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09/03/2024

GIDEON LEVY
Des soldats israéliens ont exécuté deux des frères Shawamra, en ont blessé un troisième et arrêté un quatrième
Scènes de la survie quotidienne en Cisjordanie occupée

Gideon Levy &Alex Levac (photos), Haaretz,  8/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Trois frères de Cisjordanie qui, comme tous les Palestiniens, n’ont plus le droit de travailler en Israël, franchissent la barrière de séparation pour récolter des plantes afin de subvenir aux besoins de leur famille. Sur le chemin du retour, les soldats ouvrent le feu sur eux

Suleiman Shawamra tient son fils Noureddine , qui a survécu : « Regardez-nous. Est-ce que vous voyez de la haine ? »

La chasse à l’homme. Il n’y a pas d’autre façon de décrire ce que les soldats des forces de défense israéliennes faisaient jeudi dernier à la barrière de séparation  [mur de la honte, mur d’annexion ou mur de l’apartheid, officiellement appelé clôture de sécurité, “Geder Habitahon”, NdT], dans le sud de la Cisjordanie. Repérant un jeune homme qui escaladait le mur à l’aide d’une échelle de corde, et d’autres qui attendaient leur tour, des tireurs embusqués ont ouvert le feu sur eux, atteignant deux d’entre eux dans le dos, l’un après l’autre. Ils sont tombés au sol l’un sur l’autre, ensanglantés.

Les soldats auraient pu facilement arrêter les hommes, les interpeller, tirer des coups de semonce en l’air ou les ignorer et les laisser rentrer chez eux, comme ils le font souvent dans de telles situations. Mais cette fois-ci, ils ont apparemment préféré tirer avec l’intention de tuer, d’abattre des jeunes hommes dont le seul péché était de se faufiler en Israël pour trouver un moyen de subvenir aux besoins de leur famille, de cueillir une espèce de chardon comestible appelé akkoub dans le sol rocailleux et de rentrer chez eux sains et saufs.

Les deux hommes abattus étaient des frères qui avaient des permis de travail en Israël, tout comme leur père ; tous les membres de la famille parlent un excellent hébreu. Mais depuis le 7 octobre, les Palestiniens n’ont plus le droit d’entrer en Israël pour y travailler. Ensemble, trois frères et un ami se sont mis en route pour les champs d’akkoub, dont certains appartiennent en fait à leur famille - la barrière de sécurité a en fait annexé une partie des terres de leur village à Israël - mais sont devenus des champs de la mort.

Deux frères ont été tués, un troisième a été légèrement blessé par une balle qui l’a miraculeusement manqué, et un quatrième a été placé en détention. Sa famille éplorée ne sait toujours pas où il se trouve, et il ne sait probablement même pas que deux de ses frères ont été tués. Israël n’envisage même pas de libérer ce quatrième frère, qui a tenté d’escalader le mur avec d’autres membres de sa famille après l’incident pour voir ce qui s’était passé. Les autorités n’ont pas fait preuve d’un iota d’humanité ou de compassion à l’égard de cette famille doublement endeuillée. Aucune compassion ou humanité à l’égard des Palestiniens ne doit être manifestée ici - et c’est un ordre.

La tente de deuil dans le petit village de Deir al-Asal, avec les posters des frères. À gauche, Salaheddine, et à droite, Nazemeddine.

Dura est une petite ville située au sud-ouest d’Hébron. La plupart des routes d’accès qui y mènent, comme dans pratiquement toutes les villes et tous les villages de Cisjordanie, ont été bloquées par l’armée depuis le début de la guerre à Gaza. La principale voie d’accès à Dura passe aujourd’hui par les rues encombrées d’Hébron. Pour notre part, en nous rendant à Dura, nous avons assisté à un phénomène dont nous n’avions jamais été témoins auparavant : la résistance dans toute sa splendeur.

La route menant à Dura par le sud avait été bloquée par l’armée avec les habituels remparts de terre et de rochers. Une initiative locale a permis d’enlever les remparts et quelques jeunes, en tenue quasi-militaire et équipés de talkies-walkies, dirigent la circulation moyennant une taxe de 10 shekels (environ 2,50 €) par voiture, pour un aller-retour. La conduite sur cette route à péage improvisée est difficile et exigeante, c’est une route rocailleuse, mais bon, nous avons gagné une heure en contournant Hébron.

