que d'offrir nos vies - nos corps, notre connaissance, notre volonté - à la cause de notre peuple opprimé.

Elle espérait également que d'autres « pourraient être inspirés à rejoindre notre communauté de lutte croissante ».

Sa réticence à se concentrer sur elle-même dans sa propre autobiographie n'a pas disparu. « Je suis plus convaincue que jamais que nous devons nous engager dans une critique implacable de notre centrage sur l'individu », avertit Davis dans sa nouvelle préface. Elle est une autoanalyste réticente, tiraillée entre raconter son histoire et refuser l'indulgence séduisante de réduire des événements historiques importants à sa propre implication. Son récit est moins motivé par le besoin que les gens comprennent son moi émotionnel que de se situer au sein d'un mouvement politique plus large et d'utiliser son expérience pour faire la lumière sur les expériences de sa génération.

L'autobiographie a donné à Davis l'occasion de reprendre son histoire de vie, que les médias traditionnels avaient grossièrement déformée pendant son incarcération. Ces évaluations de la psychologie pop de Davis se sont reportées aux critiques originales du livre. « S'il y a une Angela Davis séparée de la femme communiste, écrit l'écrivain noir Julius Lester, Davis ne la connaît pas et a peu envie de le faire…. Sa volonté est si forte que, parfois, elle est effrayante. » La recherche de la « vraie » ou « autre » Angela Davis sent le sexisme, tout comme l'hypothèse que sa vie n'a pas été entièrement consommée par la politique - qu'il doit y avoir un intérieur construit autour d'autres désirs.

Il est difficile d'imaginer qu'une telle question soit posée à Malcolm X. « Si ce livre concernait un homme », écrivait Morrison en réponse à un rapport d'un lecteur exprimant son inquiétude quant au manque d’« humanité » dans le manuscrit,

certains problèmes de crédibilité ne se poseraient jamais. La vraie question que vous posez est :  pourquoi elle ne pense pas et ne se comporte pas comme une femelle ?… Comme ça serait bien si Angela était une vraie Jane Fonda et non Jeanne d'Arc.

Pour les critiques masculins de Davis, son manque « effrayant » de désir sexuel ou romantique et sa position inadaptée dans le monde de la politique révolutionnaire l'ont transformée en une figure exotique et ont permis de rejeter ses contributions politiques et intellectuelles. Cette perception n'est pas seulement inexacte - elle écrit intimement sur son amour pour George Jackson, pour commencer -, elle continue également à marginaliser le travail des femmes radicales de l'époque.

L'un des engagements les plus complets avec les idées de Davis peut être trouvé dans le livre primé d’Ibram Xolani Kendi' Stamped at the Beginning (2016), qui utilise sa vie pour comprendre les cinquante dernières années de la lutte contre le racisme. Et pourtant, Kendi interprète mal la politique de Davis pour expliquer ses propres idées. Kendi et Davis partagent « l'antiracisme » comme objectif politique, mais ils veulent dire des choses très différentes par ce mot. Pour Kendi, le racisme est le produit de politiques publiques erronées qui produisent des disparités dans la vie sociale, politique et économique. En conséquence, il voit la résolution de ces disparités dans la prise du pouvoir électoral par les « antiracistes » afin que leurs idées puissent guider la politique publique, en les transformant finalement dans le « bon sens ». Mais cette solution dépend de l'hypothèse essentiellement libérale que changer les idées, sans changer la structure de la société, est la voie de la transformation sociale.

