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03/08/2024

ALEJANDRO KIRK
Mario Dujisin : le hâbleur qui tapait dans le mille

Alejandro Kirk , Politika, 1/8/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala  

Alejandro Kirk est un journaliste chilien, correspondant pour les chaînes HispanTV (Iran) et teleSur (Venezuela). @kirkreportero

Le journaliste chilien Mario Dujisin  (San Bernardo, Chili, 1944) est mort ce mercredi 31 juillet à Lisbonne. Il a succombé à l’une des nombreuses pneumonies auxquelles son corps titanesque a obstinément résisté, après avoir vaincu un cancer monumental.

Je dis qu’il était Chilien uniquement parce qu’il était originaire de la rue García Reyes, au coin de la rue Agustinas, en face du Paseo Portales, dans le centre historique de Santiago. Une famille de six enfants : quatre filles et deux garçons. Mario était de loin le plus jeune, et il a dû porter le surnom de “Marito” pendant la majeure partie de sa vie.

Mais cette période, bien qu’importante, ne représente qu’une infime partie de sa vie planétaire.

Dujisin était un mélange génétique, social, professionnel, psychologique et historique. Petit-fils d’immigrés yougoslaves (Croates de l’Adriatique), il est resté toute sa vie fidèle à cet héritage, peut-être parce qu’il a étudié à Belgrade et qu’il parlait couramment le serbo-croate. C’était une fidélité familiale, mais aussi politique, au pays socialiste où il avait vécu, au maréchal Tito, bâtisseur d’une expérience unique, détruite dans le sang et le feu par l’OTAN.

La Moneda, 1972: de gauche à droite, Alejandro Urbina, Juan Ibánez, Rafael Urrejola, Mario Dujisin


Dans l'avion présidentiel équatorien vers les Galapagos. De gauche à droite : Mario Dujisin (IPS), Mauricio Montaldo (Visión), le président Osvaldo Hurtado, Omar Sepúlveda (PL), Sergio Carrasco (AP) et Rafael Urrejola (AFP).

De retour de Yougoslavie, il rejoint le service de presse international du gouvernement du président Salvador Allende en 1971. Il a joué un rôle essentiel en exposant au monde l’expérience chilienne, qui a attiré des journalistes du monde entier. Il a vécu toute cette période de trois ans à l’épicentre du drame : le palais présidentiel de La Moneda.

Il était le personnage idéal pour ce rôle : jeune, il parlait toutes les langues, il avait été partout, il était extraverti, sympathique et d’une profondeur sibylline.

Aujourd’hui, me dit sa fille Anette, des dizaines de messages affectueux arrivent du monde entier, de générations différentes, de positions politiques opposées. Cela ne m’étonne pas : quiconque a passé cinq minutes avec Dujisin ne l’oubliera jamais.

Je me compte parmi eux : quand j’avais 15 ans, je l’ai rencontré, petit ami timide d’une de ses nombreuses et belles nièces, et il était là à occuper l’espace : bavard, expansif, beau, cool et joyeux, racontant ses histoires en tant que correspondant au Moyen-Orient. Ce jour-là, sur la plage, j’ai décidé que je voulais être comme lui : un correspondant international, un trublion professionnel.


 Budapest, 1975

Après le coup d’État de 1973, il s’exile d’abord en Argentine, puis en Italie et en Hongrie, où il vient suivre un cours de l’Union internationale des journalistes. C’est là qu’il a rencontré la légendaire Katy. Selon Mario, il y a eu un concours national dont il était le premier prix, et Katy était la gagnante.

Plus probablement, c’est l’inverse qui s’est produit. Katalyn Muharay, sociologue et d’une beauté hors du commun, débutait comme assistante d’Istvan Szabo, le réalisateur le plus important de l’histoire du cinéma hongrois. Et elle a quitté tout cela pour suivre les aventures de ce gitan qui n’a jamais promis, ni cherché, aucune richesse matérielle.

Je ne sais pas comment, en ces mois de 1974, Dujisin a rencontré Roberto Savio, le charmeur de serpents romain, fondateur de l’agence IPS (Inter Press Service), mais le fait est que, suite à cette rencontre, la nouvelle famille s’est retrouvée à Lisbonne, alors théâtre d’une des plus belles révolutions de l’histoire, celle des capitaines, des œillets rouges, le 25 avril de cette année-là, qui a renversé la dictature fasciste portugaise et ouvert la voie à la décolonisation d’immenses territoires en Afrique.

