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15/09/2023

OFER ADERET
La résurrection de l’hébreu en Israël a été difficile au-delà des mots

Ofer Aderet, Haaretz, 20/2/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Ofer Aderet est un historien israélien, chargé de cours à l’Université Ouverte d’Israël et collaborateur du quotidien Haaretz.

 

Bialik pressait les Juifs de Palestine de parler hébreu, mais “péchait” lui-même en utilisant le yiddish, et les fonctionnaires de Tel-Aviv voulaient que les résidents mentent et disent qu’ils rêvaient en hébreu. Une chercheuse estime que le développement de l’hébreu en tant que lingua franca s’est heurté à une réalité complexe.


Cours d’hébreu pour nouveaux immigrants à Dimona, 1955. Photo : Moshe Pridan/GPO

 Il y a environ 90 ans, juste avant un recensement général des habitants de la “Terre d’Israël”, la municipalité de Tel-Aviv a adressé une demande inhabituelle aux habitants de la ville : ils devaient répondre par l’affirmative à la question de savoir s’ils parlaient hébreu, même s’ils rêvaient en yiddish, lisaient en allemand ou cuisinaient en ladino.

« La réponse définitive et claire concernant la langue hébraïque en tant que lingua franca de la population centrale de notre ville a une grande valeur nationale et politique », expliquait une publicité distribuée par la municipalité aux résidents locaux, ajoutant : « Nous souhaitons attirer l’attention des résidents sur l’importante nécessité de souligner la place de notre langue nationale dans notre vie publique et culturelle ».

La chercheuse Zohar Shavit, experte en sémiotique et en recherche culturelle à l’université de Tel-Aviv, a trouvé cette publicité dans les archives municipales de Tel-Aviv alors qu’elle réalisait une nouvelle étude visant à examiner le statut de la langue sacrée aux yeux des habitants de la “Terre d’Israël” à la veille de la création de l’État juif.  

 

Tract en quatre langues (hébreu, yiddish, anglais, allemand) des années 1930 encourageant l’utilisation de la langue hébraïque.  Photo Collection de la bibliothèque nationale

 « Plus d’une description de la présence de l’hébreu dans le domaine public était teintée de propagande », explique la professeure Shavit. « Parfois, même des données statistiques apparemment objectives sur l’étendue de la présence de l’hébreu dans la vie du Yichouv (la communauté juive d’avant l’État) étaient biaisées et contaminées », ajoute-t-elle, faisant référence à l’ingérence de la municipalité de Tel-Aviv dans le recensement de 1931. À l’époque, il semble que tous les moyens étaient valables « pour tenter de présenter une image de l’exclusivité de la langue hébraïque dans la vie du Yichouv », ajoute-t-elle. Mais en fait, a-t-elle découvert, « il y avait une tension entre la réalité et la façon dont elle était dépeinte ».

Un sondage réalisé en 1912 avait révélé que moins de la moitié des habitants de la ville parlaient l’hébreu. Sur les 790 habitants de Tel Aviv de l’époque, 43 % ont déclaré parler l’hébreu, 35 % le yiddish (dénoncé comme un “jargon"”par certains), 11 % le russe et le reste le français, l’anglais, le ladino, l’arabe et l’allemand. Le penseur et auteur sioniste Ahad Ha’am s’est inquiété à l’époque du fait que ces données « serviraient d’arme dans les mains de ceux qui haïssent l’hébreu » et s’est demandé « si à Tel-Aviv une majorité de résidents parlent également d’autres langues et si le jargon (yiddish) est sur un pied d’égalité avec l’hébreu - où est donc la renaissance de l’hébreu ? »

Le poète hébreu Haïm Nahman Bialik. Photo : Avraham Suskin/GPO

En même temps, Ahad Ha’am a reproché à la presse, qui a publié les résultats du sondage, de ne pas avoir présenté des données plus détaillées qui auraient prouvé, comme il l’a dit, que « presque tous les enfants parlent hébreu ».