Pour Davis, en revanche, la racine du problème dans la société usaméricaine n'est pas le racisme mais le capitalisme. Le racisme est au cœur de la fonction du capitalisme parce qu'il divise ceux qui ont le plus grand intérêt à le combattre, y compris les travailleurs et les pauvres blancs. Sans aucun doute, le capitalisme rend la vie plus difficile pour ceux qui ne sont pas blancs. Mais de l'avis de Davis, « l'antiracisme » signifie développer une stratégie politique pour tout changer, et pas seulement monter à des positions de pouvoir dans la structure existante. Quand l’organe de la Nation of Islam Muhammad Speaks a demandé à ses lecteurs à Harlem en 1971 de soumettre des questions pour Davis, un certain nombre d'entre eux ont demandé pourquoi elle était communiste. Elle y a répondu dans un article qu'elle a écrit pour Ebony alors qu'elle était emprisonnée en Californie. « Je suis communiste parce que je suis convaincue que les souffrances séculaires des Noirs ne peuvent être atténuées par l'arrangement social actuel », a-t-elle écrit. « Le capitalisme ne peut pas se réformer. Les Noirs plus que quiconque devraient comprendre la vérité de cette déclaration. »

Davis a finalement quitté le Parti communiste, mais pas sa croyance que le capitalisme est à l'origine de l'oppression et de l'exclusion dans la société usaméricaine. C'est une croyance qui a animé son militantisme et son organisation en tant qu'abolitionniste de la prison. Elle a participé à la création en 1997 de l'organisation d'abolition des prisons et de la police Critical Resistance. Elle est également retournée en classe, et a ensuite enseigné dans le programme d'histoire de la conscience à l'Université de Californie à Santa Cruz pendant quinze ans (ceci après que Reagan eut dit, en 1970, qu'elle n'enseignerait plus jamais dans le système californien). En 2018, Davis a fait don à Harvard de son énorme collection de papiers personnels, reflétant, selon ses mots, « cinquante ans d'implication dans des collaborations militantes et savantes cherchant à étendre la portée de la justice dans le monde ».

Le pouvoir de An Autobiography réside dans la compréhension par Davis des forces énormes rassemblées contre les rêves de sa génération d'une nouvelle société et les idées et les actions de sa cohorte qui ont ralenti leur élan vers l'avant. Elle raconte comment la suprématie masculine a sapé le leadership des femmes noires et introduit l'autoritarisme et l'intolérance dans des débats plus généraux sur la politique, la stratégie et les tactiques du mouvement. Aujourd'hui, la lutte pour la libération des Noirs a pris une nouvelle forme et existe dans un contexte tout à fait différent, mais l'agression sans fin contre la vie des Noirs continue de rendre cette poursuite nécessaire.

Une Autobiographie confirme certaines des choses que nous savons, y compris les efforts impitoyables des responsables usaméricains pour enterrer un mouvement. Mais il montre aussi comment le sexisme et le sectarisme démantèlent les coalitions potentielles et sapent les solidarités cruciales. En écrivant sur ses propres expériences, Davis saisit pourquoi tant de ses pairs sont devenus radicalisés. Des centaines de milliers d'USAméricains noirs se sont livrés à des émeutes et à des rébellions dans les années 1960, tentant littéralement d'anéantir le statu quo. L'ampleur de leur lutte, entreprise dans un contexte de résistance mondiale au colonialisme et à la suprématie blanche, a donné aux jeunes radicaux l'impression que le changement révolutionnaire était à leur portée.

« Nous sentions que nous avions l'énergie des étalons et la confiance des aigles alors que nous nous précipitions dans les quartiers de Los Angeles - dans les rues, dans les maisons, les campus, les bureaux – pour conduire, marcher, rencontrer, saluer », écrit Davis au sujet de son organisation précoce avec le SNCC.

Nous avons vécu l'apogée de la fraternité et de la sororité en faisant quelque chose d'ouvert, de libre et au ras du sol pour notre propre peuple. Ce n'était pas une manipulation sournoise de l'establishment, marquée par le compromis et le gradualisme. Il ne s'agissait pas non plus de l'héroïsme individuel d'une personne dont l'indignation avait atteint le point de non-retour. Notre position était publique et notre engagement était envers notre peuple - et pour certain·es d'entre nous, envers la classe.