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18/06/2024

ANNAMARIA RIVERA
L’activisme frénétique de Dino Frisullo et du Réseau antiraciste italien nous manque

Annamaria Rivera, il manifesto, 16/6/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

L’élection de Mimmo Lucano au Parlement européen et sa réélection à la mairie de Riace remet la question des droits des migrants sur le devant de la scène. Pour moi qui ai été, avec Dino Frisullo, la porte-parole du réseau antiraciste italien (1994-1998), cela me rappelle cette expérience d’où sont nés l’engagement et la culture de Mimmo Lucano lui-même.


Dino Frisullo (5 juin 1952 - 5 juin 2003)

Aujourd’hui, cette expérience, brève et intense, peut être un objet de réflexion pour la reconstruction d’un mouvement uni pour les droits des migrants.

Le 25 août 1989, Jerry Essan Masslo, ouvrier agricole, était assassiné à Villa Literno par une bande de criminels racistes : un réfugié de 29 ans qui, bien qu’ayant été contraint de fuir l’Afrique du Sud de l’apartheid, n’avait pas droit à l’asile en vertu de la législation italienne de l’époque. En conséquence, le 7 octobre suivant, la première grande marche nationale contre le racisme a eu lieu à Rome, à laquelle ont participé jusqu’à deux cent mille personnes, dont un grand nombre d’immigrés et de réfugiés.

C’est également cette grande manifestation qui a permis d’attirer l’attention de l’opinion sur la question du racisme et sur le sort des immigrés et des réfugiés, mais aussi de créer les conditions qui allaient conduire à la naissance du Réseau antiraciste.

Ce dernier a joué un rôle fondamental dans cette période, car il a donné - pour la première fois en Italie - une voix et une représentation politique à une myriade d’expériences locales, petites et importantes, et a formé toute une génération de militants, de bénévoles et de spécialistes de l’antiracisme.

Le Réseau a été baptisé du 6 au 8 octobre 1995, à Naples - la Naples du maire Bassolino [PCI puis PDS puis PD] - lorsque, après deux jours de confrontation entre les différentes réalités présentes, un document de base et une première forme de coordination nationale ont été lancés.

Pas moins de 140 associations et groupes de base de toute l’Italie ont adhéré au réseau antiraciste.

Dans le document d’intentions, présenté sous forme de projet lors de l’assemblée nationale de Naples, on peut lire : « Le réseau, décentralisé et pluriel, a pour but de faire circuler la connaissance, l’élaboration, l’information ; d’offrir une visibilité et un rayonnement national aux expériences locales, d’informer sur les dynamiques institutionnelles, de construire une orientation commune et un langage commun de l’antiracisme ».

C’est également grâce à Dino Frisullo que nous avons réussi à mettre en place un tel réseau, qui restera la seule expérience de coordination entre un grand nombre d’associations de dimensions régionale, provinciale et municipale, dans différentes parties de l’Italie.

C’est une expérience que lui, moi et d’autres n’avons jamais cessé de regretter, parce qu’elle était caractérisée par un antiracisme aussi cultivé que radical, anticipant de plusieurs années des analyses, des thèmes et des revendications que l’on croit aujourd’hui inédits : les migrants, les réfugiés et les personnes déplacées en tant que sujets exemplaires de notre époque, la critique de la vulgate différentialiste alors en vogue, la question de la citoyenneté européenne de résidence, la bataille pour le droit de vote le passage des préfectures aux communes de toutes les démarches administrative concernant le droit au séjour des étrangers, la critique sévère des centres de séjour temporaire et autres vilenies de la loi dite Turco-Napolitano.

Comparé à l’antiracisme radical et cultivé qui caractérisait le Réseau antoraciste, l’antiracisme actuel se manifeste par une remarquable pauvreté intellectuelle.

Dino, Udo Enwereuzor et moi-même étions initialement les porte-parole du Réseau. Même de grandes organisations telles que la CGIL et ARCI l’ont rejoint, avant de s’en distancer, comme on pouvait s’y attendre, lorsque le « gouvernement ami » (Prodi I) s’apprêtait à adopter l’infâme loi Turco-Napolitano mentionnée plus haut. Cette loi instituait, entre autres, les CPTA (généralement appelés CPT), dénommés alors, par un euphémisme absurde, Centres de séjour temporaire et d’assistance. En conclusion, la loi Turco-Napolitano instaure, pour la première fois en Italie, la détention administrative des immigrés « non réguliers », en violation flagrante de la Constitution.

Dès leur ouverture, les CPT allaient tuer leurs « hôtes ». À partir de la nuit de Noël 1999, sept personnes Y sont mortes en trois jours, toutes de nationalité tunisienne.

