24/06/2022

MAURO RAVARINO
Comment et pourquoi un affluent du Pô a disparu en un seul jour
Interview du professeur Stefano Fenoglio

 Mauro Ravarino, il manifesto, 17/6/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Mauro Ravarino, journaliste, travaille au bureau de presse de l'université de Turin et collabore au quotidien il manifesto depuis 2008, notamment avec des articles et des reportages sur les questions sociales et environnementales. Il a travaillé comme rédacteur à l'agence de presse LaPresse et au quotidien Il Secolo XIX. Il est également l'auteur de deux livres : Terzo valico. L'altra TAV (Round Robin Editrice, 2015) et Al di sotto della legge (Edizioni Gruppo Abele, 2015). Il a édité la nouvelle édition de La guerra in casa (Einaudi, 2020) de Luca Rastello. Également vidéaste, il a réalisé les documentaires Mare Mosso, présenté à CinemAmbiente, et Lontano dai confini (un webdoc interactif sur le droit à la mobilité).

Interview. Le professeur Stefano Fenoglio d'Alpstream, le Centre d'étude des rivières alpines situé dans le parc du Monviso, déclare : « Il ne s'agit pas d'une anomalie passagère, nous sortons de huit années d'hivers chauds, avec une réduction des précipitations. Nous devons intervenir en pensant à l'avenir, pas au jour suivant ».

Situation d'urgence due à la sécheresse dans la vallée du Pô où, dans certaines municipalités, il n'a pas plu depuis 110 jours – Photo Ansa

La surveillance quotidienne des rivières alpines, qui constituaient autrefois une riche source d'eau, révèle une situation dramatique. Et ce n'est pas seulement une question de quantité d'eau, la qualité et la survie des écosystèmes fluviaux sont en jeu. Avec Alpstream, point de référence pour l'étude, la gestion durable et la protection des systèmes fluviaux dans les Alpes, Stefano Fenoglio, zoologiste et enseignant au département des sciences de la vie et de biologie des systèmes de l'université de Turin, en fait l'expérience sur le terrain.

Professeur Fenoglio, nous parlons d'une urgence de sécheresse, mais cela dure depuis trop longtemps. Qu’en est-il exactement ?

Dans un certain sens, c'est l’étonnement que cela suscite qui est étonnant, malheureusement cette situation de sécheresse extrême était prévisible depuis des mois, compte tenu de l'anomalie thermique et pluviométrique enregistrée au cours de l'hiver. Si les rivières étaient dans un état d'épuisement en février, les conditions sont maintenant pires. Bien sûr, il y a aussi des aspects qui nous impressionnent. Il y a quelques matins, nous sommes passés par la rivière Varaita, un affluent du Pô dans la province de Cuneo, et si le matin il y avait un filet d'eau, lorsque nous sommes revenus dans l'après-midi pour faire quelques prélèvements, nous avons trouvé une étendue de blocs rocheux avec seulement un peu d'humidité résiduelle. La rivière a disparu en une journée, en raison de la chaleur et du prélèvement exceptionnel de l'agriculture. Il existe des causes mondiales et locales.

Nous sommes confrontés à trois mois d'été cruciaux. Comment pouvons-nous faire un meilleur usage de l'eau ?

Ce que nous vivons n'est pas l'anomalie de cette année, nous sortons de huit années d'hivers chauds, avec une nette diminution des précipitations. Et nous devons agir en pensant à l'avenir, pas au jour suivant. Nous devons laisser plus d'eau dans les rivières car cela dilue les rejets des épurateurs. Nous devons sélectionner des cultures moins gourmandes en eau, améliorer l'efficacité du système qui gère et distribue l'eau. Les rivières sont des écosystèmes et non des conduits. Nous avons un pendule qui oscille entre une sécheresse extrême et des précipitations intenses, en exploitant ces dernières nous devons retenir l'eau sur le territoire pour mieux la distribuer. Il s'agit d'une pratique méditerranéenne qui, dans le nord de l'Italie, ne semblait pas être une obligation mais qui l'est désormais. Ces interventions doivent être écologiquement durables, en harmonisant leur présence.

Nous parlons à juste titre de la réduction de la quantité d'eau, mais peu de la qualité. Pourquoi, au contraire, serait-il important de le faire ?