La professeure Shavit a découvert un autre cas où les enfants étaient décrits comme annonçant la renaissance de la langue nationale dans un article d’Itamar Ben-Avi, fils d’ Éliézer Ben-Yehoudah, la force motrice de ce processus de renaissance. En 1902, Ben-Avi décrivait ainsi la langue des enfants des jardins d’enfants de la ville de Jaffa, voisine de Tel-Aviv : « Et avec un son mélodieux, en utilisant un hébreu authentique, vivant et agréable, ils appellent chaque chose par son nom. Ils parlent hébreu... ils jouent en hébreu... ils se disputent et s’interrogent en hébreu ».

Pourtant, cette description ne reflétait pas tout à fait la réalité complexe. En effet, c’est l’image inverse qui a été présentée par le poète hébreu pionnier Haïm Nahman Bialik, en 1909. « La première impression, à vrai dire, n’est pas celle d’un renouveau », écrit-il à sa femme Manya, après une visite à Jaffa. « À ma grande consternation, j’ai entendu dans les quartiers juifs, à Neve Shalom et Neve Tzedek, des jargons russes, espagnols et un jargon dans lequel de nombreux mots arabes étaient mélangés. Je n’ai pas entendu le son mélodieux de la langue hébraïque, sauf dans la bouche de quelques enfants ». De même, la visite de Bialik à Petah Tikva, la « mère des moshavot [colonies]" du Yichouv », n’était pas de bon augure : « Elle m’a fait mauvaise impression, car c’est là que j’ai entendu parler hébreu encore moins que dans les autres colonies. Même dans la bouche des enfants, je n’entendais parler hébreu que très peu. Presque rien », écrit le futur poète national.


Cours d’hébreu à Jérusalem.   Photo : Cohen Fritz/GPO

 

“Jargons” rivaux

Les impressions sévères de Bialik étaient justes, pour l’époque. Une enquête menée il y a exactement un siècle par l’Organisation sioniste mondiale a révélé que le nombre de foyers où l’on parlait le yiddish était nettement supérieur à celui des foyers où l’on parlait l’hébreu. Par exemple, dans les jardins d’enfants de Jaffa, 232 enfants parlaient le yiddish à la maison, alors que l’hébreu était la langue véhiculaire dans les foyers de seulement 115 jeunes. Les données concernant l’ensemble des structures éducatives de Jaffa - jardins d’enfants, écoles primaires, lycées et séminaires d’enseignants - n’étaient pas plus encourageantes : Seuls 51 % des élèves de ces établissements parlaient l’hébreu à la maison, soit comme seule langue, soit avec une autre langue.

La situation à Jérusalem était bien pire. Sur les 906 enfants de maternelle interrogés, seuls 67 parlaient hébreu à la maison ; les autres parlaient hébreu et une autre langue, ou ne parlaient pas du tout hébreu. Shavit a constaté qu’au milieu des années 1920, le système éducatif du Yichouv lui-même ne prenait pas la peine de veiller à ce que l’enseignement soit dispensé exclusivement en hébreu. Environ 20 % de tous les écoliers juifs, soit un cinquième de la jeune génération, étaient éduqués dans différentes langues au cours de ces années.

 

La Rue Allenby à Tel Aviv, 1938.  Photo : Zoltan Kluger/GPO

La première école de langue hébraïque en Palestine, et dans le monde entier, a ouvert ses portes en 1886 à Rishon Letzion - l’école Haviv, où le corps enseignant comprenait Eliézer Ben-Yehoudah lui-même. C’est également à Rishon LeTzion [“Le premier à Sion”] qu’a été créé le premier jardin d’enfants en hébreu, sous la direction de l’éducatrice Esther Shapira. Néanmoins, David Yudilevich, un enseignant affilié au mouvement de colonisation agricole Bilou, a témoigné que la réalité était en fait multilingue et que l’utilisation de l’hébreu parmi les enfants de ces années-là était encore assez limitée : « Les tout-petits et les enfants plus âgés parlent tous un jargon [sic] ashkénaze ou sépharade, ou le russe ou le roumain. Ils parlent toutes les langues sauf l’hébreu. La langue que l’on veut faire revivre s’est avérée à l’époque pauvre et maigre. Même les mots de tous les jours manquaient encore », a-t-il constaté.

