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07/12/2024

SILVIA FEDERICI
Le développement capitaliste et la guerre contre la reproduction sociale : la Palestine et au-delà


Silvia Federici,The Commoner, 22/11/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La cruauté de la guerre qu’Israël mène contre le peuple palestinien et maintenant contre la population du Liban est si extrême, son intention génocidaire si évidente que nous semblons perdus dans la recherche d’explications possibles. En effet, il n’y a pas de mots pour décrire l’horreur et la souffrance que les opérations militaires de Tsahal ont infligées aux Palestiniens.

Donostia, Pays basque: mosaïque humaine de solidarité avec les Palestinien·nes

Nous assistons à une campagne d’extermination qui vise à ce qu’il ne reste plus rien sur le terrain qui puisse leur permettre de vivre sur leur terre ou simplement de survivre. Plus de cinquante mille personnes ont été massacrées, principalement des femmes et des enfants, sans compter les milliers de corps enterrés sous les décombres de leurs maisons, qui n’ont jamais été retrouvés, ni les nombreux exécutés, aujourd’hui retrouvés dans des fosses communes, certains manifestement enterrés vivants ou mutilés. Tous les systèmes de reproduction ont été démantelés. Les maisons, les routes, les réseaux d’eau et d’électricité, les hôpitaux ont été détruits, les ambulances aussi ont été bombardées. Il en va de même pour les arbres et les cultures. Au moins quatre cents médecins, infirmières et autres travailleurs de la santé sont morts au cours de cette campagne d’extermination qui a duré un an. Beaucoup ont été exécutés, après avoir été soumis à des pratiques humiliantes, tout comme de nombreuses personnes qui s’étaient réfugiées dans les cliniques après le bombardement de leurs maisons.
Ce qui est clair, c’est qu’Israël mène systématiquement une guerre totale contre tout ce dont les Palestiniens ont besoin pour leur reproduction. Cette campagne de mort brutale s’étend maintenant au Liban et peut-être, dans les semaines à venir, à l’Iran, à la Syrie et au Yémen.
Les femmes et les enfants, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui assurent la reproduction de la communauté et constituent l’espoir de l’avenir, sont délibérément pris pour cible. Tout est également mis en œuvre pour effacer le passé. Israël craint le pouvoir des mémoires collectives. Il sait que garder son histoire vivante, garder vivant le souvenir des blessures et des luttes passées est un puissant moyen de résistance. Le souvenir de la Nakba de 1948, des villages détruits et des communautés déplacées, a soutenu des générations de Palestiniens les inspirant à se battre jusqu’au bout pour ne pas quitter leur terre. En réponse, tous les lieux où sont conservés des documents - bibliothèques, universités, archives publiques ou personnelles - ont été réduits en poussière. Et depuis des semaines, aucune nourriture n’a été autorisée à entrer dans la région, si bien que les gens meurent de faim. De manière sadique, lorsque l’aide alimentaire est arrivée, les personnes qui s’y précipitaient ont été abattues, de même que les travailleurs humanitaires.
À cette campagne meurtrière, qui entre dans sa deuxième année, s’ajoute l’assaut brutal que les colons israéliens, lourdement armés et portant souvent des uniformes militaires, ont lancé contre les fermes palestiniennes de Cisjordanie, forçant les propriétaires à partir sous peine de mort, volant et tuant leurs animaux, détruisant les lits de culture. Enfin, il faut mentionner les milliers de personnes arrêtées, qui sont également soumises à des tortures et des humiliations constantes, certaines étant enchaînées depuis si longtemps qu’elles ont dû être amputées des jambes à cause de la gangrène.