C’est notre accompagnateur, Basel Adra, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem et coréalisateur du film “No Other Land”, qui a remporté le prix du film documentaire de la Berlinale lors du festival international du film qui s’est tenu dans la capitale allemande le mois dernier, qui nous a parlé de cette nouvelle route à péage plutôt amusante. Adra est revenu directement du tapis rouge de Berlin à sa maison dans l’un des hameaux de Masafer Yatta, une enclave dans les collines du sud d’Hébron - qui est le sujet de son film primé. Il est évident qu’il se sent plus à l’aise ici que sous les paillettes et les projecteurs.

Il faut traverser Dura en direction de l’ouest pour atteindre le petit village de Deir al-Asal, dont les maisons sont situées à quelques centaines de mètres de la barrière de séparation et dont les habitants vivent généralement de leur travail en Israël. Quatre jours après la catastrophe, les membres de la famille Shawamra sont toujours assis devant la résidence de leur famille élargie, une structure en pierre de cinq étages. Le père endeuillé, Suleiman Shawamra, et le fils survivant blessé sont vêtus de splendides farwas en laine de chameau. La famille possède 150 dunams (15 hectares) d’oliviers de l’autre côté du mur, auxquels elle a accès une fois par an pour la récolte. Cette année, il y a une guerre dans la bande de Gaza et il n’y a pas eu de récolte d’olives dans les collines d’Hébron. On essaye de comprendre pourquoi.

Suleiman Shawamra à côté de son fils qui est resté en vie, Noureddine .

Il reste huit frères et sœurs dans la famille. Suleiman, 62 ans, a travaillé toute sa vie en Israël, principalement dans des restaurants à Netivot et à Jérusalem. Il raconte qu’il a grandi au Moshav Ahuzam, près de Kiryat Gat [ancien Iraq Al Manshiya], où il a travaillé dans les champs et s’est lié d’amitié avec ses employeurs, la famille Suissa. « Nous dormions ensemble au même endroit », dit-il avec nostalgie.

La semaine dernière, il a décidé d’envoyer trois de ses fils dans les collines, de l’autre côté de la barrière de sécurité en ciment et de la barrière voisine, pour récolter de l’akkoub, un ingrédient particulièrement demandé dans la cuisine palestinienne, afin de le vendre et de gagner un peu d’argent. Depuis cinq mois, la famille n’a aucune source de revenus. « Je les ai envoyés », dit-il, s’accusant peut-être lui-même. « Je leur ai dit : “Allez gagner de l’argent”. Ils n’ont pas voulu partir. Ils ont des femmes et des enfants à la maison et ils avaient peur. Je leur ai dit : “Il n’y a pas de danger : il n’y a pas de Juifs là-bas. Vous n’allez pas en ville, vous allez dans les champs. Il n’y a que des Bédouins là-bas”. Mes fils ont également travaillé dans des restaurants en Israël depuis l’âge de 18 ans. Jusqu’à récemment, ils vivaient rue Hayarkon à Tel Aviv et travaillaient dans une succursale de Tiv Ta’am [une chaîne de supermarchés]. Nous n’avons ressenti aucun racisme ni aucune haine entre nous, nous avons grandi ensemble avec les Juifs ».

Au début de la semaine dernière, ils sont partis : Noureddine , 30 ans, père d’un petit garçon de moins d’un an ; Nazemeddine, 29 ans, père d’une fille de 5 mois ; et Salaheddine, 24 ans, qui s’est marié il y a six mois. Noureddine  est assis avec nous en ce moment - il a été épargné par la balle qui est passée à côté de sa tête. Nazem et Salah ont été tués. Leur frère Muheddine, 27 ans, célibataire, est celui qui a escaladé le mur après l’incident et qui a été arrêté.

Jeudi dernier, dans l’après-midi, les trois frères sont revenus des collines. Leur récolte d’akkoub était maigre ; chacun d’entre eux tenait un sac contenant deux ou trois kilos de plantes pas tout à fait mûres. Les hommes sont arrivés du côté israélien de la barrière vers 4 heures. Un observateur palestinien qui se tenait à proximité leur a fait signe qu’il n’y avait pas de soldats et qu’ils pouvaient passer en toute sécurité.

Nazemeddine a été le premier à monter sur l’échelle de corde. Alors qu’il commençait à grimper, trois balles ont été tirées sur lui, venues de nulle part. Il a dégringolé de l’échelle et est tombé sur son ami et concitoyen, Mohammed Imru, 21 ans, qui attendait son tour. Au lieu de cela, Mohammed s’est retrouvé au sol avec Nazemeddine a au-dessus de lui, couvert de son sang. Mohammed, qui est ici avec nous, raconte qu’il est entré en état de choc ; son attitude et son discours agités montrent qu’il est encore affecté par ce dont il a été témoin.