Le plus grand rival de l’hébreu était le yiddish, explique la chercheuse Shavit, qui note qu’ « il était présenté comme une menace permanente pour le projet hébraïque ». Dans ce contexte, le futur prix Nobel de littérature S. Y. Agnon raconte une anecdote amusante : Il raconte que même une servante arabe lui parlait en yiddish lorsqu’il cherchait la synagogue sépharade à Jaffa.

« La réalité linguistique était complexe », note Shavit, dont les conclusions ont été publiées dans un article intitulé “Que parlaient les enfants hébreux ?” dans le périodique Israel. Outre la fierté de promouvoir le projet hébraïque, y compris le développement de la langue du peuple et de sa culture, et les efforts parfois violents pour imposer l’utilisation de l’hébreu dans le domaine public, « de nombreuses autres enclaves linguistiques ont été préservées », écrit-elle. Il a donc fallu des décennies pour que l’hébreu atteigne son statut de première langue parmi les natifs du pays.

L’universitaire Zohar Shavit.  Photo : Adi Mazan

Anecdotes amusantes

Shavit, qui a grandi à Tel Aviv au début des années 1950, avait une mère d’origine polonaise et un père d’origine russe. À la maison, on ne parlait que l’hébreu, même lorsque son père rédigeait son dictionnaire hébreu-russe. « C’était l’essence même de mon identité », dit-elle en se souvenant de l’habitude qu’avait son père de corriger l’hébreu de ses petites amies. « Je pensais que tout le monde était comme moi, que tout le monde avait grandi dans un foyer où l’on parlait, étudiait et travaillait en hébreu. Ce n’est que des années plus tard que j’ai compris que nous étions des exceptions ».

Ses propres expériences ont alimenté ses recherches, dans le cadre desquelles elle a recueilli des informations quantitatives dans les archives, ainsi que des anecdotes provenant des anciennes générations de résidents, afin de documenter la tentative d’inculquer la langue hébraïque au Yichouv ; il en ressort que cette tentative a été couronnée de succès, mais pas aussi rapidement qu’on aurait pu le penser.

Outre les données, l’étude de Shavit comporte plusieurs anecdotes très amusantes. « Je veux qu’ils fassent tout en hébreu. Ils devraient aussi aller aux toilettes en hébreu, brailler, voler et commettre l’adultère en hébreu », aurait déclaré Bialik , cité dans un livre de l’auteur Simon Rawidowicz, son collègue de l’Alliance israélite universelle, une organisation qui s’efforçait de diffuser la langue hébraïque. Assez ironiquement, Bialik lui-même a écrit - en yiddish - sur sa vision de l’avenir qui s’annonçait pour la langue hébraïque dans le Yichouv.

Shavit a découvert que même Bialik avait parfois “péché” en yiddish. En 1927, il s’est heurté à un jeune homme qui l’avait suivi dans la rue Allenby à Tel Aviv, après que le harceleur l’eut réprimandé parce qu’il parlait yiddish. « Ici, à Tel Aviv, il faut parler hébreu », lui dit le jeune homme. Bialik lui a répondu : « Va-t’en ! Va-t’en - en enfer ! Chutzpah ! » [quel culot !]

Aujourd’hui, en ce début de l’année 2022, la lutte pour l’hébreu semble être un chapitre lointain de l’histoire. Pourtant, la professeure Shavit nous avertit que « l’hébreu est un bien qui a été déposé entre nos mains et que nous devons protéger ». Elle dit avoir remarqué des erreurs commises même par ceux qui sont censés bien parler la langue, « même sur la chaîne de télévision [publique] Canal 11 », dit-elle. En outre, les membres de la Knesset ne brillent pas toujours par leur maîtrise de l’hébreu.

« Il est impossible d’imaginer un député allemand ou français s’exprimant avec des fautes », dit la professeure, apparemment nostalgique d’une époque où les gens s’efforçaient de montrer qu’ils parlaient correctement l’hébreu.


“Une langue - un peuple / pour vous et pour vos enfants / apprenez l'hébreu !” : affiche des frères Shamir pour les services d’information du Ministère de l'Éducation et de la Culture,  années 1950

Sur même sujet, lire Exposition à New York sur le yiddish en Palestine d’avant 1948
Le yiddish, une langue qui a survécu au nazisme, au stalinisme et au sionisme

 

 

 

 

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