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07/05/2024

GABY DEL VALLE
Morts et emprisonnements à la frontière du Texas

Gaby Del Valle, The New York Review of Books, 5/5/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Gaby Del Valle est une journaliste indépendante spécialisée dans l’immigration, le travail et l’extrême droite. Elle a écrit pour The Baffler, Politico Magazine, The New Republic, The Nation, The Intercept et d’autres médias. En septembre 2019, elle a cofondé avec Felipe de la Hoz la lettre d’information hebdomadaire sur la politique d’immigration BORDER/LINES. @gabydvj

 

 

Alors que Joe Biden et Greg Abbott (gouverneur républicain du Texas]intensifient leur bras de fer sur le blindage de la frontière, les migrants se retrouvent pris entre deux feux.

Immigrants marchant près de la « barrière flottante » dans le Rio Grande (Rio Bravo) près d’Eagle Pass, Texas, 16 juillet 2023. Photo  Suzanne Cordeiro/AFP/Getty Images

Au départ, il s’agissait d’un petit groupe : quelques dizaines de voyageurs dérivant vers la frontière, pleins de peur et d’espoir, unis dans la conviction qu’ils pouvaient changer leur destin. Le long de la route, des personnes bienveillantes s’étaient rassemblées pour leur souhaiter bonne chance, prier pour eux et leur rappeler qu’ils étaient sur la bonne voie. Les rangs du groupe grossissaient à mesure qu’il se rapprochait de la ligne invisible qui sépare les USA du Mexique. Les autorités surveillaient le cortège de loin et probablement de l’intérieur, recueillant des informations sur ses membres, dont certains étaient considérés comme des criminels. Les habitants qui vivent près de la frontière parlaient à voix basse d’une menace de violence. Les nouveaux arrivants semblaient hostiles.

Il y a six ans, le président Donald Trump et le ministère de la Sécurité intérieure ont utilisé un langage similaire pour décrire une caravane de demandeurs d’asile, dont la plupart avaient traversé le Mexique à pied depuis l’Amérique centrale. En février dernier, cependant, ce n’étaient pas des migrants qui se dirigeaient vers la frontière, mais le convoi “Take Back Our Border”, composé de camionneurs, de miliciens et de “patriotes” qui s’étaient mobilisés pour repousser ce qu’ils considéraient comme une invasion de migrants. Les marcheurs, dont certains se sont baptisés “Armée de Dieu”, se sont arrêtés à plusieurs endroits avant de faire une arrivée spectaculaire dans la petite ville de Quemado, au Texas. Des pasteurs portant des chapeaux de cow-boy ont prêché contre l’accueil de l’étranger ; des fidèles ont été baptisés dans des baignoires en fer-blanc ; Ted Nugent a donné un concert.

« Le monde entier a les yeux rivés sur le Texas en ce moment », a déclaré Sarah Palin lors d’un rassemblement de convois à Dripping Springs, à quelque 300 km au nord-est de Quemado. « Il est de notre devoir de nous lever et de nous battre pour ce qui est juste, parce que ce que notre gouvernement fédéral est en train de nous faire en approuvant une invasion est inadmissible, c’est une trahison ». Le Parti patriote unifié de Caroline du Nord, l’un des nombreux groupes qui ont fait le déplacement depuis d’autres États, s’est engagé à protéger la frontière « par bulletin de vote, par choix » ou « par balles, s’il y est contraint ». Le FBI a ensuite arrêté un homme qui a déclaré à des agents infiltrés que son organisation paramilitaire prévoyait de tuer des migrants.

Après les menaces et la fanfare, le convoi s’est dispersé. Certains de ses membres se sont dirigés vers l’Arizona et la Californie, où ils se sont filmés en train de harceler les migrants et les volontaires de l’aide humanitaire. D’autres sont rentrés chez eux, heureux d’avoir fait leur part pour le mouvement. En fin de compte, le convoi n’était rien d’autre qu’une remarquable manifestation de haine, le dernier exemple en date d’une longue tradition d’autodéfense frontalière d’extrême droite. Mais le projet dont il faisait partie s’est avéré moins éphémère. Comme les convois et milices nativistes précédents, l’Armée de Dieu s’est mobilisée non seulement pour s’opposer aux migrants, mais aussi pour soutenir les efforts gouvernementaux visant à contrôler les frontières, menés en l’occurrence par le gouverneur du Texas Greg Abbott.

Au cours des trois dernières années, Abbott a accusé à plusieurs reprises le président Joe Biden de permettre l’invasion des migrants. Lui et ses partisans affirment que le président a ouvert la frontière à des personnes qui n’ont pas le droit de la franchir, qu’il a transformé la patrouille frontalière en une sorte de comité d’accueil et qu’il a laissé le département de la Sécurité publique du Texas et la Garde nationale de l’État se charger de la tâche. En février, treize autres gouverneurs républicains ont afflué à la frontière pour promettre leur soutien à Abbott ; certains ont envoyé leurs propres troupes de la Garde nationale sur place. Des membres républicains du Congrès ont également félicité Abbott pour ce qu’il décrit comme « tenir le cap ».

En réalité, les politiques frontalières fédérales ont été, pour la plupart, extraordinairement sévères sous le président Biden. Il a prolongé le Titre 42, une politique que Trump a invoquée en mars 2020 sous le prétexte de lutter contre la pandémie, ce qui a permis aux douanes et à la protection des frontières (CBP), l’agence mère de la patrouille frontalière, d’“expulser” les migrants qui franchissaient la frontière pour les renvoyer au Mexique. (La CBP a procédé à 1,4 million d’expulsions après l’entrée en fonction de M. Biden et avant avril 2022, date à laquelle il a tenté de lever le titre 42, mais en a été empêché par un tribunal fédéral). À la différence des déportations, les expulsions étaient presque immédiates : les personnes étaient renvoyées quelques minutes ou quelques heures après leur entrée aux USA, sans audience devant un juge de l’immigration. D’un point de vue juridique, ces personnes n’ont jamais été admises sur le territoire usaméricain.