Ce qui rend cette opération génocidaire particulièrement horrible, c’est qu’elle est menée ouvertement, devant le monde entier, et qu’elle bénéficie du soutien inconditionnel des USA et de l’Union européenne, qui fournissent un flux incessant d’argent et d’armes pour la soutenir. En effet, l’engagement des USA à soutenir inconditionnellement les décisions d’Israël, aussi meurtrières soient-elles, est tel que, plus qu’un soutien, leur position apparaît comme celle d’un partenaire, voire d’un instigateur.
Quel est donc l’enjeu en Palestine ? Qu’est-ce qui pousse des gouvernements qui se prétendent défenseurs des droits humains à abandonner tous les faux-semblants et à s’efforcer d’étouffer toute contestation de ce génocide ?
L’une des réponses est que l’expulsion massive des Palestiniens de leur terre natale et la campagne de terreur menée par Israël sont l’achèvement de la tâche assignée à Israël depuis sa formation, à savoir défendre les intérêts du capital usaméricain et international, et en particulier défendre les intérêts des compagnies pétrolières de la région et étouffer les aspirations des peuples du monde arabe qui voudraient récupérer les terres et les ressources qui leur ont été enlevées lors de la colonisation britannique.
Comme nous le savons, depuis 1948, Israël a veillé à ce que les champs pétrolifères du Moyen-Orient soient ouverts aux compagnies pétrolières usaméricaines et à ce que les régimes autocratiques que les USA et la Grande-Bretagne ont mis en place dans la région pour protéger leurs intérêts ne soient pas remis en question. Israël s’est acquitté si efficacement de cette tâche répressive qu’il est devenu l’un des principaux exportateurs d’armes au monde et, plus important encore, le principal exportateur de technologies de surveillance et de méthodes répressives dont la Palestine a été le laboratoire et le terrain d’essai [1]. Tous les régimes autocratiques en ont bénéficié. Israël a été le principal soutien de l’Afrique du Sud blanche, du régime Mobutu au Congo, il a collaboré avec Rios Montt dans le massacre de la population indigène au Guatemala au début des années 1980, et la liste est encore longue. Il n’est donc pas surprenant que Joe Biden ait déclaré dès 1986 que : « Si Israël n’existait pas, nous devrions l’inventer » et que, malgré une légère condamnation, la plupart des gouvernements du monde restent silencieux face au massacre des Palestiniens et maintenant des Libanais. La plupart d’entre eux bénéficient de la fourniture par Israël de tactiques et d’armes répressives. Les drones israéliens patrouillent aujourd’hui aux frontières, ils veillent (par exemple) à ce qu’aucun bateau de migrants ne puisse traverser la Méditerranée sans être détecté, leur technologie est utilisée pour ériger des murs, construire des clôtures électrifiées, transformer les frontières en zones militarisées.
Maintenir les Palestiniens en état de siège, les priver de leurs terres, de leurs eaux, de leur possibilité de se déplacer d’un endroit à l’autre, transformer la Palestine en un patchwork de zones séparées et non continues, entrecoupées par un nombre croissant de fermes de colons, faire de la Palestine une « prison à ciel ouvert », où toute forme de résistance est cruellement punie par l’emprisonnement, les meurtres, la démolition des maisons, a été un élément clé dans l’accomplissement de ce projet. Aujourd’hui, en outre, un autre événement accélère la guerre d’Israël et des USA contre les Palestiniens. Il s’agit de la découverte en 2000 d’un important gisement de gaz naturel au large de Gaza et d’Israël, évalué à un demi-billion [500 milliards] de dollars.[2] Comme l’histoire des USA le démontre, des coups d’État ont été organisés, des gouvernements ont été renversés, en hommage à l’extraction du pétrole, et il ne fait aucun doute que cela a été un puissant facteur d’accélération du projet de construction d’un Israël plus grand et de condamnation des Palestiniens à la mort ou à l’expulsion en masse.