Dujisin, bien sûr, s’est immédiatement lié d’amitié avec les officiers révolutionnaires et a adhéré au processus qu’il a toujours, toujours et toujours majestueusement décrit comme le seul moment de l’histoire où les militaires ont pris le pouvoir et décrété une réduction de l’influence militaire dans la vie du pays.

Le seul précédent, répétait-il en souriant, était le consul romain Gaius Marius, qui, entre 104 et 100 avant J.-C., a réformé l’armée et limité l’influence des aristocrates dans les affaires de l’Empire.

Lisbonne, 1976 : avec le major Ernesto de Melo Antunes, auteur du programme du Mouvement des forces armées (MFA), qui a renversé la dictature de Salazar/Caetano le 25 avril 1974

À la mort de Dujisin, l’Association des anciens officiers révolutionnaires du 25 avril a rappelé que Marius avait été nommé capitaine honoraire, « pour son lien profond et permanent avec l’armée d’avril ».

Au Portugal, dit le message de Vasco Lourenço - un des leaders de la lutte antifasciste et anticoloniale – « il a développé son activité journalistique en défendant toujours ses valeurs, les valeurs d’Allende, les valeurs d’Avril ».

L’agence IPS était un phénomène journalistique, culturel et politique dont Dujisin était un élément structurel. Elle était née dans les années 1960 à l’initiative de Roberto Savio, qui voulait relier l’Amérique latine à l’Italie, dans le contexte de l’émergence mondiale de la démocratie chrétienne comme “troisième voie” entre le communisme et le capitalisme sauvage.

C’est ainsi qu’est née l’IPS, basée à Santiago du Chili et à Rome, avec des dépêches envoyées par courrier ordinaire.

Lorsque Dujisin rejoint l’organisation, l’Unesco a adopté une résolution sur le nouvel ordre mondial de la communication et de l’information, promu principalement par le mouvement des non-alignés. L’IPS devient dès lors le porte-parole de ces mouvements qui s’opposent aux grandes puissances habituelles.

Pour Dujisin, il n’était pas anodin que la Yougoslavie en soit l’un des principaux promoteurs : son travail à l’IPS, son engagement au Portugal et la promesse d’une démocratisation mondiale de l’information étaient  pour lui une seule et même chose. Un leitmotiv.

À IPS, il a tout fait : correspondant en Équateur et aux Nations unies, envoyé spécial à chaque conférence internationale, ou pour résoudre des conflits au nom du “direttore” Savio, rédacteur en chef au siège de Rome, et en 1990, de retour à Lisbonne en tant que chef du “Bureau mondial”.

Bref, un architecte de la croissance vertigineuse de l’agence, qui est rapidement entrée en concurrence avec les grands acteurs.

Au cours de ses pérégrinations, Dujisin s’est lié d’amitié avec tout le monde : fonctionnaires de l’ONU, présidents, futurs présidents et anciens présidents ; ambassadeurs, persécutés politiques, perdants professionnels, politiciens influents et non influents.

Il ne passait jamais inaperçu, avec sa grosse voix, ses gestes démesurés, ses yeux méditerranéens, ses cheveux raides et cuivrés, son sourire franc et ses idées sur toutes les questions mondiales, la psychologie des nations ou les secrets de l’histoire qu’il avait étudiés dans sa jeunesse et testés sur le terrain, sur les cinq continents.

Il était implacable avec les carriéristes et les hypocrites, qu’il détectait de loin.

Trois enfants sont nés dans ces mouvements : Daniel et Zoltan à Lisbonne, Anette à Quito. Tous trois ont été élevés dans plusieurs langues, dans plusieurs pays et dans un espace qui devrait faire l’objet d’un film tragicomique : l’éducation méthodique d’Europe centrale de la mère et la personnalité voluptueuse du père.

Tout cela, dirais-je, à leur avantage, comme il est évident aujourd’hui qu’ils sont des adultes à part entière, et qu’ils pleurent leur père à Lisbonne, peut-être l’un des journalistes chiliens et latino-américains les plus importants, mais que peu de gens au Chili connaissent.

Dujisin était intense et exagéré dans tout ce qu’il faisait, mais, en définitive, presque toujours il tapait dans le mille.

Ciao Marito.

 

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