Au total, plus de 2,8 millions d’expulsions ont été prononcées en vertu du titre 42. Pourtant, cette politique n’a pas empêché d’autres migrants de franchir la frontière ; c’est simplement que ceux qui ont essayé ont presque toujours été renvoyés. Des tentatives de franchissement ont également eu lieu sous Trump, mais pour les critiques conservateurs de Biden, elles sont la preuve d’une nouvelle ère d’anarchie.

Des participants écoutent un discours lors du rassemblement du convoi “Take Back Our Border” [Reprenons notre frontière], Cornerstone Children’s Ranch, Texas, 3 février 2024. Photo Sergio Flores/AFP/Getty Images

En mars 2021, alors que peu de choses avaient effectivement changé à la frontière depuis l’entrée en fonction de Biden, Abbott a officiellement lancé sa croisade contre les autorités fédérales chargées de l’immigration. Au début, il a vaguement décrit l’opération Lone Star comme un plan visant à “sécuriser la frontière” en déployant la police de l’État et la Garde nationale du Texas dans plusieurs comtés où le nombre de passages de migrants est élevé. Très vite, des agents ont arrêté des migrants, mais pas pour des raisons liées à l’immigration, du moins pas sur le papier. Abbott a affirmé que près de 60 % des arrestations effectuées dans le cadre de l’opération Lone Star concernaient le trafic de stupéfiants ou des actes de violence, mais bon nombre de ces infractions se produisent loin de la frontière et impliquent des citoyens usaméricains. Les migrants arrêtés pour intrusion criminelle représentent les 40 % restants. (Les accusations d’intrusion sont possibles car près des trois quarts des terres situées le long de la frontière sud du Texas sont des propriétés privées). En mai, en réponse à l’augmentation du nombre de migrants rencontrés, Abbott a publié une déclaration de catastrophe qui lui a donné le droit de construire des clôtures le long de la frontière méridionale de l’État.

À ce jour, les forces d’Abbott ont appréhendé plus de 507 000 personnes dans le cadre de l’opération Lone Star,  ce qui a donné lieu à plus de 41 500 arrestations criminelles. Il présente ces chiffres comme la preuve que son administration a pris des mesures alors que le gouvernement fédéral piétine. Pourtant, en arrêtant les migrants pour violation de propriété et en les détenant dans les prisons locales, la Garde nationale du Texas a contourné la procédure fédérale d’expulsion. Les migrants qui, autrement, auraient été refoulés à la frontière, pourraient désormais demander l’asile.

En mai 2023, lorsque Biden a déclaré que la pandémie était terminée, le titre 42 a expiré, modifiant la directive de la patrouille frontalière. Après avoir expulsé les migrants en masse pendant trois ans, l’agence devait à nouveau traiter toute personne se présentant à la frontière en vertu du titre 8, la loi sur l’immigration qui déclenche les procédures d’expulsion pour les “inadmissibles”. En fait, sous Biden, les expulsions au titre 42 et les admissions au titre 8 ont eu lieu simultanément : tandis que certains migrants étaient expulsés, d’autres se voyaient accorder des “dérogations humanitaires” qui leur permettaient de demander l’asile. Ce système désordonné a semé la confusion parmi les demandeurs d’asile et l’opinion publique usaméricaine. Mais après la levée de l’ordre d’expulsion, les migrants ne pouvaient plus être jetés de l’autre côté de la frontière et abandonnés à leur sort. Désormais, du moins en théorie, ils pourront être entendus par un tribunal.

La procédure de demande d’asile est en elle-même contraignante. Une fois remis à la CBP, les migrants sont soumis à un entretien de “crainte crédible”, au cours duquel les agents déterminent s’ils risquent d’être persécutés dans leur pays d’origine. Les demandeurs qui réussissent l’examen initial reçoivent des avis de comparution devant le tribunal, des mois ou des années plus tard. La menace d’une expulsion plane tout au long du processus ; les personnes qui n’obtiennent pas l’asile sont renvoyées dans le pays qu’elles ont fui.

Au lieu de rétablir cette procédure imparfaite, l’administration Biden a rendu plus difficile l’introduction d’une demande d’asile aux postes frontières officiels et a imposé de nouvelles sanctions à ceux qui ne le font pas. Les demandeurs doivent désormais prendre rendez-vous via une application appelée CBP One avant de pouvoir se présenter à un point d’entrée. Les créneaux d’entretien sont limités à 1 450 par jour, et ils partent vite. Par conséquent, les migrants sont contraints d’attendre en moyenne deux mois au Mexique avant de demander l’asile.

Leur autre option est de braver le désert ou, au Texas, le fleuve, ce qui compromet leurs chances de s’installer durablement aux USA. Alors que le titre 42 arrivait à expiration, l’administration Biden a publié un règlement interdisant à la plupart des personnes qui traversent entre les points d’entrée d’obtenir l’asile, à moins qu’elles n’aient d’abord déposé une demande au Mexique ou dans un autre pays. Ce règlement a également élargi le “renvoi accéléré”, une procédure par laquelle le ministère de la Sécurité intérieure expulse des personnes des USA avec des garanties de procédure limitées. L’administration a affirmé que le règlement punissait les migrants pour avoir « contourné les voies légales » d’entrée dans le pays, c’est-à-dire pour ne pas avoir utilisé l’application foireuse.

