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21/05/2023

MOHAMMAD TAVASSOLI
Lettre de démocrates musulmans iraniens à leurs frères tunisiens : “établir une démocratie passe par une séparation de la religion et de l’État ”

Mohammad Tavassoli, Secrétaire général du Mouvement de la liberté d’Iran, 30/4/2023

Original : نامه دبیرکل نهضت آزادی ایران به راشد الغنوشی

Traduit par Tlaxcala

Mohammad Tavassoli-Hojjati (Téhéran, 1938) a succédé en 2017 à Ebrahim Yazdi comme secrétaire général du Mouvement de la liberté de l’Iran*, dont il a été un militant actif depuis sa fondation en 1961. Il a été maire de Téhéran de février 1979 à février 1980.Emprisonné en 1971, en 1983, en 1988 et en 2009.


Cher frère, M. Rachid Al Ghannouchi et ses honorables compagnons du parti Ennahdha

Salutations

La nouvelle de votre arrestation le 17 avril dernier, suite à votre destitution en tant que président du Parlement tunisien et à la dissolution du Parlement et du gouvernement par M. Kaïs Sayed, président tunisien, en août dernier, que les experts ont jugée comme un coup d’État contre Ennahdha, a été regrettable et m’a rempli d’inquiétude, ainsi que tous ceux qui s’intéressent à la révolution tunisienne.

Vos explications sur la cause de cette démarche du président tunisien, publiées dans Al Jazeera, sont remarquables : « Il y a une lutte entre la démocratie et la dictature pour éliminer par la force les acquis de notre révolution bénie... Comme en témoignent les juristes, les accusations portées contre nous sont sans aucun fondement. Mon arrestation et celle d’un certain nombre d’autres personnes ne résoudront pas le problème de l’augmentation du coût de la vie. Nous sommes confiants dans le fait que notre peuple adhère aux principes de la révolution et que le processus démocratique du pays va de l’avant. Le problème de la Tunisie est la dictature et le coup d’État, et ils ne font qu’aggraver les problèmes du pays ».

Le Front de salut national tunisien a également condamné les mesures restrictives de liberté et exprimé sa solidarité avec tous les prisonniers politiques. Il a déclaré qu’il poursuivrait sa lutte non-violente jusqu’à l’élimination de la répression et du coup d’État et le retour à la démocratie.

 

Téhéran, 1979 - Première banderole (en anglais et farsi) : « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis » (Déclaration universelle des droits de l’homme, Article 21). Deuxième banderole (en farsi) : «Vous ne ferez pas taire les voix pour la justice en leur tirant dessus". Photographe anonyme

Vous vous souvenez de du défunt secrétaire général du Mouvement de la liberté d’Iran, Ebrahim Yazdi, et de la lettre qu’il vous a adressée le 30 octobre 2011. Outre des remarques sur les échecs de la révolution islamique en Iran, il vous a fait part des dangers qui entravent la révolution tunisienne, notamment les points suivants :

« Nous combattons et éliminons le dictateur, mais pas le despotisme en tant que mode de vie... Le résultat est que nous renversons le despote mais que nous sommes bientôt confrontés à une nouvelle dictature... La démocratie n’est pas un produit d’importation, mais un processus d’apprentissage dont on peut faire l’expérience... Pour dépasser les conditions données, nous devons d’abord accepter que la société humaine est diversifiée et que les pays islamiques, entre autres la Tunisie, ont toutes les particularités d’une société de transition avec des opinions diverses. Par conséquent, l’acceptation et le respect total de la diversité sont nécessaires à cette étape. La deuxième étape est le processus d’apprentissage de la démocratie et de la tolérance. L’étape suivante de l’institutionnalisation de la démocratie est la capacité d’adaptation et la convergence entre les activistes de la scène politique ».

Se souvenir de la lettre écrite il y a une décennie à l’occasion de la victoire de votre parti aux élections et du processus suivi à cette époque montre que sans un changement culturel, comme sociétal, et sans renforcement de la société par la consolidation et le développement de sociétés civiles, la transition vers la démocratie et une société libre est impossible et peut avoir pour conséquence - comme vous l’avez vu en Tunisie - le retour à une nouvelle dictature.

