Les
chiffres sont sans équivoque : depuis l’attaque terroriste du 7 octobre, la
liberté d’expression en Israël est devenue un privilège réservé aux seuls
Juifs. Sous prétexte de guerre, le nombre d’inculpations pour délit d’expression
a explosé et des centaines de citoyens arabes ont été arrêtés pour incitation
au terrorisme pour avoir fait des commentaires critiques - dont certains n’atteignent
même pas le seuil de la criminalité. Dans certains cas, la police a contourné le
contrôle des enquêtes sensibles par le ministère public.
Une enquête de Shomrim[“Gardiens”, Centre israélien pour les médias et la démocratie]
Yarmuk Zoabi dans son restaurant à Nazareth. Photo : Shlomi
Yosef
Issa Fayed,
originaire du village de Yafia, près de Nazareth, réfléchit désormais à deux
fois avant de télécharger une vidéo ou un message sur les médias sociaux.
Quelques jours après l’attaque du 7 octobre, M. Fayed, père de cinq enfants et
militant de longue date contre la discrimination anti-arabe dans la société
israélienne, a téléchargé une vidéo sur Facebook dans laquelle il se
plaint des restrictions à la liberté d’expression pour les citoyens arabes d’Israël
et avertit ses 70 000 abonnés que tout commentaire n’exprimant pas un soutien
total et une identification avec le discours sioniste est désormais interdit. « La
seule chose autorisée aujourd’hui est de croire et de s’identifier au discours
sioniste », déclare-t-il dans la vidéo. « À part ça, rien n’est
autorisé. Ce qui est autorisé se réduit sans cesse. Aujourd’hui, même si vous
publiez la photo d’un bébé, d’un enfant tué à Gaza par un missile de l’occupation,
vous risquez d’être interrogé. Le but de ces interrogatoires est la dissuasion.
Lorsqu’ils arrêtent quelqu’un et éliminent une déclaration, cela a pour but de
dissuader et d’intimider les gens. Et nous, les Arabes citoyens d’Israël - à l’exception
d’une minorité - la plupart d’entre nous avons été formés. Hier, j’étais assis
avec ma famille, avec mes filles, et je leur ai dit que si j’étais arrêté, je
ne voulais pas qu’elles crient ou qu’elles aient peur : ce ne sera qu’un
jour ou deux... Mais ils [la police] pourraient essayer de me piéger ».
Dès le
lendemain, des dizaines de policiers armés ont fait une descente au domicile de
Fayed et l’ont arrêté. « Ils voulaient faire une démonstration de force »,
explique-t-il à Shomrim. « Des grenades dans tout le quartier, des
officiers masqués, des forces antiterroristes. Oubliez tout ça. Ils m’ont bandé
les yeux et m’ont passé les menottes, ils m’ont vraiment fait mal aux bras...
Alors qu’ils m’emmenaient dans la voiture de police, ils m’ont donné un coup à
la tête. L’officier qui m’a frappé m’a dit : “Tu es propriétaire d’un garage à
Haïfa, n’est-ce pas ? Tu vis des Juifs ? Je vais faire en sorte que ta boîte
entreprise soit fermée” ».
De
nombreux Israéliens juifs ont déclaré avoir été “désillusionnés” par la gauche
après le 7 octobre. Ils ont dessoulé, disent-ils. Mais de nombreux Juifs
israéliens ne se sont jamais soûlés, n’ont jamais vécu dans l’illusion ; ils se
sont levés tous les matins et se sont battus 24 heures sur 24, 7 jours sur 7,
pour l’égalité. Comme Yuval Abraham, par exemple, et le film qu’il a réalisé
avec Basel Adra, Rachel Szor et Hamdan Ballal, “No Other Land”.
Basel Adra et
Yuval Abraham posent avec le prix du film documentaire de la Berlinale, pour “No
Other Land”, après la cérémonie de remise des prix du 74eFestival international du film de la Berlinale
à Berlin, en Allemagne, le mois dernier. Photo : Liesa Johannssen / Reuters
Quand
j’entends les “désabusés” dire des choses comme « la partie de gauche en
moi n’existe plus », ou « j’ai cru à la paix et j’ai été déçu »,
ils me rappellent cette vieille blague : un homme s’adresse à Dieu et lui
demande « ça fait des années que je prie pour gagner à la loterie,
pourquoi ça n’arrive pas ? », ce à quoi Dieu répond « parce que
tu n’as jamais joué à la loterie ». Je demande donc à tous ceux qui sont déçus par les idéaux humanistes
: avez-vous rempli vos obligations humanistes ? Parce que Yuval Abraham l’a
fait.