En résumé, la procédure mise en place par l’administration Biden après l’expiration du titre 42, qui était censée être « sûre, ordonnée et humaine », a en fait provoqué davantage de dysfonctionnements, de chaos et de morts. S’il s’agissait d’une tentative d’apaisement des critiques conservateurs, elle s’est clairement retournée contre ses initiateurs : ils lui reprochent toujours de ne pas être assez sévère. Les migrants sont pris au milieu de cette impasse politique, bloqués au Mexique par les politiques de Biden, forcés d’emprunter des itinéraires encore plus périlleux par Abbott, et punis à nouveau pour cela par Biden. Mais s’ils déterminent que les risques de rester chez eux sont plus grands que ceux à la frontière, ils tenteront leur chance quelles que soient les mesures mises en place.

*

Depuis des décennies, la Border Patrol et la CBP ont pour mission non seulement de traquer, d’appréhender et d’arrêter les migrants non autorisés, mais aussi de les secourir sur le terrain hostile des zones frontalières. Ceux qui se retrouvent perdus dans le désert de Sonora ou emportés par les forts courants du Rio Bravo peuvent considérer un agent de la patrouille frontalière comme une sorte de sauveur pervers : Les agents de la patrouille frontalière sont à la fois responsables de pousser les migrants sur des routes périlleuses et de les sauver des dangers qu’ils y rencontrent. L’opération Lone Star a modifié cette dynamique, rendant la frontière plus mortelle que jamais.


La Garde nationale du Texas derrière le gouverneur Greg Abbott lors d’une conférence de presse, Eagle Pass, Texas, 4 février 2024. Photo Raquel Natalicchio/Houston Chronicle/Getty Images

 Au début de l’année 2022, le département militaire du Texas, qui supervise la Garde nationale de l’État, a installé des fils de fer barbelé concertina le long de certaines parties de la frontière. La démonstration de force s’est concentrée dans le siège du comté de Maverick, Eagle Pass, une ville d’environ 28 000 habitants située à moins de vingt miles de Quemado. Le directeur de la Sécurité publique du Texas a justifié cette décision en qualifiant la ville de « centre de gravité de la contrebande ».

La frontière est depuis longtemps poreuse dans cette partie du Texas. Le Rio Bravo et une « clôture pour piétons » sont les seuls éléments qui séparent Eagle Pass de la ville mexicaine de Piedras Negras. Même avant l’entrée en fonction de Biden, c’était un lieu de passage pour les migrants, un endroit où ils pouvaient traverser le fleuve à la nage et demander l’asile. En 2019, alors que le nombre de passages dans le secteur Del Rio de la patrouille frontalière a augmenté de 200 % par rapport à l’année précédente, l’agence a érigé des tentes à Eagle Pass pour traiter les demandes. En janvier dernier, le secteur de Del Rio a enregistré le deuxième plus grand nombre d’arrestations, après Tucson, en Arizona.

Depuis 2023, Abbott a largement concentré ses efforts de répression sur une petite partie d’Eagle Pass, le parc Shelby, que la CBP utilisait comme « zone de transit » pour le traitement des migrants. Le parc, l’une des plus grandes zones de loisirs publiques d’Eagle Pass, porte le nom d’un général confédéré qui, en 1865, s’est réfugié au Mexique pour y fonder une colonie d’exilés confédérés ayant juré fidélité à l’empereur Maximilien, installé dans le pays par les Français. En juin dernier, sans l’avis ni l’approbation du conseil municipal, le maire d’Eagle Pass, Rolando Salinas, a délivré une déclaration sous serment transformant le parc de 47 hectares en propriété privée sous son autorité, ce qui a permis aux forces d’Abbott d’arrêter les migrants qui s’y trouvaient sans autorisation. Le mois suivant, une « barrière flottante » de 300 mètres de long est apparue au milieu du fleuve. Elle était conçue pour empêcher les migrants de passer par-dessus et de nager en dessous : ses bouées orange vif étaient séparées par des lames de scie en métal, et un filet anti-plongée se trouvait en dessous.

Le “mur” de bouées a rendu le Rio Bravo pratiquement impossible à traverser à la nage. En août, Jessie Fuentes, un habitant d’Eagle Pass, a déclaré au Texas Tribune que ce mur « nous faisait ressembler à un pays du tiers-monde ». Enseignant à la retraite, né et élevé dans la ville, Fuentes a été l’un des premiers à s’opposer à l’occupation du parc Shelby par Abbott. En juillet, il a intenté une action en justice contre le gouverneur, l’État et le ministère de la Sécurité publique, affirmant que la barrière avait causé un « préjudice imminent et irréparable » à son entreprise de location de kayaks.

Début août, les autorités mexicaines ont repêché deux corps dans la rivière. Ces décès ont marqué un tournant pour de nombreux habitants d’Eagle Pass, dont certains avaient soutenu les initiatives d’Abbott, mais qui ont commencé à changer d’avis. Dans une plainte déposée auprès du département de la Sécurité publique, l’un des policiers dépêchés à la frontière affirme avoir reçu l’ordre de priver les migrants d’eau et de les « repousser dans l’eau pour qu’ils aillent au Mexique ». Il décrit avoir intercepté un homme blessé, qui « a déclaré qu’il avait un enfant coincé dans un piège dans l’eau... Il a extirpé son enfant et, ce faisant, le piège du baril lui a lacéré la jambe ». Deux agriculteurs mariés, Magali et Hugo Urbina, ont demandé au service de sécurité publique d’enlever les barbelés de leur propriété après avoir vu une femme enceinte sortir de la rivière avec du sang coulant le long de ses bras.