Le Coran et l’expérience humaine- comme l’a montré l’ingénieur Mehdi Bazargan dans 200 ouvrages publiés dans les années qui ont suivi la révolution de 1979 et dans son dernier livre « L’au-delà et Dieu, objectif du message du Prophète » - nous enseignent ceci : pour surmonter les obstacles à la liberté et à la démocratie dans les sociétés islamiques, et pour que les valeurs et les convictions morales soient réalisées et qu’un terrain pour le développement démocratique puisse se créer, la séparation de l’institution religieuse de l’État est nécessaire.

Par conséquent, la stratégie nécessaire pour surmonter les conditions actuelles en Tunisie réside dans le renforcement de la société et de ses institutions civiles et dans la promotion du dialogue entre les élites et les représentants des partis politiques et des groupes sociaux, afin que la compréhension commune des intérêts nationaux dans le contexte culturel et social soit disponible pour la transition vers la liberté, la démocratie et le développement. Nous espérons que le parti Ennahdha et sa base sociale joueront un rôle efficace dans ce processus.

NdT

* Le Mouvement de la liberté d’Iran (MLI, Nahżat-e āzādi-e Irān) est une organisation politique iranienne pro-démocratique fondée en 1961 par Ebrahim Yazdi, Mostafa Chamran, Ali Shariati et Sadegh Qotbzadeh, qui se définissaient comme “musulmans, iraniens, constitutionnalistes et mossadeghistes”. C’est le plus ancien parti encore en activité en Iran.

La création de l’organisation avait été soutenue par Mohammad Mossadegh. Le MLI la souveraineté nationale, la liberté d’activité politique et d’expression, la justice sociale dans le cadre de l’Islam, le respect de la Constitution iranienne, de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Charte des Nations unies.  Il croit en la séparation de la religion et de l’État, alors que l’activité politique devrait être guidée par des valeurs religieuses. Le MLI se base sur une interprétation modérée de l’islam. Il rejette à la fois la dictature royale et la dictature cléricale au profit du libéralisme politique et économique.

Bien que le groupe ait été interdit par le gouvernement au pouvoir en Iran, il continue d’exister. L’organisation accepte de respecter la Constitution de la République islamique d’Iran, bien qu’elle ait été rejetée par le bureau du Conseil des gardiens des juristes islamiques. Depuis 1980, elle n’a été autorisée à se présenter à aucune élection, à l’exception des élections municipales de 2003, pour lesquelles le Conseil des gardiens n’a pas vérifié les candidatures. Elle n’a pas non plus été autorisée à devenir membre de la Maison des partis iraniens.

 

 

13/05/2023

AZIZ KRICHEN
Avant qu’il ne soit trop tard : Appel au soutien des paysans de Ghannouch, dans le Sud tunisien

Aziz Krichen, Plateforme Tunisienne des Alternatives, Tunis, 10/5/2023

Chassées de leurs activités agricoles ancestrales dans l’oasis de Gabès – du fait d’une urbanisation irréfléchie et de la sévère pollution engendrée par l’industrie chimique –, de nombreuses familles paysannes de Ghannouch ont été contraintes de se déplacer et de se rabattre sur une zone sebkha, a priori impropre à la culture, plusieurs kilomètres plus au sud, en bordure de la délégation de Métouia. Cela se passait il y a 30 ans, au tout début des années 1990.

Les résultats de cette migration forcée ont été impressionnants. Au terme d’un labeur incessant, repris inlassablement saison après saison, les sols insalubres ont été progressivement amendés et bonifiés. Rendue à la vie, la région dite des Aouinet s’est transformée en un immense verger luxuriant, s’étendant sur près de trois mille hectares. Au fil des années, les premiers pionniers ont été rejoints par d’autres, encouragés par l’exemple. A la fin de la décennie, on pouvait compter plusieurs centaines d’exploitations. La majeure partie de la sebkha a fini par être mise en valeur, ainsi qu’un certain nombre de terrains relevant formellement du domaine de l’État, mais laissées à l’abandon depuis… 1970 et le démantèlement du système coopératif.