La
plupart des médias se sont concentrés sur le discours de remise de ^prix de Basel
et Yuval. Les grands médias l’ont qualifié d’ « antisémite »,
puis ont retiré l’accusation sans s’excuser. Les gauchistes désabusés ont
traité Abraham de lâche. J’ai
décidé de ne pas me fier au discours, mais de voir le film lui-même. Ma
conclusion : il n’est pas un lâche, au contraire. Ceux qui le qualifient ainsi
projettent leur propre lâcheté.
Ce
film est bouleversant. J’aurais aimé le regarder il y a quelques mois, j’aurais
peut-être alors pu m’accrocher à la lueur d’espoir qu’il offre. En ce moment, j’ai
du mal à me concentrer sur la moindre étincelle d’espoir.
Alerte
au spoiler : leshabitants palestiniens de Masafer Yatta perdent. Mais
même une défaite a des héros : les militants palestiniens qui gardent la tête
haute face aux bulldozers israéliens, parce qu’ils n’ont pas le choix, et le
héros juif Yuval Abraham, qui décide d’abandonner la bulle de sécurité dans
laquelle vivent la plupart des Israéliens pour se battre pour la justice
humaine.
Les
deux protagonistes se tiennent sans crainte avec une caméra, documentant des
scènes qu’aucune personne “désabusée” ne pourrait regarder plus d’une seconde
sans fermer les yeux ou se détourner. Il y a des scènes difficiles où l’armée
décide d’encercler des terres palestiniennes avec des panneaux déclarant qu’il
s’agit d’une “zone d’entraînement militaire” - il s’avère que cela a été fait
dans le but exprès d’empêcher les villages palestiniens de s’étendre, selon les
minutes enregistrées d’auditions gouvernementales des années 70 qui ont été
récemment déclassifiées. L’un des intervenants à ces auditions était Ariel
Sharon.
Une
autre scène montre un groupe de colons masqués attaquant les résidents
palestiniens à coups de pierres, tandis que les soldats se tiennent à l’écart
et protègent les colons. L’un des soldats est filmé en train de participer aux
jets de pierres. Un autre soldat s’en prend à Yuval et lui crie : « Allez,
connard, va écrire ton article ». Et Yuval continue à documenter, sans
peur.
La
caméra filme la fusillade
insensée qui a laissé Haroun Abou Aran paralysé, ainsi que sa mère
qui supplie qu’on lui construise une chambre confortable et saine pour qu’il ne
reste pas paralysé dans une grotte. À la fin du film, une légende informe les
spectateurs que Harun, 26 ans, est mort des suites de ses blessures par balle.
Et
si cela ne suffit pas, il y a la scène où un camion de ciment déverse du béton
sur des terres agricoles devant l’agriculteur lui-même ; et si cela ne suffit
pas, il y a un tracteur sur le côté
qui arrache tout le système d’irrigation de l’agriculteur ; et si cela ne
suffit pas, ils apportent une tronçonneuse pour finir le boulot.
La
scène la plus difficile pour moi est celle qui implique des enfants de l’âge de
mes fils. Les enfants sont dans une salle de classe quand soudain des dizaines
de soldats armés ferment la porte sur eux. Les enfants commencent à s’enfuir,
terrifiés, sautent par une fenêtre, puis se tiennent à l’écart, regardant en
pleurant un bulldozer démolir la salle de classe. Les colons regardent eux
aussi, comme s’il ne leur manquait qu’un peu de pop-corn.
Le
film montre un Palestinien qui tente d’empêcher la démolition de sa maison,
tandis qu’une policière à labelle allure lui dit : « Monsieur, vous nous
empêchez de faire notre travail ». Je me demande si cette policière elle
aussi a dessoulé. Peut-être pense-t-elle aujourd’hui avoir été trop “humaine”.
