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29/07/2022

ANNAMARIA RIVERA
Mémoires rebelles : les racines et les ailes*

Annamaria Rivera, 27/7/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Il est difficile d'écrire sur les « axes culturels de 68 », un mouvement au caractère plutôt magmatique et diversifié, même s’il a été transnational et caractérisé par des contenus et des revendications, des styles et des tendances similaires, d'un bout à l'autre du monde. Il suffit de mentionner l'antifascisme et l'internationalisme, l'esprit cosmopolite et libertaire, ainsi que le goût pour la subversion ironique, un héritage, implicite ou peut-être inconscient, du situationnisme.

Pour cette raison, plutôt que de m'aventurer à discuter de ses axes culturels, je préfère partir de ma propre expérience, celle d'un 68 en navette, vécu à l'Université de Bari, où j'étais inscrite, et en même temps à Tarente (ma ville natale, où je vivais à l'époque). Ici, comme il n'y avait pas d'université à l'époque, le mouvement s'est développé dans les écoles secondaires : la partie la plus active était constituée, pas par hasard, d'étudiants d'un lycée professionnel, pour la plupart enfants de prolétaires.

Aujourd'hui, je me demande comment j'ai pu soutenir un activisme aussi frénétique, dans deux villes différentes ; et avec pour corollaire des dénonciations, des agressions policières, des nuits au commissariat, des grèves de la faim pour protester contre la répression... Une réponse possible est que 1968 a dépassé de loin la politique comme sphère séparée, pour se caractériser comme un activisme collectif permanent, qui incluait la sphère quotidienne et existentielle, ainsi que la solidarité mutuelle et la convivialité. C'est également grâce à ces deux pratiques que je pouvais, en tant que navetteuse aux ressources économiques limitées, me procurer mon pain quotidien lorsque j'étais à Bari.

 Piazza Statuto, Turin, juillet 1962

Comme on le sait, 68 a été le fruit d'une longue gestation, tant du côté de la jeunesse, de la culture et de la contre-culture, que des luttes de la classe ouvrière. Dans la variante italienne, il représente le point culminant d'un processus de radicalisation politique qui a commencé au moins en 1960, avec la vaste manifestation antifasciste des « garçons en t-shirts rayés », suivie deux ans plus tard par la révolte des travailleurs de la Piazza Statuto, à Turin. Ne serait-ce que pour ces antécédents, il n'est pas réductible à une révolution des coutumes, des mentalités, du style et de la langue uniquement.

Moins que jamais, la thèse des soixante-huitards « fils à papa », formulée par Pasolini dans des vers écrits après la bataille de Valle Giulia et devenue un lieu commun toujours en vogue.  En réalité, en Italie (comme en France et ailleurs), une grande partie des étudiants et étudiantes qui ont "fait" 1968 appartenaient à des familles ouvrières ou petites-bourgeoises : ils·elles étaient la première génération à aller à l'université ou même au lycée.

Valle Giulia, 1er mars 1968

Ce cliché s'est répandu un peu partout, s'il est vrai qu'en ce qui concerne la vaste et dure révolte aux USA contre la guerre au Viêt Nam, le journaliste et écrivain Marc Kurlansky a dû souligner dans son livre sur les soixante-huitard·es qu'il ne s'agissait certainement pas « d'enfants gâtés et privilégiés qui essayaient d'éviter le service militaire, comme ceux qui participaient au mouvement étaient étiquetés » (1968. L'anno che ha fatto saltare il mondo, Mondadori, Milan 2004 : 24 ; éd. orig. 1968).  

J'ai mentionné la contre-culture parce que, même dans le cas italien, elle a contribué dans une certaine mesure à la gestation du mouvement ou du moins à la formation intellectuelle de pas mal de militant·es. Je le dis aussi par expérience personnelle. Bien avant 1968 - lorsque je faisais partie de l'un des nombreux comités contre la guerre au Viêt Nam - mes lectures incluaient Allen Ginsberg et d'autres poètes de la beat generation, dont certains allaient disparaître ou quitter la scène avant ou au début de cette année fatidique.