Aujourd’hui, les paysans – et les paysannes – de Ghannouch fournissent environ 70% de la production maraîchère totale du gouvernorat de Gabès (tomates, poivrons, oignons, pommes de terre, ail, etc.). Il s’agit, par conséquent, d’une incontestable réussite économique et agronomique. Et d’une formidable réussite sociale.

Où est alors le problème ? Il réside en ceci que la dynamique que l’on vient de décrire s’est déroulée sans l’aide des pouvoirs publics et hors du contrôle de l’administration. Ce qui signifie, en d’autres termes, que les paysans de Ghannouch ne disposent pas de titres de propriété formels pouvant justifier leur occupation de la terre.

Que fait-on dans ce cas ? Deux démarches sont possibles, qui relèvent de deux philosophies politiques différentes :

1) On peut « fabriquer » la propriété à partir du « bas », en conformant le droit à la réalité. D’après cette façon de voir, la solution du problème est simple. Nous avons ici affaire à des paysans productifs, qui fructifient depuis de longues années la terre qu’ils occupent. Cette permanence dans la production et l’occupation peut être attestée par des témoins dignes de foi : les voisins, les autorités locales, etc. Sur la base de tels témoignages, la loi introduit une clause de prescription (dans le droit tunisien, on parle de anjirar almalakiat bialtaqadum انجرارالملكية بالتقادم) et le tribunal foncier attribue de manière automatique des titres de propriétés aux occupants du sol concernés.

2) La deuxième approche prend l’exact contre-pied de la première : elle prétend fabriquer la propriété à partir du « haut », c’est-à-dire depuis l’État, et elle entend forcer la réalité à se conformer au droit existant, même lorsque celui-ci est totalement inadapté et irréaliste. C’est cette approche autoritaire et répressive qui a les faveurs de l’administration tunisienne. Ce qui entraîne des conséquences en cascades : au lieu de fabriquer de la légalité et de l’inclusion sociale, notre législation – un véritable fouillis de règlements superposés les uns aux autres et contradictoires entre eux – fabrique massivement de l’illégalité et de l’exclusion sociale.

Deux exemples pour le démontrer. Dans les campagnes, soixante ans après l’indépendance, l’apurement du statut juridique des terres collectives et des terres domaniales (la moitié du potentiel foncier global de notre agriculture) est toujours en suspens. Dans les villes, la situation n’est pas meilleure : les deux-tiers du parc logement du pays sont aujourd’hui sans titres de propriété et relèvent de ce que la bureaucratie classe, sans sourciller, dans la rubrique « habitat spontané » ou « habitat sauvage ».

Mais revenons à Ghannouch et à ses paysans. Après le 14-Janvier, ces derniers ont multiplié les démarches – aux échelles locale, régionale et nationale – pour essayer de régulariser leur situation. Au début, on s’est contenté de les balader, c’est-à-dire de les renvoyer d’une structure à l’autre. Ensuite, le ton s’est fait plus dur et l’on est passé du faux dialogue à la menace et à l’intimidation. Des poursuites judiciaires ont même été engagées contre plusieurs d’entre eux, pour « occupation de terrains appartenant à l’État », comme si la légalité de l’administration était supérieure à la légitimité des paysans dans l’exploitation de la terre.

Depuis l’an dernier, l’escalade a franchi un nouveau palier, jusqu’à la semaine dernière où un ultimatum leur a été lancé par la police : « Si vous ne quittez pas les lieux, nous allons vous en déloger par la force et des bulldozers viendront raser vos champs et vos habitations ! »

Contactés, les différents responsables à Ghannouch et à Gabès (le gouverneur, le délégué, l’OTD (Office des Terres Domaniales), l’UTAP (Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche), etc.) se défaussent les uns après les autres, disant que l’affaire les dépasse. Tout cela se produit, faut-il le souligner, à un moment où la conjoncture économique et sociale n’a jamais été aussi dégradée.

