Rosa Llorens, 14/6/2021
Pour leur réouverture, les cinémas semblent nous avoir préparé une pochette-surprise de feel good movies , dont le fleuron est l’hagiographique L’oubli que nous serons, avec l’inévitable Javier Cámara, spécialiste, avec le don qu’il a de se faire rougir le bout du nez pour exprimer des émotions intenses, du mélo.
Que pouvait-on attendre de 200 mètres, d’Amine Nayfeh, co-production qataro-italo-suédo-jordanienne ? Mustafa habite chez sa mère, à 200 mètres de sa femme et leurs trois enfants, séparé d’eux par le Mur israélien ; lorsque son fils a un accident et que Mustafa veut aller le voir à l’hôpital, ces 200 mètres deviennent, suivant un schéma maintenant bien établi, une odyssée de 200 km. Qu’apporte cette énième variation sur le système d’apartheid routier israélien et de check-points où les Palestiniens s’entassent comme des poissons pris dans la nasse ?
Dans
Paradise now, de 2005, où jouait déjà Ali Suliman, celui-ci
menait, sur les chapeaux de roues, une discussion passionnée sur
l’emploi de la violence, avec une Palestinienne de la diaspora
revenue au pays avec un point de vue occidental. Ici, il a pour
co-passagère Anne, une jeune Allemande qui filme plus vite que son
ombre, artifice de narration qui ne se prend pas vraiment au sérieux,
et qui sert à Nayfeh à se moquer lui-même, et à se justifier, des
ficelles éculées qu’il emploie. L’identité d’Anne est
longtemps mystérieuse : ne serait-elle pas une espionne
israélienne (ici, apparaît la hantise de la manipulation, comme
dans Omar, chef-d’œuvre
de Hany abu-Assad, de 2013) ? Effectivement, on finit par
découvrir qu’elle parle hébreu couramment, et que son père est
juif ; son naïf fiancé, Kifah, se met alors en colère et
essaie de s’emparer de sa caméra et peut-être de la casser, comme
dans Five broken cameras, film que les Israéliens avaient
tenté de faire passer pour palestinien (en jouant grossièrement de
l’ambiguïté entre le héros à la caméra, palestinien, et celui
qui le filmait, qui, lui, est juif) et qui était en fait l’œuvre
de la propagande israélienne. Kifah, en faisant des reproches à
Anne, parle aussi de ce film : pourquoi veux-tu nous filmer ?
pour montrer combien les Palestiniens sont malheureux et que les
gentils Israéliens s’occupent de nous ? Five broken
cameras avait en effet pour but d’enfermer les Palestiniens
dans une attitude victimiste et une stratégie légaliste et
judiciaire (filmez les violences israéliennes, réunissez des
preuves, adressez-vous aux tribunaux, mais surtout ne sortez pas de
la légalité ; pendant ce temps, le Mur et les expropriations
de Palestiniens avançaient).
Mais Mustafa tranche le débat en obligeant Kifah à rendre sa caméra à Anne, confirmant ainsi le statut de fétiche de l’objet et la pertinence de la stratégie qui va avec, et ridiculisant la position que représente Kifah, traité de révolutionnaire à la manque (sa manie d’arracher des drapeaux israéliens n’a d’autre résultat que de retarder Mustafa dans son itinéraire vers l’hôpital). Cela permet même au réalisateur de traiter Kifah de raciste, parce qu’il se met en colère contre une fille qui veut aider les Palestiniens, parce qu’elle est a un père juif. On nous suggère même qu’une Européenne à moitié juive peut mieux aider les Palestiniens que les Palestiniens eux-mêmes, divisés par leurs querelles internes. A ce propos, il y a une curieuse séquence, où des Palestiniens empêchent un jeune co-passager d’escalader le Mur, en criant : « Ce secteur de mur est à nous »...La séquence se termine brutalement par un fondu au noir, et on n’en saura pas plus.
Où nous mène donc le réalisateur ? Quelles perspectives pour la famille de Mustafa et tous les Palestiniens pris au piège du Mur et de toutes les chausse-trapes administratives mises au point par les Israéliens pour leur pourrir la vie ? Le dénouement est stupéfiant de futilité : Mustafa continue à téléphoner tous les soirs pour souhaiter une bonne nuit à ses enfants et à leur envoyer des signaux lumineux ; mais il a trouvé un système d’éclairage avec des ampoules de toutes les couleurs qui ravit la famille ! A quoi bon lutter, quand le bonheur, c’est simple comme une ampoule… Salwa, la femme de Mustafa l’a compris depuis longtemps, elle qui, tranquillement collaborationniste, a sollicité pour son fils un stage d’été dans un club de foot israélien, le Maccabi de Haïfa, et qui reproche à son mari de leur compliquer bêtement la vie par son entêtement à ne pas demander la nationalité israélienne.
Le
site du quotidien tunisien La Presse nous éclaire
sur les non-dits du film : 200 mètres « nous fait
vivre de façon perceptible les « indignités » terribles
de la vie quotidienne des Palestiniens ». C’est-à-dire qu’il
sollicite seulement notre compassion : ce film « n’est
pas du tout dans le discours de la « Cause ». [...]c’est
le cinéma de la « Cause » avec du discours au premier
degré sur la « Cause » qui a fait fuir beaucoup de gens
devant la « Cause » parce qu’il nous donne une
impression de déjà vu ». Difficile de faire mieux dans le
sens de la contre-vérité : alors que les grands films engagés
d’Elia Suleïman ou Hany abu-Assad étaient de vrais coups de
poing, les gentils films victimistes de leurs épigones délavés
tournent en rond, accumulant les redites insipides.
Face
à son fiancé, Anne se défend en disant : « Je voulais
juste comprendre cette merde de situation » : il y a bien
longtemps qu’on a compris, et les films qui veulent encore nous
éclairer sur les difficultés pratiques des Palestiniens sont
parfaitement anachroniques : aujourd’hui, il faut aller plus
loin. Certes, ce sont les hasards de la production et de la
programmation qui amènent ce film en salle après la nouvelle
agression d’Israel contre Gaza, et cette situation nouvelle qu’est
la solidarité des Palestiniens au-delà de leurs différences de
statut légal, voulues par Israel pour les diviser.
Mais
les hasards du calendrier montrent bien que cette histoire familiale
entre un Palestinien de Cisjordanie qui refuse de demander la
nationalité israélienne et sa femme pourvue de cette nationalité
expose une situation trop conforme aux intérêts israéliens et de
toute façon dépassée.
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