Démolition d’une
structure à Masafer Yatta, en Cisjordanie, en 2022. Photo : Mussa Issa
Qawasma / Reuters
Le
discours de Yuval et Basel, sur lequel vous avez tous décidé de vous focaliser, ne dit pas tout. Il ne dit que peu de choses sur un système raciste
et arrogant qui continue à suivre une voie vouée à l’échec. Mais leur discours
est, je pense, un signe vers une voie alternative, peut-être non pavée ; un
signe qui déclare : il n’y a pas de société partagée sans une lutte
palestinienne partagée. Le discours était aussi courageux que le lieu l’exigeait,
en particulier en Allemagne, qui arme toujours l’occupation et se trouve une
fois de plus du mauvais côté de l’histoire.
Mon
partenaire et frère, le réalisateur Udi Aloni, est monté sur la même scène en
2016 lorsque nous avons remporté le prix du public pour le long métrage Junction 48,
et a appelé à l’égalité. Il a également été pris pour cible par les médias
israéliens grand public, avec le titre embarrassant « Notre photographe a
réussi à documenter le discours d’Aloni avec une caméra cachée » - alors
qu’Aloni s’était exprimé devant des milliers de personnes équipées de
téléphones et d’appareils photo.
Il
n’y a « pas d’autre terre », pas d’autre combat. Il n’est pas trop
tard pour que les soi-disant sobres dessoulent pour de bon. Tout ce dont ils
ont besoin, c’est du courage de Yuval Abraham.
Tamer
Nafar ( تامر النفار/ תאמר נפאר) né en 1979 à
Al-Ludd/Lod/Lydda, est un rappeur, acteur, scénariste et activiste social
palestinien, Israélien de papier. Il est le leader et l’un des membres
fondateurs de DAM, le premier groupe de hip-hop palestinien. DAM est un
acronyme pour “Da Arab MCs” et signifie également “durable” ou “éternel” en
arabe ou “sang” en arabe et en hébreu. @TamerNafarOfficial
L'une des plus grandes réussites de Benjamin
Netanyahou est d'avoir définitivement balayé de la table la solution des deux
États. En outre, au cours de ses années au poste de premier ministre, il est
parvenu à faire disparaître l'ensemble de la question palestinienne de l'agenda
public.
Illustration : Marina Grachanik
En Israël et à l'étranger, plus personne ne s'y
intéresse, si ce n'est pour la forme, du moins pour l'instant. Aux yeux de la
droite, il s'agit d'une formidable réussite. Aux yeux de toute autre personne,
il s'agit d'une évolution désastreuse, l'indifférence à son égard étant encore
plus désastreuse.
Netanyahou ne nous laisse que deux
solutions à long terme, et pas plus : une seconde Nakba ou un État démocratique
entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Toute autre solution est insoutenable
et n'est qu'une illusion, comme toutes celles qui l'ont précédée, destinée à
gagner du temps pour consolider l'occupation. Non pas qu'il y ait
beaucoup plus à consolider : l'occupation est profonde, consolidée, forte et
irréversible. Mais si l'on peut la consolider encore plus, pourquoi pas ? Le
retrait de la question de l'ordre du jour permettra de déclarer officiellement
la mort de la solution à deux États, des décennies après qu'elle est morte de
facto.
Netanyahou souhaitait supprimer tout débat sur
l'existence de deux États, et il y est parvenu sans difficulté. Il n'est pas
étonnant que les deux parties sachent parfaitement qu'aucune solution sérieuse
et globale n'a été proposée depuis que les premiers colons ont occupé le Park
Hotel à Hébron en 1968. En tout état de cause, il n'y a pas de place entre le
Jourdain et la Méditerranée pour deux véritables États-nations, dotés de tous
les attributs d'un État indépendant, y compris d'une armée. Il y a tout au plus
de la place, dans les bons jours, pour une superpuissance régionale juive et un
État palestinien fantoche. Il faut respecter les personnes qui se battent
encore pour deux États dans leurs prévisions, leurs plans, leurs tableaux et
leurs cartes, mais aucune base de données ne peut changer le fait flagrant
qu'aucun véritable État palestinien ne sera établi ici. Sans lui, il n'y a pas
de solution à deux États.