L’ultimatum expire d’ici peu. S’il devait avoir lieu, l’affrontement inévitable entre occupants et policiers pourrait avoir de graves répercussions. C’est la raison pour laquelle nous en appelons au ministre de l’Agriculture pour qu’il use de son autorité et empêche tout recours à la violence. La Tunisie ne peut plus continuer à être gérée de cette façon. Notre production vivrière est en ruine. Notre souveraineté alimentaire n’est plus qu’un slogan. Le chômage ravage notre jeunesse. On ne peut plus laisser à l’abandon des centaines de milliers d’hectares de terres agricoles au motif spécieux que ces terres appartiennent à l’État. Laissons les paysans et les jeunes ruraux travailler. Laissons-les produire. Accordons-leur les droits naturels qu’ils réclament. Arrêtons cette pression insupportable qu’on leur inflige. A deux jours de la commémoration du 12-Mai*, cessons de les voir comme des hors-la-loi. Apprenons à les considérer pour ce qu’ils sont réellement : des acteurs sociaux légitimes, dont le travail est indispensable au relèvement de l’économie, des acteurs qu’il convient par conséquent de protéger et non de réprimer. On ne dirige pas un pays contre sa population.

NdE

* Le 12 mai 1964 est la date de « l’évacuation agricole », la nationalisation des terres coloniales (lire ici)

 

19/03/2023

FAUSTO GIUDICE
20 mars, anniversaire de l'indépendance tunisienne : Souvenirs, souvenirs

par Fausto Giudice

Cet article est paru dans Baraka Hebdo (Paris) n°2 du 20 mars 1986, sous le titre un peu idiot de "Nostalgie"

 «Le 20 mars 1956. Une date facile a retenir: le 21 était l'anniversaire de ma mère. Les Français, ceux "de souche", les juifs, puis les naturalisés commencèrent à partir. Nous les Italiens, on regardait au balcon.»

II y a trente ans la Tunisie accédait à l'indépendance. L'ambiance de l'époque, les anecdotes, et les souvenirs d'un enfant d'origine sicilienne qui a vécu cette période...


 «Taoua Iji Bourguiba» : ce sont les premiers mots arabes que j'ai entendus. L'année 55 touchait à sa fin. Les derniers cochers maltais faisaient claquer leurs fouets, assis sur leurs calèches, place de Londres. Entre les chevaux, les marchands de noix de coco lavaient les tranches blanches, qui semblaient de petites barques dans le caniveau. J'avais six ans en débarquant dans l'hiver doux de Tunis. Tout de suite, je fus confronté à deux, trois, quatre cultures. Aux extrémités, les deux Grandes Cultures : d'un côté «C'est la Mère Michel qui a perdu son chat », le livre de lecture français, de l'autre  «babon, bagraton, kouraton», l'abécédaire arabe. Et au milieu, les marécages sicilien, maltais, juif, grec, espagnol, russe blanc.

Bab El Khadra

Mes tantes descendaient le soir la «zibbola». Mot siculo-tunisien pour désigner la poubelle (toujours renversée par les chats faméliques), dérivé de l'arabe «zebla», déchet. Quand on faisait les fous, mes cousins et moi, on nous traitait de «soufri». Mot tunisois signifiant «voyou», formé à partir du français «les ouvriers»…

Dans le garage d'un de mes oncles, à la Petite Sicile, les ouvriers levaient la tête de sous les capots des 404 pour regarder les camions qui passaient dans un joyeux vacarme de klaxons, de youyous, de darboukas et de battements de mains : «Yahia El Destour, Yahia El Istiqlal». Les partisans du Combattant Suprême montaient du bled sur la capitale. Ils agitaient un drapeau que je crus d'abord reconnaître : il était rouge comme celui des ouvriers romains les premiers mai. Mais celui-ci avait un croissant et une étoile.

La Ville «européenne» avait peur, la Médina bruissait d'inquiétude et d'espoir mêlés. Bab el-Fransa, la Porte de France, était la frontière entre les deux, que nous transgressions seulement pour certaines emplettes. Avenue Jules-Ferry, un soir, un défilé de jeunes gens aux cheveux très courts fit monter la tension. Ils criaient : «Les Français par-tout !».

