Ofer Aderet, Haaretz, 15/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La théorie raciale du premier sexologue de l’Israël d’avant l’État [sic], qui préconisait de décourager certains individus “défectueux” d’avoir des enfants, a été défendue par des figures de proue du mouvement sioniste. L’idée a continué à être discutée même après l’arrivée au pouvoir des nazis.
En 1933, l’année où les nazis sont arrivés au pouvoir en Allemagne, une brochure de 20 pages a été publiée en Palestine mandataire sous le titre “Amélioration de la race de l’espèce humaine et sa valeur pour notre peuple”. L’auteur, le sexologue Avraham Matmon, né à Odessa et ayant grandi à Tel Aviv, était revenu quelques mois plus tôt de Berlin pour s’installer dans cette ville, où il avait créé l’Institut d’hygiène et de science sexuelle. Cet institut proposait au public des traitements pour les problèmes sexuels, des conseils en matière de contraception et d’autres informations. La brochure publiée par l’institut s’ouvre sur l’explication du Dr Matmon, qui explique pourquoi la qualité est plus importante que la quantité lorsqu’il s’agit de respecter le commandement “soyez féconds et multipliez-vous”. En d’autres termes, la conviction que la nation doit contrôler - et limiter - la reproduction.
« Pour que le peuple ne dégénère pas, il faut veiller non seulement à sa valeur quantitative mais aussi à sa qualité », écrit-il. « Une grande partie des gens qui pensent, en particulier les intellectuels, croient que la taille, l’avenir et la force de la nation dépendent de la conclusion du plus grand nombre de mariages et des naissances qui en découlent. Ils n’accordent pas beaucoup de valeur à l’essence du nouveau-né, qu’il soit faible ou fort, intelligent ou ignorant, qu’il devienne un penseur et qu’il soit utile aux autres, ou qu’il devienne un criminel et qu’il nuise à la société ».
Pour contrer cette approche, Matmon a présenté un point de vue ostensiblement scientifique, basé sur la théorie de l’hérédité. Les partisans de cette théorie, note-t-il, savent qu’ « un peuple dont beaucoup de membres souffrent de défauts transmis génétiquement finira par dégénérer ». Ses prévisions sont inquiétantes. « Il y a un grand nombre de personnes qui, d’après la structure de leurs organes, ne peuvent pas être considérées comme pleinement robustes », a-t-il averti. À titre d’exemple, il a cité « les défauts de la vue, qui sont si fréquents chez notre peuple », et a poursuivi en expliquant : « Sans aucun doute, nous avons ou avons eu une propension particulière à cet égard : Deux mille ans de vie dans l’obscurité de l’exil du ghetto y ont contribué. »
Mais ce ne sont pas seulement les lunettes portées par de nombreux juifs qui préoccupent Matmon. « Nous mentionnerons d’autres états de faiblesse, comme la faiblesse des nerfs - une propension que beaucoup acquièrent par hérédité ». Il cite de nombreux « troubles psychiques », comme il les appelle, « qui produisent... une tendance au suicide, à des états mentaux médiocres... à la mélancolie... à la psychopathie de différentes sortes combinée à la dépression, et à des individus dont l’état mental est instable ». Tous ces troubles, affirme-t-il, sont transmis par l’hérédité et provoquent la dégénérescence du peuple juif.
Les chiffres cités par Matmon parlent d’eux-mêmes. Dans les seules institutions éducatives de Tel Aviv, il dénombre « plus de 25 sourds-muets et plus de 30 enfants déficients et semi-imbéciles ». Selon les tableaux de la brochure - dont la source provient du livre La sociologie des juifs d’Arthur Ruppin (à l’époque, président de l’Agence juive) - les Juifs du monde entier souffraient davantage de défauts génétiques que les Chrétiens. En Hongrie, par exemple, le nombre de sourds, d’“aliénés” et de “déments” était plus élevé chez les Juifs que dans la population chrétienne.
Selon Matmon, la différence entre “aliénés” et “déments0148 est que les premiers sont « des personnes qui étaient saines d’esprit à l’origine et dont l’activité mentale a été perturbée au fil du temps », tandis que les déments sont « des malades mentaux de naissance ». Des données inquiétantes ont également été enregistrées en Prusse à la fin du 19e siècle, où, sur 100 000 Juifs, 492 étaient atteints de troubles mentaux, 105 étaient aveugles et 130 étaient sourds - des chiffres bien plus élevés que dans la population chrétienne.