Rassemblement de la Coalition frontalière d’Eagle Pass lors du vote au conseil municipal en août 2023

Deux jours avant la découverte des corps, Salinas - le maire qui avait initialement cédé le parc à Abbott - et le conseil municipal ont voté à l’unanimité pour que le parc redevienne une propriété publique. « Il est évident que si c’est inhumain, je ne vais pas dire “Oui, je suis tout à fait d’accord pour que les gens soient lacérés” », a-t-il déclaré avant le vote. Mais deux semaines plus tard, la ville a voté pour « poursuivre les négociations » avec le gouvernement de l’État sur l’utilisation du parc. Depuis, d’autres vies ont été perdues. Le comté de Maverick stocke les corps repêchés dans la rivière dans d’immenses congélateurs qui accueillaient à l’origine les victimes de la Covid-19.

*

La volonté affichée par Abbott de rétablir l’ordre public est probablement illégale. En juillet dernier, le ministère fédéral de la Justice a intenté une action en justice au motif que les bouées du Texas violaient la loi sur les rivières et les ports (Rivers and Harbors Act), qui interdit d’obstruer les eaux navigables sans l’autorisation du corps des ingénieurs de l’armée. Le gouvernement fédéral a demandé à un tribunal fédéral d’ordonner à Abbott de retirer les bouées. Quelques mois plus tard, après que des agents de la patrouille frontalière ont coupé des câbles que l’État avait installés sur les rives du Rio Bravo, le Texas a intenté un procès à l’administration Biden pour destruction illégale d’une propriété de l’État. Jusqu’à présent, les actions en justice ont permis à Abbott de remporter de timides victoires. En octobre dernier, en réponse à la plainte du Texas, un juge fédéral a ordonné aux agents de l’immigration de cesser de démonter les fils de concertina installés à Eagle Pass. Trois mois plus tard, la cour d’appel du cinquième circuit, considérée comme la plus conservatrice du pays, a déclaré que les bouées pouvaient rester en place tant que le gouvernement n’aurait pas statué sur la plainte déposée contre Abbott.

 



Immigrants traversant à gué le Rio Bravo, près d’Eagle Pass, Texas, le 7 janvier 2024. Photo John Moore/Getty Images

En janvier dernier, Abbott a encore fait monter les enchères lorsque la Garde nationale du Texas a pris le contrôle du parc Shelby et a empêché les agents de la patrouille frontalière d’accéder au fleuve. Deux semaines plus tard, après que la Cour suprême a déclaré que la patrouille frontalière pouvait couper les barbelés, il a écrit une lettre accusant le gouvernement fédéral d’avoir ouvert toutes grandes les portes du mur frontalier. Abbott a invoqué à la fois l’article IV de la Constitution, qui « promet que le gouvernement fédéral “protégera chaque [État] contre l’invasion” », et la section 10, clause 3 de l’article I, « qui reconnaît “l’intérêt souverain des États à protéger leurs frontières” ». Le maire Salinas a déclaré que le département de la Sécurité publique du Texas l’avait informé que le gouverneur avait émis une autre déclaration d’urgence lui donnant « le plein contrôle et la garde du parc Shelby », avec effet immédiat.

Ce jeudi, la Garde nationale avait empêché la patrouille frontalière d’entrer dans Shelby Park pour répondre à un appel concernant des migrants qui s’étaient noyés. Le lendemain matin, les corps d’une mère et de ses deux enfants ont été retrouvés dans le Rio Bravo, à proximité. Dans sa lettre, Abbott impute ces noyades à la « politique frontalière anarchique » de la Maison-Blanche, qui, selon lui, « a incité les immigrants illégaux à quitter les 28 points d’entrée légaux situés le long de la frontière sud de cet État - des ponts où personne ne se noie - pour se réfugier dans les eaux dangereuses du Rio Grande ». (En fait, les politiques de Biden - punir les passages illégaux et limiter le nombre de personnes pouvant demander l’asile aux points d’entrée légaux - n’ont pas tant “attiré” les migrants vers le danger que les y ont poussés). Fin mars, après que des centaines de migrants ont franchi une barrière en fil de fer à El Paso, les médias conservateurs ont présenté la situation comme une nouvelle preuve que Biden avait perdu le contrôle de la frontière. Mais il est presque certain que les migrants se rendaient eux-mêmes à la patrouille frontalière.

L’administration Biden, pour sa part, a fait valoir que le Texas avait violé à plusieurs reprises la clause de suprématie de la Constitution, qui confère au gouvernement fédéral l’autorité suprême en matière d’immigration. C’est pourquoi, en 2021, la Garde nationale du Texas a reçu pour instruction d’arrêter les migrants pour violation de propriété, et non pour infraction à la législation sur l’immigration. Au cours des trois années suivantes, Abbott a étendu l’opération Lone Star jusqu’à ce que le Texas entrave indéniablement la capacité du gouvernement fédéral à contrôler l’immigration à la frontière sud. La violation la plus flagrante de la clause de suprématie par le Texas a pris la forme du SB4, une loi signée par Abbott en décembre, mais qui n’est pas entrée en vigueur en raison d’une décision de justice fédérale. Cette loi fait de l’immigration illégale un crime d’État et permet à la police texane d’interroger toute personne dont elle pense qu’elle se trouve dans le pays sans autorisation légale. L’administration Biden n’a pas eu grand-chose à dire sur la question, si ce n’est qu’elle a intenté un procès au Texas pour certaines des mesures prises par  Abbott.