Ces jours-ci, nous menons une campagne de surveillance de la biodiversité et du débit des rivières du Piémont : la situation est dramatique. Il existe des rivières en sécheresse totale dans de nombreux environnements de piémont de l'arc occidental. Je parle de la Varaita, la Maira, la Grana et la Pellice, qui sont déjà à sec sur plusieurs kilomètres en juin. Elles ont un tiers de l'eau qu'elles devraient avoir en ce moment. Et avec Alpstream, nous étudions l'aspect de la qualité de l'eau : avoir moins signifie avoir pire. Nous continuons à déverser dans le cours d'eau les mêmes eaux usées provenant des stations d'épuration, des engrais et des pesticides. Cependant, le volume d'eau qui permettait de les diluer fait désormais défaut et augmente de manière disproportionnée la concentration de polluants et de bactéries. Si les rejets des épurateurs prévalaient, nous ne pourrions même plus l'utiliser pour l'irrigation. Avec moins d'eau et plus de vagues de chaleur, la température moyenne des rivières a augmenté de plusieurs degrés au-dessus de la moyenne. Les eaux plus chaudes sont moins oxygénées, ce qui affecte la biodiversité et la vie des poissons, favorisant les processus de croissance des algues, comme en ville (à Turin par exemple), ou la prolifération des bactéries, qui profitent de la rareté de l'eau.

Alpstream est basé à Ostana, sur le Mont Viso, non loin de l'endroit où le Pô prend sa source. Quelle est la situation ?

Dans les zones de haute montagne, la neige a fait défaut et la quantité d'eau a diminué, les lacs alpins sont plus bas que d'habitude. Cet hiver, nous avons eu un isotherme 0 °C  au-dessus de 4 000 mètres pendant plusieurs jours. Les sources du Pô sont restées à sec pendant un certain temps au cours des mois d'hiver. À l'embouchure, l’intrusion salée avance beaucoup : l'eau saumâtre risque de s'infiltrer dans la nappe phréatique, ce qui est également un problème pour l'agriculture. Les problèmes sont généralisés en Europe du Sud, l'Espagne est plus mal lotie que nous, mais c’est toujours impressionnant de voir nos zones alpines, si riches en eau, dans un tel état.

 

GIDEON LEVY
Netanyahou : une histoire différente

Gideon Levy, Haaretz, 22/6/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

On pourrait raconter une histoire différente. L'histoire d'un homme politique qui n'abandonne pas et ne se rend pas, alors que n'importe qui d'autre à sa place aurait abandonné depuis longtemps ; un homme politique dont la peau est plus épaisse que celle d'un éléphant, qui a subi et subit encore une série d'humiliations, de condamnations, de discours alarmistes, d’appels à la haine que peu de gens ont connus, y compris une bataille juridique bâclée dont la conclusion n'est toujours pas claire.

Emad Hajjaj

On pourrait raconter l'histoire d'un homme politique qui n'a pas craqué, malgré tout ce qu'il a traversé ; cela susciterait une immense admiration dans un contexte différent. On pourrait également raconter l'histoire d'un homme qui protège sa famille, qui soutient sa femme contre vents et marées et qui paie un prix public élevé pour cela, ce qui susciterait également l'admiration dans un contexte différent.

On pourrait parler d'un homme politique qui est aimé par un grand pourcentage d'Israéliens, que cela nous plaise ou non. On pourrait parler du camp de ses ennemis, qui est creux, rempli uniquement de sa haine pour lui. On pourrait dire que le gouvernement qui a remplacé le sien ne lui était en rien supérieur, sauf en matière de politesse et de bonnes manières.

En Israël, quiconque est impressionné par la politesse et les manières, et uniquement par elles, est également considéré comme éclairé et libéral. On pourrait parler d'un homme politique qui, en dépit de toutes ces choses, reçoit une majorité décisive dans chaque sondage sur l'aptitude à occuper le poste de premier ministre.

L'étonnante histoire de Benjamin Netanyahou peut également être racontée de cette façon. Mais celui qui raconte l'histoire différemment de ce qui est habituel est, bien sûr, un bibiiste qui est voué au pilori dans le camp de la lumière, l'opposé du camp des ténèbres. La seule lumière est celle de quiconque s'oppose à Netanyahou.