Des couteaux luisaient dans l'ombre. Les pères ordonnaient aux enfants de rentrer. Ça et là, des petites mains rouges apparaissaient sur les murs. Ce n'était pas es mains de Fatima, c'était le signe de reconnaissance des «vrais Français», de leur mythique organisation secrète.

Ce défilé m'avait laissé une double trace, contradictoire. Ma sympathie était allée naturellement à ceux qui, muets de rage, regardaient le défilé sur les trottoirs. Mais le rythme du slogan, inquiétant et incompréhensible, s'était gravé dans ma tête. Quelques jours plus tard, marchant rue de la Petite-Malte avec un autre oncle, menuisier celui-là, je le sifflotais. Je venais d'apprendre à siffler. Il blanchit – c'était le plus couard de la tribu – et me serra la main en chuchotant : «Tais-toi, è pericoloso».

Mars 1956

20 mars 1956 : une nation naissait, sans trop de souffrances. Elles vinrent plus tard. Une date facile à retenir: le 21 était l'anniversaire de ma mère. Les Français, ceux "de souche", les juifs, puis les naturalisés commencèrent à partir. Nous les Italiens, on regardait au balcon. En face, à un balcon du 2ème étage, une tante de Claudia Cardinale, qui était folle, hurlait et tempêtait en chemise de nuit.

À l'école franco-arabe de la rue Hoche, le mélange se faisait assez bien. Ce n'était ni idyllique ni infernal. De quoi presque donner raison au monument à Jules Ferry, montrant un enfant français, le bras  «fraternellement» passé autour des épaules d'un enfant arabe, tous deux lisant dans le même livre. Sortis de l'école, nous nous séparions. Juifs, Arabes et Siciliens faisaient, à quelques rares exceptions près, bande à part. Nous les Siciliens, on tenait le terrain vague à côté de la voie ferrée, le Terrain Rouge. Luigi, déjà gominé à 14 ans, était notre chef. On faisait griller des sauterelles, on chassait des lézards, dont la queue nous restait entre les doigts, on jouait aux noyaux d'abricots, on élevait fébrilement des vers à soie. Quand on s'insultait, c'était en arabe.

Bientôt, l'écho de la guerre dans le pays voisin et un peu mystérieux, l'Algérie, arriva jusqu'à nos oreilles enfantines, par la radio. Les mâles voix de  «Saout El Arab», du Caire, provoquaient l'enthousiasme des jeunes Arabes, l'inquiétude des familles juives et…ma curiosité.

Dans ce monde colonial qui s'effilochait, le développement séparé des communautés –une apartheid bon enfant mais bien réelle – interdisait les amitiés, les amours, les fusions inter-ghettos. Cette fusion-là, rêve confus de nos enfances, combien sommes-nous, ici, à encore et toujours la rechercher ?

20/07/2022

AZIZ KRICHEN
Tunisie : pourquoi il faut voter NON au référendum du 25 juillet

Aziz Krichen, 20/7/2022

Je voterai non au référendum du 25 juillet. Pas par nostalgie à l’égard du système politique mis en place après les élections de l’ANC en 2011. Encore moins pour aider à le restaurer. Et pas non plus parce que je me désolidariserais des manifestations de masses du 25 juillet 2021, qui avaient provoqué sa chute. Au contraire : je voterai non parce que je reste fidèle à l’espérance formidable que ces manifestations avaient soulevées. Et parce que le projet de nouvelle constitution présenté par Kaïs Saïd est une véritable provocation et une insulte à notre dignité d’êtres libres et de citoyens [1].