Abbott, quant à lui, a exprimé son opposition à Biden, qu’il a accusé d’utiliser les migrants comme des “pions politiques”. « Nous n’allons pas nous limiter à ce parc », a déclaré le gouverneur en février, quelques jours après le départ du convoi de Quemado. « Nous nous étendons à d’autres zones pour nous assurer que nous augmentons notre niveau de dissuasion et de refus de l’entrée illégale aux USA ». L’occupation du parc Shelby se poursuit, bien qu’il s’agisse essentiellement d’un show : un gouvernement d’État ne peut pas légalement appliquer la loi fédérale sur l’immigration. Même s’il le pouvait, l’histoire ne montre guère que la dissuasion puisse mettre un terme à l’immigration clandestine.

Pendant ce temps, les politiques d’Abbott causent des problèmes plus près de chez nous. En effet, une foule de nouveaux arrivants, munis d’armes et de badges, s’est emparée d’une zone autrefois paisible, faisant naître un sentiment d’insécurité chez les habitants. Le chaos et les dysfonctionnements qui règnent à la frontière ont entraîné la perte de vies innocentes. Le vrai problème, cependant, n’est pas causé par les migrants, mais par les personnes qui se donnent beaucoup de mal pour les empêcher d’entrer.

La Coalition frontalière d'Eagle Pass a planté 700 croix dans le parc Shelby en hommage aux vies perdues le long du Rio Bravo en 2023

 

24/03/2024

CAROLINE TRACEY
Un rêve de checkpoint en plein désert : 30 ans après son entrée en vigueur , l’Accord de libre-échange nord-américain face à une contradiction insoluble
Libre passage pour les marchandises, accès contrôlé pour les humains

Versión española : Una garita soñada en el desierto
English version : Checkpoint Dreams

Caroline Tracey, Nexos, 1/1/2024
Dessins de Ricardo Figueroa
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

À en juger par les plans architecturaux que le ministère de la Sécurité intérieure [DHS] a soumis au Congrès usaméricain en 2009, le Poste de contrôle intérieur de la patrouille frontalière [BPIC, Border Patrol interior checkpoint] sur l’autoroute inter-États I-19 allait être gigantesque. Le poste de contrôle serait situé au milieu du désert de l’Arizona, à quelque 35 kilomètres au nord d’Ambos Nogales, les villes-jumelles frontalières loin de la frontière proprement dite.

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Le projet abandonné de megacheckpoint



D’où l’oxymore révélateur du nom officiel du poste de contrôle : comment peut-il se trouver à l’intérieur des terres s’il s’agit d’un poste de contrôle frontalier ? La réponse, selon l’agence des douanes et de la protection des frontières, est très simple : la frontière entre les USA et le Mexique est très large : 160 kilomètres à l’intérieur des terres à partir de la frontière territoriale des USA, pour être exact. Dans cette zone d’exception - où vivent les deux tiers de la population usaméricaine - le gouvernement usaméricain a suspendu la protection constitutionnelle contre les “recherches et saisies” ; la patrouille frontalière peut monter dans n’importe quel véhicule et procéder à une fouille sans mandat.

D’un autre point de vue, cependant, la frontière entre le Mexique et les USA devait être aussi mince que possible. L’intégration des chaînes d’approvisionnement des deux pays, réalisée par l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA), a fait de la circulation efficace des produits, des biens et des matières premières d’un côté à l’autre de la frontière un impératif non seulement juridique, mais aussi économique.

D’où l’autre oxymore - implicite, certes, mais évident compte tenu du contexte géographique et historique - du nom officiel du point de passage frontalier : comment concilier le contrôle des frontières et le libre-échange ? La réponse, selon le département de la sécurité intérieure, était encore une fois très simple : construire le plus grand point d’inspection de l’histoire des USA.

Mais aujourd’hui, le poste de contrôle de l’I-19 est une triste structure métallique au milieu du désert. L’immense complexe dont rêvaient les ingénieurs du gouvernement usaméricain n’a jamais été construit. Comme tant d’autres ambitions usaméricaines dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA, leurs plans sont restés à l’état de projets.

Le plan initial du BPIC prévoyait que le trafic automobile privé serait dévié vers sept voies équipées de cabines d’inspection à l’arrivée au poste de contrôle depuis l’autoroute. Peu de temps après, les ingénieurs ont toutefois estimé que cette solution était insuffisante et qu’il valait mieux construire vingt-deux voies. Le trafic des camions commerciaux et des passagers serait quant à lui dévié vers une autre zone d’inspection, à côté du parking pour les voitures des 39 agents de la patrouille frontalière qui travailleraient au BPIC 24 heures sur 24.

D’autres zones comprendraient des chenils pour les K-9 [=Ka-Nine, chiens policiers] entraînés à renifler la drogue, un ascenseur pour véhicules, des tours équipées de radars et d’autres systèmes de communication (dans le cadre d’un contrat attribué à Boeing, puis annulé faute d’autorisation du ministère de l’Intérieur), un entrepôt pour la contrebande confisquée, une salle informatique avec accès aux bases de données de renseignements sur les groupes terroristes et le crime organisé, et un centre de détention pouvant accueillir trois cents personnes que le langage officiel du gouvernement usaméricain qualifie d’illégales.

Tout cela était nécessaire, ont expliqué les responsables du DHS, car la plupart des migrants sans papiers qui tentaient d’entrer dans le pays le faisaient dans la région sud de l’Arizona, où passe l’I-19 avant de rejoindre la route fédérale 15 du Mexique. Alors que la Border Patrol divise la frontière avec le Mexique en neuf secteurs, ces années-là, la moitié des arrestations ont eu lieu dans le secteur de Tucson.