En quoi Netanyahou est-il plus sombre que ses rivaux ? En quoi ses rivaux sont-ils plus éclairés que lui ? En Israël, il n'y a plus besoin d'expliquer. Il suffit de dire Netanyahou, Ben-Gvir et Smotrich. Ce triumvirat va détruire la démocratie israélienne. L'un des régimes les plus éclairés en matière de liberté et d'égalité, deuxième après la démocratie en Islande, est sur le point d'être détruit à cause des trois ténors.

Bezalel Smotrich, d'ailleurs, était déjà ministre, et je ne me souviens pas que le ciel nous soit tombé  sur la tête. Mais attendez Itamar Ben-Gvir au ministère de la Sécurité intérieure. Il ordonnera déjà à la police de donner des coups de pied aux porteurs du cercueil d'une grande journaliste palestinienne, qui a apparemment été tuée par des soldats de Tsahal. Il ordonnera déjà à la police d'attaquer les Palestiniens de Jérusalem et enverra la police des frontières tuer les travailleurs arabes qui osent toucher la barrière qui les emprisonne. Lorsque tout cela se produira, à cause de Netanyahou, bien sûr, la démocratie israélienne sera définitivement détruite. C'est l'histoire que les Israéliens éclairés se racontent.

Maintenant, tout cela va revenir, et avec encore plus de force. Israël n'est divisé que sur une seule chose : entre ceux qui veulent une direction qui leur adoucisse la tyrannie totalitaire dans les territoires occupés, et ceux qui la présentent telle qu’elle est, mauvaise et criminelle.

Avec Netanyahou et Ben-Gvir, nous ne nous sentirons pas bien dans notre peau. Avec Yair Lapid et Omer Bar-Lev, oh, comme nous sommes beaux. Maintenant, tout cela n'est plus théorique et n'est plus un rêve. Nous avons déjà essayé le gouvernement de la lumière qui a régné ici pendant un an. Ses membres mangeaient la bouche fermée et parlaient gentiment ; Miri Regev, David Biton et David Amsalem disparaissaient de l'écran de télévision, comme c'est bien, mais après leur remplacement par Merav Michaeli, Nitzan Horowitz et Mansour Abbas, membres du gouvernement de rêve, les crimes se sont accumulés encore plus qu'avant leur arrivée.

Il n'y a jamais eu de pogroms aussi fréquents ici par les colons, sans que personne ne les arrête ou n'essaie de protéger leurs victimes. Jamais les soldats de Tsahal n'ont tué aussi facilement que sous ce gouvernement du changement. Et ils nous font peur avec Netanyahou. Il va détruire le système judiciaire.

Lequel exactement ? Celui qui est devenu depuis longtemps un méprisable chèque en blanc pour l'occupation ? Qui a besoin d'un système judiciaire indépendant, si sur la question la plus cruciale pour le caractère légal du pays, c'est un système honteux de collaborateurs ? Nous pourrions continuer à dire qu'Israël deviendra antidémocratique si Netanyahou est élu. Cela aide beaucoup de croire que sans lui, Israël, l'occupant et le tyran, est une démocratie. Et c'est tout ce que le camp des détracteurs de Bibi veut ressentir.

 

23/06/2022

LUIS CASADO
Mon Général... réveillez-vous ! Ils sont devenus fous !

Luis Casado, 21/6/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les élections ont cette particularité : parfois le peuple gagne. Comme en Colombie. Ce qui a la vertu de mettre en colère l'empire. D'autres fois, il y a match nul, ou une invalidation mutuelle, et tout le monde nage dans l'incertitude. C’est ce qui vient de se passer en France...
Chaunu, Ouest-France

De passage à Moscou, de retour vers « l’Occident », cette merveilleuse région des libertés, de la protection de la diversité LGTBHYZ@#%$, du respect des intérêts des puissants et, surtout, d'une hypocrisie à en chier comme des Russes, Dmitri m'a proposé une interview pour une agence de presse ukrainienne. Ne soyez pas surpris. Des milliers et des milliers d'Ukrainiens vivent en Russie comme s'ils étaient dans leur patrie, et ils font ce qu'ils veulent, à commencer par lutter contre la clique néonazie qui contrôle Kiev et son armée.

La première interview ayant eu un certain écho en Russie, Dmitri m'a appelé dimanche dernier pour m'interroger sur le résultat des élections législatives françaises. La France, comme vous le savez, est mon pays d'adoption depuis près de 50 ans. J'aime la France et j'admire son histoire, sa culture, sa géographie, sa langue, sa gastronomie et beaucoup de choses qui n'arrivent qu'ici.