En tuant cette solution, Netanyahou ne nous laisse
que deux solutions possibles. La grande majorité des Israéliens, y compris
Netanyahou lui-même, comptent sur la perpétuation de l'apartheid pour
l'éternité. Ostensiblement, cela semble être le scénario le plus raisonnable.
Mais la montée en puissance de la droite israélienne et l'esprit de résistance
des Palestiniens, qui ne s'est pas complètement dissipé, ne permettront pas que
cette situation perdure éternellement. L'apartheid est une solution provisoire,
peut-être à long terme - il est en place depuis plus de 50 ans et peut
persister pendant encore 50 ans - mais sa fin viendra. Comment cela se
passera-t-il ? Il n'y a que deux scénarios possibles. L'un est privilégié par
l'extrême droite et, malheureusement, peut-être par la quasi-totalité des
Israéliens : une seconde Nakba. Si les choses se
précipitent et qu'Israël doit choisir entre un État démocratique pour deux
peuples et une expulsion massive de Palestiniens afin de maintenir l'existence
d'un État juif, le choix sera clair pour la quasi-totalité des Juifs
israéliens. À partir du moment où la solution de deux États a été écartée, ils
n'ont plus eu d'autre choix.
C'est une bonne chose que la solution des deux
États ait été retirée de l'ordre du jour, étant donné que l'implication stérile
actuelle dans ce domaine n'a fait que causer des dégâts. Il s'agissait d'une
solution prête à l'emploi, nous l'adopterons donc au moment opportun. Cela a
consolé le monde et les camps de gauche et du centre en Israël, tout en
ignorant les centaines de milliers de colons violents qui exercent un pouvoir
politique important et qui ont donné le coup de grâce à cette solution il y a
longtemps. Dans une Cisjordanie dépourvue de Juifs, cette solution avait
quelques chances ténues, mais pas dans une région où les colons règnent en
maîtres. Le problème, c'est que les cinq millions de Palestiniens qui vivent
entre le Jourdain et la Méditerranée ne vont nulle part entre-temps.
Le jour viendra, même si ce n'est que dans un
avenir lointain, où l'on nous braquera un pistolet sur la tempe : une deuxième
Nakba, avec l'expulsion des Arabes israéliens [Palestiniens de 1948], ou
un seul État démocratique, avec un premier ministre ou un ministre de la Défense
palestinien, une armée commune, deux drapeaux, deux hymnes et deux langues. Il
n'y a pas d'autre solution que celles-ci. Laquelle choisirez-vous ?
Remarque linguistique
préliminaire du traducteur : l’auteure, elle-même druze, donc “arabe”(i.e.
palestinienne) pratique l’usage dominant israélien consistant à parler de Palestiniens
seulement quand il s’agit des habitants des territoires occupés depuis 1967,
tandis que les Palestiniens de 1948, en partie citoyens israéliens, sont
désignés comme “Arabes”, pour les distinguer des “Juifs”, ce qui relève du
délire paranoïaque sioniste, vu qu’une bonne partie des Israéliens juifs sont d’origine
arabe, et constitue un déni de réalité : ces “Arabes” sont palestiniens,
point barre. Allez, Israéliens, encore un effort pour appeler un chat un chat…
Après avoir
couvert la société arabe pendant 34 ans pour Haaretz,
le vétéran du journalisme Atallah Mansour est aujourd’hui plus inquiet que
jamais.
Atallah Mansour : « Je n’étais pas dans la poche de qui que ce
soit et je n’étais pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière.
J’ai fait mon travail de journaliste ». Photo : Gil Eliyahu
Tout a
commencé dans un petit café du village de Jish, en Haute Galilée. Six ans après
la création de l’État d’Israël, Atallah Mansour a 20 ans [1954, NdT].
Jeune homme ambitieux, il dirige la branche locale du mouvement de jeunesse Hanoar
Haoved Véhalomed [La jeunesse qui travaille et qui étudie, mouvement socialiste sioniste créé en 1924, NdT].