La patrouille frontalière usaméricaine divise sa stratégie de contrôle et de surveillance - appelée defense in depth (“défense en profondeur”)- en trois couches, chacune plus éloignée de la frontière : line watching, la surveillance de la ligne (l’observation constante de la frontière elle-même), roving patrols, patrouilles itinérantes de petits groupes d’agents, parfois à cheval, qui se déplacent dans les zones où circulent le plus de migrants) et, enfin, les BPIC.

« On ne peut pas tout arrêter [le trafic de personnes et de marchandises] à la frontière, alors on ferme les voies de sortie », m’a dit un porte-parole de la patrouille frontalière lors d’un entretien récent. Les BPIC, a-t-il poursuivi, « permettent d’avoir un endroit où l’on peut attraper le trafic qui a réussi à passer [au-delà] de la zone frontalière ».

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 "Operation Wetback" (dos mouillé, mojado) en 1954 : des immigrés mexicains sont reconduits à la frontière dans des cages installées sur des camions

L’idée d’établir des points de contrôle de l’immigration à l’intérieur du territoire n’est pas nouvelle : dans les années 1930, le gouvernement usaméricain a mis en place des points de contrôle dans les gares ferroviaires où arrivaient la plupart des Mexicains. La base juridique de cette politique publique, que de nombreux juristes et militants considéraient comme clairement discriminatoire et inconstitutionnelle, a été établie en 1976, lorsque la Cour suprême a autorisé les agents chargés de ces points de contrôle à considérer la “race” des personnes comme un motif suffisant pour les interpeller et les interroger.


Ce qui est certain, en revanche, c’est que la taille physique et le poids symbolique des BPIC ont énormément augmenté dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA. L’une des contradictions les plus flagrantes du traité est qu’il favorise la circulation transnationale de deux des trois catégories dont la libre circulation est au cœur de la conception néolibérale classique du libre-échange - les capitaux et les marchandises - mais ne garantit pas la même liberté de circulation pour la troisième et peut-être la plus importante de ces catégories : la main-d’œuvre. Ou, pour le dire en termes moins aliénants : les êtres humains. Les BPIC ont fini par incarner ce paradoxe : ils servent à réguler, en même temps mais de manière opposée, les flux de remorques et de personnes qui ont commencé à arriver à la frontière en nombre toujours croissant dans les années qui ont suivi l’entrée en vigueur de l’ALENA.

Aujourd’hui, lorsque vous passez par l’I-19, vous n’avez même pas besoin de quitter l’autoroute pour passer par le BPIC. À quelques kilomètres du point de passage, vous commencez à voir des panneaux vous invitant à ralentir. Devant vous, des cônes de signalisation apparaissent pour diviser les voies. Enfin, vous atteignez le point de contrôle, qui n’est guère plus qu’une tente surplombant la route et offrant de l’ombre aux patrouilleurs et à leurs chiens. Contrairement aux points de contrôle permanents du Texas, où la patrouille frontalière ne laisse passer personne sans avoir vérifié son droit d’être dans le pays, en Arizona, les agents ne prennent souvent pas la peine de vous ordonner de vous arrêter pour affirmer que vous êtes citoyen usaméricain ou, à défaut, que vous avez les documents nécessaires pour être dans le pays en toute légalité. Ils préfèrent ne pas arrêter la circulation.

Bien qu’il soit en place depuis des années, le BPIC de l’I-19 reste techniquement “temporaire”, faisant du secteur Tucson de la Border Patrol - si prioritaire selon les autorités - le seul à ne pas disposer d’un point de contrôle permanent (les huit autres secteurs comptent au total 32 BPIC). Les raisons de cet éternel provisoire n’ont malheureusement rien à voir avec un respect renouvelé du droit humain à la liberté de circulation. L’argument qui a permis d’arrêter ce nœud central des plans de militarisation des frontières du DHS - une agence qui a la réputation d’être invulnérable à la critique, à l’activisme et même au droit civil - provient de l’une des traditions usaméricaines les plus éculées : la défense à outrance de la valeur de l’immobilier. Pas dans mon jardin, disaient les propriétaires locaux.

Au départ, l’idée était que les BPIC exploiteraient l’effet de surprise. Les points de contrôle “tactiques” changeraient d’emplacement chaque semaine, de sorte que les sans-papiers et leurs guides ne sauraient pas où ils se trouveraient. Le problème est que la patrouille frontalière doit obtenir de nouveaux permis du ministère des transports de l’État à chaque fois qu’elle déplace ces points de contrôle temporaires. Lorsque ce processus bureaucratique s’est avéré trop lourd, l’agence a opté pour des points de contrôle permanents.[1]

Le secteur de Tucson a constitué une exception. En 1999, Jim Kolbe, membre du Congrès de l’Arizona, alors encore membre du parti républicain, a inséré une clause dans la loi déterminant les allocations budgétaires fédérales pour la sécurité des frontières : « Aucun fonds ne sera approuvé pour l’acquisition de terrains, la conception ou la construction d’un poste de contrôle de la patrouille frontalière dans le secteur de Tucson ». Le Congrès a renouvelé la stipulation de Kolbe chaque année jusqu’en 2006. Un avenant adopté en 2003, alors que les BPIC des autres secteurs avaient déjà été construits, obligeait la Border Patrol à déplacer le poste de contrôle du secteur de Tucson tous les quinze jours.