Salaheddine s’est précipité au secours de son frère mourant. Six balles l’atteignent. Il tombe sur la clôture du chemin de ronde jouxtant le mur, le bras sectionné par la violence de sa chute.

Suleiman Shawamra, à l’extrême droite, assis avec des voisins de Deir al-Asal. “Nous avons grandi en Israël”, dit Suleiman aujourd’hui. “Si nos amis là-bas apprennent ce qui est arrivé à mes fils, ils vont pleurer.”

Alors que Noureddine se penche pour essayer d’aider ses frères, une balle passe en sifflant et lui frôle la tête. Il a été légèrement blessé, mais sa tête est toujours bandée. Son état mental semble désastreux. Lors de notre visite, il s’est pris la tête dans les mains et a regardé le sol, le corps tremblant. Il dit se rappeler s’être évanoui à la vue de ses deux frères mortellement blessés.

Un véhicule militaire s’est arrêté et les a emmenés, morts ou mourants, au poste de contrôle le plus proche, Negohot, où une ambulance palestinienne les a transportés d’urgence à l’hôpital de Dura. La famille est certaine que s’ils avaient été emmenés au centre médical Soroka, à Be’er Sheva, la vie de Salaheddine, qui est décédé quatre heures plus tard à la suite d’une perte de sang, aurait été sauvée.

Entre-temps, Mohammed, l’ami choqué, a été menotté et les yeux bandés par les soldats. Il se souvient que deux soldats, dont une femme, se sont approchés et ont demandé : « Comment ça se fait que tu sois encore en vie ? » Mohammed est resté allongé, enchaîné, pendant environ trois heures, dit-il, puis a été emmené dans une base militaire, où les soldats lui ont de temps en temps envoyé des décharges de Taser. À 3 heures du matin, il a été libéré à Negohot. L’un de ses frères est venu le chercher.

L’unité du porte-parole des FDI a déclaré cette semaine, en réponse à une question de Haaretz : « Il y a quelques mois, à la suite du déclenchement de la Guerre des épées de fer et compte tenu de la situation en matière de sécurité, les règles d’engagement ont été mises à jour dans la zone de la barrière de sécurité et de la ligne de démarcation entre la Judée et la Samarie, dans le but de prévenir les activités terroristes et les infiltrations, et de contrecarrer le franchissement non autorisé de la barrière, autrement que par les points de passage officiels. Il convient de souligner qu’il est interdit de s’approcher de la barrière de sécurité et de la ligne de démarcation et que cela met en danger la vie des personnes.

« Dans le cas mentionné, un certain nombre de [Palestiniens] en situation irrégulière ont tenté de franchir la barrière de sécurité près du village de Beit Awwa dans [le territoire de] la brigade de Judée. Les troupes des FDI qui étaient en service actif dans la région ont tenté de les empêcher de traverser en agissant de diverses manières. Lorsque les suspects n’ont pas tenu compte de ces actions, les forces ont tiré sur eux, et des impacts ont été observés. Les circonstances de l’affaire sont en cours d’éclaircissement.

« L’autre suspect a été placé en garde à vue et nous n’avons pas connaissance d’allégations sur la manière dont il a été traité. Si des plaintes sont reçues à ce sujet, elles seront examinées selon la procédure habituelle. »

« Nous avons grandi en Israël », déclare aujourd’hui M. Suleiman. « Si nos amis là-bas apprennent ce qui est arrivé à mes fils, ils vont pleurer. J’ai honte de leur téléphoner. Même s’il y a une guerre, il doit y avoir une loi sur les êtres humains. Comment peut-on tuer ne serait-ce qu’un chat de cette façon ? Je vous le demande : Que les soldats soient jugés. Vous êtes un pays démocratique. Mes enfants n’ont rien fait. Trois kilos d’akkoub dans leurs mains. Aidez-nous. Nous ne savons pas vers qui nous tourner. J’ai travaillé au restaurant Ilan’s Corner à Netivot, tout le monde me connaît ».

Muheddine, le quatrième frère, a essayé de dire aux soldats qui l’ont arrêté qu’il avait un permis de travail en Israël, mais en vain, car toutes les autorisations ont été suspendues. La famille n’a plus entendu parler de lui depuis. « Regardez nos visages », dit tristement le père. « Est-ce que vous y voyez de la haine ? »

 

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