Mansour discute avec le propriétaire du café, essayant d’ignorer tout ce qui l’entoure
- la pauvreté, l’ignorance, le manque d’emplois et le gouvernement militaire -
mais ce jour-là, il se sent particulièrement frustré.
Ses
frustrations l’ont amené à écrire une lettre à David Ben-Gourion, décrivant ses
propres problèmes et la situation des jeunes Arabes. Le Premier ministre, qui
rencontrait rarement les Arabes à l’époque, a immédiatement compris la valeur
historique de la lettre de Mansour et lui a répondu quelques jours plus tard. « Je
suis très heureux du désir d’unité qui palpite à chaque ligne de votre lettre »,
lui écrit-il, et il l’invite à une réunion chez lui, à Sde Boker, pour discuter
de la possibilité de former un mouvement de jeunesse commun aux Juifs et aux
Arabes.
Mansour a
relaté cette rencontre dans l’hebdomadaire Haolam Hazeh [“Ce monde”, racheté
par Uri Avnery et Shalom Cohen en 1950, NdT]. Il a expliqué qu’il
souhaitait informer les lecteurs de l’importance d’un partenariat entre Juifs
et Arabes par l’intermédiaire d’un mouvement de jeunesse. « Je n’ai jamais
pensé à être payé pour un article de journal, je voulais simplement écrire sur
la rencontre. C’est ainsi que j’ai commencé à travailler dans les médias
hébraïques », dit-il aujourd’hui à propos du moment critique qui l’a ensuite
amené à travailler comme journaliste pour Haaretz.
La lettre de David Ben-Gourion à Mansour. Photo : Gil Eliyahu
Ce mois-ci,
M. Mansour a reçu un doctorat honorifique de l’université de Tel-Aviv en
reconnaissance de son travail novateur dans les médias et de sa contribution à
l’intégration de la communauté arabe dans la société israélienne, tout en
préservant son identité arabe.
M. Mansour,
premier journaliste arabe à travailler dans les médias israéliens, a commencé
sa carrière à Haaretz en 1958 et a couvert la société arabe pendant les
34 années qui ont suivi. « Je n’étais dans la poche de personne et je n’étais
pas non plus le porte-parole d’une communauté particulière. J’ai fait mon
travail de journaliste », déclare-t-il.
La plupart
de mes amitiés avec des Juifs sont des amitiés avec des personnes issues de
cercles de gauche. Ce sont des relations basées sur le respect, mais les Juifs
et les Arabes sont comme l’huile et l’eau : ils ne se mélangent pas vraiment.
Dès le
début, il a compris les défis que représentait la couverture de la communauté
arabe pour les médias israéliens. Il se souvient d’une manifestation de militants
communistes arabes en mai 1958 à Nazareth, qu’il a couverte pour Haolam
Hazeh.
Il y a
quelque chose d'injuste à faire porter toute la responsabilité de la violence
dans la société arabe d’Israël sur les épaules de la police : il y a aussi
quelque chose de commode, de lâche et de trompeur dans cette démarche. Si c'est
seulement la police, alors la société n'est pas responsable - ni la société
juive, qui devrait avoir une culpabilité insupportable envers la communauté des
survivants qui sont restés ici et portent les cicatrices, dont l'une est la
criminalité ; ni la société arabe, qui porte une part de responsabilité dans le
comportement de ses fils.
La police sur une scène de crime
dans le sud de Tel-Aviv, en 2018.Photo : Ilan Assayag
Mais les partisans de la loi et de l'ordre ne veulent que plus de
police, de police des frontières, de police anti-terroriste Yamam, de patrouille spéciale
de police Yasam et, bien sûr, de services de sécurité Shin
Bet, ou, en d'autres termes, restaurer le régime militaire dans les rues de
Taibeh. Alors, le calme reviendra, et la surveillance des Arabes sera aussi
comme autrefois : si les directeurs d'école sont à nouveau des collaborateurs
du Shin Bet, nous résoudrons le problème.
Ce n'est pas une coïncidence si c'est la droite qui est en première
ligne pour s'inquiéter de ce qui se passe dans la société arabe - voici une
nouvelle occasion de les traiter d'une main lourde, d'utiliser la force,
d'arrêter, d'espionner, de blesser et même de tuer, comme dans les territoires,
sous le couvert du souci de leur sécurité.