En parlant de la littérature russe, Olya Valentinovna m'a dit : « L'écrivain que je préfère est Mikhaïl Bulgakov ». Vous me connaissez. Je suis immédiatement parti à la recherche de ses livres. J'ai lu Cœur de chien, une histoire fantastique terrible et satirique qui est une critique dévastatrice du pouvoir soviétique. Le livre, écrit en 1925, a été jugé contre-révolutionnaire et n'a donc été publié en URSS qu'en 1987, lorsqu’Andrei Gromyko, plus connu sous le nom de « Mr Nyet », était au pouvoir.

Quand j'ai ouvert l'œuvre majeure de Boulgakov, Le Maître et Marguerite, j'ai été surpris. L'éditeur français, le célèbre Robert Laffont, présente l'auteur comme suit :

« Mikhaïl Bulgakov est né à Kiev, en Russie, en 1891, dans une famille d'intellectuels... »

Ainsi, en l'an de grâce 2009, un symbole de la culture et de l'intelligentsia gauloises estime que Kiev fait partie de la Russie ou, en d'autres termes, que l'Ukraine fait partie de la Russie. Quoiqu’il en soit, Mikhaïl Bulgakov est un écrivain russe. Aujourd'hui, l'hystérie et la phobie antirusse qui se sont emparées des élites locales les amènent à affirmer que l'Ukraine n'a jamais fait  partie  de  l'Empire  russe  et  que  le  pays  peut  choisir *démocratiquement* ses alliances militaires.

Ce « démocratiquement » est une mauvaise blague : lorsque Nicolas Sarkozy a décidé – putain de bordel - de réintégrer le commandement de l'OTAN, il n'a demandé l'avis de personne. L'Assemblée nationale n'a pas débattu de la question, et même les « gaullistes » historiques n'ont pas protesté. La mémoire de Mon Général a été souillée.

LUIS CASADO
Mon Général… réveillez-vous! Ils sont devenus fous!
(Mi General… ¡despierte! ¡Se volvieron locos!)

Luis Casado, 21/6/2022

Las elecciones tienen ese detalle... a veces gana el pueblo. Como en Colombia. Lo que tiene la virtud de enfadar al imperio. Otras veces se produce un empate, o una anulación de unos por otros, y todos nadan en la incertidumbre. Acaba de ocurrir en Francia... 

Jean-Luc Mélenchon, líder de la izquierda francesa consecuente

De paso en Moscú, regresando a “occidente”, esa maravillosa región de libertades, de protección de la diversidad LGTBHYZ@#%$, de respeto a los intereses de los poderosos y, sobretodo, de una hipocresía de mil pares de cojones, Dmitri me propuso una entrevista para una agencia periodística ucraniana. No te sorprendas. En Rusia viven miles y miles de ucranianos como en su patria, y hacen lo que les da la gana, comenzando por luchar contra la camarilla neonazi que controla Kiev y su ejército.

Como la primera entrevista tuvo algún eco en Rusia, Dmitri me llamó el domingo pasado para interrogarme sobre el resultado de las elecciones parlamentarias francesas. Francia, como sabes, es mi país de adopción desde hace casi 50 años. Yo amo a Francia y admiro su Historia, su cultura, su geografía, su idioma, su gastronomía y un montón de cosas que solo ocurren aquí.

Hablando de literatura rusa, Olya Valentinovna me dijo: “El escritor que prefiero es Mijaíl Bulgákov”. Tú me conoces. Ipsofactamente me fui a buscar sus libros. Leí “Corazón de perro”, una terrible y satírica historia fantástica que hace una demoledora crítica del poder soviético. El libro, escrito en 1925, fue juzgado contrarrevolucionario, de modo que recién fue publicado en la URSS en 1987, cuando mandaba Andrei Gromyko, más conocido como “Mr. Nyet”.