Comme l’a montré Charlotte Dennett, en 2007, le gouvernement israélien s’est opposé au projet de British Gas visant à exploiter les ressources gazières offshore de Gaza, ce qui aurait grandement profité aux Palestiniens, et en 2008, « les forces israéliennes ont lancé l’opération Plomb durci », qui a tué près de 1 400 Palestiniens, avec l’intention déclarée d’envoyer Gaza « des décennies dans le passé » [3].
Cependant, nous ne pouvons pas comprendre pleinement ce qui se passe en Palestine si nous ne le relions pas à la guerre plus large que les USA, l’Union européenne et les institutions capitalistes internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, mènent pour prendre le contrôle de l’économie mondiale et des richesses de la planète. Au moyen d’une « crise de la dette » créée artificiellement - première étape d’un processus de recolonisation d’une grande partie du soi-disant « tiers monde » - et de « programmes d’ajustement structurel » imposés par la suite, un état de guerre permanent a été créé alors que de nouveaux territoires sont ouverts aux investissements de capitaux et que des régions entières sont dépouillées de leurs ressources naturelles. En ce sens, « la Palestine est le monde », comme je l’ai écrit dans un discours que j’ai prononcé en 2024 [4] lors d’une conférence de chercheurs socialistes à New York, à l’occasion de l’attaque de Sharon contre Gaza. Comme je l’ai écrit à l’époque :
« Ce qui, en Palestine, est détruit par les FDI, l’est dans de nombreux pays africains par le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du commerce. En Palestine, ce sont les chars israéliens qui détruisent les écoles et les maisons au bulldozer. En Afrique, ce sont les ajustements structurels, le dégraissage du secteur public, la dévaluation de la monnaie, mais les effets sont les mêmes. Dans les deux cas, les résultats sont des populations de réfugiés, le transfert des terres des populations locales aux nouvelles puissances coloniales, la promotion et la protection des intérêts du capital international ».
Depuis lors, les preuves que le développement capitaliste nécessite une véritable guerre contre les moyens et les activités dont les gens ont besoin pour reproduire leur vie se sont accumulées. Que ce soit par des interventions financières ou des opérations militaires ou, plus souvent, par les deux, des millions de personnes sont dépossédées de leurs maisons, de leurs terres, de leurs pays, alors que leurs terres sont privatisées, ouvertes à de nouveaux investissements et à des entreprises extractivistes, par des sociétés pétrolières, minières, agro-industrielles. C’est pourquoi, dans le monde entier, on assiste aujourd’hui à des mouvements migratoires massifs. On estime que plus de trente mille Africains se sont déjà noyés en tentant de passer en Europe au cours des dix dernières années, trois mille rien qu’en 2023. Il s’agit d’un génocide, comme celui auquel nous assistons à Gaza, mais silencieux, invisible.
En Amérique latine aussi, on assiste actuellement à une sortie massive de personnes prêtes à affronter le voyage le plus périlleux pour atteindre les USA, où elles sont traitées et pourchassées comme des criminels par les patrouilles frontalières, la frontière elle-même étant désormais complètement militarisée. À une époque de crise capitaliste croissante et de concurrence intercapitaliste, le développement nécessite des défrichements massifs, des clôtures, la mise à sac de régions entières, ainsi qu’une politique tendant à réduire constamment les investissements dans la reproduction sociale, les avantages sociaux et les salaires. C’est pourquoi, comme on l’a vu surtout en Irak, la guerre évolue elle aussi, en étant principalement dirigée contre la population civile, visant à vider des régions entières de leurs habitants, qu’il faut terroriser et priver de leurs moyens de subsistance. En Irak, comme le rapporte Dan Kovalik dans son ouvrage No More War (2020)[5], citant les conclusions de la Commission d’enquête du Tribunal international des crimes de guerre, l’armée usaméricaine a endommagé :