Matt Seaton (Brighton, 1965) est le rédacteur
en chef de la New York Review of Books.
« Lutter avec la langue - la
détester, l'aimer, essayer de m'y faire une place tout en la combattant - est
devenu essentiel à mon travail. Parfois, je me demande comment les écrivains
peuvent écrire dans leur langue maternelle »
Le 7 août 2021, nous avons publié l'essai de Sayed Kashua
intitulé Ma
diaspora palestinienne,une réflexion sur la vie d'un Arabe israélien musulman parlant hébreu
dans leMidwest usaméricain,
avec la tristesse et la culpabilité de l'exil volontaire et l'aliénation d'un
immigrant déraciné. Kashua est parfaitement conscient d'une ironie particulière
et amère dans ce qui est devenu sa galère cosmopolite déracinée : la figure du « Juif
errant », note-t-il, a été remplacée par celle du « Palestinien
errant ».
Sayed Kashua en 2021. Photo Karl Gabor
Il pourrait s'agir d'une lamentation, mais elle est teintée
de l'humour caractéristique de son écriture : aujourd'hui, lorsque quelqu'un à
St. Louis lui demande d'où il vient - son apparence méditerranéenne et son
accent inhabituel le rendent difficile à situer - il répond qu'il est albanais.
« Contrairement au Moyen-Orient, très peu d'USAméricains connaissent
l'Albanie ; ils ne savent pas si elle est bonne ou mauvaise », écrit-il. « Cela
sonne suffisamment européen, et presque personne ne sait à quoi un Albanais moyen
est censé ressembler ou quel genre d’accent il a ».
Kashua a grandi à Tira, un village palestinien à l'époque de
la fondation d'Israël en 1948, aujourd'hui une ville arabe animée. Son
grand-père a été tué lors des combats de 1948, mais la famille de sa grand-mère
a réussi à rester sur place et à ne pas perdre sa maison et ses terres, alors
situées dans les frontières du nouvel État juif. La famille de Kashua était
musulmane, mais son père, comme beaucoup de Palestiniens de cette génération
plus laïque, était communiste. Comme Kashua l'a dit à Ruth Margalit dans son profil de
2015(peu de temps après
son arrivée aux USA) pour le New Yorker
: « Il [son père] pensait que Lénine, Trotsky et Marx étaient toute la
littérature dont vous aviez besoin. Alors j'ai essayé. J'ai lu toute cette
merde ».
Sayed
Kashua (Tira, 1975) est un écrivain, journaliste et scénariste palestinien de
langue hébreu. En 2014, il a décidé de quitter Israël – « ce pays qui ne
reconnaît pas à l’Arabe le droit de vivre » - et de partir vivre avec sa femme
et leurs trois enfants aux U.S.A.
Ses
romans, comme ses chroniques pour le journal Haaretz, manifestent
la même ironie dans le traitement des difficultés parfois insurmontables que
rencontrent les Palestiniens de 1948 en Israël. Depuis 2006, les éditions de l’Olivier
publient l’œuvre romanesque de cet écrivain atypique dans le paysage littéraire
israélien. Ont paru Les Arabes dansent aussi (10-18, 2006 ;
réédité aux Éditions de l'Olivier dans la collection Replay en 2015), Et
il y eut un matin (2006), La Deuxième Personne (2012)
et Les Modifications (2019). Son dernier roman, , Track Changes, est
paru chez Grove Press en 2020Sayed Kashua est aussi l’auteur d’une célèbre
sitcom (Travail d’Arabe), qui a reçu le prix de la meilleure série télévisée
en 2008 au Jerusalem Film Festival. Il prépare un doctorat en littérature comparée à la Washington University de St. Louis,
Missouri. Lire L’écriture romanesque extraordinaire en hébreu de Sayed Kashua le Peptimiste, par Sâadia Agsous-Bienstein (Tsafon, 2016)
Vivre en exil forcé au cœur de ma
patrie ou vivre en exil volontaire en tant qu'étranger résident, tel est mon
choix. Dans les deux cas, être un étranger sur une terre étrangère.
