Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Nasser Nawaj’ah a vu sa famille expulsée de son village, qui a été démoli, et a assisté au meurtre d’un berger par un colon. Après avoir choisi la voie de la résistance non violente, il est devenu chercheur de terrain pour B’Tselem et a reçu le prix Truth to Power [“Dire la vérité aux puissants”] du New Israel Fund [ONG “liberal” créée en 1979 aux USA].
Nasser Nawaj’ah avec son prix du New Israel Fund : “J’étais à la croisée des chemins : la violence contre l’occupation ou la voie de la non-violence. Dieu merci, j’ai choisi la seconde voie”.
Voilà à quoi ressemble un véritable résistant au régime, qui se bat pour les droits humains et la démocratie avec un courage féroce et qui est prêt à payer un prix personnel élevé pour sa lutte. Dans la réalité israélienne, tel devrait être le modèle d’un véritable combattant de la liberté : un Palestinien de souche né dans une grotte prise de force par les colons, qui ont expulsé sa famille ; un berger qui a été exposé pendant des années à la violence des colons, qui a vu de ses propres yeux un voisin s’occupant de ses moutons assassiné par un colon.
Une personne qui a consacré sa vie d’adulte à une lutte déterminée et sans compromis pour les droits de sa nation, dans la région la plus dure du pays, dont les habitants ne bénéficient d’aucune protection - ni de la part des autorités d’occupation, ni de la part des colons en maraude, qui sont particulièrement violents dans cette région. Une personne qui a payé un prix personnel et risqué sa vie pour sa lutte, ayant été arrêtée au moins huit fois par les autorités d’occupation, et jugée deux fois. Une personne dont les seules armes sont le stylo et l’appareil photo, qui a décidé dans sa jeunesse de renoncer à la lutte armée dans laquelle les circonstances de sa vie auraient pu facilement l’entraîner, s’engageant plutôt sur la voie de la non-violence, qui, sous l’occupation israélienne, est parfois bien plus dangereuse.
C’est un combattant qui a appris à faire la distinction entre les bons et les mauvais Israéliens, ceux qui sont violents et ceux qui recherchent le bien ; il a travaillé pendant de nombreuses années dans une organisation israélienne de défense des droits humains en tant que chercheur sur le terrain et il croit au pouvoir de la vérité d’exercer une influence lorsqu’elle est mise en lumière. Il vit dans une cabane au toit de tôle surmontée d’un ordre de démolition, élève sa petite fille, atteinte d’une infirmité motrice cérébrale, dans des conditions difficiles, et pourtant il travaille sans relâche pour se documenter, aider les autres et lutter contre l’incroyable injustice qui tourbillonne autour de lui.
La semaine dernière, sa vie a pris un tournant dramatique. Dans une décision impressionnante et extraordinaire, le New Israel Fund a décidé de décerner le prix le plus élevé dans le domaine des droits humains en Israël - 100 000 shekels (= 25 000 €]) - à un Palestinien des territoires qui est un véritable résistant au régime.
Nasser Nawaj’ah, chercheur de B’Tselem dans les collines du sud d’Hébron, résident du village de Susya, né à Khirbet Susya, dont les habitants ont été dépossédés, est devenu le premier lauréat du prix William S. Goldman Truth to Power. Le prix est décerné, explique le NIF, « à des activistes publics qui travaillent sans crainte contre des systèmes puissants et qui luttent contre la discrimination, l’inégalité ou l’injustice, et qui ont payé un prix social, public ou personnel pour cela ».
Nasser Nawaj’ah avec son père la semaine dernière.
Nawaj’ah, qui est l’incarnation même de ces qualités, a bien entendu été empêché d’assister à la cérémonie de remise des prix le 4 septembre à Tel Aviv. Malgré les efforts du NIF, l’establishment de la défense a refusé d’autoriser Nawaj’ah à entrer en Israël - il est “refusé pour des raisons de sécurité”, une véritable bombe à retardement de la non-violence - et la cérémonie a donc eu lieu en son absence, et le récipiendaire du prix a dû remercier les présentateurs par Zoom, alors qu’il n’était qu’à une heure et demie d’eux en voiture. S’il fallait une preuve supplémentaire qu’il est un candidat digne du prix, ce serait celle-là.