Lorsque, en 1965, Mondadori a publié le recueil de poèmes de Ginsberg, Hydrogen Jukebox, je me suis précipitée pour l'acheter. Je n'étais certainement pas la seule admiratrice du poète : opposant résolu à la guerre au Viêt Nam et défenseur des droits des homosexuels, il était une idole d'un bout à l'autre du monde, où il était acclamé par les jeunes libertaires, mais aussi arrêté puis refoulé par la police de pas mal de pays.

Il part pour Cuba au début de 1965 avec beaucoup d'enthousiasme et d'attente, mais il est expulsé vers la Tchécoslovaquie pour avoir dénoncé publiquement la persécution des homosexuels. De là, il s'est rendu à Moscou et à Varsovie, avant de retourner à Prague. Dans cette ville, le 1er mai de la même année, il a été accueilli avec tous les honneurs par les étudiant·es de l'université et a participé au Festival de mai, qui se voulait une alternative à la liturgie officielle du régime et consistant en un défilé ainsi qu'en une combinaison de musique, de spectacles et de lectures. C'est là que Ginsberg a été couronné roi de mai et, lors de son discours d'acceptation, a dédié sa couronne à Franz Kafka. Peu après, il a été arrêté par la police, placé en isolement et finalement expulsé du pays. Les choses ne se sont pas arrangées pour lui lorsqu'il est rentré aux USA : comme Kurlansky (2004 : 52) le rappelle, il a immédiatement été inscrit sur une liste de personnes « dangereuses pour la sécurité » par le FBI.

Je me suis attardée sur Allen Ginsberg pour souligner combien sa notoriété et son admiration par la "génération rebelle" étaient méritées : son engagement politique était clair, constant, cohérent, plus que dans le cas de Jack Kerouac et d'autres membres de la beat generation.  

04/03/2022

LAWRENCE WRIGHT
L'éléphante dans la salle d'audience : la bataille juridique pour la libération de Happy, prisonnière du zoo du Bronx

Lawrence Wright, The New Yorker, 28/2/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Lawrence Wright
(Oklahoma City, 1947), est un journaliste usaméricain. Membre de la New York University School of Law, il travaille pour le magazine The New Yorker depuis 1992. Il a remporté le prix Pulitzer de l'essai en 2007 pour son livre The Looming Tower: Al Qaeda and the Road to 9/11 à propos des attentats du 11 septembre 2001 et leurs suites. Son livre le plus récent est «The Plague Year: America in the Time of COVID». Bibliographie

 

Une curieuse croisade juridique visant à redéfinir la notion de personne soulève de profondes questions sur l'interdépendance des règnes animal et humain.

Les défenseurs des droits des animaux veulent que le zoo du Bronx relâche Happy, une éléphante suffisamment intelligente pour se reconnaître dans un miroir. Illustration de Gérard DuBois, The New Yorker

Selon le code civil de l'État de New York, une ordonnance d'habeas corpus peut être obtenue par toute "personne" qui a été détenue illégalement. Dans le comté du Bronx, la plupart de ces demandes arrivent au nom des prisonniers de Rikers Island. Les pétitions d'habeas corpus ne sont pas souvent entendues par les tribunaux, ce qui n'est qu'une des raisons pour lesquelles l'affaire portée devant la juge Alison Y. Tuitt de la Cour suprême de New York - Nonhuman Rights Project v. James Breheny, et al [Projet Droits des non-humains contre James Breheny et autres] - était extraordinaire. L'objet de la requête était Happy, une éléphante d'Asie du zoo du Bronx. La loi usaméricaine considère tous les animaux comme des "choses" - la même catégorie que les pierres ou les patins à roulettes. Cependant, si le juge accédait à la demande d'habeas corpus pour transférer Happy du zoo vers un sanctuaire, aux yeux de la loi, elle serait une personne. Elle aurait des droits.