Al abrir “El maestro y Margarita”, obra mayor de Bulgakov, me llevé una sorpresa. La casa editora francesa, la célebre Robert Laffont, presenta al autor del modo siguiente:

Mijaíl Bulgákov nació en Kiev, Rusia, en 1891, en una familia de intelectuales…”

De tal modo que en el año de gracia de 2009 un símbolo de la cultura y la intelectualidad galas estimaba que Kiev forma parte de Rusia o, lo que es lo mismo, que Ucrania es parte de Rusia. Como quiera que sea, Mijaíl Bulgákov es un escritor ruso. Hoy, la histeria y la fobia anti rusa que se apoderó de las elites locales les lleva a asegurar que Ucrania nunca formó parte del Imperio Ruso, y que ese país puede, *democráticamente*, escoger sus alianzas militares.

Eso de democráticamente es un chiste malo: cuando Nicolas Sarkozy decidió –por cojones– reingresar Francia al comando de la OTAN, no le preguntó a nadie. La Asamblea Nacional no debatió del tema, y ni siquiera los ‘gaullistas’ históricos protestaron. La memoria de Mon Général fue mancillada.

22/06/2022

AMIR OREN
La mythologie des Netanyahou mise à mal : Yoni, Bibi et la vérité sur Entebbe

Amir Oren, Haaretz, 14/6/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Amir Oren, observateur chevronné des affaires militaires et politiques d'Israël, des USA et de l'OTAN, écrit pour Haaretz sur la défense et les affaires gouvernementales depuis plus de deux décennies. Il est membre du comité éditorial du quotidien. @Rimanero

 

Un officier supérieur du renseignement militaire israélien rompt le silence sur le côté sombre du héros de l'intrépide mission de sauvetage des otages d'Entebbe : les doutes sérieux sur la santé mentale de Yoni Netanyahou, et comment sa famille a blanchi l'histoire.

Dans la mort, Yoni (à gauche) est devenu plus emblématique que tous les guerriers juifs tombés depuis Trumpeldor en 1920, grâce aux efforts incessants de sa famille pour le commémorer et passer sous silence les vérités qui dérangent. Photo Porte-parole des FDI, Marc Israël Sellem

Bien avant que Benjamin Netanyahou n'accède au pouvoir, c'est son frère, Yonatan, qui avait acquis la notoriété en Israël. C'est la relation entre ces deux faits et les biographies des frères qui ont façonné la trajectoire politique de Benjamin Netanyahou, cinq fois Premier ministre, et du pays qu'il a gouverné, tout en soulevant des questions gênantes sur la nature de l'héroïsme et du culte du héros, de la vérité et de la manipulation.

L'opération d'Entebbe, au cours de laquelle Yoni est le seul soldat israélien tué (quatre des otages civils, dont la vieille Dora Bloch, assassinée par les sbires d'Idi Amin dans un hôpital de Kampala, n'ont pas survécu), coïncidait avec le bicentenaire de l’indépendance usaméricaine.

Une garde d'honneur militaire se tient autour de la tombe du lieutenant-colonel Yonatan Netanyahou, co-commandant du raid commando israélien sur l'avion détourné en Ouganda, lors de ses funérailles au cimetière militaire de Jérusalem ; Photo AP

L'opération est immédiatement devenue une légende. Un raid audacieux en territoire hostile, à des milliers de kilomètres de chez soi, mené par les émissaires ailés d'une nation déterminée à combattre et à sauver plutôt qu'à se rendre, et où un officier supérieur, chef de la force la plus cruciale de tout le plan, a payé son courage de sa vie.

C'est Yoni qui a été préparé à la grandeur - le rejeton de la dynastie, avec Bibi, le cadet de Yoni de près de quatre ans, relégué au second plan. Bibi avait quitté Israël et commençait sa carrière à Boston en tant que consultant économique. Il utilisait le nom de Ben Nitay pour faciliter la tâche de ses collègues usaméricains et, à l'époque, il s'identifiait autant comme un USAméricain que comme un Israélien (« Mon frère le yored », l'émigrant qui a quitté Israël, comme l'appela un jour Yoni).

Mais la tragédie familiale a changé sa trajectoire, l'obligeant à retourner à Jérusalem et le lançant sur la voie du pouvoir, alimenté au départ par ce que les Netanyahou ont cultivé comme leur propre marque mythique de sacrifice ultime dans la lutte contre le terrorisme.