Le jour où mon frère a appelé, les
nouvelles locales rapportaient la présence d'un ours dans une arrière-cour de
Richmond Heights, la banlieue du Missouri où nous vivons. Un nouveau round de
combats avait éclaté entre Israéliens et Palestiniens, exactement sept ans
après le cycle sanglant de 2014, qui était l'été où ma femme et moi avons
décidé de quitter notre maison à Jérusalem. Nous étions poussés par le
désespoir politique et la perte d'espoir en un avenir meilleur.
Des femmes et des
enfants d'un village palestinien près de Haïfa marchent avec les biens qu'ils
peuvent porter, à travers le no man's land, vers Toulkarem en Cisjordanie,
pendant une trêve entre les forces israéliennes et arabes, Palestine, 26 juin
1948. Photo Bettmann via Getty Images
« Exil volontaire » :
c’est ainsi que les experts appellent notre décision, même si je ne suis pas
sûr de comprendre le sens du mot exil
dans ce cas précis. De quoi sommes-nous exilés exactement : de la Palestine, ou
plutôt de l'idée de la Palestine ? Ou est-ce d'Israël, qui a prouvé à ses
citoyens palestiniens que même les personnes qui n'ont jamais quitté leur foyer
peuvent être contraintes à un sentiment d'exil ? Ou peut-être que cet « exil
volontaire » est surtout l'intense culpabilité qui m'a envahi lorsque mon
frère a appelé ce matin-là pour parler du bain de sang et de la haine en
Israël-Palestine. Au lieu de nous prouver que nous avions pris la bonne
décision pour nous et nos enfants - car nous n'étions plus menacés par les
roquettes, les bombardements, les politiciens et les foules en colère - la
dernière guerre a suscité un sentiment de détresse et de honte de ne pas avoir
été là. Je me suis senti coupable d'avoir fui mon foyer naturel, pour ainsi
dire : l'endroit auquel je suis censé appartenir.
« Tu as fait le bon choix »,
a dit mon frère, d'une voix peinée. « Au moins, tu n'as pas à avoir peur
chaque fois que tes enfants sortent de la maison ». Je voulais lui parler
de l'ours qui errait dans notre quartier et qui faisait peur aux habitants, et
de comment j'avais dit aux enfants qu'ils ne pouvaient pas sortir tant que
l'ours n'avait pas été attrapé. Je voulais lui dire à quel point je me sentais
coupable de ne pas avoir été là pour que nous ayons peur ensemble, pour que je
puisse être horrifié de près, pour que je puisse pleurer les morts et la
dévastation, et surtout pour que je puisse simplement être là, être présent.
Après tout, c'est ce que ma grand-mère et mon père m'avaient appris depuis ma
naissance : ne jamais quitter la maison, ne jamais quitter la patrie, qu'elle
s'appelle Palestine, Israël ou Dieu sait quoi.
« Regardez ce qui est arrivé
aux réfugiés », je me souviens de ma grand-mère - dont le mari, mon
grand-père, a été tué sous ses yeux lors de la bataille de Tira, en 1948 -
expliquant à ses petits-enfants, des larmes de chagrin coulant sur ses joues.
Pour elle, la pire chose qui pouvait arriver à quelqu'un était de devenir un
réfugié. Nous, les restes du peuple palestinien, ceux qui sont restés dans les
villages qui ont fait partie d'Israël après la guerre, on nous a appris que
nous avions la chance d'avoir encore nos terres et de ne pas être des réfugiés
comme la moitié de la nation qui avait perdu ses maisons et n'avait jamais été
autorisée à revenir. « Au moins, nous sommes restés à la maison »,
nous apprenait-on à réciter, chaque fois que quelqu'un mettait en doute notre
loyauté parce que nous étions devenus des citoyens israéliens après la Nakba
(Catastrophe). Nous étions les chanceux. Chanceux
- malgré les deux décennies
de loi martiale, l'expropriation de la plupart de nos terres, les maisons
détruites, la négligence, la haine, le racisme, la discrimination et la
persécution. Chanceuxparce que
nous n'étions pas parmi les Palestiniens apatrides enfermés dans des camps de
réfugiés au Liban, à Gaza, en Syrie et en Cisjordanie.