« des maisons, des centrales électriques, des installations de stockage de carburant, des usines civiles, des hôpitaux, des églises, des aéroports civils, des entrepôts de nourriture, des laboratoires d’essais alimentaires, des silos à grains, des centres de vaccination des animaux, des écoles, des tours de communication, des immeubles de bureaux du gouvernement civil et des magasins... »

La plupart des sites ont été bombardés deux ou trois fois, « de manière à ce qu’ils ne puissent pas être réparés ». (ibid). En conséquence, les gens ont continué à mourir longtemps après la fin des bombardements. Selon les estimations, plus de 2 millions de personnes ont perdu la vie à cause de cette campagne, dont 500 000 enfants. C’est sans doute ce qui se passera en Palestine.
Nous ne pouvons pas prédire, à l’heure actuelle, quand le massacre et la famine des Palestiniens prendront fin. Le carnage semble aujourd’hui sans fin, Tsahal préparant une invasion massive de Rafah. Mais, quelle que soit l’issue de cette guerre génocidaire, les Palestiniens continueront à mourir pendant longtemps encore, à cause des effets de la malnutrition, des maladies causées par le manque de nourriture et d’eau potable, des conséquences des blessures et autres maladies qui ne peuvent plus être soignées en toute sécurité, et des traumatismes innommables que les gens ont subis.
La guerre menée par les Israéliens en Palestine est particulièrement cruelle pour les femmes qui sont responsables de la reproduction de leurs communautés et qui se retrouvent aujourd’hui sans rien - pas de maison, pas de nourriture, pas de moyens de se reproduire, de soigner et de protéger leurs enfants et leurs familles. Nombreuses sont celles qui ont accouché pour voir leurs enfants tués ou condamnés à mourir de faim. On ne peut imaginer la douleur des centaines de femmes enceintes qui doivent accoucher sous les bombes, sans soins médicaux, en sachant que les enfants qu’elles portent dans leur ventre n’auront aucune chance de survivre. La cruauté qui leur est infligée revêt une signification particulière. Les femmes sont celles qui maintiennent l’unité de la communauté, qui, lorsque tout semble perdu, tiennent bon, cherchent de la nourriture, poursuivent la vie même sous une tente, consolent les enfants.
Parallèlement à l’horreur devant le comportement inhumain d’Israël, nous devons ressentir une immense admiration pour leur courage et leur force, pour le courage et la force des médecins et de tout le peuple palestinien qui, sous les bombardements, continuent à résister, disant au monde qu’ils préfèrent mourir là où ils sont plutôt que de quitter à nouveau leur terre, parce que quitter sa terre est aussi une forme de mort - et parce qu’ils savent que sous l’occupation israélienne, il n’y a pas d’endroits sûrs pour eux.
Dénoncer ce génocide, soutenir leur lutte par tous les moyens dont nous disposons, se mobiliser pour exiger non seulement un cessez-le-feu mais la fin de la domination israélienne sur la Palestine, c’est le moins que nous puissions faire face à cette abomination. Nous sommes d’ailleurs dans l’illusion si nous pensons que la guerre qu’Israël mène en Palestine n’est pas d’une importance vitale pour nos vies. Le flux constant d’argent et d’armes que l’administration Biden envoie pour contribuer à ce génocide est prélevé sur nos propres écoles, sur les investissements dans nos communautés, sur nos systèmes de soins de santé et nos hôpitaux. Le traitement inhumain et barbare infligé aux Palestiniens est une menace pour nous tous. Il nous rappelle que nous vivons dans un système social qui ne se préoccupe pas des vies humaines et n’hésite pas à se livrer à des destructions massives de personnes pour parvenir à ses fins.

Notes
1.    Voir Antony Loewenstein, The Palestine Laboratory. How Israel Exports the Technology of Occupation Around the World. London-New York: Verso, 2023.
2.    Charlotte Dennett, ‘Israel, Gaza, and the Struggle for Oil’. Counterpunch, December 11, 2023
3.    Ibid.
4.    Silvia Federici “Palestine is the World” (2002) Counterpunch, March 12, 2024.
5.    Dan Kovalik, No More War. How the West Violates International Law by Using ‘Humanitarian’ Intervention to Advance Economic and Strategic Interests, Skyhorse Publishing, 2020, p.86. ↩︎ La citation de Kovalik est tirée d’un rapport de la Commission d’enquête du Tribunal international des crimes de guerre.



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