Déjà deux ans plus tôt, en 1997, le Réseau antiraciste, prévoyant que La loi Turco-Napolitano ne serait pas la merveille fabulée, avait élaboré trois propositions de loi d’initiative populaire, dont le contenu semble encore aujourd’hui très avancé. Je résume les points essentiels : le transfert des compétences en matière de résidence des préfectures de police aux communes locales ; la reconnaissance du droit de vote à tous les citoyens étrangers résidant en Italie depuis au moins cinq ans ; la réforme du régime juridique relatif à la citoyenneté italienne.

Pour les présenter au Parlement, nous aurions dû recueillir 50 000 signatures dans un délai de trois mois. Mais - inutile de le dire - grâce aussi à la défection de l’ARCI et de la CGIL, nous n’avons pas réussi à atteindre le nombre nécessaire ; et donc à empêcher l’adoption d’une loi qui allait ensuite ouvrir la voie aux aberrations de la loi Bossi-Fini.

Aujourd’hui, face aux exodes quotidiens qui ont pour épilogue la mort en mer de centaines de réfugiés ou le retour forcé aux tragédies et aux persécutions auxquelles ils ont tenté d’échapper, nous nous surprenons à penser : bien sûr, l’activisme frénétique de Dino Frisullo et du Réseau antiraciste ne parviendrait pas, à lui seul, à vaincre notre faiblesse politique et l’arrogance grossière et féroce des entrepreneurs politiques du racisme.

Pourtant, combien nous manquent et combien nous sont précieux, en ce moment même, les dizaines de communiqués quotidiens de Dino, qui arrivaient dans toutes les rédactions et dans tous les coins d’Italie, son obstination inflexible à laquelle personne ne pouvait échapper, son travail obstiné de vieille taupe qui découvrait, mettait en lumière et dénonçait les injustices et les crimes contre les damnés de la terre, sa capacité à opposer des données, des chiffres, des faits au baragouin des praticiens de la xénophobie et du racisme.


Dino, quant à lui, parmi ses nombreux engagements politiques, avait également épousé la cause de la libération du peuple kurde. À tel point que lorsque, entre 1996 et 1997, des barges remplies de réfugiés kurdes ont commencé à arriver sur les côtes du sud de l’Italie, deux d’entre elles portaient son nom de famille, bien qu’orthographié de manière imprécise, sur les flancs. L’un de ces épisodes a marqué les habitants de Riace et l’expérience de Mimmo Lucano.

C’était à l’époque du premier « gouvernement ami » (Prodi I) et la voix dissonante du Réseau antiraciste a été rapidement réduite au silence. Incroyablement (ou indignement, serait-il plus juste de dire), en 1998, alors que Dino était incarcéré dans la prison spéciale de Diyarbakir, accusé d’ « incitation à la révolte pour des motifs linguistiques, religieux ou ethniques », certains membres du réseau ont jugé bon de convoquer une assemblée nationale du 17 au 19 avril 1998 : curieusement à Lecco, dans le Nord profond de la Ligue. Et là, l’assemblée a décidé à la majorité de dissoudre la seule coordination antiraciste qui ait jamais existé en Italie. La seule à avoir réussi à unifier le maximum de ce qui pouvait l’être, qui a anticipé de plusieurs années l’idée que les migrants sont des sujets exemplaires de notre temps et qu’il peut exister une citoyenneté transnationale.

Et pourtant, comme je l’avais écrit dans le document que j’ai proposé à la discussion à l’assemblée nationale de Lecco, « le fait que les campagnes de collecte de signatures pour les trois lois d’initiative citoyenne se soient révélées être une fuite en avant n’enlève rien à la validité et à l’actualité impérieuse des objectifs que nous entendions proposer (...). Les objectifs du droit de vote et du passage des démarches aux communes doivent être relancés, même si c’est sous des formes et des modalités différentes, car c’est là que se mesure la différence entre une conception égalitaire et démocratique de l’intégration et une conception paternaliste-intégrative ».

L’un des grands mérites de Dino Frisullo, que je tiens à souligner vingt et un ans après sa mort, est d’avoir parfaitement saisi que le sens de la « grande histoire » se trouve dans les « petites histoires » de domination, d’oppression, de discrimination d’une population, d’une minorité, d’un groupe, mais aussi dans les malheurs et les drames de chacun de ses membres, de chaque réfugié, de chaque migrant, de chaque opprimé : l’histoire « mineure » d’un réfugié mort étouffé dans la cale d’un navire peut nous en dire plus sur le monde d’aujourd’hui qu’un froid essai géopolitique.

* Dino Frisullo, militant et journaliste, est décédé le 5 juin 2003, le jour de son 51e  anniversaire.    

 

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