« Une telle situation ne doit pas perdurer, car d’année en année, le nombre de personnes présentant des défauts augmente », écrit Matmon. L’une des raisons de cette situation, selon lui, est que « précisément ceux qui se trouvent à un niveau inférieur ont plus d’enfants et leur transmettent leurs traits de caractère et leurs propensions ». Expliquant l’importance de contrôler le caractère et la qualité des générations à venir, il écrit dans la brochure : « La meilleure matière... est celle qui va toujours de l’avant, qui pousse le peuple ou, plus exactement, qui tire le peuple vers l’arrière ». Il ajoute : « N’oublions pas les nombreuses dépenses que chaque culture consacre à ces individus dégénérés. »
Après cette introduction, l’auteur pose la question cruciale. « Nous sommes donc confrontés à la question de savoir comment nous devons nous tenir sur la brèche. Devons-nous nous contenter d’organiser des foyers et des abris pour ces malheureux, ou devons-nous les laisser circuler sans aucune surveillance jusqu’à ce qu’ils disparaissent de la surface du globe ? » Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il en vient au fait. « Nous devons prendre le destin de ces gens en main. Leur donner l’aide et l’abri nécessaires, et en même temps influencer leur reproduction et l’orienter d’une manière qui convienne à la société », écrit-il.
« Tel est le nouveau rôle de l’hygiène moderne : protéger l’humanité du flot des inférieurs et leur barrer la route de la pénétration en leur refusant la possibilité de transmettre leur infériorité aux générations futures ». La théorie scientifique sous l’égide de laquelle l’action doit être menée est, selon lui, une « nouvelle branche de l’hygiène : l’hygiène de la reproduction, c’est-à-dire l’eugénisme, ou l’amélioration de la race humaine ».
Matmon était issu d’une famille juive sioniste distinguée. Son père, Yehuda Leib Matmon Cohen, et sa mère, Fanya Matmon Cohen, faisaient partie des 66 familles fondatrices de Tel-Aviv et ont contribué à la création de l’emblématique lycée de Tel-Aviv, Gymnasia Herzliya. L’épouse du Dr Matmon, Tehila, était active dans la défense des droits des femmes et a fondé un journal féministe, "Ha’isha Bamedina" ("La femme dans l’État"), qui réclamait une représentation égale des femmes dans la société israélienne.
L’essor de l’eugénisme
Quatre-vingt-dix ans après l’arrivée au pouvoir des nazis, il est difficile, à première vue, d’imaginer comment un juif, qui allait être épargné du sort de six millions de ses coreligionnaires uniquement parce qu’il avait émigré très tôt en Palestine, a pu écrire dans cette veine - et en hébreu de surcroît. À l’époque, cependant, l’eugénisme comptait de nombreux adeptes sincères et honnêtes. Il a été conçu à la fin du XIXe siècle par le polymathe britannique Francis Galton, qui a également inventé le terme “eugénisme”, qui fait référence à l’amélioration de la qualité génétique de la race humaine par la reproduction sélective. Au début du 20e siècle, la théorie était populaire en Europe occidentale et aux USA, et certains pays autorisaient légalement la stérilisation des personnes dites “faibles d’esprit” ou “folles”, ainsi que des criminels et des autres personnes jugées “inutiles”. [En Suède, par exemple, 63 000 personnes ont été stérilisées entre 1934 et 1976 pour des raisons “eugéniques”, en particulier des Rroms et des tattare, nomades dits “de race mixte”, qu’on prenait pour des Tatars, NdT]
Dans le mouvement sioniste aussi, certains ont défendu des aspects de la théorie, notamment des personnalités publiques, des dirigeants et des médecins, qui considéraient le judaïsme comme une race à cultiver. Parmi ces partisans, on trouve le fondateur du sionisme politique, Theodor Herzl (« La race juive [en allemand, il utilisait le terme Stamm, tribu, souche, NdT] doit être améliorée immédiatement, pour faire des Juifs de bons combattants, aimant le travail et vertueux ») ; Max Nordau, cofondateur avec Herzl de l’Organisation sioniste (« Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour élever les Juifs orientaux, qui dégénèrent, à un niveau économique, moral et spirituel plus élevé ») ; et Arthur Ruppin (« Pour préserver la pureté de notre race, les Juifs comme ceux-ci doivent s’abstenir d’avoir des enfants »). Il y avait aussi des médecins, comme le Dr Yosef Meir, qui a donné son nom à l’hôpital Meir de Kfar Sava (« N’ayez pas d’enfants si vous n’êtes pas sûrs qu’ils seront sains de corps et d’esprit »).
Les nazis ont adopté certains des principes de la méthode lorsqu’ils ont développé la théorie raciale qui a servi de base à l’anéantissement du peuple juif. Des centaines de milliers d’Allemands - non juifs - ont également payé de leur vie. Dans le cadre d’un programme d’« euthanasie », des Allemands handicapés ou souffrant de troubles mentaux, entre autres, ont été assassinés sous les auspices de la loi pour la prévention de la descendance atteinte de maladies héréditaires. Les malades et les faibles étaient considérés comme une nuisance dont les besoins interféraient avec la mise en œuvre de la vision allemande d’un peuple en bonne santé.