Les régimes démocratiques modernes relèvent de deux traditions principales, la tradition parlementaire et la tradition présidentielle, selon que le centre de gravité du pouvoir se situe dans la sphère législative ou dans celle de l’exécutif. Malgré des différences sensibles d’organisation, ces traditions respectent des règles communes, sans lesquelles il n’y a pas de vie démocratique possible.  Les principes suivants sont au cœur de ces règles de base universelles :

Le principe de la séparation des pouvoirs

Ceux-ci étant au nombre de trois – le législatif, l’exécutif et le judiciaire –, aucun ne doit être mis en position d’empiéter sur les prérogatives des deux autres ;

Le principe de l’équilibre des pouvoirs

L’idée cardinale ici est que les trois pouvoirs doivent avoir chacun suffisamment de compétences propres et être suffisamment consistants par eux-mêmes pour se contenir et s’équilibrer mutuellement ;

Le principe du contrôle réciproque des pouvoirs

Conséquence des précédents, ce dernier principe signifie qu’en cas de dérive arbitraire de l’un des pouvoirs, les autres ont la capacité légale de l’arrêter. Sous certaines conditions, le président peut ainsi dissoudre le parlement et appeler à de nouvelles élections ; inversement, en cas d’abus graves, le parlement (ou une cour de justice spécifique) peut engager une procédure de destitution du président.

Ces trois axiomes sont essentiels à la marche ordonnée du système démocratique. Ce sont eux, expressément, qui permettent de trouver une issue légale, donc pacifique, aux contextes de crise que pareil système peut connaître.

*

Considéré sous ce prisme, le régime échafaudé en 2011 et codifié après l’adoption de la constitution de 2014 n’avait de démocratique que l’apparence. Présenté par ses artisans comme parlementaire, il instituait en réalité une insupportable dictature d’assemblée : la dictature des partis dominants. Pourtant élu au suffrage universel, le chef de l’Etat n’avait que des compétences honorifiques et formelles ; le parlement pouvait le destituer (article 88), mais lui-même était dans l’impossibilité pratique de le dissoudre (article 99). Pendant ce temps, les députés faisaient et défaisaient les gouvernements, et la justice, gangrénée par la corruption, était totalement aux ordres, malgré les efforts d’une poignée de juges intègres.

Centrée sur les seuls intérêts particuliers des partis, semblable construction ne pouvait rien apporter de bon à la population. Loin d’être corrigés, les vices de l’ancien régime Ben Ali – dépendance à l’égard de l’étranger, prépondérance des grandes familles rentières, impunité des barons de l’import-export clandestin, clientélisme, corruption… –, ces tares ont été aggravées, plongeant le pays dans un climat de crise permanente, à tous les niveaux et notamment sur le plan social et économique.

Ce système n’était pas seulement pervers, il était aussi verrouillé et installé pour durer[2], malgré le caractère toujours plus minoritaire des partis qui en profitaient. (A titre d’exemple : 1 500 000 électeurs pour Ennahdha en 2011, 1 000 000 en 2014, 500 000 en 2019, soit une assise électorale amputée des deux-tiers en huit ans). La situation étant bloquée, le choc du changement ne pouvait venir que du dehors. C’est ce qui s’est passé le 25 juillet 2021, sous l’effet conjugué de la pression de la rue et du coup de force du président de la République, en violation de l’article 80 de la constitution.

*

Les mesures prises par Kaïs Saïd au soir du 25 juillet dernier (suspension du parlement ; renvoi du gouvernement Mechichi ; auto-attribution des pleins pouvoirs) ont été accueillies par les Tunisiens avec soulagement et parfois avec ferveur. Abusée par sa rhétorique populiste, une majorité de nos compatriotes – spécialement parmi les jeunes générations – a cru de bonne foi qu’il allait s’employer à redresser le pays et remettre le train de la révolution sur les rails.

Mais penser que l’on peut être sauvé par un « homme providentiel » est une erreur, le plus souvent suivie de cruelles déconvenues. Pour qui avait des yeux pour voir, l’image du président austère, jaloux de l’indépendance de son pays, attentif aux aspirations de son peuple et aux besoins des plus défavorisés, cette image idéalisée a commencé à se fissurer dès le mois d’octobre, sitôt après l’entrée en fonction du gouvernement Bouden, le premier choisi entièrement par Kaïs Saïd en vertu des nouvelles lois d’exception.