L'humanité semble s'acheminer vers un nouvel accommodement radical avec le règne animal. En 2013, le gouvernement indien a interdit la capture et l'enfermement des dauphins et des orques, car il a été prouvé que les cétacés sont sensibles et très intelligents, et qu'ils « devraient être considérés comme des "personnes non humaines" » ayant « leurs propres droits spécifiques ». Les gouvernements de Hongrie, du Costa Rica et du Chili, entre autres, ont émis des restrictions similaires, et la Finlande est allée jusqu'à rédiger une déclaration des droits des cétacés. En Argentine, un juge a décidé qu'une orang-outan du parc écologique de Buenos Aires, nommé Sandra, était une "personne non humaine" et avait droit à la liberté - ce qui, en pratique, signifiait être envoyée dans un sanctuaire en Floride. Le juge en chef de la Haute Cour d'Islamabad, au Pakistan, a affirmé que les animaux non humains ont des droits lorsqu'il a ordonné la libération d'un éléphant nommé Kaavan, ainsi que d'autres animaux de zoo, dans des sanctuaires ; il a même recommandé l'enseignement du bien-être animal dans les écoles, dans le cadre des études islamiques. En octobre, un tribunal usaméricain a reconnu qu'un troupeau d'hippopotames initialement amené en Colombie par le baron de la drogue Pablo Escobar était une "personne intéressée" dans un procès visant à empêcher leur extermination. Le Parlement du Royaume-Uni examine actuellement un projet de loi, soutenu par le Premier ministre Boris Johnson, qui prendrait en compte les effets de l'action gouvernementale sur tout animal sensible.

Bien que la question immédiate posée à la juge Tuitt concernait l'avenir d'une éléphante isolée, l'affaire a soulevé la question plus large de savoir si les animaux représentent la dernière frontière dans l'expansion des droits en USAmérique - une progression marquée par la fin de l'esclavage et par l'adoption du suffrage des femmes et du mariage homosexuel. Ces jalons ont été le résultat de campagnes âprement disputées qui ont évolué sur de nombreuses années. Selon un sondage Gallup de 2015, un tiers des USAméricains pensent que les animaux devraient avoir les mêmes droits que les humains, contre un quart en 2008. Mais une telle protection des animaux aurait des conséquences considérables, notamment l'abandon d'un paradigme séculaire de lois sur le bien-être animal.

Les plaidoiries dans l'affaire Happy ont véritablement commencé le 23 septembre 2019, dans une salle d'audience en chêne peuplée de journalistes, de défenseurs et d'avocats du zoo. Kenneth Manning, représentant la Wildlife Conservation Society, qui gère le zoo du Bronx , a fait une brève plaidoirie d'ouverture. Il a souligné que le plaignant - le Nonhuman Rights Project, ou NhRP - avait déjà rebondi dans le système judiciaire de New York avec une demi-douzaine de pétitions similaires au nom des chimpanzés. Toutes avaient échoué. M. Manning a lu à haute voix un extrait de l'une de ces décisions, selon laquelle "les capacités cognitives et linguistiques affirmées d'un chimpanzé ne se traduisent pas par la capacité ou l'aptitude d'un chimpanzé, comme les humains, à assumer des obligations légales ou à être tenu légalement responsable de ses actes", et que l'animal ne pouvait donc pas avoir droit à l'habeas corpus. Le NhRP a rétorqué que "probablement dix pour cent de la population humaine de l'État de New York a des droits, mais ne peut pas assumer de responsabilités, soit parce qu'il s'agit de nourrissons ou d'enfants, soit parce qu'ils sont fous ou dans le coma ou autre".

Manning a exhorté la juge Tuitt à suivre les précédents : « La loi reste bien établie qu'un animal à New York n'a tout simplement pas accès à l'habeas-corpus, qui est réservé aux humains. Donc, il n'y a rien dans cette affaire qui traite d'une quelconque plainte pour mauvais traitement ou malnutrition ou quoi que ce soit concernant Happy l’éléphante ». Manning a résumé, « En bref, Votre Honneur, Happy est heureuse là où elle est ».