Mais en 2007, Kolbe a pris sa retraite. La patrouille a saisi l’occasion de convertir le point de contrôle nomade de l’I-19 en une installation fixe. Suivant la directive de rechercher des sites avec une bonne visibilité et peu d’issues de secours, les patrouilleurs ont décidé de construire le poste au nord de la ville de Tubac et, comme par dépit pour le sénateur Kolbe, se sont prêtés à la conception du BPIC le plus ambitieux de l’histoire.

Les ingénieurs de Tucson se sont inspirés du poste de contrôle nouvellement construit au nord de Laredo, au Texas : une dalle d’asphalte au milieu d’une forêt qui était alors le plus grand BPIC du pays. Selon les ingénieurs, même les six hectares de la zone du poste de contrôle de Laredo s’étaient avérés insuffisants pour l’opération de scanner de camions. En revanche, le BPIC du secteur de Tucson devait occuper 72 800 mètres carrés [7, 28 ha].

Avant le début des travaux, comme l’exige la loi, la patrouille frontalière a publié dans le journal local une annonce sollicitant les commentaires du public pendant une période de trente jours, mais elle n’a pas reçu un seul commentaire. La réaction des 1 000 habitants de Tubac les a donc pris par surprise : les citadins craignaient que le poste de contrôle ait des conséquences négatives pour les hôtels de charme, les galeries d’art et les complexes de golf qui soutiennent l’économie locale. Un boutiquier local, Old Presidio Traders, a imprimé des affiches sur lesquelles on pouvait lire « Sécurisez la frontière à la frontière » - et pas à Tubac, à plus de 40 kilomètres de la ligne de démarcation - et avec une carte des USA aux couleurs du drapeau. Les habitants de la région les ont brandies lors de leurs manifestations. À une occasion, une douzaine de personnes les ont collées sur les vitres de leur voiture et ont franchi et refranchi le poste de contrôle en masse, encore et encore, pendant des heures.


La plus grande crainte des Tubaqueños était que la présence d’une installation plus proche d’une base militaire que d’un poste de police ne porte préjudice au marché immobilier des villes de Tubac, Green Valley et Sahuarita, toutes des “exurbs” - ou banlieues éloignées - de Tucson dont la population a augmenté rapidement avec l’afflux de retraités et de familles à la recherche d’un logement abordable.

Malgré l’allusion gouvernementale de son nom, le Santa Cruz Valley Citizens Council (Conseil des citoyens de la vallée de Santa Cruz) - le groupe qui a mené l’opposition au point de contrôle - n’aurait pas pu être plus éloigné d’une entité bureaucratique. Il a été fondé dans les années 1980 dans le but de protéger les intérêts des associations de propriétaires (entités privées qui gèrent les lotissements et autres types de propriétés, exerçant souvent le type d’autorité que l’on associe à l’État, et qui sont connues aux USA pour leurs règles strictes et protectionnistes) dans la région. Le directeur des ventes de l’agence immobilière Brasher Realty - l’un des membres fondateurs du conseil des citoyens - a déclaré à un journal local que le barrage routier avait causé des pertes de plus de 5 millions de dollars : de nombreux acheteurs ont résilié leur contrat après avoir appris qu’ils devraient avoir à passer par le BPIC presque tous les jours.

Pour répondre aux protestations, la représentante démocrate Gabrielle Giffords a introduit une clause dans le projet de loi de finances 2009 qui interdisait au ministère de la sécurité intérieure de finaliser les plans visant à établir un BPIC permanent - mais pas nécessairement temporaire - dans le secteur de Tucson jusqu’à ce que le Government Accountability Office (GAO , Bureau de contrôle des comptes publics du Congrès) procède à une évaluation complète de tous les points de contrôle fixes dans le sud-est des USA. Les opposants au BPIC ont calculé que, dans le meilleur des cas, la législation de Mme Giffords interromprait la construction du poste de contrôle pendant deux ou trois ans. Mais aujourd’hui, treize ans après son ouverture en 2010, le pavillon temporaire est toujours là, près de la borne kilométrique 42 de l’ I-19.[2]

En août 2009, le GAO a publié l’évaluation des BPIC demandée par la loi Giffords. Si les enquêteurs ont conclu que les points de contrôle contribuaient à la mission de la patrouille frontalière, ils ont également noté que l’agence avait été si négligente dans la collecte des données requises par la loi qu’il était impossible de déterminer l’efficacité des points de contrôle. Dans un cas, les agents d’un BPIC avaient déclaré toutes les arrestations effectuées dans les 50 kilomètres carrés autour du point de contrôle comme si elles avaient eu lieu dans l’installation du point de contrôle. Dans un autre cas, les agents de patrouille étaient censés déclarer le nombre d’arrestations qu’ils avaient transmises au bureau du procureur des USA - l’idée étant d’évaluer l’efficacité de la patrouille frontalière dans la lutte contre le terrorisme -, mais au lieu de cela, ils ont déclaré le nombre de cas transmis à n’importe quel organisme chargé de l’application de la loi. Les fonctionnaires du secteur de Tucson ont refusé de communiquer leurs statistiques sur les arrestations et les passages clandestins, au motif que le partage de ces informations pourrait profiter à ceux qui cherchent à se soustraire au contrôle. En l’absence de preuves de l’efficacité des points de contrôle intérieurs, le GAO n’a pas pu affirmer que le secteur de Tucson avait atteint ses objectifs, mais il n’a pas non plus pu affirmer qu’il ne les avait pas atteints.

Pendant ce temps, les habitants de Tubac et d’autres villes proches du BPIC continuaient à se plaindre de la baisse de la valeur de leurs propriétés et du déclin de leur industrie touristique.

« Il est impossible que cela n’ait pas affecté nos entreprises depuis qu’il a été installé », a déclaré Garry Hembree, alors président de la chambre de commerce de Tubac, à l’Associated Press en 2012. « Je ne comprends pas comment ils ont pu le faire sans en tenir compte ».