La “rue Kaplan” (le centre des manifestations du mouvement de protestation israélien à Tel Aviv) de Nawaj’ah est active dans toute la région de Masafer Yatta, une zone située dans les collines du sud de l’Hébron et comprenant plusieurs villages palestiniens. Il s’agit également de la terrifiante zone de tir 918, déclarée comme telle par les forces de défense israéliennes afin de déposséder les Palestiniens qui y résident depuis des générations et de nettoyer la région de leur présence. Autour et à l’intérieur de la zone des collines du sud d’Hébron se trouvent d’innombrables avant-postes de colons, aussi violents qu’illégaux, qui bénéficient bien sûr de l’immunité coloniale, qui sont toujours au-dessus de tout soupçon.
En documentant la triste réalité et en luttant pour l’améliorer, Nawaj’ah est détesté par les colons, les soldats et les agents du service de sécurité Shin Bet. Pour eux, il est une nuisance qui doit être balayée. Presque toutes ses arrestations étaient de nature politique et se sont terminées par un entretien avec des agents du Shin Bet qui l’ont exhorté à “être modéré” ; à deux reprises, il a été jugé pour agression - dans un cas, il a été acquitté et dans l’autre, un accord de plaidoyer a été conclu.
Lorsque nous sommes arrivés chez Nawaj’ah cette semaine, dans le quartier “alternatif” de Susya, dont les maisons se dressent en face du village de grottes où il est né et dont les colons se sont emparés pour établir le site de “l’ancienne Susya”, son téléphone portable gazouillait comme à l’accoutumée. Il était occupé à essayer de faire libérer six voitures appartenant à des habitants du village de Jimba, qui avaient été saisies deux semaines plus tôt parce qu’elles avaient pénétré dans une “zone de tir fermée” par laquelle passe la seule route menant à leur village.
Il s’agit d’une procédure habituelle dans ces régions. Ces gens misérables, d’une pauvreté abjecte, sont obligés de payer des milliers de shekels pour la libération de leurs voitures chaque fois qu’elles sont arbitrairement mises en fourrière, selon des cycles récurrents. L’argent doit être déposé au bureau de poste de la colonie urbaine de Kiryat Arba, qui jouxte Hébron, mais les Palestiniens ne sont pas autorisés à entrer à Kiryat Arba dans ce territoire d’apartheid où règne une réalité kafkaïenne désespérante. Nawaj’ah cherchait un volontaire israélien pour payer la caution à Kiryat Arba afin que les propriétaires des voitures puissent récupérer leur bien au centre d’Etzion. Un jour comme un autre au boulot.
Les enfants de la famille Nawaj’ah près de leur maison dans les collines du sud d’Hébron.
Il est âgé de 41 ans, marié à Hiam et père de quatre enfants. La famille fait tout ce qu’elle peut dans sa maison étriquée pour Eilaf, 2 ans, qui souffre d’infirmité motrice cérébrale. Sa mère aussi est née dans la grotte de Khirbet Susya, en face de sa maison actuelle, de l’autre côté de la route. Il avait 4 ans lorsque la famille a été expulsée de la grotte, mais il ne se souvient de rien, seulement de ce que lui a dit son père. Sa maison fait désormais partie d’un site archéologique que les touristes du monde entier peuvent visiter, mais pas les propriétaires du terrain. Dans sa grotte, raconte Nawaj’ah, on projette actuellement un court métrage sur l’histoire juive de Susya. Pas un mot sur l’histoire de sa famille et de son peuple, bien sûr. « S’ils montraient au moins un film sur ma vie, s’ils disaient aux gens que j’ai vécu là-bas », dit-il avec un sourire amer. Il parle bien l’hébreu, mais ne sait pas le lire.
Les habitants des grottes de Khirbet Susya ont été dispersés dans toutes les directions ; seule la famille élargie de Nawaj’ah est restée près de sa maison, dans l’espoir de pouvoir y retourner rapidement - ce qui ne s’est jamais produit et ne se produira probablement jamais. Pour préserver leur mode de vie, son père, aidé de ses enfants, a commencé à creuser de nouvelles grottes à l’aide d’un pic. Chaque enfant avait un seau dont la taille dépendait de ce qu’il pouvait porter, et ils enlevaient la terre et les pierres. Pendant huit ans, leur père a creusé jusqu’à ce qu’ils aient suffisamment de grottes pour y vivre. Aujourd’hui, ils sont coincés entre la colonie de Susya et l’ancienne Susya, dans des maisons et des grottes qui risquent d’être démolies à tout moment.
À l’âge de 10 ans, Nasser a assisté à l’assassinat d’un parent, Mahmoud Nawaj’ah, un berger d’une cinquantaine d’années. Un colon à cheval l’a tué d’un coup de fusil, après avoir tué 19 de ses moutons. C’est le pire souvenir de son enfance.