Le lieutenant-colonel Netanyahou n’était pas le premier commandant de haut rang à être tué à la tête de ses hommes. Des généraux et des colonels ont été victimes de combats dans de nombreuses guerres, batailles et fusillades en Israël. Mais dans la mort, Yoni est devenu une figure prééminente, plus emblématique que tous les guerriers juifs tombés au combat depuis Yosef Trumpeldor en 1920, en raison des efforts incessants de sa famille pour le commémorer. Ses actions controversées à l'aéroport d'Entebbe et le stress émotionnel qu'il subissait, et jusqu'à ka remise en cause de son aptitude au commandement, ont été passés sous silence.

Benjamin Netanyahou avec les effets personnels de son frère Yoni en avril 2019. Photo : Bureau de presse du gouvernement / Amos Ben Gershom

Le ministre de la Défense Shimon Peres, qui a vu un capital politique rapide dans l'affirmation que c'était lui, et non le prudent Premier ministre Yitzhak Rabin, qui était à l'origine de la décision d'exécuter ce plan risqué, a accédé à la demande sans précédent de la famille de renommer rétroactivement l'opération Thunderbolt en opération Yonatan. Les « Lettres de Yoni », un recueil d'écrits qui devait avoir un impact sur deux générations de jeunes hommes impressionnables sur le point de s'engager dans les forces de défense israéliennes, ainsi que sur leurs cousins de la diaspora, sont venues s'ajouter à l'iconographie.

Le Yoni des lettres n'est pas un super-héros. Il est réfléchi, sensible, partagé entre le national et le personnel. Il y a parfois des signes d'abattement, à la limite de la dépression. Mais il n'y a aucun indice du drame qui s'est déroulé dans les semaines précédant Entebbe et qui a été raconté la semaine dernière pour la première fois en public par un participant clé.

Ce témoin est Yosi Langotzki, 88 ans, colonel à la retraite, géologue de formation, avec deux carrières distinguées, militaire et civile. Officier de réserve à la tête d'une troupe de reconnaissance dans sa Jérusalem natale pendant la guerre de 1967, Langotzki a été rappelé au service actif pour occuper deux postes vitaux dans les services de renseignement.

Un policier israélien ouvre la voie aux otages d'Air France qui reviennent de leur calvaire à Entebbe. Photo David RUBINGER / Corbis via Getty Images

REINALDO SPITALETTA
Colombie : Gustavo Petro, capitalisme et liberté

Reinaldo Spitaletta, El Espectador, 21/6/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Du discours de victoire, dans lequel Gustavo Petro a prévenu qu'il ne trahirait pas l'électorat, il faut retenir les slogans de ne pas gouverner avec haine ou sectarisme. Ces sentiments, dans une longue histoire de désastres, ont fait couler du sang et des larmes, surtout pour les gens ordinaires, toujours chair à canon et éternelles victimes du pouvoir.

Après la victoire. Photo : DANIEL MUNOZ

Le princier et féodal « quoi que dise Uribe », maître d'une sorte de pays-hacienda pendant plus de 20 ans, semble s'être effondré peut-être pour toujours. Plus de 6 402* raisons ont été répandues pour mettre en échec une domination féroce dans laquelle les droits des travailleurs étaient violés, le pays a été bousillé, des accords de libre-échange léonins ont été signés, le secteur agricole s’est étiolé et le pouvoir latifundiste a eu le champ libre.

Le naufrage de ce navire de pirates, passés maîtres dans la dépossession de milliers de personnes et le maintien de privilèges pour une poignée de caïds oligarchiques, donne la sensation que le jouet du « messie » [Uribe] désormais has been a été réduit en miettes après 40 ans d’outrages.

Avec le triomphe du Pacte historique, un empire de « sortilèges autoritaires », de corruption, de politicaillerie et autres pourritures officielles s'est effondré, du moins en apparence.

On peut dire qu'une période est terminée, même si son influence méphitique n'est pas entièrement morte et que ses tentacules n'ont pas été coupés. Mais le début d'un temps différent est évident, qui, selon les vainqueurs de ces élections débridées, est l'écriture d’« une nouvelle histoire ». Le triomphe électoral de Gustavo Petro et du Pacte historique, avec un vote écrasant, a été le coup de grâce (du moins, c'est ce qu'il semble) à l'uribisme agonisant, dont les râles d’agonie se sont manifestés au cours de cette période infâme de quatre ans.