La même année, en 2012, une étude de l’Udall Institute for Public Policy Research de l’université de l’Arizona a conclu que les habitants de Tubac avaient raison : le poste de contrôle avait en effet eu un impact négatif sur l’économie immobilière de la région. Ce rapport a, semble-t-il, sonné le glas du projet de checkpoint géant.

Fidèle au vieil adage selon lequel everything is bigger in Texas, tout est plus grand au Texas, le plus grand BPIC des USA est désormais situé à Falfurrias, une ville de l’État de l’étoile solitaire située sur l’autoroute 281, à une centaine de kilomètres au nord de McAllen. La région est devenue tristement célèbre en 2012 en raison d’une forte augmentation du nombre de décès de migrants. Malgré les protestations des militants, qui ont averti que le BPIC proposé obligerait de nombreux migrants à emprunter des itinéraires encore plus dangereux, le ministère de la sécurité intérieure a décidé de poursuivre le projet d’agrandissement du poste de contrôle. Les responsables de la patrouille frontalière ont fait valoir que la construction du poste de contrôle était impérative en raison du nombre croissant de semi-remorques se déplaçant vers le nord depuis les maquiladoras de la zone frontalière du Mexique.

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Affichage des résultats de l'entreprise Border Patrol : 57 000 kilos de drogues, 16785 étrangers sans documents

Le BPIC de Falfurrias a coûté 30 millions de dollars et a ouvert ses portes en mai 2019. Il dispose de huit voies d’inspection, de niches pour chiens et d’une nouvelle technologie appelée “portails Z”, qui capture des radiographies d’une voiture sous six angles simultanément et qui n’était auparavant utilisée qu’aux points d’entrée à la frontière proprement dite. Les patrouilleurs, qui s’ennuient terriblement lorsque c’est leur tour de gérer le poste de contrôle, l’appellent “Falcatrazz”, en référence à la célèbre prison californienne.

Susan Kibbe, présidente de la South Texas Private Property Rights Association, m’a confié lors d’un récent entretien que les propriétaires terriens locaux n’ont pas protesté contre la construction du BPIC de Falfurrias. Les voisins, m’a-t-il expliqué, auraient préféré que la patrouille frontalière s’en tienne à la surveillance de la frontière (Falfurrias se trouve à 120 kilomètres de Reynosa), mais ils s’étaient désormais habitués au poste de contrôle. Ils ne sont pas aussi préoccupés par la valeur de leurs biens immobiliers, ajoute-t-elle, car la plupart des propriétés de la région « sont de grands ranchs qui ne seront pas vendus ; ils restent dans la famille pendant de nombreuses générations ». Cependant, Mme Kibbe a ajouté qu’elle et ses voisins n’apprécient pas le fait que, malgré les millions qu’a coûté la construction du BPIC, il n’y a souvent que deux ou trois des huit couloirs occupés par des agents. Les autres restent fermés.

Depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA, la frontière entre les USA et le Mexique est devenue plus bruyante, plus pavée et plus violente. Cette intensification des tensions dans la région frontalière se manifeste par des détails aussi divers que la perte d’habitats naturels de la faune et l’augmentation de l’asthme chez les enfants de la vallée du Rio Bravo/Grande. La transformation de la frontière est également évidente dans l’expansion constante des installations des forces de l’ordre usaméricaines qui, malgré leur efficacité douteuse, continuent de se multiplier. Quelle que soit la taille des postes de contrôle, l’immigration et la contrebande sont inéluctables. L’idée d’une frontière “fermée” est un fantasme.

Il se peut donc que la tente métallique de l’I-19 soit finalement aussi efficace que le poste de contrôle géant de Falfurrias. Nous ne le saurons jamais : nous n’avons aucun moyen d’estimer avec certitude combien de personnes traversent le désert sans être détectées ou combien de tonnes de drogue sont cachées dans les soutes de camions non inspectés. Dans la contradiction architecturale entre la vision pantagruélique du poste de contrôle de l’I-19 et sa réalité déprimée, les contradictions de l’accord de libre-échange qui a transformé la région prennent une forme tangible.

 Notes


[1] Selon le Government Accountability Office (GAO), les arrestations augmentent considérablement dans les mois qui suivent l'ouverture d'un de ces points de contrôle permanents, mais chutent à nouveau dès que les guides apprennent leur existence et trouvent des moyens de les contourner.

[2] En raison d'un accident de l'histoire - la tentative ratée d'établir le système métrique aux USA - les cent miles de la I-19 traversant Tubac sont le seul tronçon de route de tout le pays marqué en kilomètres. Parallèlement à leur lutte contre le poste de contrôle, les habitants se sont organisés pour rejeter une initiative qui aurait modifié la signalisation dans leur région pour l'aligner sur celle du reste des USA, arguant que l'imposition du système impérial [hérité des Britanniques], comme la construction du BPIC, aurait des conséquences négatives pour l'industrie touristique locale.

CarolineTracey, originaire de Denver, Colorado, est docteure en géographie de l’université de Californie à Berkeley et vit entre Tucson, Arizona et Mexico. Elle se définit comme auteure aridaméricaine Elle couvre le questions d’environnement, de géographie humaine et frontalières du Sud-Ouest des USA et du Mexique pour le mensuel High Country News et est rédactrice de chef de Zócalo Public Square. Son premier livre, Salt Lakes -un recueil de 18 essais offrant une perspective queer sur le changement climatique dans les environnements arides - sera publié en 2026 par Norton Publishers.  @ce_tracey