Le téléphone sonne à nouveau. Il demande à l’avocat israélien qui tente en vain de faire annuler cette décision draconienne et de sauver un tracteur de la fourrière : « S’il pénètre de deux mètres sur le territoire de l’État, ils mettent son tracteur en fourrière ? » Il n’y a pas d’apartheid, mais bien sûr, seuls les véhicules et les machines palestiniens sont saisis ici, même pour la plus petite infraction.
Nawaj’ah a abandonné l’école après la huitième année. L’école se trouve à 12 kilomètres aller-retour, un chemin semé d’embûches, peuplé de colons et de soldats violents. À l’âge de 11 ans, il a été blessé par un obus non explosé laissé par l’armée. Vaincu par les circonstances, il est contraint de se séparer à jamais de la salle de classe. Dans sa jeunesse, amoureux des animaux, il rêvait de devenir vétérinaire, mais au lieu de cela, il travaillait à contre-cœur à gaver des oies dans le Moshav Azaria. Ce travail lui a laissé des cicatrices psychiques et il le regrette encore aujourd’hui. Pendant deux ans, il a gavé des oies, jusqu’au déclenchement de la seconde intifada, en 2000, date à laquelle il est retourné avec plaisir garder les moutons de sa famille, dans son propre village.
Nasser Nawaj’ah chez lui, dans les collines du sud
d’Hébron.
Cependant, l’Intifada a entraîné un état de siège dans son village : Il était extrêmement difficile d’y entrer et d’en sortir, même à dos de mule. « La situation est devenue de plus en plus effrayante », dit-il. Les soldats tiraient sur les roues des tracteurs et les mettaient hors d’usage lorsque la famille essayait d’apporter des provisions pour les moutons. Le meurtre d’un colon, Yair Har Sinai, en 2001, non loin de chez lui, a conduit à son arrestation. Un jour plus tard, lorsqu’il a été libéré et qu’il est rentré chez lui, il a été consterné de voir que, du jour au lendemain, son village avait été démoli par l’armée.
« Je pense que ça m’a fait haïr tous les Juifs. N’importe quelle personne normale aurait détesté tous les Juifs. Ce sont tous des colons. Tous des soldats. Je ne savais pas alors qu’il y avait aussi d’autres Juifs », dit-il.
Le lendemain de la destruction du village, une délégation de volontaires israéliens de l’ONG israélo-palestinienne Ta’ayush est arrivée avec de la nourriture, des vêtements et d’autres articles. Ils ont commencé à reconstruire le village. « La veille, je détestais tous les Juifs, et soudain, voilà que des Juifs reconstruisent ma maison », raconte-t-il. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Après quelques jours, j’ai compris que tous les Juifs ne sont pas des soldats qui pointent leurs fusils sur nous. Il y a de bons Juifs. J’étais à la croisée des chemins : la violence contre l’occupation ou la voie de la non-violence. Dieu merci, j’ai choisi la seconde voie ».
Nawaj’ah est devenu bénévole pour Ta’ayush, puis, en 2007, il a commencé à travailler pour B’Tselem en tant que coordinateur du projet Armed with Cameras (Armés avec des caméras) de l’organisation. « C’était difficile », se souvient-il. « Les Palestiniens se moquaient de moi : l’appareil photo va mettre fin à l’occupation ? » Mais après que les volontaires à qui il a remis des caméras ont filmé l’agression d’un couple de Palestiniens âgés par sept colons masqués - la vidéo est devenue virale dans le monde entier - le projet a commencé à prendre de l’ampleur. Depuis lors, Nawaj’ah a travaillé pour B’Tselem, devenant chercheur de terrain pour les collines du sud d’Hébron, ainsi que pour Haqel, une ONG israélo-palestinienne de défense des droits humains qui se concentre sur la défense de la terre.
A-t-il le sentiment d’avoir réussi ? Influencé ? Empêché ? « Il y a de petits succès ici et là, mais nous avons surtout réussi à préserver la situation pour qu’elle ne se détériore pas davantage », dit-il. « Je veux toujours faire honte au système qui est à l’origine de toutes ces injustices. J’y suis un peu parvenu. Mais dis-moi : depuis combien d’années tu écris ? As-tu réussi ? Je travaille depuis 20 ans, tu écris depuis 36 ans et tu crois en ce que tu fais, n’est-ce pas ? Moi aussi. »
Que va-t-il faire de l’argent du prix ? Nawaj’ah glousse d’embarras, puis devient sérieux. Il veut consacrer l’argent à s’occuper de sa fille paralysée, afin d’améliorer un peu son état. Puis il ajoute qu’il veut mettre un peu d’argent de côté pour faire un voyage à Alexandrie avec sa femme.
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