On s’est alors rendu compte que son gouvernement n’envisageait pas un seul instant de rompre avec les anciennes politiques économiques. Qu’il était au contraire déterminé à continuer sur la même pente, en s’aplatissant encore plus devant les injonctions des bailleurs de fonds, en amplifiant le démantèlement de notre appareil de production et en radicalisant les choix antisociaux et antinationaux des gouvernements précédents – tout en reconnaissant par ailleurs, de façon démagogique, que le vieux « modèle de développement » qui inspirait ces choix était néfaste et qu’il fallait en changer !

08/11/2021

MAURICE ROUMANI
D'abord, les Juifs de Libye ont été déportés, puis les S.S. sont entrés en scène

Maurice M. Roumani, Haaretz, 8/2/20201
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Maurice M. Roumani, né à Benghazi, en Libye, est professeur émérite de politique et de relations internationales, de religion et de société au Moyen-Orient et fondateur du Centre J. R. Elyachar pour les études sur l'héritage sépharade à l'Université Ben-Gourion du Néguev en Israël. Il est spécialisé dans les relations ethniques en Israël, les Juifs des pays arabes, le conflit du Moyen-Orient, et il est un expert de l'histoire des Juifs libyens, des relations entre Juifs et Musulmans et de l'impact des politiques de l'Holocauste          en Afrique           du         Nord.               Auteur            de The Jews of Libya: Coexistence,Persecution,Resettlement, Sussex Academic, 2021 (inédit en français), dont l'article ci-dessous est un avant-goût.

 Un témoin de la déportation des Juifs de Libye, qui a perdu une grande partie de sa famille dans le bombardement d'un faubourg de Tunis en 1943, raconte l'histoire de cette communauté aujourd'hui disparue, victime à sa manière de la solution finale.

 

Enfants juifs avec des moutons pour le sacrifice de Pessah (Pâque) dans la Hara (quartier juif) de Tripoli, années 1940

J'étais un enfant lorsque j'ai été déporté dans un camion avec mes parents de Benghazi vers la Tunisie, et j'ai été témoin du bombardement (par les Alliés) de La Marsa, une banlieue de Tunis, le 10 mars 1943. Treize membres de ma famille y ont été tués, dont ma grand-mère, mes oncles et tantes et d'autres parents. Pendant de nombreuses années, j'ai enquêté sur les circonstances du bombardement, et au cours de mes recherches, j'ai découvert et reconstitué à partir d'archives de nouveaux détails sur l'évacuation et la déportation des Juifs libyens vers l'Afrique du Nord française pendant la Seconde Guerre mondiale.


La visite de Mussolini en Libye en 1937

Tout a commencé en 1938, lorsque l'Italie fasciste de Mussolini a promulgué les lois raciales contre les Juifs. Bien que la Libye soit sous domination italienne, ces lois n'y sont pas appliquées, grâce au gouverneur général italien du pays, Italo Balbo, qui considère les Juifs comme un élément important de l'économie libyenne et tente de réduire les mesures discriminatoires prises à leur encontre. Après la mort tragique de Balbo, en 1940, deux gouverneurs temporaires sont nommés et révoqués en rapidement l’un après l’autres, avant la nomination du général Ettore Bastico, en juillet 1941.

En septembre, Bastico a exigé que les 7 000 étrangers présents en Libye, dont de nombreux Juifs, soient transférés en Italie. Bastico affirmait que leur loyauté était douteuse et que leur présence aggravait la pénurie alimentaire. Le ministère italien de l'Intérieur oppose son veto à cette idée, invoquant le manque d'espace dans les prisons, le manque de matériaux de construction pour de nouveaux camps de concentration et les problèmes de transport. Le ministère a suggéré que les "ressortissants dangereux" soient internés dans des camps de concentration en Libye même - et sinon, que les citoyens français et tunisiens (juifs et musulmans confondus) parmi eux soient expulsés vers leurs pays d'origine : la Tunisie, l'Algérie et le Maroc. Malgré l'autorisation officielle du plan par Mussolini lui-même, le 20 septembre 1941, l'opération s'avère complexe et difficile à exécuter.