L'enclos de Happy, dans la section Wild Asia du zoo du Bronx, illustre l'esthétique de la conception des zoos de la fin du XXe siècle : créer l'illusion d'un habitat naturel et dissimuler, autant que possible, la réalité de la captivité. Il y a un chemin de terre battue, que Happy a emprunté seule au cours des seize dernières années, qui entoure un petit étang avec des nénuphars, où elle peut se baigner et se vautrer. Des arbres feuillus entourent un enclos d'un hectare, qui est dominé par un tronc d'arbre artificiel mort, habilement façonné avec des creux et une écorce écaillée. L'enclos doit être nettoyé en permanence, car une éléphante femelle d'Asie peut manger jusqu'à quatre cents livres [= 181 kg] de végétation par jour et en excréter environ soixante pour cent. Un autre éléphant, Patty, vit dans un enclos adjacent. De novembre à mai, lorsque le climat new-yorkais peut être froid, les animaux sont, selon ce qu’on sait, enfermés dans des stalles séparées faisant à peine deux fois la longueur de leur corps.

15/12/2021

GIANFRANCO LACCONE
Des étourneaux et des sangliers : à qui appartient la ville ?

Gianfranco Laccone, Comune-Info, 28/11/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 

Les pages locales des quotidiens parlent de plus en plus des animaux « sauvages » dans les villes. Des ours, cerfs et élans qui, en Amérique du Nord, errent parmi les maisons et les poubelles, aux images récentes d'une famille de sangliers dans la banlieue nord de Rome, pendant les heures de classe, se promenant parmi les citoyens effrayés et d'autres personnes décidées à prendre les inévitables photos. Et puis il y a les étourneaux, dont la photo de leur vol attire de nombreux likes sur les réseaux dits sociaux, provoquant des commentaires contradictoires : admirables pour leur vol, insupportables pour leurs déjections. Qu'ont en commun ces animaux considérés comme sauvages et, surtout, qu'ont-ils en commun avec nous, les sapiens (comme nous appellent ironiquement les animaux de la série de films d'animation « Madagascar ») ?

 

À Rome, ils traversent (en bande) dans les bandes

 

Tout d'abord, nous parlons de deux espèces animales, le sanglier (classé Sus scrofa par Linné en 1758), un mammifère artiodactyle appartenant à la famille des suidés, et l'étourneau sansonnet (Sturnus vulgaris, Linné, 1758), un oiseau de la famille des sturnidés, qui appartiennent à deux mondes apparemment éloignés, mais qui sont unis par certaines capacités peu prises en compte par « l'homme occidental » : l'intelligence, l'adaptabilité et la capacité de migration, éléments communs avec le genre humain, ainsi que la capacité de choix et la curiosité. Les observations et les différentes études réalisées sur ces animaux nous amènent à considérer ces aspects comme fondamentaux. Bien qu'ils puissent sembler peu orthodoxes pour la plupart, ils parlent du fonctionnement de la psyché et de la mémoire, des mécanismes qui ont été jusqu'à présent peu étudiés, même dans l'espèce humaine.

 

La lecture des textes scientifiques est souvent corroborée par l'expérience directe et, pour ceux qui vivent à Rome, par les témoignages recueillis dans la ville (Rome est la première commune agricole d'Europe) : une ville qui a toujours vu des volées d'oiseaux circuler dans les parcs au cœur de la métropole, auxquelles s'ajoutent désormais des familles de sangliers, et un vol saisonnier d'étourneaux estimé, selon les vagues, entre un et quatre millions et demi d'individus par vague migratoire. De plus, pour ceux qui, comme moi, vivent dans un immeuble qui a la particularité originale d'avoir deux magnolias géants dans son petit jardin intérieur, il est possible d'observer le retour et le départ quotidien des étourneaux, hôtes d'un collège-dortoir.

Chez les animaux que nous appelons sauvages, il existe un truc imprévisible résultant de la volonté, de la recherche d'harmonie, qui s'exprime de manière différente mais significative. Les deux exemples du sanglier et de l'étourneau sont quelques-unes des nombreuses manifestations de cette imprévisibilité : tant dans le vol des étourneaux que dans le trot calme et curieux d'une famille de sangliers dans la circulation romaine.

Un vol d'étourneaux à Rome