Pour le seigneur féodal, ça a dû être un direct à la mâchoire. D'échec en échec avec ses « filleuls », d'abord Óscar Iván Zuluaga, qu'il a renvoyé sans ménagement pour le remplacer par Fico [Federico Gutiérrez], un mannequin de ventriloque (semblable à celui qui est encore président de la Colombie, Iván Duque) qui, ayant été battu sans appel, s'est métamorphosé en péquenaud jouant au playboy, admirateur d'un génocidaire et à qui, à ce qu’on a vu, la Vierge (et pas vraiment une Vierge de minuit [titre d’un célèbre boléro]) a fait payer pour ses divagations blasphématoires**.

Que l'on soit d'accord ou non avec le vainqueur de l'élection, dimanche dernier a marqué un chapitre différent de l'histoire électorale colombienne. Un mouvement différent et un candidat différent ont gagné (bien qu'ils aient été rejoints par des personnages aux références moins recommandables), mettant fin à une longue succession de présidents de système, marionnettes d'intérêts étrangers et dont le bilan se résume à ne pas avoir promu de réformes agraires et à avoir maintenu le statu quo au détriment des plus pauvres et des plus oubliés.

Du discours de victoire, dans lequel Gustavo Petro a prévenu qu'il ne trahirait pas l'électorat, il convient de retenir les slogans de ne pas gouverner avec haine ou sectarisme. Ces sentiments, dans une longue histoire de catastrophes, ont fait couler du sang et des larmes, surtout pour les gens ordinaires, toujours chair à canon et éternelles victimes du pouvoir.

Et quand on s'attend le moins à ce qu'un homme politique, et plus encore sous nos latitudes, brandisse des bannières de prédicateurs et de santons, le président élu a parlé d'amour. La nécessité d'une compréhension, d'un dialogue, d'une entente entre les uns et les autres. Et puis, comme un prêtre de village, il a souhaité la bienvenue à l’espérance, une vertu théologique.

Sa position sur le développement du capitalisme en Colombie est en tout cas intéressante, alors qu'en fait, surtout dans les campagnes, il n'y a eu que des expressions d'arriération et d'arriération féodale. « Nous allons développer le capitalisme non pas parce que nous le vénérons, mais parce que nous devons d'abord surmonter la pré-modernité en Colombie, le féodalisme en Colombie, les nouveaux servages et le nouvel esclavage ».

Pour mettre en œuvre le capitalisme et avoir les possibilités d'un marché intérieur, il faut promouvoir la paix. « Plus jamais de guerre ! » ont crié les milliers de personnes présentes à la cérémonie de victoire, tandis que le candidat vainqueur a évoqué la nécessité d'un grand accord national pour construire « un consensus maximal pour une vie meilleure » et pour des réformes, notamment en faveur des jeunes, des femmes et des personnes âgées. « La paix doit être construite comme une garantie des droits des personnes », a-t-il déclaré.

L'ambiance était à l'optimisme collectif, à la liesse populaire, à l'idée qu'une nouvelle ère était en train de naître. Il y a eu des pétards et des sifflets dans de nombreux endroits, ainsi que des blagues sur ceux qui annonçaient qu'ils quitteraient le pays si Petro gagnait. Mais, pas question. Tout le monde restera sûrement, car, comme on le disait en chœur, ici tout le monde gagne du « flouss » et les banquiers, par exemple, ont déjà salué cette élection et « un grand accord national ».

Rien n'a été dit sur la défense de la souveraineté nationale, ni sur le fait que ce pays continuera à être une néo-colonie, ce qui n'est pas une mince affaire. Mais il a été indiqué que ce sera « le gouvernement de la vie, de la paix, de la justice sociale et environnementale ». Le nouveau gouvernement a un énorme défi à relever : combattre l'énorme pauvreté, le chômage, l'informalité, le trafic de drogue et d'autres maux qui frappent le pays. Et un engagement, comme il l'a dit, en faveur de la liberté afin que « plus jamais un gouvernement n'assassine ses jeunes ».

NdT

*6 402 : c’est le nombre, établi par la Juridiction spéciale pour la paix, des « faux positifs » commis par l’armée colombienne entre 2002 et 2008, autrement dit des exécutions extrajudiciaires de personnes présentées comme des guérilléros.

** En avril dernier, « Fico » était allé à Boyacá demander la bénédiction de la Vierge « miraculeuse » de la Basilique de Notre Dame du Rosaire de Chiquinquirá, censée être la sainte patronne du pays.